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Jeffery Vacante, professeur adjoint au Département d’histoire de l’Université Western, signe ici un ouvrage éclairant sur l’importance accordée à la masculinité dans les discours normatifs déployés par l’élite canadienne-française dans ses efforts pour négocier le passage du Québec vers la modernité. Il y propose une relecture de la production intellectuelle d’un groupe d’acteurs s’étant donné le mandat de définir et d’assurer la survivance du fait français, voire du fait catholique, en Amérique du Nord : entre autres Henri Bourassa, Georges-Alexandre Courchesne, Lionel Groulx et Jules-Paul Tardivel. Aux yeux de ceux-ci, il fallait repenser la place de l’homme canadien-français dans l’espace social afin de parer aux bouleversements engendrés par l’industrialisation et l’urbanisation au tournant du XXe siècle. La singularité de leur projet, selon Vacante, a été d’assimiler identité masculine et identité nationale (où l’appartenance à la nation agissait comme marqueur du genre) en réponse à d’autres masculinités (rurale, urbaine ou impériale).

Les trois premiers chapitres dépeignent le paysage politico-culturel et économique duquel est née l’idée centrale du récit, celle de la « national manhood » ou bien, pour traduire librement, d’une masculinité nationale. Vacante situe celle-ci vis-à-vis d’un modèle antérieur axé sur la terre, la famille et la religion. Cette masculinité rurale (l’auteur parle aussi d’une masculinité domestiquée) servait d’assise pour l’Église catholique qui y voyait là l’expression d’un ordre social stable, puisque patriarcal. Ce modèle servait aussi d’antidote à tout un lot d’autres identités masculines déstabilisantes, telles que celles du voyageur, du patriote et de l’ouvrier nomade. À la fin du XIXe siècle, les Canadiens français n’ont eu d’autre choix que de trouver leur place au sein des changements qui s’opéraient dans la province, et ce, malgré un accès restreint au pouvoir politique et économique. D’où l’émergence d’une identité masculine axée sur la nation et la survivance culturelle ; deux domaines dans lesquels il était possible d’agir.

Vacante explique que cette nouvelle conception de l’homme canadien-français s’est accompagnée d’un regard critique sur le rôle de la femme dans la reproduction de la race. L’Église, l’État et de nombreux groupes réformateurs ont d’abord rappelé à la gent masculine ses responsabilités en misant sur l’hétérosexualité comme caractéristique déterminante de la masculinité nationale. En intervenant sur une panoplie de dossiers (sodomie, prostitution, éducation sexuelle et mariage), ces acteurs ont tenté de faire du Canadien français le porteur du futur de la race. Vacante soutient qu’il a alors fallu marginaliser l’apport des femmes dans ce processus : en abordant entre autres le concept de race selon des critères culturels plutôt que biologiques afin d’atténuer la force des liens qui rattachaient pères et fils à leurs épouses et mères.

Les deux chapitres suivants portent sur le caractère évolutif et malléable, mais aussi multiple, du processus de socialisation auquel se heurtait le Canadien français à l’aube, tout comme au lendemain, de la guerre d’Afrique du Sud et des deux guerres mondiales. Le chapitre 4 met en lumière les discours qui devaient permettre à l’individu de maintenir sa dignité d’homme même s’il refusait de prendre les armes. Face à une masculinité impériale anglo-saxonne, le Canadien français pouvait clamer sa supériorité en invoquant sa lucidité, son courage moral et sa capacité à contenir ses émotions pour le progrès et la survie de la nation. Cette posture oppositionnelle constituait l’expression d’une masculinité nationale. Elle traduisait aussi une volonté d’action de laquelle allait émerger la quête pour des figures paternelles d’inspiration. Le chapitre 5 retrace les efforts entrepris pour réhabiliter coureurs des bois, colonisateurs, patriotes et autres personnages ayant participé avec virilité à l’édification de la nation : parmi ceux-ci, Adam Dollard des Ormeaux qui éclipsa Madeleine de Verchères dans l’imaginaire collectif.

L’ouvrage se termine avec un survol des critiques dirigées contre le projet d’une masculinité nationale ; des critiques inspirées de la pensée personnaliste et d’une opposition croissante au clérico-nationalisme, notamment du côté des arts et du milieu universitaire (Hector de Saint-Denys Garneau, Victor Barbeau et Jean-Charles Harvey, pour ne nommer que ceux-là). Vacante discute des efforts entrepris pour dissocier nationalisme et masculinité afin de libérer le Canadien français du fardeau d’être porteur de la race, tout en lui permettant d’acquérir les compétences nécessaires pour s’accomplir dans le quotidien. Le récit s’arrête en 1940 au moment où les femmes ont obtenu le droit de vote au Québec. Cette victoire a coïncidé avec la fin d’un long processus de remasculinisation, explique Vacante. Il ajoute toutefois que la culture politique au Québec, tout particulièrement du côté des souverainistes, est restée fortement androcentrique avec la conséquence que la filiation masculinité-nation a cédé la place à une filiation masculinité-État. Ce dénouement est douloureux, soutient-il, puisque l’échec du projet national signifie pour le souverainiste qu’il ne peut performer pleinement sa masculinité. Provocante, cette hypothèse invite à poursuivre la discussion au-delà des années 1940. Les quelques paragraphes que Vacante alloue au sujet dans la conclusion sont malheureusement insuffisants. Pour en savoir davantage, il faut poursuivre la lecture en consultant les articles qu’il a publiés dans Revue d’études canadiennes (printemps 2005) et Left History (automne 2006) ainsi que dans l’ouvrage collectif Canadian Men and Masculinities (2012). National Manhood and the Creation of Modern Quebec s’inscrit résolument dans le courant post-révisionniste en juxtaposant habilement le projet d’une masculinité nationale vis-à-vis d’autres modèles de masculinité déployés au Canada anglais durant la même période. En s’arrêtant sur les liens entre la dimension genrée du pouvoir politique et le nationalisme, Vacante met en relief le caractère à la fois singulier et normal de l’expérience canadienne-française de la masculinité. Il affirme d’ailleurs que celle-ci fut l’expression d’une certaine modernité – comme quoi le Québec était en phase avec le reste du Canada. Son étude demeure toutefois principalement à l’échelle des discours. Elle offre aussi peu d’éclairage pour ce qui est de l’agentivité des individus auxquels s’adressait l’élite. Le constat est le même en ce qui concerne les autres façons de concevoir la performativité du genre au Québec, y compris la question de l’intersectionnalité chez les groupes minoritaires tenus en marge du récit national articulé par Groulx et ses pairs. Toujours est-il que l’ouvrage de Vacante constitue un apport essentiel et audacieux à la compréhension de la masculinité au Canada ainsi qu’à l’analyse de l’histoire politique et culturelle du Québec.