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1. Introduction

L’observation de l’activité enseignante révèle que la pratique enseignante n’est pas toujours la stricte réalisation de méthodes préétablies lors de la planification en amont. L’enseignant est aussi un artisan ou un bricoleur de situations face à des variabilités plus ou moins importantes dans sa situation de travail. L’imprévu, l’urgence et les incertitudes obligent en bien des circonstances à reconsidérer son activité. La compétence professionnelle d’un enseignant ne se réduit pas à la seule préparation du cours, elle se niche aussi dans l’aptitude à adapter habilement ses décisions en temps réels aux multiples évènements de la classe (Chabanne et Dezutter, 2011). La capacité d’adaptation des enseignants, c’est-à-dire leur faculté à réguler leur enseignement, à ajuster finement l’agencement didactique, à improviser et s’arranger des situations (Yinger, 1986), constitue une compétence essentielle qui conduit l’élève à sa propre régulation de l’apprentissage. Il existe un geste professionnel spécifique de régulation, décisif d’une aptitude à lier une invariance dans l’enseignement (les routines, les automatismes, les organisateurs de l’activité enseignante…) à une adaptabilité à la variabilité des situations scolaires, toujours particulières. Des procédures de régulation réorganisent par exemple l’étayage auprès des élèves, le tissage entre les situations, l’atmosphère de classe (Bucheton, 2009). L’analyse du travail enseignant se doit donc de prendre en compte à la fois la complexité des objets d’enseignement dans une approche didactique et la complication des phénomènes de classe, les incertitudes et les imprévus dans des logiques en tension (Altet, 2008).

Le concept d’intervention éducative porte en lui les germes de la régulation. Il implique une interactivité fonctionnelle et régulatrice entre des apprenants, des objets de savoirs (le curriculum) et un intervenant qui est socialement mandaté en la personne du formateur. Toute action, au sein d’un métier relationnel, exige à un moment ou l’autre une opération de régulation pour atteindre les visées de modifications chez autrui, objet de l’intervention éducative (Lenoir, 2014). L’intervention souligne aussi l’altérité et la complexité d’une relation de transformation dans des situations qui opérationnalisent de la coactivité, de la coconstruction entre élèves et enseignant au sens de la théorie de l’action conjointe en didactique (Sensevy et Mercier, 2007).

Notre analyse du travail enseignant nous a conduit à identifier deux organisateurs de l’activité enseignante : la secondarisation et l’ajustement (Clauzard, 2014). Ayant à l’époque à peine effleuré le second organisateur, il nous reste à examiner de façon plus approfondie les régulations observées en classe, à partir d’une entrée « métier » et de didactique professionnelle. Notre préoccupation initiale est d’appréhender comment fonctionnent les régulations dans la classe d’apprentissage. Nous les comprenons comme des interventions volontaires d’enseignants au sein d’une situation didactique rationalisée afin de favoriser l’instauration de processus d’apprentissage appropriés. Nous faisons l’hypothèse de gestes d’intervention régulatrice de la part des enseignant⋅e⋅s répondant à un modèle opératif (Ochanine, 1978). Ce modèle opératif est une représentation fonctionnelle de l’exercice de leur métier à la source de leurs stratégies de régulation. Ces gestes nous semblent à la fois fondamentaux pour piloter une conceptualisation d’objets de savoir et révélateur d’une singularité dans l’agir professionnel de l’enseignant.

Dans les limites de cette contribution, nous avons caractérisé un geste d’intervention régulatrice des activités scolaires de résolution des tâches et un geste d’intervention régulatrice des processus cognitifs de conceptualisation (métacognition et secondarisation). Ce sont deux types de régulation qui visent une autorégulation de l’apprentissage des élèves qui est toujours indirecte. L’approche ergonomique et de didactique professionnelle permet une caractérisation de ces régulations à partir de jugements pragmatiques. Ces derniers offrent une lecture stratégique du travail enseignant formant une base de lecture et d’orientation de l’activité du professeur.

2. Cadre théorique

Le concept de régulation se manifeste abondamment dans le discours des sciences de l’éducation. Largement polysémique, il est utilisé aussi bien dans le domaine de la physique que de la biologie, de l’économie ou de l’ergonomie. La régulation se définit en général comme l’action de régler un mouvement, de maintenir en équilibre le fonctionnement d’un système complexe, tel qu’une classe d’apprentissage. La notion d’équilibre renvoie à la définition physiologique de maintien de l’organisme face aux variations extérieures. La théorie de l’équilibration des structures cognitives de Piaget (1975) attribue à la régulation une fonction fondamentale pour le développement de l’enfant. C’est un mécanisme contribuant à l’équilibration des structures cognitives des sujets en cas de déséquilibre face à de nouvelles données (opération d’assimilation et d’accommodement). L’adaptation du fonctionnement d’un système avec son environnement fonde la finalité de toute régulation.

Les écrits scientifiques soulignent divers aspects de la notion de régulation. Mottier Lopez (2012) catégorise la régulation des apprentissages des élèves en classe. L’auteure spécifie les objets scolaires sur lesquels portent la régulation (les savoirs en jeu), les visées enseignantes de la régulation (d’aide, de soutien, de sélection…), les différents degrés d’explicitation de la régulation (anticipation, contrôle, ajustement, évaluation), les mouvements mêmes de la régulation (proactifs, interactifs, rétroactifs), les modalités de la régulation interactive (entre l’enseignant et un élève ou des élèves, entre les élèves, entre l’élève et les outils à disposition), la temporalité de la régulation (de la régulation immédiate et intégrée à l’activité de l’élève à la régulation à plus long terme avec des ajustements opérés ultérieurement par rapport à un plan ou des périodes de travail). L’auteure ajoute aussi ce qui est une finalité pour certains : l’autorégulation des élèves. Ce sont autant d’entrées dans une analyse du phénomène de la régulation qui rend cet objet riche et complexe. Dans le même ouvrage, Mottier Lopez (2012) cite Perrenoud (1998) qui envisage plusieurs autres types de régulation : « la régulation de l’activité de l’élève » (aide à la réalisation d’une tâche complexe), « la régulation des processus cognitifs de l’élève » (soutien de l’élève dans ses raisonnements, ses interprétations et ses déductions, ses évaluations) et « la régulation des apprentissages de l’élève » (aide à intégrer, à comprendre et à transférer dans une nouvelle situation) ». Avec Allal (2007), Mottier Lopez (2012), défend la notion de « régulation interactive » qui est intégrée à l’activité en train de se réaliser. Il s’agit d’interactions entre pairs (conflit sociocognitif, par exemple), d’interactions de collaboration (tutorat entre élèves), d’interactions entre un expert et un novice (étayage, desétayage). Au coeur de l’activité de l’élève, la régulation, selon la même auteure, s’intègre à son processus de production (relecture du travail), à la gestion de la tâche à réaliser (correction des erreurs) ou aux relations entre la tâche et le contexte didactique plus général (par exemple, le plan hebdomadaire de travail). L’élève augmente ainsi ses compétences d’autorégulation de manière à contrôler, évaluer, optimiser les connaissances acquises et leur usage. Deux grands types de régulation sont liés à la temporalité, en amont et en aval de la situation de classe. Les régulations « proactives » (Allal, 2007) sont effectuées en amont, pendant la planification d’un cours, eu égard à la connaissance que le professeur possède sur les zones de proche développement de ses élèves, sur les particularités épistémiques et les difficultés d’apprentissage de l’objet de savoir, sur les variables didactiques qu’il peut convoquer comme facilitateurs d’apprentissage. Les régulations « rétroactives » se réalisent « à chaud » pendant les interactions de classe, lorsque les élèves sont en activité, à la suite d’une opération de contrôle conduisant à une reprise ou une modification d’une action en cours (Allal, 2007).

Les écrits sur la régulation insistent sur l’idée que l’enseignant ne régule pas directement l’élève. Un « geste » de régulation de l’enseignant n’engage pas nécessairement que l’élève s’autorégule. Il n’existe pas de lien « direct  » entre l’activité professionnelle de l’enseignant et l’activité intellectuelle de l’élève. Mottier Lopez (2012) précise : « Un obstacle majeur, à notre sens, est de considérer que l’enseignant ‟régule l’élève” de façon directe (discours qui relève du sens commun), alors que c’est toujours l’élève qui devra s’engager dans une démarche autorégulatrice pour qu’il y ait apprentissage ». Cependant, la fonction de la régulation de l’activité scolaire par l’enseignant est bien d’étayer la conduite d’autorégulation de l’élève, la conduite de sa conceptualisation. De manière générale, le concept de régulation questionne à la fois la situation d’enseignement-apprentissage et les professeurs, le travail réel des élèves en classe et leur conceptualisation, sachant que la tâche scolaire n’est que prétexte à une formation scolaire de concept. Il se pose alors la question de la secondarisation (Bautier et Goigoux, 2004), des exercices de pensées effectuées par les élèves sur les objets de savoir qui sont les objets à apprendre. Les aides à intégrer, à comprendre, à transférer semblent caractéristiques de la problématique des questions d’apprentissage explicite et d’inégalités scolaires.

Le concept de régulation invite les élèves à prendre en charge leur processus cognitif et motivationnel (Laveault, 2000). Le moyen d’y parvenir relève d’une autorégulation, déterminée par les capacités des élèves, leurs opérations mentales ainsi que les situations didactiques qui les convoquent. La compétence d’autorégulation chez l’apprenant apparait ainsi cruciale et déterminante pour réussir une activité scolaire, mais aussi en comprendre les enjeux épistémiques. Laveault (2000) pense l’autorégulation comme un moyen pour apprendre et à la fois un objet d’apprentissage : en effet, les élèves doivent apprendre à exercer une pensée critique sur ce qu’ils font, un contrôle plus réfléchi et délibéré sur leurs activités intellectuelles. On voit bien que se questionner dans le champ de la régulation revient à poser la question de la conception de l’apprentissage, de l’orientation des pratiques pédagogiques et de l’efficacité didactique.

À un autre niveau, du côté des enseignants, la mise en oeuvre des régulations de classe requiert que l’enseignant pose un « jugement pragmatique » (Pastré, 2011) en cours d’activité pour décider du type d’intervention régulatrice à privilégier. Pour ce faire, il doit effectuer une délicate opération d’interprétation des démarches des élèves et des difficultés rencontrées dans la réalisation de leur tâche. Le jugement pragmatique peut être considéré comme une métarègle de fonctionnement pour faire classe. Il est implicite et demande un travail d’investigation pour vraiment comprendre comment les personnes organisent leurs activités de travail. Selon Pastré (2011), il faut extraire les jugements pragmatiques exprimés par l’action et/ou par la parole (sur l’action de la part de l’enseignant⋅e⋅s en autoconfrontation) qui permettent de saisir le modèle opératif, les stratégies, l’expérience personnelle, les euristiques singulières, une créativité individuelle. Ce qui suggère une intelligence du travail et une intelligence au travail, particulière chez chaque praticien. Pastré (2011) affirme qu’un jugement pragmatique dit quelque chose même de façon implicite. Un jugement pragmatique n’a pas besoin d’être énoncé explicitement pour être effectif. Ce jugement peut être un énoncé factuel, un énoncé de circonstances ou un énoncé général qui fonde et justifie les actions, postures et décisions, renvoyant ainsi à un modèle opératif (Ochanine, 1978), dont le caractère schématisé et opérant pragmatise le modèle cognitif appris en école professionnelle. Nous le considérons comme un jugement d’efficacité pour agir, appelant des microdécisions indispensables qui nous renvoient aux dimensions de compétences incorporées ou de pratiques clandestines dans le travail (Leplat, 1997). Les jugements pragmatiques soulignent les dimensions de la conceptualisation dans l’action de travail (Vergnaud, 2011) et le propre arrangement de l’enseignant pour s’ajuster à l’imprévu ou à la variabilité de la situation de classe (Altet, 2008). Vraisemblablement, s’intéresser au jugement pragmatique d’efficacité engendrant des processus de régulation amène à comprendre l’activité enseignante en situation en termes génériques et singuliers, à saisir l’organisation « opératoire » derrière ce qui apparaît comme du « bricolage » ingénieux.

3. Méthodologie

À partir de notre hypothèse, nous avons cherché à saisir l’agir régulateur de trois enseignantes de l’école élémentaire, lors de séquences d’étude de la langue française. Dans l’idée d’une relecture des corpus, les données sont issues d’une recherche doctorale (Clauzard, 2014) visant la compréhension de l’agir enseignant à partir du phénomène de secondarisation (Bautier et Goigoux, 2004), c’est-à-dire de stimulation d’exercices de pensées sur l’objet grammatical de la tâche scolaire afin de construire chez l’élève à la fois un objet de savoir conceptualisé et se construire comme sujet réflexif.

Sujets : Les enseignantes observées ont de 5 à 15 ans de métier. Elles travaillent en classes ordinaires. Les enquêtes furent réalisées dans les villes de Bobigny, Nantes et Châteaurenard.

Déroulement : La seule consigne demandée est de réaliser une séquence d’étude de la langue française qui est filmée. Puis, dans un second temps, il est opéré un entretien d’autoconfrontation « simple » pour examiner l’activité professionnelle des enseignants filmés dans l’idée de mieux comprendre les opérations, auxquelles nous avons assisté.

Considérations éthiques : Le contrat éthique passé avec les professeures des écoles assure la confidentialité des données recueillies avec un changement des prénoms et la garantie que les films de la classe ne serviraient qu’à l’étude et sans aucune diffusion extérieure.

Méthode d’analyse : L’analyse des données consiste en une double analyse : celle des interactions de classe en situation didactique et celle des propos de l’enseignant en situation d’autoconfrontation. Une première analyse des interactions de classe est effectuée en fonction des changements de dimension et de registre qui sont repérés dans les échanges de la classe. Il s’agit de glissement d’un registre d’appréciation et d’analyse de la langue vers un autre. L’analyse de ces épisodes de glissements que nous qualifions de « glissement conceptuel » (Clauzard, 2014) tente d’élucider la manière de faire apprendre un contenu grammatical. Nous considérons un cheminement entre des paliers de conceptualisation progressive correspondant à la formation de concepts transitionnels (des « vérités » provisoires) et de concepts institués (les règles grammaticales), eu égard à la grande complexité et abstraction de l’apprentissage grammatical. Ces glissements sont des traces de « tours » et de « détours » conceptuels dans l’acte de médiation enseignante, entre les dimensions sémantiques, énonciatives et morphosyntaxiques de la langue. Les glissements conceptuels sont des observables des divers passages vers l’objet appris et compris. Ces épisodes renvoient aux difficultés d’acquisition des concepts auxquels répondent les régulations des enseignant⋅e⋅s Nous analysons sommairement les procédures de découverte et de manipulation des concepts, leurs formes de présentation et d’explication, les procédés didactiques et les artéfacts, les rétroactions des élèves et les formes d’étayage, les manières de réguler les interactions de classe en prenant en compte les caractéristiques des savoirs en question. Nos analyses s’appuient sur des aspects psycholinguistiques et chronogénétiques de l’enseignement-apprentissage grammatical (Gombert, 1990). Il est globalement constaté un enseignement-apprentissage de type « implicite » dans les classes inférieures de l’école élémentaire, au cours élémentaire (relatif à une dimension épilinguistique) et un enseignement apprentissage de type plutôt « explicite » dans les classes supérieures de l’école élémentaire, au cours moyen (en lien avec une dimension métalinguistique). Ce sont deux critères d’analyse essentiels pour comprendre la progressivité didactique (Clauzard, 2014). Tout se joue dans la prise de conscience du fait grammatical (Gombert, 1990) avec le passage ou le glissement d’une activité épilinguistique (manifestation non consciente dans les comportements du sujet d’une maitrise fonctionnelle de la règle d’organisation ou d’usage de la langue) à une activité métalinguistique (capacité du sujet à contrôler et planifier ses propres processus de traitement linguistique). Ces épisodes constituent une « intrigue » au sens de Ricoeur (1985) et Pastré (2011) que nous tentons de reconstruire en identifiant la part de rationalité et de logique présente dans le déroulement des évènements singulier de la classe eu égard à cette dialectique entre « épi » et « méta » (linguistique). C’est le « schéma » d’une histoire où la description de l’activité apparait dans une double dimension temporelle et hiérarchique avec les jugements de l’opérateur en appui.

Une seconde analyse de contenus est issue des transcriptions de nos entretiens. Afin d’éclaircir les échanges et les procédures de classe, nous cherchons à dégager, dans la subjectivité de l’énoncé, sa part d’objectivité. Outre le repérage des unités sémantiques et thématiques, nous tentons d’approcher ce qui n’est pas dit, dit entre les lignes, dit à demi-mot, comme autant de logiques profondes. Les entretiens d’autoconfrontation renseignent sur ce que les enseignant⋅e⋅s disent de ce qu’ils⋅elles font, de ce qu’ilselles pensent faire, de ce qu’ils⋅elles auraient aimé faire. Ils documentent les envies, les projets, les empêchements, les renoncements, les créations, les manières personnelles d’effectuer son travail. En certains cas, nous distinguons des actions inconscientes ou compétences de l’ombre, que Leplat (1997) appelle des compétences incorporées. En d’autres cas, ce sont des jugements personnels qui fondent de l’efficacité de travail et révèlent ainsi des « jugements pragmatiques » (Pastré, 2011). Nous empruntons ainsi à l’ergonomie et à la didactique professionnelle un certain nombre d’outils. La didactique professionnelle, adossée à la « conceptualisation dans l’action » (Vergnaud, 2011), s’attache à l’analyse du travail et de l’apprentissage. La perspective est toujours l’efficacité avec le diagnostic de situation comme point nodal pour effectuer une activité efficace, c’est-à-dire agir avec une régulation suffisante, un ajustement adéquat ou la bonne résolution d’un problème technique, en faisant preuve d’une intelligence professionnelle d’adaptation à la fluctuation des situations de travail. Notre démarche vise à faire émerger du « jugement pragmatique » inféré par les analyses du chercheur d’après les transcriptions de classe ou les entretiens d’autoconfrontation. Il s’agit de repérer dans les explicitations des enseignantes face au film de leurs actions des jugements pragmatiques ou de les inférer à partir d’une analyse des interactions de classe.

4. Résultats

Nous exposons les résultats de trois analyses d’épisodes issus d’observations enregistrées sous forme vidéo de séances d’étude de la langue française en école élémentaire. Ces épisodes ont été sélectionnés d’après des ruptures, des changements de dimensions apparaissant dans les verbalisations de classe. Les analyses soulignent l’intérêt de la régulation en termes d’intervention de type maïeutique (via des jeux de questionnements « provocateurs » ou « indice »), d’intervention de type métacognitive et de secondarisation afin d’étayer la conceptualisation (via des jeux de métaphorisation signifiante). Ces interventions régulatrices sont des facilitateurs à la croisée d’une gestion des savoirs et de la classe. Il est à noter que les prénoms des sujets sont des pseudonymes.

1) Interventions régulatrices en Cours élémentaire d’Ève (classe de CE1) :

Les interventions de l’enseignante, Ève, pour stimuler les interactions sont nombreuses et interrogent du fait de leurs structures énonciatives. Les élèves de CE1 doivent déterminer les sujets de plusieurs phrases affichées au tableau (la tâche). Après un travail de recherche et concertation en groupe vient la phase de formulation des réponses dans une configuration collective. Il est attendu une pronominalisation du sujet trouvé afin de valider la solution proposée. La sémantique est ainsi garante du bon choix dans une perspective de grammaire implicite : on peut dire/on ne peut pas dire. Lors des échanges, les interactions tournent cependant en rond. Les élèves ne perçoivent pas ce que Ève souhaite faire émerger. Les rétroactions sont insuffisantes, le monologue professoral s’avère un risque probable. L’enseignante décide alors de convoquer une stratégie maïeutique avec l’utilisation de questionnements inducteurs, susceptible de provoquer de la réflexion chez les élèves, avec toujours comme vecteur de validation la règle d’usage sémantique. L’enseignante utilise une formule stratégique de questionnement : une réponse amène une question qui demande une réponse sur laquelle rebondit une question et ainsi de suite. Les questions s’emboitent dans une forme maïeutique où les élèves doivent accoucher d’une connaissance. C’est une manière personnelle de réguler les apprentissages afin de provoquer un « glissement » vers la conceptualisation. L’enseignante va jusqu’à mettre en débat les propositions de deux élèves pour déterminer le sujet de la phrase : « Alors, Sabrina dit les enfants du centre... et Kevin, les enfants du centre de loisirs. Alors Sabrina ? » L’enseignante utilise une stratégie « maïeutique » : elle ne lâche pas prise et force au questionnement les élèves de sa classe, qui comprennent difficilement, à l’instant, la différence entre groupe nominal sujet et groupe sujet, le fait que le sujet d’un verbe peut-être également un groupe de mots. La régulation d’Ève consiste à épingler une réponse erronée d’élève sans énoncer l’erreur. Elle demande dans un long et progressif questionnement à la « limite » de la « provocation » sémantique, à la limite de l’entendement : « Les enfants. Donc si j’entoure les enfants, à la place de « les enfants », je peux le remplacer par un pronom personnel..» Après une réponse d’élève, l’enseignante insiste : « Il avec un ‟ s ”. Donc je dis... » L’enseignante poursuit sa provocation sémantique afin que les élèves s’aperçoivent de leur erreur : « Ils... Ils... ». Et qu’ils formulent ainsi : « Ils du centre construisent... non ça ne va pas... » Le questionnement opéré souligne donc un étayage en vue d’une rectification d’élève fondée sur la sémantique : « On peut pas, parce que, il du, ça veut rien dire... Y’a pas de sens maitresse ». Devant d’autres incertitudes des enfants, l’enseignante opère de nouveau une autre remarque afin de réguler les interactions et conduire à la solution : « Vous avez dit les enfants... On parle des enfants, mais pas de n’importe quel... » Ce questionnement « indice » finit par conduire les élèves à la réponse attendue que l’enseignante désigne au tableau de la main : « Donc le groupe sujet. Là. C’était tout ça » Le questionnement « limite » a pour fonction de pousser les élèves à se rendre compte (avec un jeu de provocation à la pertinence) d’une inexactitude dans leur raisonnement : l’absurde d’un raisonnement enclenchant de la logique et de la rectification. Le questionnement « indice » livre une information pour lancer les élèves vers une nouvelle piste de recherche afin de compléter le puzzle de la conceptualisation. Cette forme maïeutique nous semble singulière et correspondre au jugement pragmatique de théâtralité de l’enseignante exprimé en autoconfrontation : « il faut que tu sois théâtral (…) ils ont une attention qui n’est pas très longue » ; et de maintien de l’éveil réflexif des écoliers pour éviter une pensée « automatique » : « parce que bien souvent, après, ça devient un automatisme. Ils ne sont pas fous. Ils ont repéré que ça se passait en premier, pourquoi veux-tu qu’ils réfléchissent plus. » L’enseignante ajoute : « il faut qu’ils aient un oeil critique sur ce qu’ils font (…) très souvent, je mets des pièges ». Ève cherche à éveiller le sens critique des élèves par des pièges ou des jeux de provocation à la réflexion, un moyen de réguler les activités scolaires et peut-être aussi les apprentissages.

2) Interventions régulatrices des processus cognitifs de conceptualisation de Laure en Cours moyen (classe de CM1) :

En classe de CM1, l’enseignante Laure, qui demande aux élèves de classer les mots de la phrase selon leur nature grammaticale (la tâche), interroge : « Comment tu classerais toi ? (…) Quand on dit la nature grammaticale, ça vous fait penser à quoi ? »

Deux élèves répondent :

El.- Je sais pas si c’est ça. Mais faire des groupes de nom, des groupes de verbe.

El.- Je suis pas sûr que c’est ça. Peut-être que c’est les adjectifs, euh... comme dit Issa, les verbes, les noms…

L’enseignante reprend sa question pour en obtenir une définition :

Ens.- Qu’est-ce que c’est la nature grammaticale d’un mot ? Oui.

El.- C’est tout ce qu’a dit Issa : les verbes, les mots, les adjectifs...

Les réponses par énumération à la question de l’enseignante ne sont pas des définitions conceptuelles (vraisemblablement hors de portée de l’élève) : donner des exemples est plus simple. Les élèves utilisent un métalangage qui nous laisse penser qu’ils savent identifier les éléments de la phrase sans savoir définir pour autant les propriétés de ces éléments. Mais peut-il en être autrement, car la complexité grammaticale est très grande. En tout cas, suffisamment pour que l’enseignante ressente la nécessité d’employer une métaphore avec « carte d’identité », de préférer une métaphore assez explicite et éviter un long discours pour définir le concept de nature grammaticale.

Ens. - Oui, oui, oui, c’est ça. C’est ce qu’est un mot au niveau grammatical. Sa carte d’identité en fait. On a bien travaillé sur une nature de mot bien spéciale depuis le début de l’année. Je vous en ai fait manger là. Sur quoi on travaille au niveau grammatical depuis le début de l’année ?

El. - Les verbes.

Ens. - Oui, sur le verbe. Hein, le verbe, ça va. Vous en avez vu des verbes, oui.

La procédure didactique employée est une ressource pragmatique pour les élèves de nature « métaphorique » pour signifier la notion de nature grammaticale du mot. L’enseignante opère un tissage avec les notions d’identité, de carte d’identité enseignées en cours d’éducation à la citoyenneté. C’est un tissage qui appelle un bagage de connaissances déjà présentes. L’expression carte d’identité est une aide à la conceptualisation pour l’élève, une image relativement fonctionnelle pour la classe de cours moyen. C’est une manière d’expliquer la nature grammaticale du mot et de différencier ensuite celle-ci de la fonction qu’il peut avoir dans la phrase. Toutefois, métaphore n’est pas définition.

Laure énonce un jugement pragmatique qui oriente son activité didactique : « je pense que la grammaire à l’école primaire, il faut vraiment (la) lier avec la production d’écrit (…) quand je fais de la grammaire, je fais des choses assez simples, assez basiques, toujours reliées à la production d’écrits (…) que (les élèves) puissent se dire, je veux donner cette impression-là, je veux transmettre çà, et j’ai à ma disposition des outils grammaticaux pour pouvoir mieux m’exprimer ». Laure trouve l’enseignement grammatical « prématuré », car les termes sont « trop abstraits et complexes ». Elle exprime le jugement pragmatique suivant : « Dans la séquence suivante, je me suis rendu compte en fait que tout ce qui était terminologie grammaticale, demeure pour eux très floue, très abstraite ». L’enseignante ajoute : « au niveau des prérequis, j’ai toujours de grandes surprises, je pense qu’ils maitrisent certaines choses alors qu’ils ne les maitrisent pas, et donc ça oblige à ne pas être vraiment ambitieuse ». Elle conclut ainsi : « c’était des termes abstraits, ça n’a pas forcément de sens et il n’y a pas de représentation pour eux qui signifie ».

Aussi, Laure fait le choix du projet d’écriture qui convoque une boite à outils grammaticaux pour améliorer l’expression. Ses finalités sont purement instrumentales et forment une base d’orientation didactique. Selon ses jugements personnels, elle essaye « chaque fois de partir de quelque chose de très concret » sans oublier pour autant qu’il existe un raisonnement grammatical : « je suis obligée de faire attention à ce que dans leur tête, lorsque je leur pose une question, j’attends une réponse soit d’ordre grammatical, soit au niveau du sens (…) il faut que toujours ça soit clair : là on est en train d’étudier la langue en elle-même. » La clarté cognitive est ainsi une exigence pour éviter toutes confusions et aider les écoliers à différer la sémantique pour penser la construction et le fonctionnement de la langue. Il lui semble difficile de conduire les écoliers à dépasser le sens des phrases et demeurer au niveau grammatical, d’où sa vigilance et son insistance. Elle juge : « ça ne sert à rien d’aller plus loin, s’ils ne sont pas à ce niveau-là de réflexion ». Pour autant, l’enseignante pense le retour réflexif sur la langue indispensable, comme sortir de l’utilitaire et abstraire.

3) Interventions régulatrices des processus cognitifs de conceptualisation de Fabienne en Cours moyen (classe de CM2) :

En CM2, l’enseignante Fabienne va un peu plus loin dans les procédures de comparaison avec ce que les écoliers connaissent, avec des références à leur monde. Elle engage un exercice d’identification des différentes fonctions d’un même mot employé dans diverses phrases aux constructions syntaxiques différentes (la tâche). Une comparaison entre les métiers de la classe et les fonctions de la phrase est établie pour consolider la compréhension de la différence entre nature et fonction : « Je voudrais que vous puissiez comprendre la différence entre la nature en grammaire, la nature d’un mot et la fonction d’un mot ». L’enseignante interroge un élève : « Un exemple ? Guillaume, tiens, viens voir ici. Quelle est ta fonction dans la classe ? Quelle est ta fonction dans la classe ? Quel est ton métier dans la classe ? Il y a beaucoup de métiers. » L’élève répond : « Commissionnaire ». L’enseignante reprend : « Commissionnaire. Et toi Gladys quel est ton métier ? » Fabienne reprend la réponse de l’écolière et conclue ainsi : « Rappel devoir. Ça, c’est quand vous êtes dans la classe. (…) Et bien, le métier ou la fonction, c’est pareil. Moi quel est mon métier dans la classe, Alysson ? » Un peu plus loin, elle poursuit sa démonstration métaphorique : « Maintenant, Guillaume, dans sa nature, il est quoi Guillaume ? » Un élève répond : « Commissionnaire ». La professeure rétorque : « Il n’est pas toujours un commissionnaire. Il est quoi quand il est dans l’école ? Quand il est à la maison, il est quoi ? Il reste toujours quoi ? Thomas ? » Les écoliers hésitent entre élève et travailleur. Finalement Guillaume répond qu’il est enfant à la maison. L’enseignante souligne : « Enfant. Voilà. C’est donc un peu sa nature. (…) Si on change leur métier, est-ce que leur nature va changer ? » La réponse est clairement induite : « Non. Ça veut dire que Guillaume, il restera toujours un garçon ? (…) Ce sera toujours sa nature. Et Gladys, ça sera toujours une fille ? » L’enseignante effectue ainsi une régulation à un niveau de conceptualisation en tentant de s’assurer par des jeux de comparaison, des jeux de métaphorisation que les distinctions grammaticales s’établissent bien. Elle rassure aussi les écoliers dans les termes suivants : « Alors, c’est chouette. C’est quand même rassurant. Les mots, c’est pareil. La nature des mots. D’accord ? » Rien n’assure cependant de l’efficacité de cet artéfact pour aider à la catégorisation des mots. L’enseignante tisse toutefois un lien facilitateur entre les fonctions grammaticales, les rôles ou métiers de la classe attribués aux élèves. L’expression métiers comme rôle est un moyen d’étayage du travail de catégorisation que les élèves doivent effectuer. Les élèves doivent comprendre que, quels que soient leurs rôles en classe ou en famille, c’est-à-dire leurs rôles sociaux, leur nature reste inchangée. De même, quelles que soient les fonctions d’un mot, sa nature demeure identique. La réalité et le vécu immédiat des élèves servent de référent pour les faire accéder à la compréhension de notions très abstraites et fondamentales pour comprendre l’analyse grammaticale.

Fabienne rencontre les mêmes difficultés que Laure pour étayer le passage vers l’abstraction grammaticale. Elle aussi utilise des analogies concrètes « parce que la grammaire est quelque chose, dans la terminologie, un vocabulaire peut être compliqué (…) je cherche à mettre à leur portée par des choses plus vivantes pour eux, dans un domaine qu’ils connaissent. » Il s’agit ainsi d’éclairer les termes grammaticaux avec des mots proches, avec des emplois métaphoriques qui seront à leur tour explicités. Avec des recours aux « images », Fabienne cherche à rendre son enseignement le plus explicite possible. Le jugement pragmatique suivant nous le confirme : « si on veut que les enfants se mobilisent, il faut leur dire où on va, le but recherché (…), c’est plus facile de trouver son chemin quand on sait qu’on va aller de là à là ». Fabienne tente de saisir ce que font les élèves afin de réguler son intervention : « je n’ai pas assez d’indices (...) je n’ai pas assez de « retours » pour me dire si ma leçon fonctionne ». Une partie d’elle-même analyse ainsi le déroulement de la classe dans une démarche réflexive. Pour autant, le manque de rétroaction des élèves ne facilite pas son entreprise.

Pour conclure, notons que ces deux dernières enseignantes de Cours moyen cherchent toutes deux à faire bouger cognitivement l’esprit de leurs élèves. Les procédures de régulation sont en direction du mouvement de conceptualisation des élèves. Elles utilisent des artéfacts de manière à satisfaire des enjeux de formation de concepts, fort abstraits pour les écoliers, que sont en effet les concepts grammaticaux de « nature » et « fonction ». Malgré tout, elles hissent le discours grammatical au niveau d’une dimension syntaxique. La métalangue est présente, l’approche n’est pourtant pas complètement explicite en termes d’explication des concepts. Néanmoins, leur procédure didactique réduit les écarts conceptuels, favorise un rapprochement entre le monde personnel et scolaire (avec ses rituels, ses habitus de fonctionnement de la classe) et le monde de l’analyse grammaticale de la langue (avec son jargon peu signifiant à priori). Ce jeu de transposition peut s’avérer efficace. L’utilisation de métaphores opérantes rend ainsi accessible la taxinomie grammaticale très abstraite, du moins l’espère-t-on. Le risque avec ce type de stratégie d’enseignement est que les élèves ne retiennent que les facilitateurs, des artéfacts, comme objet de savoir. Le facilitateur n’est pas une fin en soi, mais un moyen à dépasser pour construire le concept. Les stratégies enseignantes développées soulignent bien des adaptations des enseignantes à la situation d’enseignement-apprentissage. Elles ont pris la mesure des capacités cognitives de leurs élèves (du moins d’un ensemble d’élèves). Elles ont évalué leurs rapports à la langue et le niveau de complexité des savoirs grammaticaux à apprendre. Nous trouvons qu’elles ont pu réaliser un ajustement pertinent de leurs étayages, même si au demeurant ce qui est dit ou fait par un élève ne concerne pas obligatoirement tous les autres élèves de la classe. Cet ajustement correspond à leur modèle opératif (Pastré, 2011) fondé sur la défense d’une imprégnation grammaticale, une grammaire implicite et fonctionnelle. Les régulations de ces enseignantes furent pensées en cours d’action ou lors de leur planification à partir de leurs hypothèses d’apprentissage avec l’idée de rendre leur démarche plus efficiente en matière de conceptualisation, fort compliquée au regard des notions de nature et fonction grammaticale. Il est vrai que la grammaire est un objet aux contours flous pour nombre d’élèves.

5. Discussion

Rappelons notre hypothèse de départ de gestes interventionnistes de régulation pour faire apprendre. Dans les limites de cette contribution, nous avons observé comme gestes d’intervention régulatrice celui de régulation des activités scolaires et celui de régulation des processus cognitifs de conceptualisation.

Les interventions régulatrices des processus cognitifs de conceptualisation renvoient à des aspects de métacognition (ou « métasavoirs » sur les processus cognitifs) et de secondarisation (ou « métaconscientisation » des savoirs) afin d’étayer la conceptualisation. Pour ce faire, Fabienne et Laure mènent des jeux de métaphorisation signifiante qui participent pleinement à la régulation interne des conduites d’apprentissage par leurs fonctions de médiation. Ainsi, s’appuyer sur la familiarité des élèves, avec leur monde culturel immédiat, leurs référents « école » ou « famille » est un outil signifiant et pertinent pour aider à la compréhension de certaines notions relativement abstraites. Ces jeux de proximité facilitent pour les élèves la « négociation » du savoir dans un jeu de construction de connaissances de leur propre mouvement. Les interventions régulatrices des activités scolaires qui s’effectuent pendant le déroulement de la classe entre l’enseignante Ève et ses élèves montrent les effets régulateurs de l’outil maïeutique avec des jeux stratégiques de questionnement (« provocateur » ou « indice »).

Sans vouloir abuser de généralisations ou de prescriptions, estimons maintenant les situations de régulation au travers de la notion de jeu, insérée au sein du « jeu d’apprentissage ». C’est ici le côté stratégique du jeu qui nous importe, la régulation étant une stratégie pour ajuster les apprentissages. Notre visée est d’articuler (non sans risques) des approches qui expliquent la complexité du métier enseignant, de lier des apports de la théorie de l’action conjointe en didactique (Sensevy et Mercier, 2007) et ceux de la régulation comme médiation pédagodidactique.

Le professeur engage les élèves à rentrer dans un jeu d’apprentissage (dimension de définition de la consigne et d’enrôlement) dans lequel les élèves doivent se prendre au jeu (dimension de dévolution) pour jouer le jeu selon des règles d’action que l’enseignant fixe (dimension d’action). Les résultats des actions demandent à être formulés, confrontés, controversés (dimension de formulation). La médiation du professeur consiste ici à solliciter divers explications et points de vue d’élèves, sans occuper le devant de la scène, de façon à laisser le champ libre à des confrontations entre élèves (conflit sociocognitif). L’enseignant reprend, peu après, la main du jeu didactique en validant ou invalidant les propositions des écoliers, il se retrouve en situation d’arbitre du jeu face aux preuves intellectuelles présentées pour convaincre (dimension de validation). La validation étant suffisante, il est permis de conduire les écoliers à « penser au jeu didactique » auquel ils viennent de se livrer (dimension de métacognition) et « penser le jeu » même avec son contenu (dimension de secondarisation). Cette activité de pensée sur le savoir et les stratégies déroulées pour le mobiliser permet ensuite une généralisation de connaissances en savoir partagé (dimension d’institutionnalisation). Fixer et partager le savoir sonne la fin du jeu didactique. À chacune de ces étapes, le professeur ajuste stratégiquement les activités de la classe d’apprentissage pour faire conceptualiser.

De façon générale, les modalités d’ajustement génèrent un mode de participation des élèves, l’emploi de facilitateurs, un processus de négociation collective des élèves sur le savoir en jeu et son sens. Ces mêmes modalités provoquent aussi une orientation des propos et un pilotage, plus ou moins « gagnant » de la conceptualisation. Dans tous les cas, les modes de régulation sont des déclencheurs de processus d’autorégulation chez les élèves. Ce sont des sources potentielles de régulation pour la conceptualisation.

Précisons bien que l’enseignant ne régule pas l’élève, car c’est l’élève qui doit s’engager dans une démarche auto régulatrice afin qu’il y ait apprentissage (Mottier Lopez, 2012). L’enseignant est un partenaire, avec pour fonction d’organiser des médiations pertinentes, d’encourager l’acquisition de stratégies de contrôle optimum de l’apprentissage (Laveault, 2000).

Des malentendus cognitifs (Bautier et Goigoux, 2004) peuvent cependant advenir à la suite d’écarts entre les attentes de l’enseignant et les représentations de leurs élèves. Les questions du rapport au savoir, du sens et des valeurs des élèves ont largement été travaillées par Charlot (1997) et Lahire (2008) qui ont souligné que le rapport au savoir en détermine l’acquisition. Nous savons qu’il existe, parmi les élèves, ceux qui écoutent l’enseignant pour être conformes aux attendus scolaires et ceux qui écoutent la leçon pour penser ce qui est dit, pour se mettre en débat avec les savoirs. Il convient, dès lors, de s’interroger sur les moyens de développer chez les élèves une attitude seconde, réflexive, face aux objets de savoir, à déconnecter de leurs côtés purement utilitaristes et sur lesquels exercer des activités de pensées. Ce qui pose des questions d’étayage.

Les enseignants sont souvent inquiets au sujet du degré d’étayage à accorder à leurs élèves. Ils ont l’intuition qu’aucune situation didactique n’est entièrement sous contrôle. Aussi, les interventions régulatrices en cours de leçon sont d’un précieux secours. Toutefois, les sous-ajustements (milieu didactique trop large, trop flou) comme les surajustements (tâches scolaires simplifiées à l’excès) inquiètent les formateurs et chercheurs (Bautier et Goigoux, 2004). La fonction des enseignants est bien d’aider les élèves à développer des apprentissages complexes, à savoir naviguer dans des étayages pertinents, à convoquer des facilitateurs adéquats. Néanmoins, en bien des cas, l’assistance des enseignants parait davantage jouer le rôle de « prothèse externe » offrant aux élèves la possibilité de réussir la tâche demandée (Bonnery, 2009 ; Pelgrims et Cèbe, 2015) que d’effectivement leur permettre de former des concepts. Autrement dit, on peut penser que toutes les régulations externes ne semblent pas conduire à des autorégulations (Mottier Lopez, 2012). Toutes les interventions régulatrices des activités de classe (pilotage, maïeutique) n’entrainent pas à coup sûr des interventions régulatrices de conceptualisation gagnante.

Le professeur ne peut garantir que son action produise chez l’apprenant les effets prévus sur les processus internes d’apprentissage. Favoriser par des régulations adéquates le travail de secondarisation, au moyen de gestes de régulation ciblés, n’implique pas par la force des choses que celle-ci se produise. Mais au moins peut-on le tenter, car rien n’est jamais complètement joué dans le jeu d’apprentissage. La fonction régulatrice du collectif peut s’avérer un levier en réduisant les malentendus cognitifs grâce aux débats entre pairs. Reconnaissons que l’élève est toujours un acteur à part entière qui possède ses propres stratégies, son propre rapport au savoir, son propre mode de socialisation dans le travail de groupe, sa propre évolution à court et moyen terme, sa propre volonté voire pugnacité pour répondre au jeu d’apprentissage, voire faire mentir tous les jeux de pronostics défavorables. L’élève apporte toujours sa propre partition en classe, son propre jeu, sa propre stratégie. Rien n’est joué à l’avance et rien n’est jamais complètement prévisible, comme dans tout jeu qui convoque opérations, coopérations, confrontations.

Si Allal (1993) considère que l’enseignant orchestre les régulations dans sa classe, peut-être pourrions-nous considérer cette disposition comme un geste professionnel de premier ordre, à souligner en formation des enseignants. Car l’enseignant agit sur les conditions d’apprentissage en orientant, en guidant, en étayant le travail des élèves au moyen de micros/macros ajustements pertinents (anticipés ou spontanés).

6. Conclusion

À partir de l’hypothèse de plusieurs gestes interventionnistes de régulation en classe, notre étude, consistant à rechercher de significatifs « jugements pragmatiques » en matière de régulation, nous a conduit à caractériser deux grands aspects de l’intervention de régulation (intervention régulatrice des activités scolaires de résolution des tâches et intervention régulatrice des processus cognitifs de conceptualisation). Nous les comprenons comme un organisateur essentiel de l’activité enseignante dans une approche interactionniste où à l’activité de l’enseignant répond celle des apprenants dans un « jeu d’apprentissage » fondamentalement coopératif.

L’incertitude, liée à la relation avec et sur autrui, se retrouve à la fois en amont dans la planification didactique et pédagogique, en cours d’action face à la gestion des imprévus dans la conduite de la classe ou dans la gestion des contenus à transmettre, et aussi après l’action, dans l’interprétation des situations et le choix de décisions pour envisager la poursuite dans les prochaines séances. Le professeur n’a pas d’autres solutions que de réduire l’incertitude et gérer les imprévus en s’adaptant au moyen d’ajustements constants qui sont autant de gestes professionnels à différents niveaux de la régulation. En cela, l’enseignant se situe toujours dans un système d’« arrangement-improvisation » (Yinger, 1986) tout au long de ses séquences, de sorte à construire un équilibre entre des « logiques en tension » : des logiques pédagogiques et didactiques, des logiques épistémiques, des logiques psychologiques et sociales (Altet, 2008). Et nous ajouterions des logiques de conceptualisation qui rejoignent les préoccupations de l’autorégulation « méta » sur les conduites d’apprentissage et la « saisie » de l’objet d’apprentissage : en termes de secondarisation et « glissement conceptuel » (Clauzard, 2014). Il est plus facile pour l’enseignant d’accompagner l’activité pragmatique des élèves (même dans des tensions à gérer entre logique pédagogique et didactique), qu’accéder à son activité cognitive d’appropriation du savoir et pouvoir réguler ses processus de secondarisation et de formation de concepts. Pourtant, la régulation des activités des élèves qui dépend des interactions entre les sujets et des outils pratiques ou symboliques n’a de sens qu’en fonction d’une régulation supérieure dite de conceptualisation. Régulation et secondarisation semblent deux puissants organisateurs de l’activité enseignante : l’intervention, avec toute la rugosité du terme, est un acte pour engager de la conceptualisation grâce à des facilitateurs à visée régulatrice. Le défi est bien de former à l’école un sujet réflexif.

Cette recherche pourrait se poursuivre avec l’emploi de la procédure de l’autoconfrontation croisée susceptible de « faire parler le métier », de provoquer de la dissonance ou de la controverse professionnelle, de la « dispute » entre praticiens sur le sujet de la régulation. Ce serait ainsi un moyen d’encourager des possibles de la régulation sur un clavier collectif où chacun joue sa petite musique de régulation appropriée et efficace. Ce serait, en outre, une ressource pour modéliser les interventions de régulation et même du potentiel de développement professionnel, à partir d’un organisateur incontournable de l’acte d’enseigner.