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Introduction

Maritime Silk Road Initiative en 2013, New Silk Road and the Maritime Silk Road en 2014, One Belt One Road en 2016, transformé un an plus tard en Belt and Road Initiative (bri) – les labels se sont succédé pour désigner une initiative chinoise forte de volets maritimes, terrestres, énergétiques et commerciaux. Sa cartographie imprécise (mais toujours striée de voies ferrées, autoroutes, gazoducs et routes maritimes au départ de la Chine vers l’océan Indien, l’Asie centrale et la mer Méditerranée) ainsi que ses projections financières à la fois colossales et fluctuantes (de 700 milliards de dollars pour le coût des projets de travaux, à trois mille milliards si l’on inclut les prêts envisagés) témoignent du caractère incrémental de la démarche. Les premières phases de la mise en oeuvre de la bri ont au demeurant été jalonnées de plusieurs désillusions[1], tandis que les modalités de financement et le suivi du projet posent question (Yu 2017).

Les dimensions de la bri et l’importance que lui accordent les autorités chinoises (ce dont témoigne l’inscription du projet dans la Constitution lors du 19e Congrès du Parti communiste, en octobre 2017) guident pourtant la plupart de ses analyses. De nombreux travaux sont marqués par une vision stratégiste du projet, qui illustrerait les velléités néo-impérialistes de la Chine, quitte à mésestimer l’autonomie de ses partenaires. Le décalage entre les approches surplombantes de la « grande stratégie » qu’incarnerait la bri (Pantucci et Lain 2016 ; Ferdinand 2016 ; Clarke 2017) et l’observation des difficultés de sa mise en oeuvre invitent à questionner les angles morts et les implications d’une telle représentation.

L’analyse des biais perceptuels en Relations internationales a amplement démontré combien les interprétations des comportements des acteurs sont conditionnées par les caractéristiques et intentions qui leur sont prêtées, lesquelles découlent d’une image préformée et notamment influencée par des raccourcis historiques et analytiques (Jervis 1976 ; Mercer 1996). La déconstruction des perceptions et misperceptions, promue par Jervis, souligne les effets directs de tels biais sur les comportements étatiques, notamment dans le contexte de dilemmes compétitifs. Dans cette perspective, l’approche surplombante et menaçante de la bri fait écho à la représentation ancrée en Occident de l’éveil d’un « géant chinois » voué à imposer « ses » intérêts à des partenaires contraints de se soumettre ou de s’y opposer (Johnston et Shen 2015).

La mise en récit de la bri par le gouvernement chinois, à travers une multitude d’initiatives politiques et de supports communicationnels officiels[2], suggère un niveau d’analyse supplémentaire. Les autorités chinoises ne se contentent pas de faire l’objet de perceptions extérieures. Elles s’emploient à les canaliser au service de leurs intérêts internes et externes, diffusant ainsi une image de maîtrise de l’agenda. Le label « bri » confère un vernis de cohérence à une agglomération de projets, dont beaucoup lui préexistaient. Cette entreprise de mise en cohérence est confortée par un discours de planification à long terme, placé dans la continuité de l’histoire chinoise, avec en point de mire le centenaire de la Chine populaire en 2049.

Cette mise en récit correspond aux attentes d’observateurs percevant la Chine comme un aspirant hégémon (Mearsheimer 2014 ; Pape 2005) dont la domination deviendrait inéluctable au fur et à mesure de la densification de ses réseaux économiques, politiques et stratégiques. Une telle analyse n’échappe cependant pas au paradoxe suivant : elle perçoit les intentionnalités de la Chine en relations internationales à travers des réflexes et raccourcis ancrés dans les préoccupations occidentales, tout en investissant la bri d’une onction d’altérité essentialisée, qui rendrait ses finalités insondables par nature.

La propension de certains États partenaires de la Chine à utiliser stratégiquement ce type de représentations constitue un autre point aveugle, tant dans l’analyse des biais perceptuels que dans les travaux portant sur la bri. La question se pose en particulier dans le cas de l’Indonésie. La superficie (supérieure à la distance Bruxelles-Dubaï d’ouest en est, pour 261 millions d’habitants en 2016), le poids économique (pib à hauteur de 932 milliards de dollars en 2017) et la localisation de l’archipel (au carrefour des océans Indien et Pacifique) en font un partenaire économique et stratégique important, pour Pékin comme pour les autres puissances régionales et mondiales. En soulignant la place de l’Indonésie sur la route des échanges mondiaux que le gouvernement chinois aspire à consolider, la bri conforte son importance stratégique aux yeux de ces autres partenaires. De leur côté, loin d’être dénués de ressources face aux ambitions chinoises, les dirigeants indonésiens perçoivent les promesses de la bri au regard de la consistance qu’elles pourraient donner à leurs propres projets, notamment au Poros Maritim Dunia (pmd, traduit en anglais par Global Maritime Axis ou Global Maritime Fulcrum, soit Axe ou Pivot maritime mondial – Sulaiman 2017) issu de l’argumentaire électoral du président Joko Widodo (surnommé Jokowi) en 2014.

Pour éclairer ces interactions, nous nous appuyons sur l’analyse des biais perceptuels qui entravent la compréhension des interactions entre Chine et Indonésie dans le cadre de la bri. Bien que la cohérence et l’exceptionnalité souvent prêtées au projet chinois contrastent avec une mise en oeuvre difficile, les acteurs politiques des deux États mobilisent cette représentation pour soutenir leurs agendas respectifs. En soulignant la manière dont les misperceptions peuvent être captées et canalisées par les acteurs qui en font l’objet, nous replaçons ces derniers au centre de l’analyse (I). Une démarche similaire nous conduit à déplacer la focale de Pékin vers Jakarta pour souligner qu’une relation d’interdépendance asymétrique ne peut se déployer sans engagement du partenaire mineur. Le volet archipélagique de la bri converge avec plusieurs ambitions affichées par le gouvernement indonésien, qui en contrôle la temporalité et les modalités de mise en oeuvre (II).

I – Sous le voile perceptuel. Usages des (mis)perceptions stratégiques et mise en oeuvre de la bri en Indonésie

Un contraste apparaît entre la visibilité des annonces liées au volet indonésien de la bri et des projets concrets qui ne semblent pas marquer de rupture par rapport à d’autres programmes d’investissements en matière de développement et d’infrastructures. Ce décalage paraît renforcé si l’on observe le détail des projets inscrits sous le label bri : une partie de ces derniers reprennent des initiatives précédemment envisagées, tandis que la réalisation des autres est souvent sujette à caution. La visibilité de la bri, au regard de son volet archipélagique, semble donc moins tenir à son exceptionnalité, son ampleur ou ses caractéristiques intrinsèques, qu’à l’écho qu’elle rencontre dans des imaginaires politiques et stratégiques marqués, dans la région comme à l’extérieur, par la représentation des velléités impérialistes de la Chine. Ces représentations ne sont pas seulement dues aux biais cognitifs d’observateurs inquiets de l’accession de la Chine au statut de grande puissance et de la nouvelle multipolarisation qui en découlerait. Elles procèdent aussi de la mise en récit de la bri et de son volet archipélagique par le gouvernement chinois, au service de son propre agenda intérieur et extérieur.

A – Complexité stratégique et biais perceptuels

L’analyse dominante de la bri s’inscrit dans la continuité d’un imaginaire constitué sur plusieurs générations – il suffit de remonter à la crainte du « péril jaune » formulée par Guillaume II et déjà déconstruite par Noricow en 1897, à La Chine en folie d’Albert Londres, ou, plus récemment, aux analyses de la « menace chinoise » alimentées par les analystes, notamment états-uniens, de la « stratégie du collier de perles » (Gertz 2005 ; Pehrson 2006). Cette appellation contestée désigne la politique de prolongation et de sécurisation des routes commerciales et d’approvisionnement énergétique de la Chine, mise en oeuvre dès les années 1990 sous la forme de divers partenariats économiques, infrastructurels et stratégiques qui ne faisaient alors pas l’objet d’une labellisation de la part des autorités chinoises (Zajec 2009 ; Amelot 2010). Selon son interprétation par les élites stratégiques aux États-Unis, inquiètes du développement des capacités militaires de la Chine, le « collier de perles » cacherait « en réalité un objectif offensif plus ambitieux, aux implications stratégiques majeures » consistant notamment à « créer un “nouvel ordre international multipolaire” se traduisant en particulier par la remise en question de l’équilibre des puissances en Asie au détriment des Américains » (Amelot 2010). Cette représentation nourrit la crainte d’une « course aux armements » en Asie, fondée sur l’augmentation des budgets de défense de l’ensemble des pays de la région au cours des dernières années – bien que le caractère exceptionnel de cette augmentation puisse être nuancé si l’on considère la diminution de ces mêmes budgets après la Guerre froide et, surtout, le fait que les chiffres restent proportionnels à l’augmentation du pib des États concernés (sipri Military Expenditure Database s.d. ; Laksmana 2018a).

Ces analyses procèdent d’un cadre cognitif qui conduit à l’interprétation systématique des projets internationaux de Pékin sous l’angle de la compétition de puissances, voire du « retour impérial ». Trois éléments renforcent l’intérêt des tenants de ce type d’analyses pour le volet indonésien de la bri, tout en accentuant le risque de biais perceptuel et interprétatif. En premier lieu, la situation stratégique de l’archipel (qui contrôle les détroits de Malacca, de Lombok et de la Sonde) en fait un partenaire important pour les autres puissances commerciales et maritimes de la région, notamment les membres du « Quad » – dialogue de sécurité quadrilatéral intégrant l’Australie, les États-Unis, l’Inde et le Japon, remis sur pied en novembre 2017. Ensuite, l’ambiguïté stratégique entretenue par Jakarta autant que par Pékin, qui se gardent d’exacerber leurs revendications concurrentes de blocs maritimes situés aux abords des îles indonésiennes Natuna[3], contraste avec les tensions ouvertes entre la Chine et d’autres États membres de l’Asean (Association of Southeast Asian Nations), notamment le Vietnam et, de manière cyclique sous la présidence Duterte, les Philippines, permettant à l’Indonésie de revendiquer une position médiane. Enfin, les deux États ont connu des relations politiques et diplomatiques marquées par la proximité (à la fin du régime Sukarno) suivie d’une opposition violente (entre l’arrivée au pouvoir de Suharto et la reprise des relations diplomatiques en 1990) puis d’une normalisation progressive qui suscite des réactions contrastées sur la scène politique de l’archipel (Sukma 1999).

Le caractère stratégique de la région, combiné à des enjeux intriqués qui ne se prêtent pas à une lecture univoque des relations entre Chine et Indonésie, tend à renforcer l’effet de cadres interprétatifs marqués par une propension à prêter des intentions masquées aux initiatives de Pékin. Des analyses parfois contradictoires du volet archipélagique de la bri sont alimentées par ce biais cognitif. Elles se rejoignent dans le soupçon d’une stratégie occulte destinée à conforter l’hégémonie régionale de la Chine. Pour les uns, la bri entraînerait Jakarta dans une relation de dépendance similaire à celle qui existe déjà dans le contexte d’États plus faibles, comme le Laos (Priyandita et Wijaya 2018). Pour d’autres, le renforcement de ces relations viserait à alimenter la division entre membres de l’Asean, l’Indonésie étant l’un des rares États riverains de la mer de Chine méridionale avec lequel Pékin ne connaît pas (encore ?) de tensions ouvertes, notamment dans le contexte des négociations visant à établir un Code de conduite des parties en mer de Chine méridionale (Kung 2015 ; Li et Yongke 2017 ; Hong 2018).

Ce cadre interprétatif est conforté par la nature même des travaux produits sur le volet indonésien de la bri. Encore récente, celle-ci a fait l’objet de nombreuses études spéculatives, menées par des think tanks et journalistes travaillant dans une perspective d’anticipation stratégique orientée par la crainte de l’émergence chinoise. C’est en particulier le cas de travaux appelant explicitement au redéploiement des moyens militaires du Quad pour contrer cette concurrence hégémonique (voir notamment Barker Gale et Shearer 2018 ; et plus globalement, le projet « Reconnecting Asia » mené par le Centre for Strategic and International Studies de Washington).

Ces approches de la bri, perçue comme une stratégie coordonnée, rejoignent dans une certaine mesure les intérêts du gouvernement chinois. Celui-ci cherche en effet à faire valoir sa cohérence et sa capacité à peser sur les affaires mondiales auprès de sa propre population. Dans cette perspective, le discours officiel entourant ce projet peut être abordé comme une manière de retrouver une maîtrise sur les représentations suscitées par le développement de la puissance et des ambitions internationales de la Chine, en les reformulant au service d’un agenda assumé.

B – Des misperceptions captées par Pékin

La perception de la bri comme projet à la fois exceptionnel, cohérent et voué à s’imposer n’est pas le seul fait des biais cognitifs d’analystes extérieurs. Sa mise en récit par le gouvernement chinois lui-même relève d’une dimension moins étudiée par les analystes du rôle des perceptions et représentations en politique internationale. S’il est établi que les biais cognitifs orientent les postures des acteurs qui les éprouvent (Jervis 1976), il ne faut pas négliger la dimension réflexive des dirigeants qui en font l’objet – ni leur capacité à se saisir, pour l’orienter au service de leurs propres intérêts, de l’image qu’ils suscitent auprès de leurs partenaires. Cette observation semble renvoyer à l’une des fonctions classiques de la diplomatie, notamment à travers les instruments de la diplomatie publique ou du nation branding (D’Hooge 2005 ; Szondi 2008). Confrontés à une perception qu’ils estiment négative ou néfaste pour leurs intérêts, les dirigeants s’efforcent de la faire évoluer. Dans le contexte des représentations qui entourent les velléités de puissance de la Chine, lesquelles tendent aussi à surestimer ses capacités de projection et de coordination, l’enjeu apparaît néanmoins plus complexe. Alors que les dirigeants de la République populaire de Chine (rpc) n’entendent pas être perçus comme belligènes, comme l’illustre la mobilisation des discours de « l’émergence pacifique » depuis Jiang Zemin puis de la « Grande harmonie » sous Hu Jintao et Xi Jinping, la représentation de la puissance et de la cohérence de l’État chinois sert les intérêts intérieurs et extérieurs de ses dirigeants. La mise en récit de la bri par Pékin peut ainsi être lue comme une manière de reprendre la main sur une image subie dans le contexte de la popularisation de la notion de « collier de perles », issue de la créativité conceptuelle de stratèges américains. La bri, définie comme un projet d’investissements infrastructurels au service des échanges commerciaux, semble vouloir neutraliser le caractère militaro-stratégique auquel était assimilé le « collier de perles » tout en entérinant la capacité de Pékin à orchestrer de manière cohérente et centralisée un projet d’une ampleur inédite.

Les efforts du gouvernement chinois pour placer son projet dans la continuité historique de l’empire du Milieu confortent cette représentation et celle du caractère inéluctable de son succès, sans oublier d’inscrire les États partenaires dans le contexte de cette vision englobante. En octobre 2013, premier dirigeant étranger à s’exprimer devant la chambre basse indonésienne (Dewan Perwakilan Rakyatdpr – ou Conseil représentatif du peuple), Xi Jinping ponctuait de références historiques et culturelles son discours de lancement de la Maritime Silk Road of the 21st Century. Le président chinois a successivement mentionné les liens noués sous la dynastie des Han (206 av. J.-C.-220 apr. J.-C.), les voyages de Zheng He (1371-1433) à travers l’archipel nusantarien et l’esprit commun de Bandung, avant de citer l’évocation de Java dans Le Rêve dans le pavillon rouge, fierté littéraire nationale (Xi 2013).

La valorisation de cet ancrage historique et culturel conforte la représentation de l’altérité du modèle chinois en l’entourant d’un voile d’impénétrabilité. Elle assoit ainsi l’idée de son exceptionnalité, tandis que ses concurrents ne parviennent pas à produire de contre-récit capable de rencontrer un écho similaire dans les représentations des autres acteurs de la scène internationale. D’autres gouvernements de la région développent certes à leur tour des initiatives visant à diversifier et développer leurs échanges avec les États d’Asie du Sud-est ou d’Asie centrale, comme dans le cadre de l’Asia-Africa Growth Corridor développé conjointement par le Japon et l’Inde et formulé en novembre 2016, auquel s’ajoutent la Connect Central Asia Policy et l’Act East Policy indiennes depuis respectivement 2012 et 2014, la New Southbound Policy de Taïwan, depuis 2016, ou encore la New Southern Policy lancée fin 2017 par la Corée du Sud. Mais aucune de ces initiatives ne suscite un intérêt – ni, au demeurant, d’inquiétudes – comparable.

C – Une mise en oeuvre contrastée

Dans sa mise en oeuvre concrète, notamment en Indonésie, la bri est loin de correspondre à cette image de coordination stratégique. Elle emprunte davantage à la labellisation a posteriori qu’à la planification centralisée. Officiellement, et comme l’a confirmé le Bureau de coordination des investissements indonésien (Badan Koordinasi Penanaman Modal, bkpm) en février 2018, trois provinces indonésiennes sont intégrées au programme d’investissement de la bri : Sumatra-Nord (aux abords du détroit de Malacca), Kalimantan-Nord et Sulawesi (Célèbes)-Nord (toutes deux à l’entrée du détroit de Makassar). Les projets correspondants visent en priorité l’industrie, le tourisme et le transport. Mais sur le terrain et au regard des années récentes, la situation est moins claire tandis que la nouveauté peut être relativisée.

Les investissements chinois ont effectivement connu une forte progression en 2014, au lendemain du discours de Xi devant le dpr (800 millions de dollars contre 147,5 de moyenne annuelle en 2010-2012) et ont augmenté de 93 % début 2017. En 2018, la Chine dépassait le Japon comme deuxième pays d’origine des investissements étrangers, à hauteur de 5,5 milliards de dollars. Pourtant, il convient de nuancer l’ampleur et le caractère inédit de la démarche. Entre 2005 et 2014 par exemple, seulement 7 % des promesses d’investissements chinoises ont été suivies d’effets. Par ailleurs, le commerce bilatéral avait déjà quadruplé entre 2005 et 2013 et 3000 projets indonésiens avaient déjà fait l’objet d’investissements chinois en 2011-2016, notamment en matière de production énergétique (un quart de l’électricité indonésienne provient de centrales construites par la Chine).

Au-delà de ces chiffres, qui invitent à placer la bri dans une logique de continuité et non de rupture, cette dernière semble venir se greffer sur des projets préexistants et régulièrement rebaptisés. C’est le cas des triangles de croissance, des zones économiques exclusives, de l’idée d’un Master plan for acceleration and expansion of Indonesian economic development, ou encore des « corridors » chers à l’ancien président Susilo Bambang Yudhoyono (au pouvoir de 2004 à 2014). Un décret présidentiel (Peraturan Presiden) de 2009 avait ainsi désigné huit zones économiques spéciales (Kawasan Ekonomi Khusus), dont le Maloy Batuta Trans Kalimantan à Kutai Timur ainsi qu’à Palu (Célèbes), réintégrés parmi les projets d’investissements relevant de la bri.

Le flou qui entoure les contours du projet se confirme au regard de ses estimations financières fluctuantes et de la multiplicité des acteurs impliqués. Le cas du projet de port envisagé à Tanjung Sauh, sur l’île de Batam (sud de Singapour), est à ce titre symptomatique : son coût est évalué selon les interlocuteurs entre 515 millions et 2 milliards de dollars, tandis qu’une nébuleuse d’acteurs est évoquée sans que leurs responsabilités ne soient clarifiées. Le consortium Kepri Development Raya, qui inclut des entreprises chinoises mais aussi américaines et européennes, est ainsi entré en jeu après les premières initiatives chinoises. Evan Laksmana souligne par ailleurs l’implication de réseaux universitaires, diasporiques ou encore du monde des affaires, qui s’ajoutent aux initiatives strictement gouvernementales (Laksmana 2018b).

Enfin, d’un point de vue qualitatif, les expériences chinoises en Indonésie n’ont pas toutes été concluantes. En janvier 2016, le magazine Tempo se faisait ainsi l’écho des déceptions de la compagnie nationale d’électricité pln, suite aux dysfonctionnements des centrales à charbon construites par la Chine à Sumatra. De nombreux projets ont enfin été annoncés par le passé sans être pleinement concrétisés, en dépit de leur intérêt stratégique pour les deux États – qu’il s’agisse des dons de radars à hauteur de 158 millions de dollars, en réponse à une initiative américaine similaire en 2006-2008, ou de l’annonce répétée de cinq Indonesia-China Centers for ocean and climate en 2009, 2012 et 2015, dans la lignée des China-Indonesia maritime cooperation committee et China-Indonesia maritime cooperation fund. Si ces projets ré-émergent régulièrement, au gré de communiqués bilatéraux, ils demeurent invisibles sur le terrain.

La représentation monolithique du projet, qui focalise l’attention sur le label bri, son ampleur déclarée et son inscription dans la continuité historique de la projection internationale chinoise, ne laisse guère de place à l’observation d’une mise en oeuvre incrémentale, incomplète, voire erratique. Cela est d’autant moins le cas que cette perception de la bri s’inscrit dans la lignée des représentations courantes des ambitions chinoises et de leur exceptionnalisme. Cette convergence des biais perceptuels alimente l’image d’une Chine non seulement monolithique, mais aussi « sans voisins » (Sverdrup-Thygeson 2012), imposant une volonté surplombante à des partenaires dominés. La misperception de la bri et de ses effets ne concernent donc pas seulement la représentation des velléités des dirigeants chinois : elle procède aussi d’une lecture unidirectionnelle de ce projet, qui exclut de l’analyse la capacité des autres acteurs à se déterminer par rapport aux initiatives énoncées et à être acteurs de logiques qui impliquent leur propre territoire.

II – Two to tango. Les usages d’une interdépendance asymétrique

Le projet chinois, étudié à l’aune de concepts propres à l’histoire des relations impériales de la Chine, a pu être perçu comme le signe d’une volonté d’orchestrer un nouvel ordre mondial en tissant des relations régionales destinées in fine à soumettre ses voisins (Bhattacharua 2016 ; Callahan 2016). Le développement de la bri en Indonésie correspond toutefois aux intérêts du gouvernement indonésien, qui mobilise au service de son propre agenda les inquiétudes entourant les velléités de puissance de Pékin – tout en imposant ses priorités et sa temporalité propres. Si l’Indonésie passe pour le partenaire mineur dans la situation d’interdépendance asymétrique qu’elle entretient avec la Chine, le renforcement de cette relation laisse en effet une autonomie d’action aux dirigeants de l’archipel (Nye et Keohane 2001). Ces observations soulignent l’autonomie (agency) d’un État considéré comme plus faible dans le cadre d’une interdépendance asymétrique, trop souvent négligée dans l’étude des Relations internationales des États du Sud (Brown et Harman 2013).

A – La bri comme moyen de l’autonomie stratégique indonésienne

La représentation courante des relations de dépendance qu’induirait la participation à la bri contraste avec celle de la tradition de politique étrangère et stratégique indonésienne. Dès 1948, en pleine guérilla contre les anciens colons néerlandais, deux des pères fondateurs, Mohammad Hatta et Sutan Sjahrir, érigent en mantra diplomatique le concept de politique étrangère « indépendante et active » (bebas dan actif). Illustré notamment par l’organisation de la conférence de Bandung en 1955, ce principe a été réaffirmé et décliné sous différents avatars par l’ensemble des présidents indonésiens, en dépit d’orientations opposées, notamment durant la Guerre froide. C’est dans la continuité de la mise à jour de cette approche, sous la présidence de Susilo Bambang Yudhoyo (surnommé sby), que peut être saisi l’intérêt affiché par les dirigeants de l’archipel pour la bri. sby a en effet orienté la politique étrangère de son second mandat autour du slogan « mille amis, zéro ennemi », dont le versant stratégique a été conceptualisé par le ministre des Affaires étrangères, Marty Natalegawa, à travers la formule « d’équilibre dynamique ». Ce dernier renvoie, selon les auteurs, à une forme de hedging ou répartition des risques (Goh 2005) ou « d’équidistance pragmatique » (Laksmana 2017a). L’équilibre dynamique redéfinit en définitive le non-alignement sukarnien, jugé dépassé dans un monde d’interdépendances, sous la forme d’une multiplication des partenariats (tant stratégiques et politiques, qu’économiques, commerciaux et culturels) perçue comme le seul moyen d’assurer l’autonomie politique et stratégique de l’Indonésie dans la mondialisation (Allès 2013).

Dans cette perspective, la participation à la bri ne vient pas seulement renforcer la place de l’Indonésie parmi les partenaires de Pékin – et réciproquement. Elle conforte aussi l’importance stratégique de l’archipel du point de vue d’autres partenaires à un moment où les intérêts de Washington en Asie du Sud-Est apparaissent davantage tournés vers la mer de Chine méridionale. Les (mis)perceptions entourant la bri sont donc également mobilisées par les dirigeants indonésiens. Ces derniers font le pari que les inquiétudes suscitées par la visibilité de la projection de puissance chinoise serviront de levier pour l’engagement de partenaires notamment occidentaux et asiatiques, qu’il s’agisse des membres du Quad (Le Thu 2018) ou d’autres puissances de plus en plus impliquées en Asie-Pacifique (le Canada, la Corée du Sud, la France ou encore le Royaume Uni), pour lesquelles l’accès aux détroits indonésiens est tout aussi stratégique que pour la Chine. En janvier 2018, la visite à Jakarta de l’ancien Secrétaire d’État à la défense des États-Unis, Jim Matthis, visant à promouvoir un « partenariat très stratégique » et matérialisé par des transferts d’armement, a été interprétée en ce sens (Stewart 2018). Il est significatif que cette visite ait été immédiatement suivie d’un déplacement à Pékin de la ministre des Affaires étrangères indonésienne, Retno Marsudi. La signature d’un nouvel accord de défense avec l’Australie, en février 2018, s’inscrit dans la même logique (Laksmana 2018c). Enfin, en écho au contrat octroyé en 2016 à la Chine sur la ligne à grande vitesse Jakarta-Bandung, Jakarta a traité avec le Japon sur la ligne non moins vitale Jakarta-Surabaya, deuxième ville et capitale maritime du pays, déployant dans le domaine ferroviaire la stratégie de diversification stratégique précédemment évoquée (Xue 2018). Alors que les incertitudes politico-légales qui caractérisent le contexte indonésien dissuadent parfois ces États et leurs entreprises de s’y investir, économiquement ou politiquement, le déploiement la bri conforte l’idée que l’archipel est un partenaire incontournable et donne du crédit à sa revendication d’un rôle mondial plus significatif.

B – Convergences avec le Pivot maritime global indonésien

À l’insertion de la bri dans une stratégie de diversification des partenariats politiques, économiques et stratégiques de l’Indonésie, s’ajoute la rencontre entre le projet chinois et le concept de Poros Maritim Dunia poursuivi depuis 2014 par l’administration du président Joko Widodo. Au coeur de la vision stratégique de l’actuel président et de sa volonté de consolider la souveraineté maritime indonésienne (Connelly 2015), le pmd a été confirmé par la version 2016 du Livre blanc sur la défense. Sa convergence avec la bri permet à Jakarta d’asseoir la crédibilité de ce projet.

Peu porté sur les questions de politique étrangère, Jokowi poursuit avec le pmd la ligne formulée par ses prédécesseurs tout en connectant plus explicitement la projection internationale de l’Indonésie à ses intérêts intérieurs. Il actualise à ce titre la « vision archipélagique » (Wawasan Nusantara) développée après l’indépendance indonésienne (Damuri et al. 2014 ; Kosandi 2016) en promouvant la position de l’archipel en tant que passage maritime stratégique. Si le pmd est analysé de l’extérieur à l’aune de ses conséquences internationales, il ne faut pas sous-estimer l’importance de son volet interne, confirmé par la lecture des « piliers et objectifs » tardivement précisés par le Décret présidentiel 16 de 2017 (Laksmana 2017b). Sur les 425 « activités » rattachées à ce projet-cadre, seulement 23 sont confiées aux Affaires étrangères tandis que les autres sont essentiellement destinées à soutenir une croissance économique en perte de vitesse, objectif auquel répond la construction d’infrastructures. Il s’agit en particulier d’améliorer la connectivité et les échanges à l’est de l’archipel, présenté depuis plusieurs années comme un nouveau front pionnier. La succession des élections régionales (en 2017 et 2018) et nationales (en 2019) oblige le pouvoir à montrer qu’il tient ses promesses, comme il le fait régulièrement en publiant la proportion d’objectifs déjà atteints (par exemple les accords conclus avec l’entreprise cma-cgm pour moderniser le port de Tanjung Priok, à Jakarta, et la publication régulière des progrès des nouveaux axes routiers à Sumatra et dans la partie indonésienne de la Papouasie).

Or, si les objectifs du pmd sont clairement affichés, ses fondations tant intellectuelles que financières laissent dubitatif. La genèse même du projet offre ainsi des arguments à ses contempteurs. L’idée a été avancée à l’occasion d’un débat de la campagne présidentielle de 2014 par Jokowi, inspiré en l’espèce par son conseiller Andi Widjayanto. Dès 2008, alors doctorant sur les enjeux maritimes indonésiens à la Rajaratnam School of International Studies de Singapour, ce dernier avait participé à la formulation d’un projet prospectif sur la dimension archipélagique de l’Indonésie à l’horizon 2014. Le slogan devenu projet s’est rapidement imposé au coeur du programme présidentiel du fait de sa capacité à s’ancrer dans l’imaginaire collectif et l’histoire stratégique de l’archipel, tout en apportant un remède à la préoccupation contemporaine, d’une part, du développement infrastructurel et économique, d’autre part, de la stratégie de distinction de l’État indonésien sur les scènes régionale et mondiale. Le président l’a certes confirmé, peu après son intronisation, lors d’un discours prononcé durant l’East Asia Summit à la fin 2014 et en nommant un ministre-coordinateur pour les Affaires maritimes, à la tête d’une nouvelle administration censée diriger l’ensemble des dimensions – économiques, infrastructurelles, légales, diplomatiques et sécuritaires – du projet. Ce sont néanmoins les doutes sur le financement, alors que la dette publique de l’Indonésie tend à augmenter à un rythme plus rapide que ne l’escomptaient les autorités, qui ont alimenté les critiques relatives à sa crédibilité (Ekawati 2016) ; les interrogations sur la réalisation concrète du pmd contribuent alors à expliquer l’accueil favorable du projet chinois par les autorités indonésiennes.

Les investissements dans le contexte de la bri – même ceux qui en restent pour l’heure au stade d’annonces – sont en effet susceptibles d’apporter une consistance au pmd et donc de renforcer sa crédibilité – dans l’attente des prochaines élections. En parallèle, le « label » bri contribuerait à sa visibilité au-delà des frontières de l’archipel, conformément aux attentes des dirigeants indonésiens. Ainsi, le récit du pmd mis en place par les autorités indonésiennes, aux échelles intérieure et régionale, se nourrit de celui qu’entretient la Chine autour de la bri et rend cette dernière assimilable en dépit du souverainisme indonésien. La similitude entre les modalités des deux projets favorise cette intégration. Dans les deux cas, la narration surplombante recouvre des initiatives préexistantes, floues et vaguement estimées. Comme pour la bri, le discours tourné vers l’international du pmd recouvre des préoccupations intérieures : écoulement des stocks dans un cas, meilleure exploitation des voies et développementalisme dans l’autre. Les deux pays s’inscrivent donc dans une même logique, dans la continuité du raisonnement « gagnant-gagnant » prôné par Xi à Jakarta dès son discours de 2013. Le président chinois avait insisté sur cette dimension en soulignant la convergence entre les « rêves respectifs » des deux États – loin de la représentation d’un projet imposé.

Le peuple chinois travaille dur pour concrétiser le rêve chinois d’un grand renouveau de la nation chinoise. Et ici, le peuple indonésien met vigoureusement en oeuvre son plan d’ensemble de développement économique pour l’essor de la nation indonésienne. Pour réaliser nos rêves respectifs, il est d’autant plus nécessaire pour les deux parties de se comprendre, de se soutenir, et de coopérer l’une avec l’autre[4].

Xi 2013

La priorité des objectifs intérieurs tendrait au demeurant à éclipser la dimension archipélagique, tant dans le pmd que dans le volet indonésien de la bri. Il suffit à cet égard d’observer que le projet phare de la coopération sino-indonésienne en matière d’infrastructures demeure la ligne ferroviaire entre Jakarta et Bandung, à laquelle s’ajoutent des centrales électriques, voies ferrées et installations touristiques au sud de Sumatra et en particulier aux abords du port d’Api-Api.

Cet alignement des agendas éclaire la rationalité de l’engagement des dirigeants indonésiens en tant que partenaires pour la bri. Cette dernière contribue à la réalisation des objectifs du gouvernement indonésien – en termes de hedging comme de développement national – tout en donnant une substance plus crédible au pmd. Les dirigeants des deux États trouvent donc un intérêt dans cette rencontre, jusque dans la mobilisation de sa représentation. Chez les tenants de la thèse de l’agenda hégémonique de la Chine demeure toutefois la question de savoir si Jakarta ouvre ainsi la voie à une perte de souveraineté à plus long terme. Plusieurs voix s’élèvent, en Indonésie, pour souligner la dépendance électorale et commerciale des élites indonésiennes envers la bri et son volet maritime (Sebastian et Syailendra 2017). Le risque d’endommager les coopérations sino-indonésiennes aurait par exemple été évalué par le pouvoir avant d’engager la vive réaction indonésienne face à la présence de garde-côtes chinois au large des Natuna en juin 2016[5]. Si le renforcement de cette interdépendance asymétrique crée de toute évidence des contraintes, il ne faut cependant pas considérer que ces dernières seraient unidirectionnelles. Partenaire important pour le gouvernement chinois, l’Indonésie exerce aussi un contrôle de fait sur la mise en oeuvre et la réussite du volet archipélagique de la bri.

C – Maîtrise des temporalités et prudence stratégique

L’observation du volet indonésien de la bri s’inscrit dans la lignée des travaux sur les effets des interdépendances complexes (Nye et Keohane 2001), soulignant l’autonomie des partenaires jugés « faibles » dans le contexte de relations bilatérales ou de l’incapacité des grandes puissances à imposer leur agenda de manière strictement unilatérale. Loin de l’idée selon laquelle les partenaires de la bri seraient engagés en dépit de leur volonté dans une logique unidirectionnelle de dilapidation de leur souveraineté, il faut rappeler la centralité des préoccupations souverainistes pour les gouvernements indonésiens successifs. Dans le sillage de ses prédécesseurs, Jokowi a été élu sur un programme aux accents nationalistes, définissant neuf priorités (Nawa Cita) censées garantir la souveraineté indonésienne dans les sphères culturelle, économique et politique. Le souci de l’indépendance nationale se manifeste particulièrement envers la Chine ; la méfiance stratégique se double au demeurant fréquemment d’une xénophobie, voire d’un racisme exercé contre les Chinois et les citoyens sino-indonésiens, hérité de l’ère Suharto et parfois encore alimenté par des responsables politiques (Suryadinata 2018). Au-delà de nombreuses rumeurs témoignant de ces tendances, les incursions de bâtiments chinois au large des îles Natuna et l’idée de manoeuvres téléguidées depuis Pékin en mer de Chine méridionale suscitent une méfiance stratégique permanente.

Dans ce contexte, Jakarta sauvegarde ses intérêts en exerçant un contrôle multiforme sur la mise en oeuvre de la bri, tout en renforçant ses propres capacités militaires. Le volet archipélagique de la bri ne s’inscrit pas sur une page blanche, ni dans le contexte d’une interdépendance construite à l’avantage exclusif de Pékin. L’entretien de bonnes relations avec l’Indonésie est jugé important pour la rpc, tant en raison d’une zee (zone économique exclusive) indonésienne riche en ressources halieutiques, que d’un marché intérieur qui représente un débouché essentiel pour la production industrielle chinoise. Politiquement, l’Indonésie a compté parmi les premiers signataires de plusieurs projets importants pour la Chine, tels que la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures lancée début 2016 ou encore le Regional Comprehensive Economic Partnership. La densification des interdépendances qui procèdent de la bri renforce la propension du gouvernement chinois à maintenir cette bonne relation avec l’archipel en se gardant de recourir à la coercition, au moment où ressurgissent les tensions territoriales entre les deux États, puisque le succès du projet est important aussi pour le régime de Pékin sur le plan intérieur.

Le contrôle exercé sur la bri se manifeste tant à travers la localisation et les modalités du projet en Indonésie que sur la temporalité de sa réalisation. Le gouvernement indonésien établit en effet des priorités en matière d’accueil d’investissements étrangers, en fonction de son propre agenda (le développement des régions considérées comme « fronts pionniers » et celui des liaisons intra-archipélagiques) et de son évaluation du degré de sensibilité stratégique de certaines zones. Alors qu’il avait été question d’accueillir des investissements chinois sur les îles Natuna, Jakarta a par exemple privilégié en 2017 des propositions japonaises dans les domaines du développement énergétique et de l’industrie de transformation des produits de la pêche, dans un contexte de raidissement des relations avec la Chine qui revendique comme « zone de pêche traditionnelle » une partie de la zee indonésienne aux abords de ces îles.

Les spécificités mêmes du contexte indonésien s’imposent à la temporalité des projets. L’instabilité politico-légale de l’archipel, régulièrement déplorée comme une entrave à sa modernisation économique[6], soumet toute initiative à des ruptures de rythme et à un calendrier incertain. Les investissements chinois ne font pas exception à cet usage, qui ne peut être contourné qu’en bénéficiant de relais politiques capables de s’imposer face aux réticences et éventuelles entraves provoquées par les administrations locales. La concrétisation du volet archipélagique de la bri est ainsi liée au sort politique du ministre-coordinateur des Affaires maritimes et de la pêche, Luhut Panjaitan, et à sa volonté de prioriser le développement des infrastructures par rapport à la tentation toujours présente d’un repli souverainiste. Un changement politique pourrait voir ce proche de Jokowi remplacé par un ministre moins enclin à coopérer avec la Chine, tandis que de nouveaux incidents au large des Natuna, qu’ils soient diligentés par Pékin ou le résultat d’initiatives isolées (Supriyanto et al. 2016), pourraient faire passer l’agenda développementaliste au second plan et conduire à revoir le rythme des projets bilatéraux. De précédents tournants souverainistes ont en effet été observés, même au détriment des intérêts économiques directs de l’Indonésie : peu avant la campagne présidentielle de 2014, sby avait par exemple renforcé le contrôle de l’État sur l’extraction et l’exportation de ressources naturelles par des entreprises étrangères, comme il l’avait fait pour les importations d’armement avec la création du Comité interministériel pour la politique industrielle de défense (kkip ou Komite Kebijakan Industri Pertahanan) par un décret de 2010 (confirmé par la loi 16/2012 et concrétisé en 2013). La donne locale, dans un archipel éclaté entre quelque 17 500 îles, conforte cette dimension et le contrôle qui s’exerce de fait en Indonésie, parfois indépendamment des volontés de Jakarta (Damuri et al. 2018). La décentralisation administrative, initiée à la suite de la transition démocratique de 1998 puis renforcée dans les années 2000, offre en effet davantage de marges de manoeuvres aux élites locales, principalement au sein des kabupaten (ou districts, au-dessous du niveau provincial). Là, les considérations sont moins sécuritaires ou stratégiques qu’au coeur des ministères : il s’agit surtout de développement, voire de rétro-commissions à négocier lors des transactions. Si de telles incertitudes découragent les investisseurs privés, elles s’apparentent aussi à un contrôle exercé de facto par l’archipel sur la réalisation de projets d’origine étrangère, créant une dépendance de l’investisseur qui a engagé des fonds, voire son image, comme c’est le cas de la Chine avec la bri.

Le contexte stratégique dans lequel est mis en oeuvre le projet chinois conforte enfin l’analyse d’un effort indonésien pour asseoir son autonomie, simultanément à son engagement dans la bri. Le gouvernement indonésien développe en effet un arsenal stratégique destiné à dissuader Pékin de revendiquer explicitement les zones maritimes disputées autour des Natuna ou de circuler librement dans son archipel. Jakarta procède en trois temps, commençant par un contrôle accru des détroits encadrés par des projets liés à la bri. Cette veille s’effectue grâce à des sonars profonds destinés à repérer les passages de sous-marins, aux études menées pour installer des dispositifs de séparation du trafic (Traffic Separation Scheme, tss), et à une interprétation très restrictive du droit de passage archipélagique ; celle-ci se traduit notamment par la demande, juridiquement discutable, d’une annonce préalable du passage des bâtiments de guerre étrangers dans les détroits de la Sonde et de Lombok. En second lieu, l’Indonésie tâche de mettre à niveau son équipement aéronaval dans l’hypothèse de combats en mers étroites. Son armée ne pourrait évidemment faire le poids en cas de confrontation directe avec la puissance militaire chinoise, mais il s’agit d’entériner l’idée qu’un groupe aéronaval chinois se mettrait malgré tout en danger en cas de combats aux abords de l’archipel. Des aéronefs Sukhoi 27/30 et F-16 indonésiens sont ainsi pré-positionnés le long des principales voies de circulation archipélagiques, propices au positionnement de mines (Supriyanto 2012). Les exercices militaires se multiplient dans la zone et consistent notamment à s’entraîner à larguer des bombes en mer. Enfin, Jakarta se prépare à contrer d’éventuelles velléités chinoises sur la ligne de front des Natuna. Après des interactions militarisées entre mars et juin 2016, Jokowi s’était rendu sur la zone à bord d’un bâtiment de guerre et avait organisé une réunion ministérielle destinée à matérialiser l’attachement à l’île à travers des projets concrets. Le 17 août suivant, à l’occasion de son discours pour la fête nationale, il avait répété sa volonté de défendre chaque centimètre du territoire national. Dans la lignée de ce déplacement, les îliens ont constaté la multiplication des visites de hauts fonctionnaires jakartanais sur un rythme inédit. La piste d’atterrissage a été agrandie, l’aéroport prévu de longue date a été inauguré, et de nouvelles bases militaires ont été érigées en prévision de l’accueil de nouveaux bataillons.

Ces développements et les interactions pacifiques que semble entériner la convergence entre bri et pmd pourraient paraître contradictoires, mais ce n’est cependant pas le cas : les deux confirment que la volonté du gouvernement indonésien de conserver la maîtrise de sa souveraineté, tout en participant au projet chinois, passe par une diversification de sa stratégie. En tissant un écheveau de relations avec Pékin tout en renforçant ses capacités militaires, l’Indonésie dissuade la Chine d’agir de manière coercitive dans les Natuna, et ce d’autant plus que l’archipel est avec la Malaisie et Brunei le seul État riverain de la mer de Chine méridionale avec lequel les relations demeurent formellement apaisées. Si la relation entre les deux États apparaît asymétrique, elle ne relève donc aucunement d’une domination unidirectionnelle. Cet état de fait permet à l’Indonésie de prolonger à son avantage la situation d’ambiguïté stratégique entre les deux États, contrairement à ce qui avait été annoncé précédemment (Murphy 2014), en se donnant davantage de moyens pour réagir en cas de clarification au profit de la Chine. Le gouvernement chinois adopte quant à lui des mesures qui témoignent de sa conscience de cet état de fait. Pékin renforce par exemple ses liens stratégiques au Timor-Leste, perçu comme une voie de recours pour faire sortir ses sous-marins de la mer de Chine méridionale au cas où se fermeraient les portes indonésiennes. Cette anticipation d’alternatives stratégiques souligne que, loin de se laisser aveugler par les misperceptions qu’il suscite, le gouvernement chinois intègre la possibilité que le partenaire indonésien ne soit pas sous contrôle. Les observations avancées dans cette partie, contre-intuitives au regard d’un prisme qui mettrait essentiellement l’accent sur les différences de capacité et les relations interétatiques, invitent à repenser les modalités de l’interdépendance asymétrique entre l’Indonésie et la Chine ; cette démarche s’effectue à travers des concepts qui n’excluent pas d’emblée l’autonomie de la première.

Conclusion. Saisir l’ambiguïté stratégique

L’étude du volet archipélagique de la bri souligne bien le décalage entre la représentation courante d’une « grande vision » unilatéralement imposée par la Chine, et la réalité de sa mise en oeuvre à la fois moins coordonnée et largement soumise au bon vouloir des autorités indonésiennes. Le manque de lisibilité des interactions entre la Chine et ses voisins crée des conditions propices aux misperceptions, à la fois en conduisant les observateurs extérieurs à formuler des présuppositions ancrées dans leurs propres attentes, et parce que Chine et Indonésie trouvent un intérêt dans la représentation de la bri comme une expansion de la puissance chinoise. Ce cas d’étude confirme, s’il en était besoin, l’importance de souligner les discordances entre représentations et pratiques. La connaissance des logiques régionales peut ainsi être mobilisée au profit d’une conceptualisation plus adaptée des Relations internationales en Asie (Acharya et Buzan 2018 ; Eun 2018 ; Acharya 2017), nécessaire pour prévenir la reproduction de biais perceptuels politiques et stratégiques.

La notion d’ambiguïté stratégique[7] est ainsi particulièrement utile pour qualifier la complexité des interactions, enchevêtrements stratégiques et contraintes mutuelles qui caractérisent le contexte entourant la bri en Indonésie, loin de la représentation de jeux de puissance et de domination à somme nulle. D’origine politique, le concept a pu être employé pour désigner la stratégie chinoise en mer de Chine méridionale (Sun 2012) autant que la posture de l’Indonésie dans le contexte de ses disputes territoriales avec la Chine. L’ambiguïté stratégique se traduit, dans le cas indonésien, par une méfiance (matérialisée par la mise à niveau de l’équipement naval et les exercices de l’armée indonésienne) combinée à l’absence de formulation explicite des différends. Si elle peut être perçue comme risquée pour la partie « faible » dans un contexte d’interdépendance asymétrique, par contraste avec une clarification juridique (recours au droit international) ou institutionnelle (coopération formalisée), l’exemple des relations sino-indonésiennes tend à montrer que cette approche laisse la porte ouverte à d’autres possibilités. Elle s’hybride en effet à l’éthique de la réciprocité relationnelle qui forme le coeur des réseaux interpersonnels autant qu’elle imprègne la construction des relations internationales dans la région (Kavalski 2018). Ainsi, au lieu d’une solution tranchée sur laquelle il serait difficile de revenir, l’ambiguïté stratégique ouvre la voie à une densification des interactions et à une consolidation des interdépendances et obligations mutuelles. Dans le contexte d’une hiérarchie assumée comme celle qui caractérise la relation entre la Chine et l’Indonésie, les interdépendances et obligations mutuelles issues de la bri bénéficient en définitive à cette dernière en renforçant la prévisibilité des comportements chinois au sud de la mer de Chine méridionale.