Corps de l’article

On connaît bien maintenant les liens puissants que les populations immigrantes de première génération entretiennent avec leurs modèles alimentaires prémigratoires[1] et la persistance dans le temps de la socialisation alimentaire[2]. Mais il ne s’agit pas ici que de phénomènes de continuité puisque les pratiques alimentaires et la cuisine subissent de nombreux changements, ne serait-ce que par l’offre alimentaire, l’exposition à d’autres modèles alimentaires, la socialisation alimentaire des enfants dans leur nouvel espace social et les changements au mode de vie[3]. Cependant, il ne s’agit pas que de ruptures non plus, car les manières selon lesquelles d’autres nourritures (saveurs, techniques, aliments, discours) seront appropriées ou les pratiques reconstruites reposent en partie sur une socialisation alimentaire ainsi que sur des savoirs et des pratiques culinaires prémigratoires. Ainsi, permanence et rupture sont des logiques concomitantes dans un processus de transformation et de recomposition des pratiques alimentaires et culinaires[4].

Cet attachement ne relève pas que de la nostalgie du pays d’origine, voire assez peu en fin de compte, comme nous l’avons montré dans une recherche d’assez large envergure menée de 2008 à 2013 et portant sur divers groupes d’immigrants (tous allophones) provenant d’horizons socioculturels et géographiques très variés[5]. Il est apparu que les nourritures participent plutôt d’une sensorialité ou plus précisément d’un rapport au monde qui passe par une dimension sensorielle et sensuelle (dont celle du plaisir) médiatisée par les saveurs, les odeurs ainsi que les émotions, la mémoire et l’intimité[6], autant de variables qui sont structurantes dans la construction d’un chez-soi, c’est-à-dire dans l’appropriation subjective de l’espace[7], d’une famille, du genre, des identités individuelles et collectives[8]. C’est pourquoi l’attachement aux nourritures et aux pratiques culinaires est très fort, particulièrement dans un contexte de migration où les repères et la sociabilité sont à reconstruire.

Dans cet article, nous insisterons plus particulièrement sur la construction d’un chez-soi non pas dans un environnement domestique (un espace privé en quelque sorte, mais que les nourritures participent également et de manière primordiale à construire), mais plutôt dans l’espace public. Avec quelques exemples de commerces situés dans des quartiers précis de Montréal, nous montrerons comment les immigrants, dans leurs pratiques pour (re)construire un chez-soi (prolongeant l’espace privé), participent à la structuration de l’espace des quartiers dans lesquels ils habitent, contribuant à (se) fabriquer un « art de vivre » à Montréal qui passe, entre autres, par des sensations et des émotions produites par les nourritures. Dans le même sens, Sarah Pink, parlant de la « sociabilité sensorielle » dans une démarche ethnographique très similaire à la nôtre, souligne que la préparation de la nourriture, son partage, et nous ajoutons sa vente au détail, sont des pratiques de fabrication de l’espace (place-making practices) qui sont constitutives de celui-ci[9]. Ainsi les espaces ne sont pas que matériels, ils ont également des dimensions imaginaires. Cet article se veut une contribution à cette réflexion sur le devenir de l’espace alimentaire de Montréal.

Montréal, un espace social alimentaire transculturel

La présence des immigrants (c’est-à-dire des personnes qui ne sont pas nées au Canada) dans la société québécoise ne cesse d’augmenter, particulièrement depuis le milieu des années 1990, et contribue à la diversification de la population. Cela est encore plus évident à Montréal où 74 % des immigrants décident de s’installer[10]. Selon une compilation et une estimation à partir des plus récentes données, un total de 1 203 219 personnes immigrantes vivent au Québec dont environ 890 382 à Montréal[11]. Sur une population montréalaise d’environ 2 millions de personnes[12], la proportion de personnes qui ne sont pas nées au Canada est d’environ 44 %. Le but de la présentation de ces chiffres n’est pas de les discuter, mais de montrer l’importance des populations immigrantes parmi les populations montréalaises et la masse critique qu’elles représentent maintenant.

Bien que l’immigration en grand nombre en provenance par exemple de la Chine du Nord, du Mexique ou du Maghreb soit relativement récente dans l’histoire du Québec, depuis plus de deux cents ans, les immigrants (surtout européens jusque dans les années 1990) n’ont cessé de contribuer à la diversification de l’espace social alimentaire de Montréal. D’abord par leur présence même, ensuite par leurs épiceries, leurs restaurants, leurs cafés, voire leurs jardins, ils participent à le structurer comme un espace transculturel. Transculturel au sens où les aliments, les produits alimentaires, les recettes, les techniques, les discours et les imaginaires circulent dans l’espace social alimentaire et que celui-ci se caractérise aussi par des espaces d’échange, d’adoption et d’influences réciproques, par des logiques de différenciation, mais aussi d’intégration donnant lieu à des phénomènes de transculturalité[13]. Par exemple, on constate au quotidien l’adoption de certains plats ou aliments de la culture culinaire perçue comme majoritaire comme le pâté chinois, les macaronis au fromage, les sandwichs, le pain, la plupart du temps adaptés selon la culture culinaire et les principes des saveurs de la cuisinière ou du cuisinier. On observe aussi des emprunts d’une culture « minoritaire » à l’autre, comme l’adoption de la cuisson sautée et de certains autres traits de la cuisine asiatique assez populaires chez les populations migrantes. Enfin, la culture culinaire perçue comme majoritaire a adopté maints plats, recettes, aliments, épices et types de cuisson ; ainsi les plats de pâtes, les couscous, les tajines, les caris, le bok choy, la tortilla, le kimchi et la cuisson au wok font maintenant partie du répertoire culinaire de nombreuses familles québécoises francophones.

Nous avons montré, en travaillant sur un échantillon de 700 personnes pour un questionnaire et 300 personnes en entrevue de groupe, la persistance du style alimentaire prémigratoire dans l’alimentation quotidienne. En effet, 70 % des personnes de l’échantillon cuisinent (et mangent) très régulièrement des types de plats qu’elles avaient l’habitude de consommer avant l’immigration. La moyenne de fréquence de préparation de plats familiers est de cinq jours par semaine. Ces plats sont surtout préparés et consommés au souper. Les fréquences de préparation de plats familiers, selon les repas sont les suivantes : le matin (souvent et très souvent) 63 %, le midi à la maison (souvent et très souvent) 73 %, le soir (souvent et très souvent) 85 %[14]. Cela ne veut pas dire que leurs goûts et pratiques ne se transforment pas et que les plats issus du style alimentaire prémigratoire ne sont pas l’objet d’adaptation (nouveaux goûts, produits de remplacement, modifications des recettes dues par exemple à de nouvelles normes en matière de santé, appropriation de certains plats à la manière de la personne qui cuisine, etc.). Nous voulons toutefois insister sur ces phénomènes de persistance parce qu’ils ont des effets sur l’espace social alimentaire et plus particulièrement sur l’offre alimentaire globale.

Diversification et inscription dans l’espace social alimentaire de Montréal

Afin de se procurer les aliments dont ils ont besoin pour cuisiner dans leur style alimentaire prémigratoire, les immigrants ne peuvent se contenter des grandes chaînes telles que Métro, IGA, Loblaws ou Maxi, bien qu’ils fassent beaucoup de courses dans ce type de commerce (plus de la moitié du volume total) et que ces chaînes se soient considérablement adaptées aux besoins de ces clientèles en diversifiant leurs produits. Ainsi, ils doivent compter sur des commerces spécialisés dans les produits issus de leurs cultures alimentaires.

Ces commerces, de taille souvent modeste, existent bien sûr depuis longtemps à Montréal. Cependant, jusque dans les années 1990, ils étaient destinés à des clientèles spécifiques, originaires surtout de l’Europe jusque dans les années 1970, mais aussi d’Haïti et de l’Amérique du Sud au début des années 1980. Ces commerces étaient situés dans des quartiers centraux et généralement à proximité d’une communauté suffisamment dense géographiquement (Italiens, Portugais, Grecs, Juifs européens, Allemands, Arméniens).

Aujourd’hui, il en va tout autrement et l’on assiste à une véritable explosion non seulement en matière de variété issue de toutes les cultures alimentaires et les régions géographiques, mais au point de vue de la diffusion et de l’accessibilité, puisque l’on retrouve ces commerces dans tous les quartiers de Montréal. Par exemple, on peut non seulement acheter des produits en provenance de l’Afrique, mais tout ce qu’il faut pour préparer des spécialités congolaises et ce dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, traditionnellement francophone et ouvrier. Un autre exemple, au moment de notre recherche initiale au début des années 2010, les immigrants issus du Mexique et de l’Amérique centrale ne trouvaient pas de tortillas fraîches préparées comme ils en avaient l’habitude (dans ces pays, en ville, la tortilla est toujours achetée le jour même dans une tortilleria, et la fabriquer chez soi est très laborieux[15]). Ainsi, ils n’en mangeaient presque plus. Aujourd’hui, il existe à Montréal au moins trois tortillerias qui produisent pour distribuer dans les épiceries et ce produit (particulièrement celui de la compagnie Maya) est devenu commun dans de nombreuses petites épiceries et fruiteries de quartier. Désormais, la tortilla est consommée non seulement par des Mexicains ou des Salvadoriens, mais par de nombreux autres Montréalais ayant développé des goûts cosmopolites et qui utilisent la tortilla autant pour des préparations chaudes comme des enchiladas ou froides comme des sandwichs roulés.

Une dissémination dans tout l’espace social alimentaire de Montréal, voilà donc sans doute une nouveauté relativement aux dynamiques résidentielles qui ont prévalu jusque tard dans les années 1990[16]. Ces commerces, ces restaurants, les produits qu’ils proposent, les recettes et les techniques culinaires qu’ils diffusent, les odeurs et les saveurs qu’ils offrent font appel non seulement aux sens, mais à l’imaginaire du mangeur urbain hypermoderne. Ils ont profondément transformé l’espace social alimentaire et les habitudes alimentaires de tous les Montréalais, quelle que soit leur origine. Ainsi, les immigrants, en offrant ces aliments dans leurs commerces (car ils sont tenus la plupart du temps par des personnes issues de l’immigration), offrent à manger une partie d’eux-mêmes non seulement à leurs « compatriotes », mais aux habitants du quartier ou à ceux qui y viennent en visite.

On comprend dès lors l’intérêt de se pencher particulièrement sur quelques-uns de ces commerces dans le but de mieux comprendre leurs spécificités. L’étude proposée ici esquisse cette démarche à l’aide de quelques brèves études de cas. Il s’agit de documenter trois commerces qui, dans leur variété, sont représentatifs de cette nouvelle diffusion dans l’espace urbain des nourritures autrefois associées uniquement aux communautés immigrantes.

Trois commerces dans deux quartiers montréalais

Nous avons choisi de présenter des commerces spécialisés dans les produits alimentaires situés principalement sur la rue Jean-Talon à Montréal, mais aussi sur la rue Bélanger, une rue au sud de Jean-Talon (dans la géographie montréalaise). La diversité et la quantité de l’offre alimentaire sur cette artère de la ville sont fascinantes et il y aurait lieu d’y consacrer une recherche plus approfondie. Sa vitalité s’étend de la rue Pie IX, où se situe ce que l’on nomme le « Petit Maghreb », en allant vers l’ouest, où se trouve la « Petite Amérique latine » dotée de très nombreux commerces offrant des produits du Mexique, d’Amérique centrale et du sud. Arrive ensuite le marché Jean-Talon, le plus grand marché de Montréal, au coeur de la « Petite Italie », où l’on retrouve aussi de nombreux commerces de produits italiens. Enfin, toujours sur la rue Jean-Talon, dans le quartier Parc Extension (un peu plus à l’ouest entre l’avenue du Parc et le Chemin Rockland), c’est la « Little India » où se concentrent entre autres des populations venues du sous-continent indien (Inde, Sri Lanka, Bangladesh et Pakistan) ainsi que de nombreux commerces qui leur sont principalement destinés.

Nous avons identifié, aux fins de nos exemples, deux quartiers et dans chacun de ceux-ci des commerces offrant des produits alimentaires issus des cultures culinaires du Maghreb et de l’Amérique latine. Nous ne proposons pas de faire une analyse en profondeur de ces quartiers, de ces commerces et des dynamiques intra et intercommunautaires que l’on y retrouve. Nous souhaitons plutôt offrir des vignettes qui témoignent des manières dont les immigrants, dans le processus de fabrication d’un chez-soi par la cuisine et l’alimentation, sont des acteurs de la structuration des espaces sociaux, architecturaux et imaginaires de la ville.

Figure 1

Tout au long de la rue Jean-Talon, Google Maps.

Carte annotée par Alain Girard, 2018

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Les critères qui ont guidé le choix des commerces sont tout d’abord la popularité et la longévité de ceux-ci. La plupart du temps, ces commerces ont fait l’objet d’articles de journaux et de répertoires des « meilleures adresses ». Ils sont cités par exemple dans le Guide du Montréal multiple[17], sur Foodlavie.com[18] et dans un article de Laura-Julie Perreault dans La Presse[19]. Nous avons ensuite vérifié et comparé sur place avec d’autres commerces du même genre afin de valider les choix. Une autre condition était que ces commerces se spécialisent dans la vente de produits courants, sinon iconiques, des cultures alimentaires de leurs clientèles. Il nous semblait aussi important que ces produits servent à la préparation (ou à la consommation) régulière des repas. Enfin, les commerces devaient être situés dans un espace où d’autres commerces ou services s’adressant à des populations ciblées sont concentrés. Donc, bien que les immigrants ne comptent pas que sur ce type de commerces pour leur approvisionnement en produits alimentaires, ils les fréquentent régulièrement pour se procurer des produits qui ne sont pas offerts en supermarché par exemple.

Le quartier du « Petit Maghreb »

Situé entre la rue Pie-IX et la rue St-Michel, bordé par la rue Jean-Talon au sud[20], ce quartier comprenait, en 2014, 46 commerces dits « maghrébins », dont plusieurs restaurants, cafés, épiceries et boutiques spécialisées (boucheries hallal, pâtisseries). Spécifions que dans ce quartier habitent seulement 11 % de tous les Montréalais issus des pays du Maghreb. Cela témoigne de la dynamique montréalaise de dissémination des immigrants d’une provenance particulière sur l’ensemble du territoire, avec quelques concentrations çà et là, mais rien qui s’apparente à un phénomène de ghettoïsation. Ce quartier, où la présence maghrébine reste toutefois très visible, est un « lieu de rassemblement important pour la communauté maghrébine montréalaise[21] ». Le fait qu’il y ait plusieurs cafés témoigne d’un trait spécifique de la sociabilité communautaire, car comme plusieurs musulmans ne boivent pas d’alcool, ils se rencontrent, entre hommes surtout, dans des cafés plutôt que dans des bars. Les commerces mettent aussi en valeur des pratiques alimentaires chargées de traditions, de souvenirs et d’évocations.

Notre première vignette concerne la pâtisserie La table fleurie d’Algérie et son salon de thé à l’étage, établissement situé au 3704 de la rue Jean-Talon Est et qui est présent dans le quartier depuis plus de vingt ans[22]. Le comptoir qui s’étire jusqu’au fond de la boutique est rempli à craquer de pâtisseries et de gâteaux qui embaument le miel et les noix caramélisées. Ce comptoir brillamment éclairé qui offre des friandises tentantes est au coeur de l’espace et des interactions marchandes. Fabriquées avec des ingrédients dont certains sont apportés d’Algérie, les pâtisseries sont semblables à celles que l’on trouve au pays. Mentionnons la spécialité typique des gâteaux d’anniversaire pour les enfants ou les évènements, des pièces qui sont très colorées, les classiques baklavas ainsi que les fameux mekhebez, mélange de pâte d’amande traditionnelle d’Alger nappée de glace royale, une friandise héritée de l’occupation française en Algérie.

Afin d’obtenir quelques précisions particulièrement sur les clientèles de la pâtisserie et du salon de thé, nous avons rencontré à notre deuxième visite (septembre 2018) le propriétaire, M. Toufik Merazi, ainsi qu’une employée de la pâtisserie. Selon le propriétaire, la clientèle de la pâtisserie est composée à 65 % d’Algériens qui viennent souvent de loin et même des États-Unis. L’employée qui connaît bien ses clients ajoute que ceux-ci « recherchent la nostalgie et pas de la modernité ». Elle indique que des clients québécois francophones et d’origine africaine viennent de plus en plus régulièrement « avec des étoiles dans les yeux » quand ils entrent dans la pâtisserie. L’endroit fait également café à l’étage ; ce lieu, au décor évocateur des cultures musulmanes, est fréquenté par une clientèle multiethnique à la recherche de quiétude, de douceurs sucrées et d’un thé à la menthe bien brûlant.

Figure 2

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Intérieur de l’établissement, le comptoir des pâtisseries.

© Alain Girard, La table fleurie d’Algérie, septembre 2018

2b

Détail du comptoir à pâtisseries : en haut, des pâtes d’amande, en bas, des mekhebez.

© Alain Girard, La table fleurie d’Algérie, septembre 2018

2c

Une partie du salon de thé à l’étage de la pâtisserie.

© Alain Girard, La table fleurie d’Algérie, septembre 2018

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Les Algériens, mais aussi les Marocains et les Tunisiens, reconnaissent volontiers qu’ils ont la dent sucrée, jusque dans le thé à la menthe qui est souvent édulcoré. Ils ont amené avec eux ce penchant et les recettes pour le satisfaire dans leurs valises. Le sucré est mobilisé afin de construire des références culturelles communes participant à un univers sensoriel où il prend une place significative dans la vie sociale qui acquiert entre autres de la douceur. En outre, ce commerce de pâtisserie est aussi un espace transculturel puisque certains produits sont très connus – voire iconiques comme les baklavas – et que la clientèle est de plus en plus diversifiée.

Deuxième vignette dans ce quartier, le marché Cordoba, situé au 3600, rue Jean-Talon Est, qui existe depuis plus de vingt ans lui aussi[23]. Il s’agit d’un petit marché de quartier destiné principalement à une clientèle maghrébine recherchant des produits particuliers afin de pouvoir cuisiner dans le style culinaire prémigratoire. Nous avons rencontré (septembre 2018) les propriétaires, M. Abdel Alacher et son épouse, afin d’obtenir quelques précisions sur les clientèles du marché. Selon ceux-ci, la clientèle se compose à 70 % de personnes issues du Maghreb dont beaucoup ne sont pas du quartier et viennent d’aussi loin que Boston et le New Jersey. L’autre 30 % est constitué de Québécois francophones, souvent en couple avec une personne issue du Maghreb, ainsi que de personnes d’origine haïtienne et asiatique qui viennent pour des produits très spécifiques. Les lieux sont caractérisés par des rayons très chargés où l’on trouve des feuilles de brick, de l’huile d’olive, de la pâte de dattes, de l’eau de fleur d’oranger, ainsi que tout ce qu’il faut pour faire le tajine, la chorba, le couscous, le thé à la menthe et de très nombreux autres plats de l’Afrique du Nord. Ici, les produits offerts nécessitent en majorité une transformation culinaire ou servent à cette transformation. Cela est à corréler avec le fait que ces populations apprécient la cuisine maison faite avec amour[24]. L’espace comporte de nombreux éléments mémoriels et sensoriels : les couleurs des emballages et les marques, l’odeur des épices, les formes des ustensiles familiers et qu’on sait utiliser, les marqueurs alimentaires iconiques, etc. L’encombrement même des lieux est signe de profusion et participe à un sentiment de plénitude. Il mobilise aussi les savoirs des clients, qui doivent choisir et cuisiner ces produits.

Figure 3

3a

Étalage de produits : sauces, condiments et thé à la menthe en poudre.

© Alain Girard, Le marché Cordoba, septembre 2018

3b

Tajines pour cuisson au four.

© Alain Girard, Le marché Cordoba, septembre 2018

3c

Couscoussiers, théières, plats de service et verres à thé.

© Alain Girard, Le marché Cordoba, septembre 2018

3d

Étalage de produits : graine de couscous, pâte de tomate, pâtes alimentaires et épices en vrac.

© Alain Girard, Le marché Cordoba, septembre 2018

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Le quartier de la « Petite Amérique latine »

Nous passons au second quartier de notre étude. Situé dans un quadrilatère balisé par la rue Bélanger au sud et la rue Jean-Talon au nord, celui-ci s’étend des rues Saint-Laurent à St-Hubert. C’est un quartier où l’on trouve une concentration de commerces tenus par des Montréalais issus des pays de l’Amérique latine (épiceries, restaurant, agences de voyages, coiffeurs, clubs vidéo, etc.) ainsi que de nombreux centres d’aide et associations latino-américains[25]. Depuis les années 1980, le quartier de la Petite Patrie et plus particulièrement le quadrilatère de la « Petite Amérique latine » voit s’installer des populations venant des divers pays de l’Amérique latine ; 8 % des immigrants de ces pays habitent le quartier aujourd’hui[26]. Originaires surtout des pays de l’Amérique centrale, du Chili et de l’Argentine dans les années 1970 et 1980, ces immigrants viennent maintenant surtout du Mexique, de la Colombie, du Venezuela et du Pérou[27]. Signe de l’importance de leur présence dans le quartier, mais aussi de leur curiosité pour d’autres cultures culinaires, des restaurants vietnamiens du quartier offrent une version de leur menu en espagnol[28].

Notre vignette dans ce quartier concerne l’épicerie et le restaurant Andes, tous deux situé dans le même bâtiment au 436 de la rue Bélanger Est. L’établissement est fondé en 1984 d’abord sous le nom de Los Andes ; il a ensuite porté le nom de Sabor latino de 2002 à 2018. L’épicerie comporte dès son ouverture un restaurant de spécialités et une boucherie. Depuis l’origine, l’épicerie et le restaurant sont de véritables pôles d’attraction dans le quartier, autant pour les immigrants des pays de l’Amérique latine que pour des commerçants désirant offrir leurs services (entre autres) à ces populations tout près de l’épicerie. Il est donc devenu une véritable institution offrant une variété impressionnante de produits de plusieurs pays et de plusieurs cultures alimentaires. Seulement environ 30 % de sa clientèle provient du quartier, le reste, majoritairement des immigrants provenant de l’Amérique latine, vient d’autres quartiers de Montréal ou même de la proche banlieue, où semble-t-il, ils sont nombreux à s’installer depuis quelques années[29].

Ce commerce est un espace mixte qui fait cohabiter des référents alimentaires d’origines culturelles spécifiques avec un élément de transculturalité. Les membres des diverses communautés latino-américaines viennent y chercher des produits appartenant à leur style culinaire prémigratoire. Nous avons rencontré (septembre 2018) le propriétaire, M. Hector Aguilar, afin d’obtenir des informations sur le changement de nom de l’épicerie depuis notre première visite, sur son intérêt pour les cultures culinaires de l’Amérique latine et sur les tendances actuelles de ses clientèles. Le propriétaire nous confie que depuis 25 ans, les Québécois francophones sont de plus en plus nombreux à venir faire des achats et, plus récemment, des immigrants français du quartier se montrent curieux des cultures culinaires latino-américaines. Pour beaucoup d’immigrants issus de ces cultures alimentaires, (re)construire un chez-soi, comme construit affectif[30] et comme stratégie d’intégration, suppose d’établir des chemins dans la ville qui mènent à des piments forts, du fromage frais, des tortillas, des coupes de viandes particulières, des boissons sucrées et colorées. Comme le montre Ghassan Hage[31], il s’agit pour les immigrants de s’entourer et de trouver des objets, des odeurs, des sensations socialement et culturellement reconnaissables afin de développer un sentiment de familiarité, de sécurité, un abri pour soigner les crises, mais également une base pour se projeter dans la société et y envisager un avenir, une vie bonne. Parallèlement, l’épicerie Andes est aussi un lieu de coexistence interculturelle et de transfert culinaire, puisque le commerce abrite un restaurant dans lequel se rassemblent des immigrants latino-américains qui retrouvent des plats typiques entre autres de la Colombie et du Mexique préparés depuis plus de 40 ans par la soeur du propriétaire. On y croise aussi des habitués du quartier de toutes les origines. Notons qu’ici le porc est à l’honneur, particulièrement dans sa forme grillée et effilochée ; « Le cochon est roi ! », nous confie avec des yeux pétillants le propriétaire passionné des spécialités de la Colombie, du Mexique et du Pérou. Cela montre bien que les habitudes alimentaires tracent des frontières symboliques importantes, puisque le porc n’est évidemment pas consommé dans le Petit Maghreb.

Figure 4

4a

Vitrine du marché et du restaurant Andes.

© Alain Girard, Le marché et le restaurant Andes, septembre 2018

4b

En haut : boissons sucrées, piments serrano et habanero ; en bas : bananes plantains, cactus nopal, aloès et poivrons verts.

© Alain Girard, Le marché et le restaurant Andes, septembre 2018

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Fromage frais, le plus populaire et le plus usité des fromages dans plusieurs modèles alimentaires d’Amérique latine.

© Alain Girard, Le marché et le restaurant Andes, septembre 2018

4d

Diverses pâtes de piment, le « piquant » étant un puissant marqueur alimentaire dans de nombreux modèles alimentaires latino-américains.

© Alain Girard, Le marché et le restaurant Andes, septembre 2018

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Conclusion

Les nourritures participent d’expériences sensorielles, émotionnelles, symboliques, mémorielles, ludiques, rassasiantes, festives. Les modèles alimentaires qui leur donnent des formes concrètes et imaginaires laissent des traces profondes dans la socialisation des individus, entre autres parce que ces nourritures sont liées aux identités intimes et communautaires, qu’elles participent d’expériences sensorielles souvent agréables et rassurantes et qu’elles organisent le monde comme lieu habitable. En situation de migration, rendre le monde habitable implique la (re)construction d’un chez-soi, à la fois dans un espace domestique privé, mais aussi dans un espace public. Les nourritures et leur partage de même que les pratiques de la cuisine sont au centre de cette (re)construction. Nous avons montré, bien rapidement à l’aide de ces vignettes, que dans le but de retrouver des aliments et des sensations connues, les immigrants se sont donné des moyens de pouvoir se procurer ces aliments (marchés, boutiques) ou de les consommer en groupe (restaurants, cafés, lieux communautaires) dans l’espace social et urbain dans lequel ils s’installent. Toutefois, même si les pratiques alimentaires et culinaires se transforment après la migration dans un autre espace social alimentaire, permanence et rupture sont ici concomitantes : certains éléments de la culture culinaire prémigratoire subsistent ou même se renforcent, alors que d’autres sont délaissés. Mais surtout, il y a de fait une complexification des cultures alimentaires, et ce, autant en ce qui concerne les usages de la communauté perçue comme majoritaire que du côté des communautés immigrantes en situation minoritaire.

En effet, nous avons montré que la masse critique que constituent aujourd’hui les immigrants dans la ville de Montréal constitue un terreau particulièrement fertile pour le développement d’offres alimentaires multiples. Les commerces dits « ethniques » ne sont plus concentrés dans certains quartiers centraux comme ce fut le cas durant une longue période de l’histoire de l’immigration à Montréal. Ils se développent certes selon des logiques de concentration des populations, mais aussi en synergie mutuelle grâce à la vitalité de certains quartiers. Ce développement établit des possibilités d’échanges culturels, il ouvre la porte à un transculturalisme culinaire. Ce concept renvoie à des dynamiques d’emprunts alimentaires réciproques entre communautés, alors que circulent plus que jamais aliments, recettes, et techniques. Des emprunts surviennent désormais entre les communautés des Québécois d’origine (où se retrouvent francophones, anglophones, immigrants de deuxième ou troisième génération) et des communautés récemment arrivées, ainsi qu’entre les communautés récemment arrivées elles-mêmes. De plus, le phénomène du transculturalisme culinaire se construit selon au moins deux axes. Il se produit dans l’espace public des marchés, des cafés, des restaurants, bref dans des lieux de rencontre organisés autour des produits usuels ou iconiques et de sociabilités spécifiques. Mais il se déploie aussi dans l’espace domestique, où celui ou celle qui cuisine crée ou recrée des plats en puisant à sa culture culinaire ainsi qu’en empruntant des éléments des diverses cultures. S’il est clair que des rencontres inter ou transculturelles peuvent se produire dans l’espace public, l’espace privé est donc aussi un lieu de croisements et d’enrichissement des répertoires, et l’existence d’établissement comme ceux que nous avons évoqués dans l’espace public soutient ce métissage et ces nouveaux emprunts culturels et culinaires. Le travail entamé ici permet donc de penser une partie des dynamiques des croisements entre communautés.

Globalement, les immigrants récents et ceux qui sont ici depuis plus d’une génération (et qui ne sont plus à notre sens des immigrants) participent activement à la structuration de l’espace social alimentaire de Montréal, faisant de celui-ci un espace transculturel dont les traces, esquissées dans nos vignettes, sont partout visibles, tangibles et sensibles. Considérée isolément, chaque communauté issue de l’immigration, avec ses circuits alimentaires et ses établissements propres, est minoritaire dans l’espace social alimentaire. Mais réunies à Montréal, ces communautés participent à la mise en place d’un modèle alimentaire métissé où coexistent des emprunts à des cultures alimentaires plus massivement répandues (celles des groupes perçus comme majoritaires) ainsi qu’aux autres cultures minoritaires. Cependant, il faut insister sur le fait que les groupes perçus comme majoritaires sont, sur le plan alimentaire, de plus en plus diversifiés. Compte tenu de cela, on peut avancer l’hypothèse que la soi-disant « majorité » se dissout assez rapidement dans un cosmopolitisme culinaire (qu’on peut critiquer de nombreuses manières bien entendu) ou en tout cas qu’elle consent de plus en plus largement à des expériences gustatives et culturelles qu’elle fait siennes. Montréal change de visage et de goût, si tant est qu’une ville puisse avoir un goût, à tel point qu’il sera bientôt difficile de tenir la dichotomie ou le paradigme majorité-minorité pour ce qui est des nourritures. Les emprunts culinaires réciproques suivent des trajectoires nouvelles qui invalident l’ancien paradigme où le seul parcours envisagé pour les minorités était de s’intégrer (ou pas) à la culture de la majorité.