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1. Introduction

La présence de communautés piscicoles dans les lacs d’altitude est majoritairement d’origine anthropique (PISTER, 2001). La généralisation des introductions dès la fin du XIXe siècle implique que nombre de ces systèmes abritent, ou ont abrité, un peuplement piscicole (BAHLS, 1992; TIBERTI et al., 2013b). La composante ichtyique constitue l’un des forçages anthropiques majeurs des milieux lacustres d’altitude.

L’intérêt initial pour l’étude des lacs d’altitude (FROIDEVAUX, 1894) est contemporain de la grande vague d’introductions de poissons (RIVIER, 1996; SCHINDLER et PARKER, 2002). Les volontés de valorisation piscicole vont se nourrir des connaissances limnologiques émergentes, mais aussi en influencer les objectifs.

L’acclimatation désigne une espèce capable de survivre dans un milieu qui ne l’abritait pas initialement. Elle est naturalisée lorsqu’elle fonde une population pérenne (BEISEL et LÉVÊQUE, 2010; REIMERS et al., 1955; TOETZ et al., 1991), et la naturalisation (DELACOSTE et al., 1997; MACHINO et RIVIER, 2002) de nombreuses espèces introduites dans ces milieux est désormais avérée. Dans la plupart des massifs de l’hémisphère nord, ces pratiques perdurent dans un objectif de valorisation halieutique (NORTHCOTE et al., 1978; DELACOSTE et al., 1997). Or, il est établi que toute introduction modifie l’écosystème receveur à plusieurs niveaux de son organisation (BEISEL et LÉVÊQUE, 2010).

En 1964, la signature du Wilderness Act concrétise un tournant majeur dans la conception du rapport de l’homme à son environnement. Il introduit la notion de « naturalité » (CONGRÈS DES ÉTATS-UNIS, 1964; McCLOSKEY, 1965) qui constitue le socle idéologique des politiques conservationnistes. Depuis, les peuplements piscicoles introduits des lacs d’altitude sont au coeur de controverses portant sur leurs effets et leur légitimité d’existence (HENDEE et al., 1976; MATTHEWS et KNAPP, 1999; KNAPP et al., 2001a).

Dans le cadre des changements globaux, le caractère de « sentinelles » attribué aux lacs d’altitude (SCHINDLER, 2009; CATALAN et al., 2013) en fait de véritables hot spots pour le suivi des trajectoires écologiques. Dans ces conditions, la question du statut et des effets des peuplements piscicoles introduits apparait essentielle. Par ailleurs, l’intégration objective de la composante ichtyique dans l’étude et le suivi de ces milieux conditionne la pertinence des connaissances et analyses que nous en avons.

Basé sur 349 références portant sur les lacs d’altitude néarctiques et paléarctiques occidentaux et d’Afrique du Nord, ce travail s’intéresse à la façon dont les communautés piscicoles sont prises en compte dans les études limnologiques. Trois courants majeurs se dégagent : les approches centrées sur le potentiel halieutique de ces lacs, les démarches visant à démontrer les impacts négatifs pour le milieu et ses composantes natives et les approches systémiques faisant pourtant abstraction de cette composante. Face aux débats que ces peuplements introduits suscitent au sein des communautés de chercheurs et de gestionnaires, la redéfinition de la place accordée au poisson dans les études des lacs d’altitude est abordée.

2. Émergence de l’approche limnologique appliquée aux lacs d’altitude

Les premières études de systèmes lacustres remontent au XVIIIe siècle (VIVIER, 1934) et il faut attendre la deuxième moitié du XIXe et le début du XXe siècle pour voir l’avènement de la limnologie. Notamment sous l’impulsion des travaux de F.-A. Forel, une activité de recherche se développe (FROIDEVAUX, 1894; ZIMMERMANN, 1898). Les avancées techniques et scientifiques permettent alors une meilleure connaissance des lacs et assurent les fondements de la discipline (ROULÉ, 1914). Des travaux de synthèses majeures marquent ces années (DELEBECQUE, 1898; FOREL, 1892).

Cette vague d’études concerne quelques systèmes d’altitude. Les travaux relèvent de la description géographique et physique (morphométrie, hydrologie, géologie). Les atlas intègrent des descriptions de lacs d’altitude (DELEBECQUE, 1898) et certains auteurs en proposent des classifications géomorphologiques (FAUCHER, 1933; PERETTI, 1935). En 1917, A. Litynski combine les caractéristiques géographiques des lacs de la chaine des Tatras, sur la frontière entre la Pologne et la Slovaquie, à leur régime thermique pour en établir la typologie (SZAFLARSKI, 1934). Les premières acquisitions de données biologiques ont lieu. FOTT et al. (1994) datent les plus anciennes données concernant les communautés zooplanctoniques de ces lacs de la chaine des Carpates entre 1871 et 1896. Lors de ses investigations pyrénéennes, M. Belloc propose en 1893 une synthèse portant sur la végétation lacustre (FROIDEVAUX 1894).

En France, les lacs d’altitude alpins et pyrénéens font l’objet d’investigations (FROIDEVAUX 1894; ÉMILE CHAIX, 1894; DELEBECQUE, 1906), mais ce sont surtout les lacs des Tatras (SZAFLARSKI, 1934) et tyroliens qui sont le siège d’une grande activité de recherche. Les aspects de géographie et de morphométrie dominent ceux relevant de l’hydrobiologie mais la composante piscicole va vite jouer un rôle déterminant dans l’effort d’investigations mené sur ces lacs.

3. Approche limnologique des lacs d’altitude centrée sur les questions de production piscicole

La limnologie émerge de façon contemporaine aux politiques d’acclimatation d’espèces en milieux lacustres. Elle est alors « la science de l’eau douce comme l’agronomie est la science du sol arable » et « de même que l’agriculture découle de l’agronomie, la limnologie appliquée recherche, […], l’utilisation la plus rationnelle des eaux douces. » (VIVIER, 1934). Cette conception est appliquée aux lacs d’altitude. Dès lors la mise en valeur piscicole devient motrice de l’étude limnologique. DUSSART (1952), lorsqu’il traite du lac de Tavaneuse, précise que :

« Presque toutes les eaux naturelles peuvent produire de la matière vivante. Leur faire produire des produits utilisables par l’homme, soit pour son plaisir soit pour son mieux-être, doit être l’idée directrice des services compétents » et de ce point de vue, « les lacs de montagne en France représentent des milliers d’hectares ainsi exploitables ».

SANNIÉ (1953) exhorte quant à lui les « autorités responsables de notre faune piscicole » à « un effort particulier pour empoissonner » les lacs d’altitude. Les « peuplements d’eaux vierges » sont largement préconisés (VIBERT et LAGLER, 1961; RIVIER, 1985). Les travaux menés alors visent généralement à l’évaluation du potentiel piscicole. Les divers compartiments lacustres (physiques, physicochimiques et biologiques natifs) sont explorés au regard des connaissances ichtyologiques disponibles (DUSSART, 1952).

De par leur intérêt halieutique (CROWL et al., 1992), ce sont essentiellement les Salmoninae qui ont été introduits. Afin de s’assurer de la capacité d’implantation des espèces, la simple observation (CHIMITS, 1952, 1960) est croisée avec les données limnologiques et l’étude des traits écologiques des peuplements introduits (NEEDHAM et VESTAL, 1938; CALHOUN, 1944). L’objectif est d’établir des outils opérationnels de gestion et d’exploitation (NEEDHAM et SUMMER, 1941; DONALD et ANDERSON, 1982). L’analyse fonctionnelle des peuplements piscicoles en lien avec les conditions de milieu a depuis produit une riche bibliographie (MARTINOT, 1979; FABRE et SENOCQ, 1981; CAVALLI, 1997).

À la même période, les investigations réalisées dans l’Atlas et dans les montagnes des National Forests aux États-Unis classent les lacs en fonction de leur potentiel halieutique (VIVIER, 1948; REIMERS, 1958). D’autres typologies fonctionnelles piscicoles des lacs d’altitudes ont par la suite été mises en oeuvre (ARGILLIER et al., 2002; DEGIORGI et al., 2008). Visant à proposer un référentiel de peuplements piscicoles « optimaux », DEGIORGI et al. (2008) considèrent implicitement ces lacs au travers de leur aptitude à accueillir et permettre ou non le développement du poisson. Si ces modèles semblent a priori séduisants pour le gestionnaire, ils restent principalement liés aux choix d’introductions et il convient de s’interroger sur leur valeur prédictive (ARGILLIER et al., 2002).

Très tôt, le croisement des données concernant les compartiments biologiques natifs et introduits met en évidence des changements significatifs au sein des communautés autochtones (ROBERTSON, 1947; REIMERS, 1958). Lors de ses investigations sur le lac Bunny, REIMERS (1958) conclu à la plus grande sensibilité des petits lacs d’altitude face à la pression de prédation des poissons introduits. Lorsqu’il en propose l’enlèvement, l’auteur ne cherche pas à lever de forçage, mais vise au rétablissement du milieu avant d’y réintroduire une plus faible quantité de poissons pour permettre une pêche de meilleure qualité.

L’approche ichtyologique des lacs d’altitude trouve ainsi ses racines dès l’émergence de l’étude scientifique de ces milieux et a produit une riche bibliographie. La recherche appliquée aux lacs d’altitude vise un objectif de production piscicole. Ce leitmotiv influence l’analyse et l’intégration des observations, données et connaissances produites et marque l’histoire de la limnologie des lacs d’altitude. Ce courant « ichtyologique et halieutique » en constitue l’un des piliers et accompagne intimement les grandes phases d’introductions de poissons ayant marqué ces systèmes (Figure 1).

Figure 1

Dichotomie schématique et chronologique des principaux courants d’études limnologiques appliquées aux lacs d’altitude et exemples bibliographiques de l’évolution du pourcentage de lacs piscicoles au sein de massifs montagneux holarctiques

Schematic and chronologic dichotomy of main trends in limnological studies of mountain lakes. Examples in the literature of the evolution (in %) of fish-stocked lakes in holarctic mountain ranges

Dichotomie schématique et chronologique des principaux courants d’études limnologiques appliquées aux lacs d’altitude et exemples bibliographiques de l’évolution du pourcentage de lacs piscicoles au sein de massifs montagneux holarctiques

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4. Limnologie des lacs d’altitude : outil d’une écologie conservationniste

C’est avec la signature du Wilderness Act de 1964 que le concept moderne de « naturalité » est précisé. Il est défini comme « un espace où la Terre et ses communautés vivantes ne sont pas influencées par l’homme, où l’homme lui-même est un visiteur qui ne reste pas » (McCLOSKEY, 1965). La conception conservationniste qui se développe constitue le socle et l’axe de développement des sciences et politiques environnementales pour les décennies suivantes.

Le concept de communautés et d’écosystèmes pristine devient un fondement de l’écologie. Les espèces transportées et introduites par l’homme représentent implicitement une composante antinaturelle et perturbatrice. Dès lors naissent d’importantes controverses entre les idéologies portées par les conservationnistes et les héritiers d’une conception agronomique de la limnologie qui ne fait plus l’unanimité. Ces débats sont particulièrement marqués dans le cas des lacs d’altitude (DUFF, 1995; FRALEY, 1996) qui, sans intervention de l’homme, sont apiscicoles (BAHLS, 1992; DELACOSTE et al., 1997). Ils sont d’autant plus vifs que ces milieux isolés se voient attribués les caractères de fragiles et remarquables, tandis que le niveau élevé de spécialisation de leurs biocénoses natives (RIVIER, 1996) en augmente encore le degré de valeur. L’étude limnologique de ces lacs prend alors une dimension environnementaliste et voit naître une nouvelle conception de ses finalités. Ce tournant est contemporain du développement de la biologie de la conservation (Figure 1).

Les travaux visant à démontrer que « les introductions de poissons ont dramatiquement altéré les communautés natives invertébrées et vertébrées » (KNAPP et al., 2001a) ont produit une bibliographie conséquente (GLIWICZ, 1963; KNAPP, 1996). Les compartiments zooplanctoniques et macroinvertébrés sont les plus étudiés en ce sens (GLIWICZ, 1980; HOFFMAN et al., 1996). Du fait de leur caractère emblématique, c’est l’étude des interactions entre l’herpétofaune et les peuplements piscicoles introduits qui stigmatise le plus le conflit opposant les conservationnistes aux halieutes (BRADFORD, 1989; ORIZAOLA et BRAÑA, 2006).

Ces introductions modifient nécessairement les écosystèmes. Plus ou moins discrets, les changements peuvent intervenir à tous les niveaux fonctionnels, depuis le génome jusqu’à l’échelle écosystémique (CUCHEROUSSET et OLDEN, 2011). Ils s’opèrent sous l’action combinée de phénomènes directs ou indirects via des mécanismes d’hybridation (SØNSTEBØ et al., 2008), de prédation (GLIWICZ, 1985; CAVALLI et al., 2001), de parasitisme et de transfert de pathogènes (KIESECKER et al., 2001), de modification des flux de matière et d’énergie (SCHINDLER et al., 2001) ou des conditions physiques et physicochimiques d’habitat (BRANCELJ, 1999). Les lacs piscicoles sont source de colonisation vers les hydrosystèmes d’altitude (KNAPP et MATTHEWS, 2000). Dans le cas des métapopulations d’Anoures (BRADFORD et al., 1993), les effets concernent également des milieux restés apiscicoles (PILLIOD et al., 2010). Partant du principe que l’ensemble des milieux dulçaquicoles est potentiellement concerné par ces introductions (BAHLS, 1992; CUCHEROUSSET et OLDEN, 2011), certains insistent sur les risques induits de désordres écologiques et de perte de biodiversité à large échelle.

Le caractère empirique des introductions est souvent mis en avant par leurs détracteurs qui évoquent des « pratiques mal évaluées qui imposent de lourds bilans sur les fragiles écosystèmes aquatiques alpins » (TIBERTI et al., 2013b) et « le faible intérêt pour la protection des espèces natives […] pour le maintien de lacs dans leur état originel, et l’absence de considération pour les effets des déversements de poissons […] » (BAHLS, 1992). Ainsi, lorsqu’ils dénoncent l’incohérence des pratiques avec les fondements des aires protégées, KNAPP et al. (2001a, 2005) considèrent que l’introduction de Salmonidae en est la plus marquante. Les enjeux de valeurs écologiques sont ici opposés aux enjeux de production et d’usage. De par leur caractère introduit, les peuplements piscicoles sont en contradiction avec les concepts développés depuis 1963. Certains auteurs (DUFF, 1995; CARTER, 1997) considèrent ces introductions comme ayant « perturbé la naturalité qui est une composante intégrale du wilderness » (MATTHEWS et KNAPP, 1999).

Le concept du milieu originel évolue vers une volonté de restauration. Le potentiel de résilience des lacs est évalué (PARKER et al., 1996; KNAPP et al., 2001b) et les auteurs spéculent sur l’éradication des populations de poissons et les outils permettant de restaurer les réseaux trophiques d’origine (KNAPP et MATTHEWS, 2000; TIBERTI et al. 2013b). Les pêches de destruction (PARKER et al., 2001) sont testées en tant que solution (KNAPP et MATTHEWS, 1998) et « mesures non invasives de conservation » (TIBERTI et al., 2013a). Elles donnent des résultats significatifs (SARNELLE et KNAPP, 2004). Si elles sont peu résistantes aux introductions de poissons, les communautés natives semblent montrer un degré élevé de résilience (KNAPP et al., 2005). Le temps de rétablissement des systèmes est cependant variable, de deux ans (KNAPP et al., 2005) à 20 ans (KNAPP et al., 2001b; DONALD et al., 2001) et certains taxons, tels que Hesperodiaptomus shoshone (copépode), nécessitent d’être réintroduits (SARNELLE et KNAPP, 2004).

Les effets associés aux introductions de poissons sont indéniables et agissent en profondeur sur les fonctions (réseau trophique, flux de matière et d’énergie) et valeurs (communautés natives et spécialisées) de ces lacs. Empreinte anthropique majeure, les communautés introduites sont ici antinaturelles, leurs effets relevant donc de l’impact. Les objectifs interventionnistes de restauration visent l’état apiscicole pré-introduction considéré comme l’état à conserver. Ces travaux sont largement motivés par l’approche « conservationniste » (Figure 1) enracinée dans les concepts de milieu originel et de wilderness.

5. Approche de limnologie fonctionnelle faisant abstraction des peuplements piscicoles introduits

Les vastes collections étudiées nécessitent une vision synthétique et au-delà des démarches d’inventaires (ÉDOUARD, 1983; CEMAGREF, 1985), émerge également le besoin d’outils de classification. Plusieurs travaux traitent de l’approche typologique des lacs d’altitude (CHACORNAC, 1986; RADENEN GIRARD et CHAPEAU, 1986) et développent des modèles spécifiques (MARTINOT et RIVET, 1985; BOGGERO et al., 2006).

Généralement basés sur le croisement de données mésologiques et biologiques, ces outils visent à comprendre les paramètres régissant l’organisation des communautés vivantes et à qualifier la valeur prédictive des données environnementales. Ces modèles proposent une identification fonctionnelle et systémique des lacs d’altitude. Ces classifications intègrent des lacs apiscicoles et d’autres abritant, ou ayant abrités, du poisson. Les variables synthétiques biologiques (communautés natives) et mésologiques (P total) utilisées (Tableau 1) sont donc susceptibles d’être influencées.

Tableau 1

Exemples d’outils de classification des lacs d’altitude et paramètres mésologiques et biologiques offrant des variables synthétiques de l’appartenance typologique

Examples of classification tools of mountain lakes and synthetic mesological and biological parameters of typological affiliation

Exemples d’outils de classification des lacs d’altitude et paramètres mésologiques et biologiques offrant des variables synthétiques de l’appartenance typologique

a Nombre de lacs ayant servi à l’établissement du modèle

b Carbone organique dissous

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Le faible degré de complexité écosystémique caractérisant les lacs d’altitude, combiné à leurs positions géographiques et altitudinales, leur confèrent une valeur d’intégrateur des changements environnementaux à plusieurs niveaux d’échelles emboîtées (VINEBROOKE et LEAVITT, 2005). Ce caractère « sentinelles » (SCHINDLER, 2009) a justifié de nombreux programmes visant à évaluer l’empreinte des changements locaux et globaux.

Les lacs d’altitude sont très sensibles à l’évolution de leurs aires contributives (BOGGERO et al., 1993; KOPÁČEK et al., 2004) ainsi qu’aux flux atmosphériques vecteurs de polluants (MOISEENKO et al., 1997; ROSE et RIPPEY, 2002). Ces forçages influent notamment sur les intrants en carbone organique dissous (SOMMARUGA et al., 1999) et les niveaux d’acidification et de contamination (KOINIG et al., 1998; GRIMALT et al., 2004). Ces phénomènes affectent les communautés aquatiques (VINEBROOKE et LEAVITT, 1999; PORINCHU et al., 2007) ainsi que les cycles biogéochimiques et les phénomènes de régulation des réseaux trophiques (SOMMARUGA et al., 1999; VINEBROOKE et LEAVITT, 1998). Les métriques analysées par ces travaux, notamment les communautés natives subfossiles et en place, sont susceptibles d’être influencées par la présence actuelle ou passée de poissons. Pour autant, et bien que certains en évoquent les effets potentiels (MARCHETTO et al. 2004), le rôle tenu par l’ichtyofaune dans les phénomènes et mécanismes observés n’est généralement pas étudié.

L’étude des lacs d’altitude c’est plus récemment intéressée au poisson en tant qu’intégrateur de la contamination des milieux par les éléments traces métalliques, les BPC, les HAP et les molécules d’origines synthétiques (GALLEGO et al., 2007; NELLIER, 2015). En intégrant l’influence des traits écologiques ou de la biomagnification et de la bioconcentration, ces approches placent le poisson au sein de ses interactions avec le milieu et son fonctionnement trophique. Ces démarches restent cependant ponctuelles et essentiellement développées dans le cadre de l’évaluation des processus de contamination.

Les lacs d’altitude se voient donc attribuer une valeur de « sentinelle » des changements environnementaux et trajectoires induites. Développés dans une volonté d’approche holistique et pluridisciplinaire, ces travaux de typologie ou de caractérisation des forçages et changements en oeuvre constituent un troisième courant que nous qualifions de « systémique et fonctionnel » (Figure 1). Si certains papiers le mentionnent en tant qu’élément de forçage récent, la bibliographie fait ici globalement abstraction du poisson. Ses effets sur les proxies étudiées en tant que variables synthétiques sont pourtant établis. Par ailleurs, malgré les possibilités d’analyses diachroniques qu’ils offrent, les outils de paléolimonologie demandent encore à développer et intégrer des indicateurs de présence/absence de poissons.

6. Conclusion : la composante piscicole introduite des lacs d’altitude, à la fois forçage et élément fonctionnel

L’état de l’art montre trois courants majeurs dans la façon dont les peuplements piscicoles introduits sont intégrés à l’étude scientifique des lacs d’altitudes. Ils constituent les piliers de l’étude limnologique de ces systèmes. Ils sont également le reflet direct des changements de perception et de représentation de ces écosystèmes.

Pour les « conservationnistes », les introductions d’espèces sont la cause principale de l’érosion de la biodiversité (SALA et al., 2000). Pour d’autres auteurs, les impacts liés à ces pratiques peuvent être anecdotiques (GUREVITCH et PADILLA, 2004). Le poisson, enjeux de production et d’usage pour les uns, représente pour les autres une empreinte humaine tant dans sa présence que dans ses effets. La légitimité même de ces peuplements est remise en question. Leur potentiel d’acclimatation et de naturalisation est pourtant avéré et des auteurs évoquent les difficultés et risques qu’implique l’éradication de telles populations (CUCHEROUSSET et OLDEN, 2011; VANDER ZANDEN et al., 2006). Les réflexions récentes insistent sur le caractère obsolète du concept de résilience (BEISEL et LÉVÊQUE, 2010; LÉVÊQUE, 2013) implicitement sous-jacent, voire clairement affiché par les programmes de restauration (KNAPP et al., 2001b, 2005). La conception dynamique des écosystèmes intégrant la notion de contingences n’est pas clairement établie. En témoignent les concepts controversés de « bon état » et de « milieu de référence » qui prévalent en matière de politique de l’eau et sont généralement abordés dans le cas des lacs d’altitude. Malgré une approche holistique de ces milieux et de leurs trajectoires, le courant « systémique et fonctionnel » semble d’ailleurs éprouver des difficultés à intégrer la composante piscicole introduite.

Les connaissances sont marquées d’une empreinte sociologique. Selon certains, les études traitantes des espèces introduites et de leurs effets dépassent souvent les aspects de la biologie et de l’écologie pour entrer dans un champ émotionnel, parfois bien plus anthropocentré et idéologique que scientifique (COLAUTTI et MACISAAC, 2004; VERMEIJ, 2005). La démarche selon laquelle « la connaissance doit être envisagée dans une perspective relationnelle prenant en compte les valeurs, les croyances et la perception de la nature par les sociétés » (PAHL-WOSTL, 1995) vaut particulièrement pour les travaux sur les lacs d’altitude. Les oppositions idéologiques et culturelles influencent les études dans leur conception et analyses. Schématiquement, celles-ci sont menées soit dans un objectif de caractérisation de la capacité d’accueil piscicole, soit dans une philosophie de recherche de preuves d’impacts, soit, enfin, dans un but d’approche fonctionnelle, mais faisant généralement abstraction de la composante ichtyique (Figure 1).

Les connaissances produites par le courant « conservationniste » sont incontournables et les peuplements piscicoles des lacs d’altitude représentent indéniablement un forçage moderne et influant. Composante biologique acclimatée ou naturalisée dans nombre de lacs, le poisson modifie les composantes et fonctionnalités lacustres à plusieurs niveaux et interagit en profondeur avec le métabolisme du système et son fonctionnement trophique. Il constitue un élément de forçage devenu élément fonctionnel du milieu.

La conservation et l’utilisation optimisée des fonctions et valeurs associées aux lacs d’altitude passent inévitablement par l’objectivité et le caractère holistique de leur étude limnologique. Pour cela, la place accordée au peuplement piscicole dans l’étude des lacs d’altitude nécessite d’être cadrée au regard de son rôle fonctionnel et de ses implications dans l’état et les trajectoires évolutives observées. Une meilleure compréhension des phénomènes d’acclimatation et de naturalisation de ces espèces ainsi que de leur rôle au sein de la structure trophique des lacs d’altitude permettrait d’y contribuer.

Dans cet objectif, les approches de méta-analyses étudiant de façon ampliative ces deux aspects sur des lacs piscicoles et apiscicoles sont à développer. La compréhension des phénomènes d’acclimatation et de naturalisation passe par celle de l’expression des traits écologiques et génétiques des espèces piscicoles. En complément de l’analyse comparative et fonctionnelle des conditions de milieux et communautés natives, il s’agirait d’appréhender les interactions existantes entre les compartiments trophiques. La caractérisation des flux d’énergies au sein de ces lacs permettrait d’obtenir une représentation réaliste de leur métabolisme, processus et régulation. Afin de replacer ces observations dans les trajectoires évolutives et les divers forçages agissant sur ces milieux « sentinelles », les approches pluridisciplinaires exploitant la complémentarité de la limnologie et de la paléolimonologie sont à privilégier.

Une telle démarche implique cependant d’être menée en toute conscience des filtres idéologiques et conceptuels à l’oeuvre. Diversité et variabilité structurent désormais le concept écosystémique (LÉVÊQUE, 2013). Si l’approche dynamique a remplacé l’idée climacique des milieux, les notions de « milieu de référence » et de « résilience » ciblées par les gestionnaires des lacs d’altitude renvoient pourtant à l’héritage idéologique d’ELTON (1958) et la « désorganisation de la nature » issue des introductions d’espèces ainsi qu’au wilderness. La question du statut des communautés piscicoles introduites impose de s’interroger sur l’influence de la conception que nous tenons de nos propres rôles et places au sein des contingences intervenant dans l’état des écosystèmes et de leurs communautés vivantes.