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Dans la première moitié du xxe siècle, Montréal était le point nodal canadien le plus important du circuit transnational de spectacles de variétés des artistes noirs, ainsi que le plus grand centre de culture jazz du pays. Grâce à leur localisation particulière sur le réseau ferroviaire nord-américain, des cabarets montréalais tels que le Rockhead’s Paradise importaient déjà dans les années 1920 des numéros et spectacles de Harlem, célèbre quartier de New York, ainsi que de Détroit, Boston, Chicago, Cleveland et Washington. Dans les années 1930, le Terminal Club, sur la rue Saint-Antoine en face de la station Windsor, « était le genre d’endroit où tout pouvait arriver », se souvient le saxophoniste Myron Sutton, fondateur du tout premier jazz-band noir connu du Canada, qui s’établit à Montréal en 1933 : « Johnny Hodges est venu ici et a soufflé dans mon saxophone. J’ai même vu le trompettiste aux grosses joues [Dizzy Gillespie] ! Même Duke Ellington est venu ici et s’est assis au bar[1] » (Sutton 1981). Comme le rapporte le tromboniste Herb Johnson, qui a lui-même entamé sa carrière à New York :

J’ai joué dans pratiquement tous les cabarets de la ville de Montréal depuis que je suis arrivé ici en 1935, et je vous le dis : on savait qu’on était dans le showbiz lorsqu’on travaillait au Rockhead’s Paradise ou au Café Saint-Michel. C’était comme être transporté directement à Harlem[2]

Johnson 1981

Si la scène jazz montréalaise de cette époque a été décrite et analysée dans plusieurs ouvrages[3], ma thèse de doctorat constitue la première étude sur le rôle que les femmes ont joué dans son développement, ouvrant ainsi la voie à une meilleure reconnaissance de la contribution des jazzwomen à la formation des identités, des plaisirs et des sons de la modernité québécoise (Blais-Tremblay 2018[4]). Le statut particulier de Montréal comme ville-spectacle en fait un riche laboratoire pour étudier les relations de collaboration créative entre les artistes actifs sur le circuit des spectacles de variétés du début du xxe siècle (musicien·ne·s, chanteur·se·s, danseur·se·s). Ce projet de recherche met également en lumière l’étroite relation entre le jazz et le vice dans le discours critique du Québec de l’entre-deux-guerres, en particulier en ce qui a trait à l’incarnation genrée et racisée de la moralité dans des contextes de danse sociale et théâtrale. La moralité étant projetée à la fois sur les plans de l’identité de genre et de l’identité de race (parmi d’autres paramètres identitaires), la contextualisation de la musique jazz dans le cadre particulier de sa diffusion au sein des cabarets et autres lieux de danse théâtrale et sociale permet de cerner les enjeux entourant la récurrence du thème de la préservation de l’intégrité du corps de la « Québécoise de souche » dans la critique jazz de cette époque.

Dans cette thèse, je propose aussi une analyse critique de l’historiographie du jazz montréalais, ainsi que les premières notes biographiques détaillées consacrées à des artistes de jazz féminines ayant évolué à Montréal, telles que les pianistes Vera Guilaroff et Ilene Bourne ; à des ensembles de jazz féminins tels que les Soeurs Spencer, le Montreal Melody Girls Orchestra et les Vagabond Girls ; à des danseuses et chanteuses jazz telles que Tina Baines Brereton, Mary Brown, Marie-Claire Germain, Bernice Jordan Whims, Thelma Spencer et Natalie Ramirez ; ainsi qu’à des enseignantes de piano et de danse telles que Daisy Peterson Sweeney, Ethel Bruneau et Olga Spencer Foderingham. Les archives témoignent de la grande importance de ces femmes, pourtant quasi absentes des récits historiques existants — une situation qui a été largement documentée dans le cas des compositrices issues de la tradition associée à la musique classique, notamment par Susan McClary (2002) et Marcia J. Citron (1993), et par Marie-Thérèse Lefebvre (1991) au Québec, ainsi que dans le cas de la musique jazz aux États-Unis, entre autres par Sherrie Tucker (2000), Nichole T. Rustin et Tucker (2008) et, plus récemment en France, par Marie P. Buscatto (2007). Dans le présent article, je contextualise, par le biais de quelques courtes vignettes, la disparité qui subsiste entre le rôle primordial que certaines pianistes et autres instrumentistes jazz, enseignantes, chanteuses et danseuses ont joué dans l’articulation de la scène jazz à Montréal, et leur invisibilité dans les récits historiques existants. Les portraits ont été choisis pour leur représentativité et pour leur complémentarité, mais les personnes curieuses d’en savoir plus pourront consulter ma thèse qui explore de nombreuses autres figures féminines et propose une contextualisation et une analyse plus détaillées des contributions des jazzwomen à la modernité québécoise.

Vera Guilaroff

La compositrice, artiste-interprète, improvisatrice et animatrice de radio Vera Guilaroff conserve à ce jour le titre de première Québécoise à avoir enregistré de la musique jazz (Gilmore 1989, 7). Née le 26 octobre 1902 à Islington, en Angleterre, elle émigre au Canada en 1909 avec ses parents, Eugene Abraham Guilaroff et Annie Guilaroff (née Snitkin), tous deux des immigrants juifs de Russie (Biélorussie et Lituanie) ayant émigré en Angleterre à la fin du xixe siècle. Vera apprend le piano auprès de sa soeur Olga, qui elle-même devient une pianiste et enseignante de piano classique bien connue à Montréal. Vera, quant à elle, remplace dès 1916 le pianiste de cinéma muet Harry Thomas, puis, en 1919, elle occupe un poste permanent au théâtre Regent[5]. À partir du début des années 1920, Guilaroff est diffusée à CFCF et à CKAC — les auditeurs de la radio anglophone montréalaise se rappellent d’elle comme de la « Montreal’s Melody Girl » (Kidd 1966) — et déjà, en 1924, elle a acquis la réputation de « célèbre pianiste du théâtre Regent », selon l’édition du 15 février du journal La Presse. Au Regent comme à la brasserie Frontenac, tous deux situés dans un Mile-End alors en plein développement, Guilaroff se produit régulièrement avec le percussionniste Harry Raginsky, qu’elle épouse le 2 juin 1925, et avec qui elle part en tournée aux États-Unis dans un spectacle de type vaudeville à la fin des années 1920. Jusqu’à la fin des années 1930, Guilaroff continue de participer à l’industrie du divertissement[6], interprétant et enregistrant principalement des pièces connues du répertoire syncopé de l’époque, dont Dizzy Fingers (1922), composée par le pianiste de style novelty Zez Confrey ; Birth of the Blues, popularisée par l’orchestre de Paul Whiteman en 1926 ; une version rapide et fortement ornementée du Maple Leaf Rag de Scott Joplin (1899) ; une version de l’Humoresque, op. 101, no 7, d’Antonin Dvořák (1894), que Guilaroff adaptera et enregistrera en tant que Classic Rag no 1 sur un rouleau de piano pneumatique en 1926 ; ainsi que ses propres compositions, dont If You Only Knew (1921) et Lonesome Rose (1923). Guilaroff apparaît en tant qu’interprète dans deux films de Gordon Sparling, Back in ’22 (1932) et Back in ’23 (1933), tout en continuant de jouer à la radio, notamment avec les Vagabonds du piano (ou Piano Ramblers, un duo avec le pianiste Willie Ecsktein), entre 1932 et 1936. Durant l’été et l’automne 1937, elle effectue une tournée au Royaume-Uni avec Teddy Foster et ses Kings of Swing.

Bien qu’elle connaisse une carrière notable à titre de musicienne professionnelle au cours de l’entre-deux-guerres, Guilaroff est peu présente dans les récits historiques se rapportant à cette période. Cela s’explique en partie par le fait qu’on a eu de la difficulté, comme on le verra, à catégoriser le genre musical dans lequel sa musique s’inscrivait à l’époque, ainsi qu’à faire le suivi de son évolution artistique à partir de la fin des années 1930. Le style novelty piano, un style de piano populaire, syncopé, rapide et fortement ornementé devenu célèbre entre le milieu et la fin des années 1920, est souvent considéré comme un exemple de ragtime « sans élément réel de jazz », comme l’a expliqué James Richard Dossa, tout en n’ayant pas non plus été pleinement reconnu en tant que musique populaire par l’historiographie officielle (Dossa 1986 ; Riddle 1985). De plus, à l’instar de nombreuses autres pianistes de ragtime blanches, la carrière de Guilaroff a profondément changé lorsqu’elle est devenue mère et qu’elle s’est pour ainsi dire retirée de la performance publique rémunérée[7]. Bien qu’elle ait continué à jouer du piano à un niveau professionnel dans des contextes privés, semi-privés ou non rémunérés jusqu’à ce que les douleurs liées au développement de l’arthrite rhumatoïde l’en empêchent, sa contribution artistique n’est pas relayée par une présence dans l’histoire de la musique. Ainsi, la trajectoire professionnelle de Guilaroff, les particularités de son style pianistique, ainsi que certains paramètres identitaires ont eu un impact déterminant sur sa quasi-exclusion des récits historiques existants[8].

Ilene Bourne

Une situation comparable s’observe en ce qui concerne la contribution musicale de la pianiste Ilene Bourne — qui était pourtant encensée par ses pairs — et la production contemporaine de savoirs sur cette artiste, presque inexistante. Née à Montréal le 28 novembre 1914, aînée de six enfants de parents qui avaient émigré de la Barbade en 1909, Bourne a travaillé comme pianiste dans les cabarets et comme organiste d’église tout au long de son parcours professionnel. À partir du début des années 1930 et jusqu’à sa mort subite le 1er avril 1970, elle accompagne des artistes de variétés au Rockhead’s Paradise, au Café Saint-Michel, au Montmartre et au Café de l’Est, notamment, soit tant dans les cabarets du quartier Saint-Antoine — où la majorité des artistes de couleur travaillaient — que dans ceux situés plus à l’est, autour de la rue Saint-Laurent, où l’on retrouvait une plus forte concentration de musiciens francophones. Au cours des années 1930 et 1940, elle collabore ainsi avec des musiciens jazz incontournables de l’historiographie du jazz québécois tels que Chuck Peterson, Allan Wellman, Herb Johnson, Butch Watanabe, Dennis Brown et Steep Wade (avant qu’il ne passe lui-même au piano), et elle dirige même son propre groupe au Monte-Carlo dans la seconde moitié des années 1930. Bourne fait également des tournées dans les régions rurales du Québec, puis accompagnera un orchestre de jazz aux États-Unis, possiblement l’orchestre de Max Fidler au club Powatan de la ville de Détroit[9]. Comme se le remémore le tromboniste Herb Johnson dans une entrevue avec John Gilmore, l’auteur de Swinging in Paradise: The Story of Jazz in Montreal (1988),

Ilene Bourne, elle était vraiment quelqu’un ! Si on arrivait à trouver une chanson qu’elle ne savait pas jouer, elle était prête à payer ! […] Elle avait la main gauche la plus puissante que l’on avait jamais entendue ; on n’avait pas besoin de bassiste quand on jouait avec Ilene[10]

Johnson 1981

Le batteur Dennis Brown affirme quant à lui qu’« elle connaissait tous les standards qui aient jamais été écrits[11] » (Brown 1983). Et selon le pianiste Oliver Jones :

Elle avait vraiment une mémoire phénoménale. Elle connaissait les paroles, les couplets, elle avait une mémoire photographique […] Si quelqu’un voulait connaître le couplet d’une chanson, même d’une chanson peu connue, [on lui disait toujours :] « Demande à Ilene ! » […] C’était vraiment une formidable accompagnatrice[12]

Miller 1996 ; Jones 2016

Pourtant, comme c’est le cas pour les autres instrumentistes de jazz noires basées à Montréal à cette époque telles que Gertrude Waters, Nina Brown et le trio des Soeurs Spencer, aucun enregistrement audio n’a à ce jour refait surface pour témoigner de sa pratique musicale — un état de fait qui a beaucoup plus à voir avec les paramètres genrés et racisés de l’accès à la phonographie qu’aux qualités d’instrumentistes de ces femmes défendues par leurs pairs et documentées dans des sources d’archives telles que la presse afro-américaine. Olga Spencer, par exemple, a joué de l’accordéon, chanté et dansé avec son groupe, les Lucky Seven, dans le circuit de camps du United Service Organizations dans le Pacifique Sud (Hawaï, Philippines, Indonésie, Australie, Japon) pendant la Seconde Guerre mondiale, un groupe qui incluait notamment sa soeur Thelma à la guitare, sa nièce Natalie à la trompette, et le pianiste de jazz de Kansas City Lawrence « 88 Keys » Keyes, sans qu’aucun enregistrement ne soit jamais réalisé en studio[13]. (Spencer 1993-1994 ; Ramirez 1993-1994). Dans un questionnaire rédigé par John Gilmore à l’intention du frère d’Ilene Bourne, à la question « Quelles difficultés a-t-elle pu rencontrer en tant que femme dans le jazz à Montréal ? », ce dernier répond, laconiquement : « Elle a dû en avoir, à la fois en tant que femme et en tant que Noire[14] » (Bourne s. d.). S’il nous faudra attendre de pouvoir consulter le reste des archives la concernant avant d’en connaître le détail, les implications profondes que ces difficultés ont eues sur la construction d’archives, sur l’historiographie et sur le potentiel de recherche sur les instrumentistes noires montréalaises sont déjà évidentes. Un écart important persiste, d’une part, entre l’encensement de Bourne et des Soeurs Spencer par leurs pairs et leur présence marquée dans la presse afro-américaine de l’époque et, d’autre part, la production contemporaine de savoirs sur ces artistes.

De l’interprétation à l’enseignement

L’enseignement était aussi une des formes bien connues de la participation des femmes à la scène jazz montréalaise. L’enseignante de piano Daisy Peterson Sweeney et les enseignantes de danse Olga Spencer Foderingham et Ethel Bruneau font ainsi partie des plus grandes absentes de nos histoires nationales, tous récits confondus. Il existe un dicton anglophone populaire, fréquemment utilisé de manière désobligeante envers les enseignant·e·s de musique, selon lequel ce sont souvent ceux qui ne savent pas jouer d’un instrument qui finissent par l’enseigner[15]. Dans le cas présent, ce dicton illustre surtout le risque de présenter à tort comme de l’amateurisme des stratégies, comme le fait de donner la priorité à l’enseignement plutôt qu’à l’interprétation par exemple, que ces femmes ont déployé pour prendre part à la scène musicale populaire en tant que femmes et souvent aussi en tant que mères (Green 1997 ; Lefebvre 1991, 68-70). Pour bien des femmes qui étaient douées sur les plans artistique et technique à un instrument de musique comme l’étaient Spencer (accordéon), Sweeney (piano) et Bruneau (dans la mesure où le soulier à claquette constitue un instrument de percussion sur la scène du spectacle de variétés), la volonté de se positionner au centre d’un réseau de « care » d’enfants (leurs descendants biologiques comme les autres enfants de leur communauté) compliquait grandement la perspective d’une carrière internationale d’interprète jazz, comme celle du frère de Sweeney, le réputé pianiste Oscar Peterson. Il y avait donc une tension à l’oeuvre entre le désir de participer activement au milieu musical populaire et celui de « prendre soin » de la génération émergente, ce que Spencer, Sweeney et Bruneau réconciliaient en exerçant une forme de pédagogie à la fois musicale et sociale. Pour la communauté noire de Montréal, ces femmes faisaient bien davantage qu’exceller dans leur art : elles offraient à leurs élèves un moyen de gagner leur vie en dehors d’une économie traditionnelle restrictive pour la population montréalaise de couleur, multipliant ainsi le pouvoir d’achat d’une communauté défavorisée[16]. En outre, dans le contexte nord-américain de l’époque, où le corps des hommes et des femmes de couleur était défini principalement en fonction de sa valeur en tant que ressource « exploitable », la musique et la danse jazz offraient une échappatoire non seulement inspirante sur le plan créatif, mais surtout viable sur le plan économique, aux emplois serviles auxquels était restreinte cette population en majorité employée comme domestiques (pour les femmes) ou comme portiers à bord des trains (pour les hommes)[17].

Oliver Jones s’est prononcé à plusieurs reprises sur l’influence que Sweeney a eue non seulement sur son jeu pianistique, mais plus largement sur son développement en tant qu’artiste et en tant que citoyen. La discipline et l’indépendance des mains que Sweeney lui a enseignées étaient essentielles pour « atteindre ce niveau, pour que les pianistes de jazz atteignent un certain niveau », explique-t-il : « Daisy avait l’habitude de dire qu’Oscar [Peterson] et moi étions ses deux seuls élèves qui avaient cette attaque[18] » (Jones 2016). Mais elle enseignait aussi à ses élèves l’importance de la détermination[19], certaines notions de soins personnels (« self-care ») et, plus largement, elle renforçait les notions de respectabilité et d’autosuffisance chez ses élèves (Sweeney 1999 ; 2012). Selon l’habile formulation de Jones : « Elle avait une bonne oreille pour savoir ce qu’il fallait faire afin d’élever notre condition[20] » (Jones 2016). De l’avis de sa fille Sylvia, pour ses élèves de piano Sweeney « était comme une mère de substitution » :

Elle pouvait dire à un enfant de ne pas revenir [au Negro Community Center] s’il ne s’était pas préalablement lavé. Et à la fin de l’année, l’enfant recevait une bourse [donnant accès à des leçons privées] [...] Daisy pensait que tous les enfants devraient avoir de la musique dans leur vie. Elle était enseignante, mais aussi une sorte de travailleuse sociale de la musique. Les enfants réorientaient leurs vies sur son banc de piano. Elle gardait les enfants en dehors de la rue. J’en ai vu, des cas, les uns après les autres[21]

Sweeney 2016

Les enseignantes jouaient un rôle crucial non seulement dans le développement d’une scène jazz à Montréal, en formant des artistes qui ont contribué au rayonnement international du Québec tels qu’Oscar Peterson et Oliver Jones, mais aussi en faisant la promotion de l’autosuffisance économique des citoyens vivant dans ce quartier urbain défavorisé. Et ce même si, selon les paroles de Sweeney, elle « ne jouait pas de jazz, et ne l’enseignait pas non plus[22] » (Sweeney 1999).

Entre la danse de variétés et le développement d’une scène jazz au Québec

Outre le piano et l’enseignement, le chant et la danse étaient les manifestations artistiques auxquelles les femmes contribuaient le plus fréquemment dans les cultures jazz de la première moitié du xxe siècle. La presse montréalaise des années 1930 confirme bien le rôle central de l’érotisme du corps des femmes de couleur dans la promotion des spectacles de jazz du quartier Saint-Antoine, ce corps étant mis en valeur d’abord à titre d’attrait publicitaire. Au Connie’s Inn, au début des années 1930 (à l’époque où l’orchestre de Myron Sutton y était hôte), ce sont les corps dansants de femmes noires, quasi ou complètement nus, qui occupent la majeure partie de l’espace publicitaire (voir Figure 1). La première chose qui attire l’oeil sur les publicités du Montmartre est aussi une femme de couleur légèrement vêtue ; la plus petite police de caractères sur la page est réservée à une indication mentionnant l’orchestre swing de Mynie [sic] Sutton (voir Figure 2). Il est important de noter ici que les danseuses de variétés étaient souvent employées aussi comme chanteuses. Bernice Jordan (Whims), née le 25 mars 1918 dans le quartier Saint-Henri à Montréal, confirme dans une entrevue réalisée dans les années 1990 pour l’Office national du film du Canada qu’elle chantait régulièrement avec l’orchestre de Myron Sutton, mais que les photos officielles du groupe l’excluaient systématiquement. Elle explique :

Je ne me souviens pas avoir vu de photos de moi avec eux. Sur les photos, on voyait seulement tous les musiciens debout. Je pense que j’en ai vu une à l’époque, ils en ont pris une, et puis [elle fait une pause]. Mynie Sutton l’avait mais [elle fait une pause]. Maintenant, quand je vois ce qui est annoncé, ça montre toujours juste les hommes. Mais j’étais la chanteuse avec eux[23]

Jordan 1993-1994

Bien que Jordan ait travaillé comme chanteuse et danseuse de variétés dans tous les grands cabarets accessibles aux artistes noirs de Montréal et qu’elle ait fait des tournées dans diverses régions du Québec (Trois-Rivières, Shawinigan, Deux-Montagnes, Québec, parmi d’autres) et de l’Ontario (notamment à North Bay), elle a presque entièrement disparu des récits historiques officiels, comme la très grande majorité de ses collègues aux parcours professionnels similaires[24].

Figure 1

Brochure publicitaire du cabaret Connie’s Inn, 1933.

Bibliothèque universitaire Concordia, collections spéciales

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Femmes dans le jazz québécois : considérations historiographiques

Ce n’est donc pas à l’absence de femmes dans les milieux jazz du Montréal de l’entre-deux-guerres ni à leur absence dans les archives qu’il faut attribuer la méconnaissance de leur importance dans le développement du genre, et plus largement d’une économie du tourisme de divertissement au Québec. La source de leur exclusion historiographique se trouve plutôt dans la dévalorisation de l’enseignement par rapport à l’interprétation et à la composition (comme on l’observe dans le cas de Daisy Peterson Sweeney comparativement à son frère Oscar Peterson), ainsi que dans la dévalorisation de la performance féminine en contexte domestique ou non-rémunéré (comme c’est le cas pour la majeure partie de la contribution musicale de Vera Guilaroff après 1937). En outre, les difficultés d’accès aux studios d’enregistrement auxquelles se heurtaient les instrumentistes noires (les Soeurs Spencer ont eu une carrière internationale sans qu’aucun enregistrement audio professionnel d’elles n’ait refait surface), les processus de marginalisation du chant jazz (comme dans le cas de Bernice Jordan avec l’orchestre de Myron Sutton), ainsi qu’une forme d’idéalisation du jazz basée sur la séparation du « son » jazz — à cette époque encore majoritairement produit par des hommes — du corps des danseuses de variétés, tout cela a mené à occulter la contribution des femmes. Dans tous les cas mentionnés ci-dessus, l’exclusion du récit historique est moins liée à l’absence de femmes dans le passé ou dans les archives qu’elle n’est la conséquence directe des pressions sociales liées au genre, à la race et à la classe qui ont canalisé les parcours de ces femmes vers les marges de l’historiographie. Ainsi, les hiérarchies de genre, de race et de classe continuent donc d’agir comme un puissant tamis entre le récit historique, les archives, et l’infiniment plus vaste passé musical du Québec.

Figure 2

Coupure de presse avec publicité pour le cabaret Le Montmartre, 10 septembre 1937.

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