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L’émergence des territoires touristiques à travers la planète nous fait observer que la transformation des lieux à des fins touristiques (nommée mise en tourisme) semble devenue une pratique incontournable pour tous les pays, toutes les régions et toutes les villes qui désirent recevoir une part de la manne générée par le tourisme mondial (1260 milliards USD) (OMT, 2016). Cette mise en tourisme est appréciée d’abord selon un processus économique (apport de devises) et spatial (aménagement des lieux), alors que ses implications concernent aussi, sinon davantage, la société au sein de laquelle s’organise ce processus.

Si les manifestations des transformations touristiques sont évidentes et incontestables, il apparaît non seulement que le champ des études touristiques présente une quasi-absence remarquée de la recherche conceptuelle (Xin, Tribe et Chambers, 2013 : 66), mais qu’il engendre aussi un flou conceptuel, au point où les expressions utilisées en tourisme ne sont pas toujours dotées d’une définition partagée par la communauté scientifique. Très utilisée et perçue comme un outil de diagnostic important (Équipe MIT, 2000), l’expression mise en tourisme s’emploie souvent sans définition et constitue un « enchantement sémantique […] qui donne l’impression d’embrasser la complexité du phénomène, en une seule expression, laquelle rencontre d’autres notions, tels patrimoine, culture, durabilité » (Kadri et Pilette, 2017 : 55). De plus, cette expression s’utilise dans le cadre d’approches différentes, en changeant son orientation conceptuelle en fonction du contexte.

Outre ces difficultés, on constate également le travail intense en matière de recherche en terminologie qui vise à saisir la réalité complexe de transformation touristique des espaces. Ainsi, le terme mise en tourisme apparaît dans le discours scientifique à côté d’autres termes (notamment touristification). L’apparition de termes alternatifs se passe non sans influence de la part de la littérature anglophone. Pourtant, il y a une différence significative entre la terminologie anglophone par rapport à son équivalent français.

Comment la notion de mise en tourisme est-elle appréhendée dans la communauté francophone ? Quelles sont les directions principales dans lesquelles la formation de cette notion se déroule ? Comment les éléments qui constituent le cadre sémantique de cette notion reflètent-ils la réalité complexe de la mise en tourisme ?

Pour répondre à ces questions, nous avons entrepris une recherche comportant trois volets qui guident l’organisation de l’exposé : 1) lecture analytique des écrits francophones sur la mise en tourisme ; 2) analyse sémantique des définitions de mise en tourisme de la ville obtenues par l’enquête auprès de chercheurs francophones, en Europe, en Afrique du Nord et au Canada, en 2010-2011[1] ; 3) comparaison de la définition modèle obtenue à travers l’analyse sémantique, avec les tendances observées chez les auteurs anglophones à conceptualiser le processus de transformation des lieux à des fins touristiques.

La question de la construction des connaissances en tourisme

La perspective d’une autonomie scientifique des études touristiques fait l’objet d’âpres débats auprès des chercheurs francophones et anglophones. Doit-on considérer le tourisme comme une « indiscipline » (Tribe, 1997) ou un champ d’études des sciences sociales (Jafari et Ritchie, 1981) ? Quels seraient son objet, ses concepts, ses méthodes ? Ces questions visent l’identité scientifique du tourisme, « mythe ou réalité en construction ? » (Kadri, 2008), caractérisée par le diktat des disciplines en sciences sociales (géographie, sociologie, économie) qui l’alimentent en concepts et en méthodes, la prégnance d’un positivisme influent depuis plus d’un siècle avec toutefois un intérêt pour la recherche qualitative dans les années 1970 (Phillimore et Goodson, 2004) et la volonté de proposer un concept fédérateur, telle la pérégrinité (Dewailly, 2006). La recherche d’une reconnaissance dans le milieu universitaire de la discipline touristique (Kadri 2008 ; Butowsky 2014) et l’intérêt d’assoir une épistémologie propre aux études touristiques selon une perspective constructiviste acquièrent un statut de plus en reconnu au sein des sciences sociales. L’épistémologie constructiviste énonce que la réalité n’est pas un donné mais un construit, celui de « l’objet de la connaissance » (Lévy et Lussault, 2003-2013 : 735) qui relie l’observateur et le monde extérieur. Des opérations cognitives entre ces deux dimensions sont à l’origine de la construction des faits, à l’inverse du positivisme qui postule que la réalité apparaît telle quelle à l’observateur qui y applique ses méthodes d’analyse. Parmi les tenants de ce constructivisme, on peut citer des auteurs importants, comme Jean Piaget (1937) qui, à travers l’étude de l’intelligence (action de connaître), montre l’importance de l’interaction entre l’individu et l’objet à connaître ; et Gaston Bachelard (1938), qui est favorable à une approche non cartésienne (« le fait est conquis, construit, constaté »). Durant la période 1960-1980, le constructivisme influence la sociologie, permettant à Peter Berger et Thomas Lukmann (1966) de montrer que la réalité quotidienne est une « construction sociale ». Paul Watzlawick (1988) affirme lui aussi que la réalité peut être une invention (construction), par le sujet, convenant à la situation observée. Le processus de « comment nous savons » fait appel à la cognition, à des phénomènes mentaux, à des constructions/reconstructions, permettant d’accéder à la connaissance de l’objet.

Cette manière de voir la réalité s’exprime aussi dans le dynamisme, depuis le milieu du XXe siècle, de la perspective postmoderniste, laquelle favorise le processus de déconstruction des discours, des récits et des concepts. Parmi les grands acteurs de ce mouvement, on pense ici à Roland Barthes (1957), pour son analyse mythologique de la culture quotidienne, et Jacques Derrida (1967), lequel met l’accent sur la « déconstruction », un processus qui montre le découpage d’un texte, d’un concept, au sens de le déconstruire pour en saisir une autre réalité et en construire un autre.

Dans les études touristiques, où la réalité est toutefois entre un monde phénoménal (voyage et imaginaire) et un monde économique (marché, produits), où l’objet est binaire (réel et imaginaire), on mobilisera des approches à la fois quantitatives et qualitatives. La recherche de la « vérité », selon John Tribe (2006), qui tente de voir la conformité entre les connaissances (académiques) et le phénomène, objet de l’observateur, peut-elle aboutir ? Tribe postule que la vérité, produite par la recherche positiviste et appliquée, serait « entachée de mensonges », d’un « pouvoir subtil » (subtile power), lequel privilégie tel groupe ou telle méthode de recherche. La situation touristique incite à reconsidérer l’aspect ontologique de la situation touristique, comme le suggèrent John Tribe et Janne L. Liburd (2016 : 58) :

a sometimes static and possibly stale ontology of tourism is opened up, encouraged by Liburd (2013), Grimwood (2014) and Veijola et al. (2014) who stress the importance of co-creation of tourism and its knowledge so that there is a more open framing of what tourism is and can be through collaboration between the inhabitants of the world of tourism.

Ces quelques réflexions sur les études touristiques nous poussent à envisager une épistémologie propre, selon des critères scientifiques construits en leur sein, comme le souhaitait Piaget pour les sciences humaines ; mais aussi de penser la construction des connaissances non en termes strictement d’objet à connaître, mais plutôt de « projet » de connaissances (Le Moigne, 2001), notamment grâce à la collaboration entre les différentes sciences (Kadri, 2011).

Dans notre travail, nous ferons intervenir aussi bien le processus de « déconstruction » du concept que la perspective de « construction sociale » d’une nouvelle réalité conceptuelle.

Les défis définitionnels du concept de mise en tourisme dans la communauté scientifique francophone

L’idée de transformation de l’espace à la base de la construction du concept de mise en tourisme

La lecture des écrits francophones fait ressortir, tout d’abord, que la conceptualisation de la réalité nommée mise en tourisme se base sur le concept de transformation/modification. Ce fait est entièrement en conformité avec la définition de l’élément « mise en[2] », très répandu et actif dans la langue française. Les réflexions sur le tourisme s’organisaient autour de l’idée de transformation d’un objet à dimension spatiale avant que le terme « mise en tourisme » n’apparaisse dans le discours francophone. Ainsi, Georges Cazes (1992 : 12, 64), sans employer l’expression mise en tourisme, présente déjà le tourisme en tant qu’un processus de transformations multiples sur les plans spatial, symbolique, environnemental, culturel, économique et politique. Il le qualifie de « subversion spatiale », mais aussi de « production touristique », c’est-à-dire « un processus d’immersion, à la fois imagé et symbolique, commercial et matériel » et un « système d’acteurs ». Les successeurs de Cazes, indépendamment de leur préférence terminologique, conserveront l’importance de l’idée de transformation, aussi bien que l’importance des références à la subversion spatiale et à la production touristique. Par tradition établie, ces deux termes apparaîtront très souvent dans les écrits francophones pour définir ou paraphraser l’expression « mise en tourisme » (Équipe MIT, 2000 : 2).

La difficulté définitionnelle

Très sollicitée aujourd’hui dans le discours touristique francophone, l’expression mise en tourisme s’utilise souvent sans être définie. Elle se comporte comme si elle possédait, par défaut, la faculté d’embrasser une large réalité incontestable et comme si son sens était partagé par tout le monde. Cette évidence est partiellement attribuable à la popularité de ses composantes – « mise en » et « tourisme » –, dont le sens paraît évident et naturel pour tout francophone. Le piège de cette évidence est de se limiter à la tautologie définitionnelle, à savoir que la mise en tourisme consiste en une transformation à des fins touristiques.

On constate également le caractère polyvalent de cette expression, qui s’explique partiellement par le fait que le mot tourisme qu’elle renferme est, d’après Jean-Michel Dewailly (2005), une « terminologie indécise, sous laquelle les différents auteurs ne mettent pas toujours les mêmes réalités ». Ce déficit définitionnel est reconnu par les chercheurs. Dewailly affirme en outre que le terme est utilisé à tort et à travers dans les documents présentant des projets de développement touristique, sans qu’une définition précise du concept n’existe. L’Équipe MIT admet que la réalité de production de l’espace touristique demeure un processus « difficile à définir avec précision » (2005 : 244). Si les chercheurs de cette Équipe s’emploient à définir l’expression mise en tourisme, leur démarche n’est pas privée d’une certaine ambiguïté, comme nous le verrons plus loin.

L’expression mise en tourisme peut par ailleurs apparaître plusieurs fois sans qu’elle soit définie, en étant néanmoins associée à d’autres éléments tels que stratégie de développement, patrimoine ou accessibilité, comme cela s’observe dans un ouvrage rassemblant divers auteurs – Tourisme et mondialisation, sous la direction de Philippe Duhamel et Boualem Kadri, 2011 –, qui montre que sur les 128 occurrences de l’expression, 78 sont dans 14 articles (Kadri et Pilette 2017 : 52).

L’influence des éléments de l’ensemble paradigmatique sur l’appréhension de la transformation touristique

Le déficit terminologique se creuse davantage par le fait que l’interprétation du phénomène de transformation touristique et le choix (spontané) de la terminologie se trouvent dans un rapport délicat avec l’ensemble de facteurs relevant de ce qu’Alex Mucchielli (2006) appelle « l’ensemble paradigmatique ». Ce dernier se compose des éléments tels que la posture épistémologique de l’auteur, le champ disciplinaire, le courant théorique et l’approche adoptés, l’objet de recherche, etc. L’ensemble paradigmatique encadre une réflexion scientifique et détermine son déroulement de manière explicite ou, souvent, implicite. En fonction de ces éléments sous-jacents, l’appréhension de la transformation touristique fluctue d’un auteur à l’autre, ce qui rend l’analyse de ce concept encore plus difficile.

Dans le livre Le tourisme urbain, par exemple, Georges Cazes et Françoise Potier (1996) commencent à employer l’expression mise en tourisme (alors que Cazes en 1992 utilisait subversion de l’espace), qui apparaît dans le titre d’un chapitre : « La mise en tourisme des espaces urbains » (Cazes et Potier, 1996 : 87). Sans apporter de définition précise au terme en question, les auteurs avancent la vision selon laquelle le processus de transformation à des fins touristiques est fort associé aux aménagements, aux stratégies de développement et de valorisation, aux politiques urbaines, à la dimension spectaculaire des interventions, ainsi qu’aux enjeux symboliques, culturels et identitaires. Plus tard, Cazes (2002 : 3) observera ce processus comme un « programme de mise en tourisme reposant classiquement sur le triptyque ‘promotion-équipements-événements’ ». On note ainsi une fluctuation progressive de l’approche et de la terminologie géographiques (voir subversion de l’espace ; Cazes, 1992 : 12) vers l’approche du marketing et de l’aménagement (voir « programme de promotion-équipement-événement » ; Cazes, 2002 : 3). L’apparition de l’expression mise en tourisme serait-elle liée à cette fluctuation ?

L’approche marketing constitue un point de départ de Dewailly (2004), pour qui la mise en tourisme (il utilise ce terme) est un processus axé aussi sur l’offre ; elle est pourtant complexe et est constituée autour de trois moments : la cristallisation (mise en tourisme de l’espace central historique de la ville), la diffusion et la valorisation (insertion de lieux éloignés du centre dans l’offre) et la mise en réseau (regroupement thématique des lieux). L’accent est toujours mis sur l’offre, mais l’auteur ajoutera plus loin que « cette logique d’ouverture est […] liée aux politiques urbaines : la réhabilitation, la rénovation, la requalification de certains lieux ou quartiers participant à leur mise en tourisme » (Dewailly, 2004, entretien). On remarque encore une sorte de fluctuation dans l’approche, qui renferme tant une dimension marketing qu’une dimension urbanistique.

D’autres auteurs s’orientent davantage du côté du marketing. Ainsi, toujours en évitant une définition précise, Philippe Callot (2006 : 98), spécialiste du marketing, associe les expressions mise en tourisme, touristification et mise en marché et les utilise comme synonymes : « La mise en tourisme pour ne pas dire la touristification des lieux ou la mise en marché […] ». La notion de mise en tourisme est-elle synonyme de mise en marché, ou l’englobe-t-elle ? La confusion règne !

Maria Gravari-Barbas (2007 : 393), géographe et architecte, qui étudie la transformation de la ville en lieu festif et attirant pour les touristes, n’utilise pas le terme mise en tourisme, mais se réfère principalement « à la mise en place de la ville festive », incitée par un positionnement concurrentiel entre les villes. Sa terminologie innovatrice se développe dans le cadre de la représentation de la ville moderne comme une destination touristique par défaut (la fonction touristique est intégrée à la fonctionnalité de la ville), ce qui fait que la mise en tourisme équivaut, selon l’auteure, au développement urbain envisagé à travers la mobilité de loisir (dont la festivité).

Le sociologue Jean Viard pour sa part est plus enclin à l’utilisation de diverses déclinaisons de « mise en » pour parler de la transformation à des fins touristiques d’une ville, sans faire intervenir le mot tourisme. Il privilégie des expressions telles que mise en désir, mise en sauvagerie, mise en scène mondiale du tourisme ou mise en voyage (1984 : 40, 94). Le travail en matière de création terminologique semble partiellement inspiré des mondes de la psychologie et du théâtre. Néanmoins, cet auteur réfère à une perspective plus globale issue du « paradigme nouveau, qui permet de parler de la mondialisation » (Viard, 2000 : 158 ; 2006). Comme dans le cas précédent, l’évitement de la notion de mise en tourisme semble en rapport avec l’approche. Dans le cadre de certaines perspectives, l’identité du phénomène de transformation à des fins touristiques se dilue au sein de phénomènes plus englobants.

Le terme mise en tourisme selon la perspective d’une approche géographique : la tentative d’une définition selon l’Équipe MIT

L’évolution du terme mise en tourisme au sein de l’Équipe MIT comporte un intérêt particulier pour notre recherche. Les chercheurs de l’Équipe adoptent cette expression à partir de l’année 1996, qui date de leur recherche empirique (non diffusée) intitulée Mise en tourisme des territoires. Détermination d’indicateurs des espaces touristiques en France (Équipe MIT, 2000 : 6). Dans l’article intitulé « La mise en tourisme des lieux : un outil de diagnostic » (ibid.), qui rend public le résultat de cette recherche, le terme mise en tourisme est utilisé 19 fois. La recherche et l’article qui en découlent ont pour but « l’élaboration de variables pertinentes pour connaître la dimension touristique des lieux » et se veut « une première étape vers la définition d’invariants de la mise en tourisme »[3] (ibid. : 2). Le fait qu’il s’agisse d’un travail préparatoire justifie l’absence de définition de l’expression mise en tourisme dans cet ouvrage. En attendant, les auteurs adoptent une paraphrase de valeur définitionnelle : processus de production des espaces touristiques (ibid. : 2), dans laquelle on pourrait reconnaître une influence de la terminologie de Cazes (1992), par exemple production touristique et subversion spatiale.

Deux ans plus tard, dans l’ouvrage Tourisme 1 – Lieux communs (Équipe MIT, 2002), l’expression mise en tourisme apparaît avec un statut de terme officiel qui figure dans le glossaire de la fin du livre. Elle est définie comme « processus de création d’un lieu touristique ou de subversion d’un lieu ancien par le tourisme qui aboutit à un état : le lieu touristique » (ibid. : 300). On constate que la définition proposée ne reflète pas le résultat du travail précédent en matière de conceptualisation de la mise en tourisme à travers la recherche empirique sur les variables. La définition est clairement basée sur la paraphrase provisoire employée dans l’article de 2000 et renvoie encore plus explicitement aux expressions de Cazes, soit production touristique et subversion spatiale, pour marquer les deux modes possibles de transformation d’un lieu en lieu touristique : ex nihilo et à partir d’un lieu existant. Le concept de « lieu touristique », pierre angulaire de cette définition, est défini dans le même glossaire comme « lieu créé ou investi par le tourisme et transformé pendant au moins un temps par la présence de touristes » (ibid. : 300). Cette définition, à son tour, renvoie aux notions de « touriste » et de « tourisme ». Le touriste est une « personne se déplaçant vers les lieux situés dans l’espace-temps du hors-quotidien afin d’y développer des pratiques récréatives », tandis que le tourisme est « un système d’acteurs, de pratiques et de lieux qui a pour objectif de permettre aux individus de se déplacer pour leur recréation hors de leur lieu de vie habituel » (p. 301).

Par rapport à l’ensemble de ces quatre définitions interreliées dans le cadre d’une approche systémique (p. 8), on peut noter que cet ensemble est visiblement centré sur la notion du touriste conçue selon des perspectives anthropologique, historique[4] et spatiale (déplacement dans l’espace). Le touriste est déclaré « l’acteur clé du système » touristique (p. 8). Il est aussi le seul sujet des pratiques touristiques définies comme « ce que fait un touriste pendant son déplacement » (p. 303) dans le but de « se récréer » (p. 9). Les nombreuses paraphrases de la déclaration clé, « les touristes créent des lieux » (p. 169), déterminent l’approche adoptée dans cet ouvrage.

Dans l’ensemble des quatre concepts, celui de mise en tourisme joue un rôle secondaire, ce qui explique son absence dans l’introduction des deux premiers chapitres de l’ouvrage. Le terme n’apparaît qu’à la troisième (et dernière) partie du livre. À la place d’introduire la définition, les auteurs trouvent plus important de revenir une fois de plus au concept clé, touriste : « Pour comprendre les raisons de la mise en tourisme des lieux, on peut privilégier ce dont le touriste est lui-même porteur, autrement dit ce que le touriste va aller chercher dans les lieux touristiques, de lui-même et pour lui-même » (p. 174). Dans ce livre, la mise en tourisme devient alors synonyme de création de lieux (p. 167, 174), de production de lieux (p. 175) et d’invention d’un lieu (p. 190) par les touristes qui sont explicitement reconnus « premiers acteurs, historiquement, dans la mise en tourisme des espaces » (p. 190). Bien que dans l’ouvrage on retrouve des références à d’autres acteurs, tels que la société locale, l’État et les collectivités territoriales (p. 190‑191, 195), ces notions, contrairement à « touriste », ne sont pas retenues dans la définition finale. Privilégiant la vision générale anthropologique, les auteurs évitent de préciser dans quelle mesure leur compréhension de la mise en tourisme devrait être localisée dans le champ conceptuel de l’aménagement, de la géographie (lieu), de l’économie (marchés), etc.

Après son apparition officielle en 2002, il semble que le terme mise en tourisme restera bien établi dans le discours francophone en tourisme. C’est donc d’autant plus étonnant que dans les ouvrages suivants de l’Équipe MIT (2005 ; 2011), ce terme disparaisse complètement et soit remplacé par d’autres concepts.

Dans l’ouvrage Tourisme 2 – Moments de lieux (Équipe MIT, 2005), en poursuivant le même but de saisir le processus de transformation des espaces à des fins touristiques, les auteurs avancent une série de concepts. Cette série est organisée autour de « pratique sociale » et de « moment de lieu ». Les démarches terminologiques des auteurs sont inspirées par le désir d’intégrer le facteur « temps » dans l’analyse « des modalités de l’émergence et [du] développement du tourisme » (ibid. : 312). Dans la perspective de cette approche, les concepts clés tels que tourisme, pratique touristique et lieu touristique changent de manière sensible sa configuration par rapport à celle de Tourisme 1 – Lieux communs (Équipe MIT, 2002). Tout d’abord, l’ensemble conceptuel de l’ouvrage rompt définitivement avec le touriste comme acteur principal du système touristique et du processus de développement touristique. Ce dernier disparaît du vocabulaire actif de l’ouvrage. Ainsi, la notion de pratique touristique, qui n’est plus associée à un seul acteur, permet de définir le tourisme comme un système de pratiques sociales de plusieurs acteurs parmi lesquels le touriste n’a plus de position dominante (Équipe MIT, 2005 : 342). À son tour, le concept de lieu dépasse ses limites proprement géographiques : « la qualité d’un lieu géographique » se forme des « caractéristiques sociales et biophysiques » (p. 294). Le lieu touristique intègre « le système d’acteurs qui le constitue » (p. 291). Ce système est composé « des acteurs extérieurs et acteurs locaux » (p. 294). Le nouveau concept de moment de lieu consolide et articule tous les concepts de l’ouvrage. Il est introduit « pour rendre compte des pratiques sociales […] qui se développent dans les lieux qui les autorisent et leur donnent sens » (p. 287) dans « une interaction complexe » entre « acteurs extérieurs et acteurs locaux » (p. 294). « Dans un moment de lieu, il se produit une rencontre autour des pratiques d’acteurs extérieurs, adoptées ou acceptées tacitement par les acteurs internes, le tout dans un contexte spatial et temporel particulier qui lui donne sens et contenu » (p. 293). De même, le concept de régime d’habiter, qui n’est plus attaché exclusivement au touriste, « permet de synthétiser les différentes façons de créer et de vivre de l’espace […] qui ordonnent un grand nombre de pratiques » (Équipe MIT, 2005 : 324). L’ancien terme mise en tourisme n’apparaît pas dans cet ouvrage ; son rapport au moment de lieu reste aussi obscur que les motifs de sa disparition.

Dans l’ouvrage Tourisme 3 – La révolution durable (Équipe MIT, 2011), les auteurs continuent de s’interroger sur le processus de transformation des espaces à des fins touristiques, en se penchant sur le changement de la qualité et du statut des lieux touristiques au fil du temps. Ils abandonnent le terme moment de lieu pour une expression plus traditionnelle, développement touristique des lieux. L’idée de l’interaction complexe de multiples acteurs (extérieurs et locaux) impliqués dans le processus de développement touristique est renforcée et approfondie davantage dans cet ouvrage à l’aide d’une série de concepts tels que soi versus autre, rencontre/vivre avec les autres, cohabitation et coprésence des acteurs (ibid. : 19‑46, 253). En explorant les différents types de lieux touristiques[5] et les scénarios de leur développement (le passage d’un type à l’autre), les auteurs concluent à la nécessité de mettre le développement des fonctions touristiques en rapport avec les fonctions urbaines. La dynamique et la longévité du lieu touristique tiennent à une augmentation d’urbanité (p. 271). « Les différents types de lieux touristiques identifiés reflètent différents degrés d’urbanité, atteints au cours du développement. C’est l’accumulation d’urbanité […] qui permet au lieu de garder une fonction touristique » (p. 267‑268).

Concernant l’expression mise en tourisme, elle apparaît très occasionnellement dans l’ouvrage Tourisme 3 – La révolution durable. Nous avons pu en récupérer cinq occurrences. Dans le cas des deux premières, il s’agit du bref compte rendu des idées de Walter Christaller sur le cycle de mise en tourisme à plusieurs stades (p. 245) ; les trois autres occurrences apparaissent dans le tandem « mise en tourisme et développement touristique » (p. 262). Cette apparition étrange laisse le lecteur attentif se perdre dans les conjectures par rapport à la signification de mise en tourisme et, surtout, de se questionner sur le rapport entre mise en tourisme, d’un côté, et développement touristique, de l’autre. Est-ce que la mise en tourisme doit être considérée comme synonyme occasionnel de développement touristique ou plutôt comme une étape ponctuelle (étape initiale) du processus du développement touristique ? Aucune explication sur ce sujet n’est proposée. Dans la partie finale de l’ouvrage (p. 273‑285), consacrée aux éléments pour une théorie générale du tourisme, parmi les quinze concepts retenus pour ce projet théorique audacieux[6], il n’y a pas de place pour la mise en tourisme.

En observant les modifications du terme mise en tourisme dans les écrits de l’Équipe MIT au fil du temps, nous concluons que malgré la contribution théorique importante à la compréhension de la complexité du processus de transformation des lieux à des fins touristiques, l’Équipe n’a malheureusement pas réussi à clarifier davantage l’utilisation et la compréhension du concept de mise en tourisme. En partant d’une tentative de développer une définition à travers l’étude empirique des variables pertinentes de la dimension touristique des lieux, l’Équipe MIT change en 2002 la stratégie de conceptualisation pour en adopter une autre, centrée sur la notion du touriste. Trois ans plus tard, elle abandonne le terme mise en tourisme et ne l’emploie plus que de manière occasionnelle, spontanée et ambiguë.

L’Équipe MIT s’est impliquée dans la définition de la mise en tourisme (2001 ; 2002 ; 2005), mais les observations font voir toutefois des problèmes épistémologiques sous-jacents. C’est à partir du concept de moment de lieu que les auteurs tentent d’expliquer la construction sociale et de s’éloigner de la perspective fonctionnaliste : « identifier une pratique nouvelle, puis à rechercher les lieux qui ont permis la production de cette pratique ainsi que les lieux qui ont à leur tour adopté/importé/adapté la pratique en question » (Équipe MIT, 2005 : 297). Le rapport social-spatial est présenté en interaction, mais on observe un flou, « [qui] donne davantage de prégnance à l’espace-lieu où le touriste assouvit ses propres besoins » (Kadri et Pilette, 2017 : 59). Ainsi peut-on lire dans Tourismes 2Moments de lieux : « Dans un moment de lieu, il se produit une rencontre autour des pratiques d’acteurs extérieurs, adoptées ou acceptées tacitement par les acteurs internes, le tout dans un contexte spatial et temporel particulier qui lui donne sens et contenu » (Équipe MIT, 2005 : 293). Cette importance de la dimension spatiale dans la définition du système touristique et de la mise en tourisme est bien confirmée dans le livre Le tourisme. Acteurs, lieux et enjeux, coordonné par Mathis Stock (2003 : 4‑5), où les auteurs montrent que l’approche géographique qu’ils préconisent

s’attache à décrire et expliquer la dimension spatiale du phénomène touristique dans ses différents aspects : 1) la ‘mise en tourisme’ des lieux ; 2) le fonctionnement des lieux touristiques ; 3) la dynamique des lieux touristiques ; 4) la différenciation spatiale du tourisme ; 5) la dimension spatiale des acteurs, touristes, entrepreneurs, résidents des lieux touristiques […]

Depuis 2000, les auteurs de l’Équipe MIT cherchent à surmonter l’approche géographique étroite centrée sur le touriste se déplaçant dans l’espace, en se penchant sur l’explication de la construction sociale du phénomène des lieux touristiques. Est-ce le jeu au niveau de la perspective paradigmatique qui a causé l’adaptation et ensuite l’abandon du terme mise en tourisme ? Est-ce que la disparition du terme est en rapport avec la disparition d’autres concepts, tel celui de touriste ? Les (més)aventures du concept de mise en tourisme ne sont jamais devenues sujets d’une réflexion ni d’une explication dans les écrits de l’Équipe.

Les termes alternatifs et l’influence des écrits anglophones

Comme les sections précédentes en font foi, mise en tourisme n’est pas un terme unique utilisé par la communauté scientifique francophone pour saisir la transformation à des fins touristiques. Les experts en recherchent des synonymes ou des termes alternatifs[7]. Ces divers termes, tout comme celui de mise en tourisme, apparaissaient dans la plupart des cas spontanément, sans bénéficier d’une définition. Touristification et tourismification sont toutefois les deux termes qui reviennent le plus souvent.

L’intérêt d’apporter une définition à la transformation à des fins touristiques conduit les successeurs de Cazes à lancer une réflexion sur la possibilité d’opposer les termes mise en tourisme et touristification. Tout au long de leur ouvrage Le Tourisme, Jean-Michel Dewailly et Émilie Flament (1993) font usage du terme touristification, sans le définir. Dans l’introduction, ils justifient leur préférence au profit de touristification en déclarant que l’expression mise en tourisme appartient au champ des sociologues (ibid. : 10). Mais cela ne les empêchera pas d’utiliser mise en tourisme à côté de touristification comme son synonyme. Contrairement à Dewailly et Flament, l’Équipe MIT préfère l’expression mise en tourisme à touristification, « parce que, dans la confusion qui entoure le processus et la convocation fréquente d’interventions naturelles, ‘mise en tourisme’ présente l’avantage de souligner le caractère dynamique et humain de l’action » (Équipe MIT, 2002 : 300). Dans les deux cas, il est difficile de ne pas noter le caractère subjectif et toujours peu convaincant des critères sous-jacents à la tentative d’opposer les concepts.

Plus tard, Dewailly (2005 ; 2006) propose la distinction entre les mêmes concepts sur la base de critères plus appropriés à une situation complexe : spontanéité du processus versus volontarisme, démarches non-institutionnalisées versus institutionnalisées. La touristification serait alors, selon cet auteur (2005 : 31), un développement relativement spontané, non planifié, du tourisme, s’appliquant à un espace, une société, une économie. Les acteurs sont plus isolés, moins institutionnels. Tandis que la mise en tourisme est « un développement plus planifié, plus volontariste, contrôlé, sinon maîtrisé. Le rôle des décideurs et des acteurs locaux, hormis les particuliers et les entreprises privées, semble plus important dans l’élaboration des processus et des décisions qui provoquent ou accompagnent le développement du tourisme » (Dewailly 2005 : 30‑31 ; Dewailly 2006 : 131). Pourtant, dans le même paragraphe, Dewailly adoucit la rigueur de la distinction par le passage conciliant qui justifie l’utilisation à titre de synonymes :

Ces termes peuvent avoir tous deux leur utilité sans mériter de polémiquer sur un sujet qui nous paraît, ici, assez simple. Tous deux expriment le passage d’un espace, d’une société, d’un lieu, d’un état non touristique à un état touristique, mais aussi la situation qui en résulte, donc à la fois un processus et le résultat de ce processus. (Ibid. : 131)

Dans le chapitre dédié à la distinction mise en tourisme versus touristification, Dewailly se réfère de manière explicite au terme anglais touristification (ibid. : 30‑31), qui constitue dans les écrits anglophones un concept central et bien élaboré. Ce fait laisse penser que c’est dans la tradition anglaise que Dewailly puise le fondement méthodologique de sa démarche. Pourtant l’auteur ne clarifie pas l’usage complexe que la tradition anglophone fait de ce terme ni le rapport de sa démarche avec cette tradition. Ainsi, celui qui, en suivant la piste donnée par l’auteur, s’adresse aux écrits anglophones, sera surpris de découvrir une grande différence entre l’appréhension du terme touristification dans ces écrits et dans ceux de Dewailly.

C’est probablement ce caractère indécis et non complet des démarches de Dewailly et de l’Équipe MIT qui a fait que leurs tentatives n’ont pas changé le paradigme terminologique de la communauté francophone. La majorité des auteurs continuent d’employer touristification à titre de synonyme spontané de mise en tourisme sans ressentir le besoin ni de les distinguer ni de les définir (Callot, 2006 ; Pickel-Chevalier, 2012 ; Gay, 2014 ; et d’autres).

En ce qui concerne le terme tourismification, on observe son utilisation dans les écrits francophones selon deux modes différents[8]. Premièrement, chez les auteurs qui ne mettent pas l’accent sur la précision terminologique, le terme s’emploie souvent comme substitut spontané de mise en tourisme ou de touristification. Pourtant, tout comme touristification, le terme tourismification a une signification particulière dans les écrits anglophones récents auxquels la plupart des auteurs francophones n’accordent pas d’importance. Ainsi, Dewailly (2006 : 31) ne mentionne ce terme qu’une seule fois en se limitant à la remarque suivante : « Les Anglo-Saxons parlent d’ailleurs parfois de ‘tourismification’. » Et deuxièmement, plus rarement, le terme tourismification est utilisé par les francophones dans le même sens qu’il a dans les écrits anglophones.

En parlant de la formation du concept de mise en tourisme, il ne faut donc pas ignorer le facteur d’influence des écrits anglophones. Nous reviendrons aux paradoxes de cette influence dans la partie réservée à l’analyse des écrits anglophones.

À la recherche d’une méthode alternative

L’ensemble des éléments ci-dessus montre un déficit et le défi définitionnel que la communauté francophone éprouve devant le concept de mise en tourisme. Cette carence nous pousse vers une méthode alternative de recherche constituée à partir de trois orientations combinées :

  • la mise en œuvre d’un questionnaire permettant de stimuler le travail en matière de définition chez les membres de la communauté scientifique ;

  • l’utilisation d’une méthode d’analyse sémantique automatisée permettant d’explorer les composantes sémantiques des définitions obtenues par le biais d’un questionnaire ;

  • la proposition de reconstruction d’une définition modèle à partir des composantes les plus significatives constatées par l’analyse sémantique.

Sur 156 personnes de la communauté francophone sollicitées, 63 ont répondu à un questionnaire (soit 40,4 %) comprenant plusieurs parties, dont une relative à la définition de concepts clés du discours sur le tourisme et la ville. Parmi les 63 répondants, 61 personnes ont donné une définition du concept de mise en tourisme (d’une ville). La répartition géographique de ces répondants est la suivante : 27 de l’Europe, 17 du Canada, 15 du Maghreb et 2 de l’Amérique latine. Ils représentent les profils institutionnels suivants : 5 responsables d’un organisme de gestion touristique et 56 universitaires (dont 44 professeurs, 11 doctorants et 1 chercheur). Concernant le domaine de formation initiale, plusieurs personnes peuvent avoir plus d’une discipline de formation : géographie (22) ; urbanisme-aménagement (12, dont 3 associés à l’architecture, 1 au génie et 1 aux études touristiques) ; architecture (7) ; gestion (4) ; études touristiques (3) ; sociologie (3) ; économie (3) ; sciences de l’information et de la communication (2) ; génie (2) ; marketing (2) ; anthropologie (1) ; psychologie (1) ; droit (1) ; biologie (1).

À partir des 61 définitions recueillies, nous avons constitué le corpus sur lequel ont été effectuées une série de requêtes sémantiques[9], présentées dans les deux sections suivantes.

L’analyse sémantique automatisée du concept de mise en tourisme dans les écrits francophones

L’exploration des composantes pour une définition modèle

La première question posée était : Quelles sont les composantes sémantiques les plus fréquentes qui forment le concept de mise en tourisme ? En d’autres termes, quels sont les mots clés (mots lemmatisés) que l’on rencontre le plus souvent dans les définitions récupérées ?

Le regroupement des lexiques fréquents et l’exploration du rapport entre les groupes

À l’aide du logiciel Sémato, nous avons récupéré le lexique du corpus tiré selon l’ordre de la fréquence totale des lemmes. Afin de simplifier cette liste, nous avons regroupé certains termes en fonction de leur proximité sémantique en appliquant une procédure de vérification. Voici quelques exemples :

POLITIQUE/STRATÉGIE : POLITIQUE (66) ; STRATÉGIQUE (18) ; STRATÉGIE (15) ; PLAN STRATÉGIQUE (5) ; SCHÉMA GÉNÉRAL (5) ; VISION GÉNÉRALE (5).

TOURISTE : TOURISTE (53) ; VISITEUR (30) ; ÉTRANGER (8) ; EXCURSIONNISTE (5) ; NON-RÉSIDENT (5) ; VOYAGEUR (3) ; SÉJOURNANT (5).

Ce travail nous a permis d’obtenir une liste de thèmes (nommés d’après les termes les plus représentatifs) qui apparaissent le plus souvent dans les définitions du concept de mise en tourisme. À l’étape suivante, nous avons observé les rapports entre les thèmes (groupes lexicaux) obtenus, précisément leur capacité d’apparaître ensemble dans le contexte d’une phrase. L’information liée à la façon dont les thèmes se regroupent en formant un réseau nous a permis de découvrir la structure sémantique de la définition modèle de l’expression « mise en tourisme » (voir illustration 1).

Fig. 1

Illustration 1 : Le réseau de thèmes dans le corpus

Illustration 1 : Le réseau de thèmes dans le corpus
Source : Généré par logiciel yEd Graph Editor, à partir des données de l’analyse sémantique automatisée (Sémato)

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Les pôles sémantiques constitutifs pour la définition modèle de « mise en tourisme »

La connaissance de la structure sémantique des rapports entre les thèmes conduit à élaborer un canevas pour une définition modèle. À ce propos, nous avons distingué six pôles sémantiques constitutifs entre lesquels toutes les composantes sélectionnées se distribueront. Ces pôles sont les suivants :

a.DÉFINITION GÉNÉRALE : terme catégorisant [a.1] qui définit le phénomène de la mise en tourisme de manière générale. Dans cette perspective, la mise en tourisme est un processus d’ACTION. La définition générale se précise à travers la série de termes exprimant des actions spécifiques [a.2].

b. MOTIVATION : y compris des facteurs motivateurs et des facteurs encadrants de l’ACTION.

c. OBJET I : l’élément sur lequel l’action est appliquée.

d. OBJET II : le produit final qu’on cherche à obtenir à travers l’ACTION. Il résulte du processus de transformation de l’OBJET I.

e. ACTEUR I : les sujets ou les instances qui sont responsables de l’ACTION. Ils agissent sur l’OBJET 1 pour produire l’OBJET 2.

f. ACTEUR II : les acteurs visés à travers l’ACTION. Ils sont appelés à profiter de l’OBJET 2 qui est le produit final.

Les pôles sémantiques sont présentés ci-dessus selon une logique qui reflète leurs rapports dans le corpus, mais pas nécessairement l’ordre dans lequel ils apparaissent dans les définitions mises en analyse.

La construction de la définition modèle de la mise en tourisme

L’exploration détaillée des pôles constitutifs

En suivant le canevas conceptuel de six éléments, nous avons effectué l’exploration détaillée de chaque pôle sémantique, ce qui a permis de formuler des ingrédients pour la définition modèle.

[a.1] La définition générale du phénomène de mise en tourisme s’exprime à travers les termes : action/agir/procéder (80) ; opération (5) ; intervention (5) ; activité d’aménagement (5) ; et aussi par le terme processus (65) accompagné fréquemment du déterminant dynamique. D’un point de vue général, la mise en tourisme est donc un processus d’action dynamique.

[a.2] Les termes spécifiques qui précisent le processus d’action sont par exemple :

[a.2.i] développement-développer/favoriser/faciliter/mobiliser/consolider/dynamiser/augmenter (195) ; [a.2.ii] organiser/mise en place/mise en scène/créer (148) ; [c.2.iii] mise en valeur/valoriser (130) ; [a.2.iv] adapter/transformer (97) ; [c.2.v] aménager/équipement spécifique (68) ; [a.2.vi] gérer (gestion)/planifier (65). Les termes sont souvent accompagnés d’un groupe de déterminants : de qualité particulière/performatif/flexible/innovateur (40). Ainsi, le processus d’action consiste à développer, à organiser, à mettre en valeur, à transformer ou adapter, à aménager et à gérer, et cela de manière performative. Il est intéressant de noter que parmi tous ces groupes d’actions, seulement un (organiser/mise en place/mise en scène/créer) vise à créer une nouvelle chose, tandis que les autres groupes visent à modifier un existant, ce qui réfère directement au pôle [c.1].

[b] Le processus d’action est un résultat de [b.1] politique/stratégie (104)/ ; plan stratégique (5) ; schéma général (6) ; vision générale (5) ; mais aussi [b.2] de volonté/volontariste (25). Les actions de développement, d’organisation, de mise en valeur, de transformation, etc. résultent d’une stratégie et d’une volonté politiques.

[c.1] L’OBJET I désigne ce qu’on crée ou l’existant qu’on développe, valorise ou transforme. C’est ville (325) ; urbain/ urbanisé (125).

[c.2] La ville comme objet de transformation est vue à travers quelques aspects spécifiques.

[c.2.i] Avant tout, la ville est pensée à travers l’aspect spatial physique ou géographique. Plus spécifiquement, l’action s’applique à lieu/espace/territoire (184) ; site (15) ; milieu urbanisé (5) ; spatial (18) ; territorial (5) ; territorialité (5) ; spatio-temporel (5).

[c.2.ii] Les transformations concernent également les aspects suivants : infrastructure (d’accueil) tissu (urbain d’accueil)/système (urbain)/cadre (urbain)/environnement urbain/dynamiques urbaines (133) ; ambiance urbaine (10) ; logistique (10) ; composants urbains (5) ; milieu urbanisé (5) ; processus d’urbanité (5) ; services urbains (15).

[c.2.iii] Certaines conditions sont indispensables. Ainsi, la transformation s’applique à la potentialité de la ville qui est saisie, en termes généraux, comme potentialité/atout/caractéristiques ou éléments distinctifs extraordinaires/ressources urbaines (70) ; compétences touristiques (5).

[c.3] En termes spécifiques, les exemples évoqués par les experts dans le but de préciser la nature de la potentialité de la ville se répartissent en trois groupes :

[c.3.i] Groupe 1 relatif à l’animation offerte par la ville : activité touristique (90) ; événement (38) ; animation (15).

[c.3.ii] Groupe 2 relatif au patrimoine et à l’histoire : patrimoine (45) ; culturel (33) ; richesse historique (25).

[c.3.iii] Groupe 3 relatif à l’infrastructure de la ville : accueil/ infrastructure d’accueil (40) ; hébergement/restauration (35) ; circulation/transport/communication (30).

On peut conclure que lorsque les experts francophones parlent de la ville comme objet de transformation à fins touristiques, ils pensent, avant tout, à l’espace et à l’infrastructure qui lui est associée, et ensuite à sa potentialité qui doit être riche ou remarquable. Certains experts citent spontanément des exemples de cette potentialité, sans jamais en faire une typologie ou une classification.

[d] L’OBJET II constitue le produit final, qu’on cherche à obtenir comme résultat de l’action de mise en tourisme. Dans les textes de notre corpus, cet aspect est souvent introduit par les tournures syntaxiques dans le but de/en vue de/afin de. En termes généraux, le produit final est l’attractivité de la ville : attirer/(ville)/attrayant/attractivité (120) ; attrait (15) ; attraction (10)/ ; agréable (5) ; accueillant (5) ; convivial (5) ; enrichissant (5) ; facile à vivre (5) ; intéressant (5).

En termes spécifiques, l’attractivité se manifeste de plusieurs manières. Les termes qu’on utilise pour la spécifier peuvent être divisés en quelques groupes :

[d.1] Groupe 1 : activité touristique (90) ; événement (38) ; animation (15).

[d.2] Groupe 2 : produit (commercial) (54) ; mise en marché (19) ; produit (10) ; commercialisation (5) ; commercialiser (5) ; vendre (5) ; rentabiliser (5) ; offre touristique ; offrir (25) ; destination touristique (15).

[d.3] Groupe 3 : image ; réputation touristique d’une ville (41) ; identité (10) ; représentation (5).

[d.4] Groupe 4 : expérience/vécu/découverte de la ville (25).

Le produit final est donc une ville (touristiquement) attrayante, un produit commercial avec une forte réputation touristique qui offre un répertoire d’activités et d’expériences.

[e] ACTEUR I. Ceux qui organisent et effectuent l’action sont : acteurs (variés) (70) ; autorité (20) ; décideur (5) ; pouvoirs (5) ; personnels politiques (5). Parmi eux on distingue les acteurs publics (20) ; État/public (5) ; public et gouvernemental (10) ; et aussi les acteurs privés (20) ; privé (15) ; non gouvernemental (5).

Les experts sont d’accord sur le fait que les acteurs de la mise en tourisme sont nombreuxet variés. Pourtant, il s’agit plutôt des instances (publiques ou privées) qui possèdent une autorité décisive.

[f] ACTEUR II. Ceux que l’action vise, ou qui profitent de son résultat et qui sont :

[f.1] touriste/visiteur (109) ; étranger (8) ; excursionniste (5) ; non-résident (5) ; voyageur (3) ; séjournant (5) ; mais aussi [f.2] habitant/résident (21).

L’acteur principal visé pas les actions de la mise en tourisme est le visiteur. Pourtant, on constate l’apparition d’un deuxième acteur, l’habitant, qui reste néanmoins marginal.

La définition modèle verbale et schématisée du concept de mise en tourisme

Ainsi, pour la communauté scientifique francophone, le phénomène de mise en tourisme a une définition, qui serait la suivante :

C’est un processus dynamique d’action [a.1], résultant d’une stratégie et d’une volonté politiques [b.1, b.2], mené par les acteurs nombreux et variés représentant des instances (publiques ou privées), qui possèdent une autorité décisive [e], et qui consiste à développer, à organiser, à mettre en valeur, à transformer ou adapter, à aménager et à gérer [a.2] la ville [c] vue à travers son espace physique [c.1.i], son infrastructure [c.1.ii] et sa potentialité riche ou remarquable [c.1.iii] dont les activités touristiques et événementielles [c.3.i.], le patrimoine historique et culturel [c.3.ii] et l’infrastructure d’accueil [c.3.iii] sont les facteurs les plus importants. Le produit final de ce processus est une ville (touristiquement) attrayante [d], qui constitue un produit commercial [d.2] avec une forte réputation touristique [d.3], qui offre un répertoire d’activités [d.1] et d’expériences [d.4]. Le produit est destiné aux touristes-visiteurs [f.1], mais peut avoir un impact sur la vie des habitants [f.2].

L’illustration 2 présente la variante visuelle de la définition verbale.

Fig. 2

Illustration 2 : Représentation schématisée de la définition modèle du concept de mise en tourisme dans la communauté scientifique francophone

Illustration 2 : Représentation schématisée de la définition modèle du concept de mise en tourisme dans la communauté scientifique francophone
Source : Généré par les auteurs

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L’analyse critique de la définition modèle de mise en tourisme

La définition modèle obtenue à la suite de l’analyse sémantique reflète la compréhension de la mise en tourisme dans son ensemble, au sein de la communauté francophone. Dans les prochaines sections, nous énonçons quelques observations critiques par rapport à cette compréhension.

La définition complexe qui reflète la complexité de la réalité

Premièrement, on note que la définition obtenue a une structure complexe : elle comporte une quarantaine de composantes significatives. Cela reflète la complexité de la réalité de production de l’espace touristique.

L’ensemble des composantes de la définition modèle s’organise autour de l’action qui consiste à la transformation d’un OBJET 1 (lieu initial vu à travers plusieurs dimensions) en OBJET 2 (lieu touristique)[10].

Deuxièmement, la définition modèle permet de constater un rapport complexe entre les composantes OBJET 1 – ACTION – OBJET 2. À première vue, il paraît paradoxal que l’on retrouve les mêmes concepts parmi les caractéristiques de l’objet mis en transformation (OBJET 1) et les caractéristiques du produit final (OBJET 2) : infrastructure et potentialité du lieu constituent ce que l’on transforme, ce qu’on utilise pour atteindre notre objectif et ce que l’on désire finalement obtenir. Pourtant, ce paradoxe est dû à la nature continue, cyclique et circulaire du phénomène de mise en tourisme, ce que le concept de processus dynamique saisit déjà de manière générale. La potentialité touristique est une propriété de l’urbanité elle-même. Le processus de mise en tourisme puise dans l’urbanité sa dynamique et sa ressource principale. L’urbanité (l’OBJET 1) continue d’exister et de se consolider à travers le lieu touristique (l’OBJET 2) qui tient son existence de l’urbanité elle-même. Ainsi, l’action de mise en tourisme a pour ressources principales l’infrastructure et la potentialité urbaines, déjà existantes. À son tour, la ville, une fois qu’elle a reçu de nouvelles dimensions et fonctions de ville touristique, continue d’assurer sa fonctionnalité urbaine dans d’autres dimensions. La relation entre le résultat final et le processus est donc indissociable dans la définition de la mise en tourisme. On peut également en conclure que la finalité de la mise en tourisme est relative, et que ce qui est montré comme le produit final ne constitue qu’une étape du processus continu. La potentialité et l’infrastructure existantes, appropriées par le tourisme à travers l’action ponctuelle de mise en tourisme, deviennent automatiquement l’objet de maintien et d’amélioration (mise en tourisme continue) ainsi que l’objet potentiel d’une nouvelle phase de mise en tourisme.

Troisièmement, la mise en tourisme implique l’existence de divers acteurs qui interviennent en mettant en application leurs stratégies et leurs volontés politiques. Ces dernières renferment, parmi d’autres valeurs, des représentations de la mise en tourisme. En fonction de ces représentations, le processus lui-même de mise en tourisme et son produit final prennent forme pour aboutir à tel ou tel résultat. Ainsi, on peut conclure que la définition de l’expression mise en tourisme ne sera jamais objective. Il s’agit d’une construction et d’une interprétation de la réalité, organisées à partir d’un point de vue précis propre à un groupe social (acteur) précis. On peut évaluer les définitions de mise en tourisme en fonction de leur réussite à saisir les dimensions de la réalité, toujours complexe.

Ces observations nous amènent à formuler les questions suivantes :

  • Quelle est la position épistémologique sous-jacente à la définition obtenue, et de quels acteurs reflète-t-elle le point de vue ?

  • Comment est située cette définition par rapport à la réalité, par laquelle on comprend le processus de mise en tourisme, dans toute sa diversité, et que l’on peut observer dans la vie réelle, à partir des données factuelles ?

  • Y a-t-il des éléments de cette réalité que la définition obtenue ne prend pas en considération ?

En poursuivant nos démarches critiques, nous essaierons de répondre à ces questions.

L’objet de transformation : du paradigme géographique vers la globalité fonctionnelle de l’espace urbain

Dans la définition modèle obtenue, l’objet de la mise en tourisme, soit la ville, est présenté selon deux perspectives différentes.

Selon la première perspective, la ville est définie à travers le concept « lieu-espace-territoire ». À première vue, cette définition relève de l’approche géographique. Pourtant, une telle conclusion devrait être avancée avec prudence. En fait, une seule définition du corpus réfère à la dimension proprement géographique :

[Mise en tourisme est un] développement à un moment donné et dans un contexte adéquat du tourisme par les acteurs au sein d’un lieu géographique qualifié de ville (F‑44[11]).

La plupart des apparitions des termes lieu-espace-territoire sont accompagnées du déterminant urbain-urbanisé. Notre recherche précédente (Bondarenko et al., 2011) démontre que l’adjectif urbain, très utilisé dans le discours sur le tourisme associé à la ville, réfère aujourd’hui non seulement à la ville, mais aussi à l’urbanité et à l’urbanisation. Les deux derniers concepts saisissent la ville à travers ses fonctions plutôt qu’à travers ses paramètres géographiques et englobent la touristification comme l’une des caractéristiques de l’urbanité. Deux définitions de notre corpus comportent une expression déclarative de cette vision :

[Mise en tourisme est une] manifestation urbaine mondiale dans toutes ses dimensions possibles (F‑1).

La mise en tourisme de la ville signifie l’apport, le rôle du tourisme dans la participation au processus d’urbanité (F‑29).

Selon la seconde perspective, la définition modèle présente l’objet de la mise en tourisme à travers les ressources existantes qui peuvent être valorisées, exploitées et transformées à des fins touristiques. Cette vision est exprimée à l’aide des concepts qui font partie des groupes infrastructure et potentialité. Aussi nombreux et importants pour la définition que le concept de lieu, ils renforcent la perspective fonctionnelle en nous éloignant du lieu proprement physique. Parmi les termes du groupe infrastructure, on retrouve également une série de termes alternatifs, tels que tissu urbain, dynamiques urbaines, composantes urbaines, toutes structures de la ville, l’âme d’un système urbain, etc. Bien que moins fréquents, ils nous indiquent une tendance importante. Si les experts s’engagent dans une aventure terminologique risquée (voir l’utilisation des métaphores telles que tissu et l’âme d’un système urbain), c’est parce qu’ils veulent saisir la ville dans sa GLOBALITÉ FONCTIONNELLE (voir urbanité), dans toutes ses dimensions qui la font fonctionner en tant que ville. Le terme infrastructure, qui renvoie traditionnellement à la dimension managériale et organisationnelle, s’avère trop étroit pour cette vision. De même, le groupe potentialité-atout-caractéristiques-toutes structures urbaines démontre la tendance à généraliser l’objet de transformation.

La tendance vers la généralisation de l’objet de mise en tourisme a une deuxième facette. Plus on généralise la vision, plus on s’éloigne de la spécification (typologie) des objets potentiels de mise en tourisme. On s’approche de l’idée qu’au bout du compte, n’importe quelle caractéristique de l’espace donné peut devenir ressource et objet de mise en tourisme. En ce sens, l’Équipe MIT (2005 : 8) avance que « les entrailles de la terre, les ruines antiques, […], bref presque tout à la surface de la terre, […] peut prendre de l’importance et trouver une utilité économique grâce au regard touristique ». Ce passage permet de rendre plus clairs les enjeux de la définition modèle. La communauté scientifique francophone est en train de découvrir que, de nos jours, tout, sans réserve, peut devenir une attraction touristique moyennant une valorisation au regard du tourisme.

L’application de la mise en tourisme à divers objets permet une variété d’appellations que l’on retrouve en abondance dans la littérature francophone, telles que mise en tourisme de lieu de mémoire, de fleuve (Somé et Simporé, 2014 : 139), mise en tourisme du patrimoine (Guilland 2011), mise en tourisme de Québec (Cazelais et al., 1999 : 235), etc. Dans le corpus, cette tendance est bien présente dans le fragment suivant :

La mise en tourisme de la ville passe par une politique de mise en valeur du patrimoine faisant la spécificité de la ville […] : pratiques [des habitants] récurrentes d’un point de vue culturel (musique, cuisine) devant y être incluses (F‑58).

La triade dominante : infrastructure d’accueil – touriste – instance de pouvoir

La définition modèle est créée à partir de l’approche centrée sur l’infrastructure d’accueil, ce qui met automatiquement le touriste/visiteur au centre de la définition. Les termes qui spécifient l’infrastructure – accueil (40) ; hôtellerie/restauration (35) ; circulation/transport/communication (30) – réfèrent aux éléments nécessaires pour recevoir les visiteurs/touristes. Quant à la potentialité du lieu, elle se définit elle aussi par les objets attrayants pour les visiteurs/touristes. Les potentialités d’une ville sont sélectionnées en fonction de leur capacité d’accueil en ce qui concerne :

  • la satisfaction physique : infrastructure d’accueil ; hôtellerie/restauration, circulation/transport ;

  • la satisfaction intellectuelle, culturelle, esthétique et relative au divertissement : activité/événement ; patrimoine/richesse culturelle et historique ;

  • la satisfaction psychologique : expérience/vécu.

Par conséquent, l’espace touristique est identifié par la présence de touristes/visiteurs. On retrouve l’élaboration de cette vision chez Normand Cazelais, Roger Nadeau et Gérard Beaudet (1999 : 8), qui écrivent qu’un espace touristique « se reconnaît par la présence de visiteurs dans son périmètre ». Chez ces auteurs, comme dans la définition modèle, le visité, habitant permanent du lieu touristique, est absent ou marginalisé dans la reconnaissance de l’espace touristique.

Le troisième élément qui se trouve au centre de l’approche sous-jacente à la définition modèle, à côté de l’infrastructure et du touriste, est l’agent de transformation représenté par les autorités qui détiennent le pouvoir décisionnel. Par conséquent, il s’agit d’un processus par défaut volontariste, intentionnel et planifié. L’aspect spontané de la production des espaces touristiques, dont l’acteur principal est le résident, se trouve consciemment banni de la définition. Voir la manifestation de cette position dans notre corpus :

La mise en tourisme de la ville n’est pas un phénomène touristique spontané. Elle participe d’une volonté politique et stratégique destinée à développer l’activité touristique (F‑17).

Les trois instances liées entre elles par un rapport épistémologique « infrastructure d’accueil – touriste – instance de pouvoir » forment une triade qui est à la base des représentations dominantes sur la mise en tourisme dans la communauté francophone (voir illustration 3).

La comparaison de la définition modèle de mise en tourisme avec les réflexions de nos collègues anglophones nous permettra de comprendre davantage les particularités de la posture de la communauté francophone.

Fig. 3

Illustration 3 : La triade infrastructure d’accueil – touriste – instance de pouvoir illustrant l’approche sous-jacente aux définitions modèles du concept de mise en tourisme

Illustration 3 : La triade infrastructure d’accueil – touriste – instance de pouvoir illustrant l’approche sous-jacente aux définitions modèles du concept de mise en tourisme
Source : Généré par les auteurs

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La mise en tourisme dans les écrits anglophones

Dans la communauté scientifique anglophone, le processus de mise en tourisme s’explique par les deux séries terminologiques liées entre elles. D’un côté ce sont les termes touristification, tourismification et tourismization et, de l’autre, hardware, software et orgware.

L’appréhension initiale du terme touristification et ses critiques

Dans la littérature anglophone, le terme touristification désigne traditionnellement la transformation d’un lieu[12] en réalité touristique à partir de trois groupes d’acteurs majeurs : les touristes ; le marché et leurs agents économiques ; ainsi que les planificateurs (voir : Knafou 1996, cité par Chambers et Rakic, 2015[13]).

On remarque que cette appréhension – tout comme la définition modèle française – ignore le point de vue des visités. Pour cette raison, au sein de la communauté anglophone, elle a été critiquée par certains auteurs à partir du milieu des années 1990. Marie Françoise Lanfant, John B. Allcock et Edouard M. Bruner (1995) arguent que pour donner lieu à un produit touristique, la touristification affecte non seulement les espaces, mais aussi les cultures et les modes de vie des visités. La touristification va au-delà de simplement développer une zone et l’équiper des installations nécessaires pour accueillir les touristes[14]. En ce sens, sans renoncer au terme touristification, Lanfant et ses collaborateurs étendent ses limites en proposant l’expression « touristification of a society ». Ils soulignent que la société se transforme aussi avec les métamorphoses physiques qu’engendre le tourisme, d’où l’importance de prendre en compte les résidents en vue de saisir le concept de touristification dans toute sa complexité.

Touristification versus tourismification

Myriam Jansen-Verbeke (2009) poursuit la critique de l’appréhension classique de touristification en lui reprochant d’être non holistique puisqu’elle occulte les dimensions sociales du phénomène de transformation à des fins touristiques. Selon elle, les infrastructures et les services visant à modifier le lieu affectent la société locale dans sa globalité, y compris les dimensions sociale, économique, culturelle et environnementale des habitants/visités[15]. Afin d’opposer cette nouvelle vision à l’interprétation classique, Jansen-Verbeke (2007) propose d’introduire, à côté de touristification, un nouveau terme, tourismification. Désormais, cette référence devient incontournable en matière de distinction entre touristification et tourismification dans la communauté anglophone.

Dans le cadre de cette opposition, touristification se limite à la métamorphose visible caractérisée par l’urbanisation progressive et intentionnelle dans l’espace en matière d’infrastructures. En matière de touristification, toutes les dimensions d’aménagement, de marketing et de gestion ne visent qu’à garder en fonction la structure d’accueil mise en place ainsi qu’à s’assurer de la satisfaction du touriste.

Le nouveau concept de tourismification répond aux préoccupations concernant les dimensions socioculturelle et économique rattachées à la transformation physique. Cette dernière est un processus d’établissement des infrastructures nécessaires au développement du tourisme tout en tenant compte des impacts (négatifs y compris) du tourisme sur les espaces, l’écosystème global et le patrimoine culturel[16]. La tourismification inclut dans sa connotation des activités économiques locales, qui entraînent des augmentations de revenus, des possibilités d’emploi, la baisse du chômage, la création d’emplois. Elle crée en outre du dynamisme dans la conversion des professions, des services, des activités, des loisirs, des savoir-faire et des patrimoines immatériels au tourisme.

Il est pertinent de noter que l’introduction de ce nouveau concept est accompagnée des changements au niveau du discours : dans le contexte de tourismification, les auteurs, à la suite de Jansen-Verbeke, utilisent activement le terme mutation à la place de transformation[17]. Cette modification au niveau du langage signale un passage conceptuel très important. Si le terme touristification est associé à l’espace (touristification of locality), tourismification est associé à la société dans sa globalité, dans ses dimensions spatiale et sociale en même temps (mutation in the city life).

Tourismification et tourismization

Dans le but de surmonter les limites du concept de touristification, un troisième concept apparaît – celui de tourismization. Son rôle est de saisir la dimension du processus de transformation à des fins touristiques en le plaçant dans un contexte de mondialisation et de globalisation. José Sérgio Leite Lopes (2006 : 34, cité dans de Miranda Mendoça, 2011) présente la tourismization en tant que « néologisme […] pour désigner des phénomènes nouveaux ou de nouvelles perceptions des phénomènes envisagés dans le cadre d’un processus ». Inspiré de la forme et du sens général des termes tels que organization (action d’organiser), privatization (action de privatiser), mais aussi globalization et internationalization, tourismization cherche à saisir le processus de mise en tourisme en mettant l’accent sur l’action elle-même dans ses dimensions historique et mondiale. Il s’agit d’un processus de construction d’un nouveau phénomène mondial, associé à un processus d’intériorisation des différents aspects du tourisme par les groupes et par les individus, qui joue sur les rapports et le mode de vie d’un lieu donné (ibid., 2011). Tourismization embrasse différentes facettes du tourisme en tenant compte des différents acteurs (dont les visités) dans leurs modes de vie, leurs relations entre eux et les rapports d’influence dans l’espace touristique d’un point de vue d’internationalisation. Bien que très peu utilisé, le terme tourismization constitue, selon nous, un prolongement et un développement de tourismification, qui place le dernier dans le contexte des processus globaux et mondiaux.

Les concepts de tourismification et de tourismization élaborent une vision intégrale de la réalité de la transformation des espaces. Cette approche se caractérise par ses préoccupations envers l’impact des changements tangibles et intangibles sur l’espace, la population et l’économie locaux, d’où l’accent mis sur les éléments qui sont absents ou marginalisés dans l’approche initiale (touristification) : le facteur de spontanéité et le visité comme acteur important.

Les termes tourismification et tourismization sont appelés à compléter celui de touristification plutôt que le supplanter. Les trois concepts se complètent et forment un ensemble conceptuel dans la littérature anglophone, pour expliquer et saisir le processus d’action de transformation des espaces à des fins touristiques dans leur complexité.

Hardware, software et orgware

L’effort des auteurs anglophones en matière de création de nouveaux termes ne fait que prouver leur volonté de cerner la complexité de la mise en tourisme, grâce à l’élaboration d’outils conceptuels appropriés, flexibles et diversifiés. Sur cette lancée, la communauté anglophone offre une autre série de termes alternatifs : hardware, software, orgware. À l’origine de ces termes, on retrouve Jensen-Verbeke (2007). Selon nous, ce qui incite cette auteure à introduire ce nouvel ensemble, inspiré du discours des informaticiens, serait le besoin de renforcer le côté systémique de son approche et, en même temps, de surmonter les limites de la série précédente attribuables à la polémique dans laquelle son élaboration a été impliquée. Le terme hardware se réfère à l’aspect tangible et matériel (infrastructures) du processus de mise en tourisme des espaces. Celui de software réfère à l’aspect intangible et immatériel : les valeurs, l’aspect culturel, les savoir-faire, les habitudes locales, etc. Finalement, l’orgware permet de saisir les aspects d’organisation, de planification et de gestion à partir des différents acteurs, y compris les visités.

À partir de ces trois termes, nous déduisons une définition du processus de transformation de l’espace à des fins touristiques de manière multidimensionnelle et globale, mais, en même temps, plus concise et précise sur le plan de la terminologie. L’ensemble des termes permet, d’après nous, d’introduire une piste intéressante de définition du processus de mise en tourisme comme processus continu de production d’infrastructures, de services et d’attractions à partir d’un orgware qui crée et/ou transforme des hardwares et/ou des softwares pour desservir des touristes, tout en tenant compte des visités (Kadri et Pilette 2017 : 52‑53).

Conclusion-discussion : La définition modèle francophone et les définitions anglophones

En retournant à la définition modèle francophone, on peut constater que les efforts des répondants (à l’exception d’un seul cas sur lequel nous reviendrons) sont fournis à propos du développement d’une définition universelle, globale et indivisible. Dans les écrits anglophones, la réflexion définitionnelle est amenée à un niveau plus élaboré : elle implique non seulement une conceptualisation plus systématique et plus détaillée, mais également une autocritique.

Tant dans le corpus francophone que dans le corpus anglophone, on retrouve à la base de la définition de mise en tourisme l’idée de transformation de l’espace saisie à travers ses différentes dimensions non géographiques. La communauté francophone priorise l’approche centrée sur la triade infrastructure d’accueil – touriste – instance de pouvoir correspondant au concept de touristification des écrits anglophones. Par contre, la communauté anglophone considère cette approche comme limitée et cherche à la compléter à l’aide d’une série de nouveaux concepts.

Bien que la réflexion francophone se dirige dans le sillage du concept anglophone de touristification, il serait faux de dire que les représentations couvertes par les concepts de tourismification et de tourismization sont complètement absentes dans la définition modèle. Nous avons récupéré onze définitions (17 % du corpus) qui démontrent, d’une manière ou d’une autre, la prise en considération des aspects sociaux de la mise en tourisme du point de vue de la communauté locale ou des aspects mondiaux. Dans les deux définitions suivantes, notre attention est attirée par les termes social /sociétale, qui caractérisent le processus de mise en tourisme en lui apportant la perspective du terme anglais tourismification.

On peut s’engager à l’espace social, celui qui tient compte des relations économiques et du sujet dans la dimension du vécu (F‑2).

Étant entendu qu’il n’existe pas de lieu touristique en soi, a priori, mais que ce dernier peut être appréhendé comme une production sociétale (F‑3).

Dans la définition suivante, on retrouve le rapport inversé entre les concepts. Les activités touristiques sont normalement présentées comme produit d’une stratégie appliquée, tandis que cette définition parle de l’influence des activités touristiques spontanées sur le processus de planification.

[Mise en tourisme est un] processus par lequel les activités touristiques influent sur la gestion et le fonctionnement de la ville de manière conséquente et généralement de façon décidée (acteurs publics et acteurs privés) (F‑15).

Dans les six autres définitions, les termes résident/habitant sont prononcés à côté de touriste/visiteur/voyageur. Parfois, l’accent est mis sur l’interférence (tension ou collaboration) entre ces deux types de sujets.

Les deux définitions suivantes, grâce à la présence du terme mondial, permettent de parler de la tentative d’envisager le processus de mise en tourisme dans la perspective d’un phénomène à l’échelle internationale, à l’instar de la tourismization :

C’est, pour moi, l’interprétation de la ville, la plus fidèle possible, de la manifestation urbaine mondiale dans toutes ses dimensions possibles, accompagnée d’un plan stratégique pour atteindre cet objectif idéal (F‑1).

Toute grande ou petite ville pour se faire une place dans le marché mondial du tourisme est amenée à se réinventer en tant qu’un lieu attractif avec des événements d’ordre différent (F‑31).

Seulement une définition (F-63) dans le corpus francophone propose de saisir la réalité complexe de la transformation touristique à l’aide de deux termes, en opposant touristification et mise en tourisme. La démarche de l’auteur est identique à celle de Dewailly et accompagnée d’une référence aux écrits de ce dernier discutés plus haut. Ce fait confirme notre conclusion antérieure : les efforts de Dewailly n’ont pas changé le paradigme terminologique de la communauté francophone.

La comparaison des écrits francophones et anglophones nous permet également de constater que la majorité des auteurs francophones font référence aux concepts anglophones (touristification, tourismification) sans saisir les subtilités conceptuelles qui préoccupent leurs collègues anglophones. Cette négligence ne nous paraît pas surprenante, du fait que les auteurs francophones, comme nous l’avons vu, abordent la complexité de la transformation à des fins touristiques par le biais d’une définition universelle et indivisible, et en utilisant un seul terme.

Concernant la possibilité d’intégrer la terminologie anglophone en construisant sa propre réflexion à partir du sens original des concepts empruntés, nous constatons certaines tentatives vers cette voie. C’est une tendance assez récente : certains emploient le terme software (notamment Callot, 2006), tandis que d’autres recourent aux concepts touristification et tourismification (Cousin et al., 2011). Pourtant ces tentatives restent toujours limitées et caractérisent seulement le groupe restreint de la communauté francophone qui partage un intérêt pour les écrits anglophones.

La définition modèle obtenue à la suite de l’analyse sémantique permet de saisir le processus de formation de la notion de mise en tourisme en devenir dans la communauté francophone. À la recherche d’une définition générale et adéquate, on dérive du pôle traditionnel (hardware : approche géographique, intervention infrastructurelle et urbanistique) vers le pôle moderne (software et orgware : approche managériale et fonctionnelle). Du paradigme centré sur la triade infrastructure – touriste – instance de pouvoir vers une autre façon d’envisager le processus de mise en tourisme dans sa globalité et sa diversité où la transformation de la ville aux fins touristiques est perçue comme étant intégrée à la notion d’urbanité.

Pourtant, la position épistémologique, qui domine aujourd’hui la communauté francophone, continue de configurer la représentation sur le phénomène nommé mise en tourisme à partir du point de vue des autorités munies de pouvoir décisif ainsi que du point de vue du touriste/visiteur représentant le sujet privilégié. Ce point de vue marginalise ou rend complètement « invisibles » certains éléments de la réalité. Ces éléments sont, d’une part, la spontanéité du processus de mise en tourisme qui est propre à plusieurs modèles observés dans les pays en développement et, d’autre part, l’acteur visité. Le processus de déconstruction-reconstruction conceptuel de la mise en tourisme, l’analyse sémantique de la notion de mise en tourisme chez des chercheurs francophones, ainsi que l’appel à l’expérience des auteurs anglophones, nous permettent d’approfondir la conceptualisation de la réalité de mise en tourisme, et ce, afin d’obtenir une nouvelle proposition de définition.