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Depuis trente ou quarante ans, ces ruptures ont plus ou moins disparu, laissant place à toutes sortes d’ouvertures, comme si la culture contemporaine rompait avec l’idée même de rupture ou s’interdisait d’interdire, pour reprendre un des slogans de Mai 68[1].

Nous n’avons pas vécu 1760. Théoriquement, cela ne constitue pas un problème, puisqu’il y a l’histoire, l’historiographie, pour nouer en un récit une continuité de la prise de Montréal jusqu’à nous, cette continuité permettant de confirmer l’existence de cette conquête et d’assurer sa prégnance dans notre récit collectif. Le problème survient lorsque l’historiographie ne suffit plus, lorsqu’elle échoue à assurer cette continuité entre passé et présent. Cette insuffisance se retrouvera au coeur de cet article.

Dans Les taches solaires de Jean-François Chassay, le narrateur Charles Bodry cherche à retracer ses origines « généalogique et anthropologique » :

D’où venons-nous ? […] Si, comme les recherches tendent à le démontrer, le premier million d’êtres humains a été atteint il y a 35 000 ou 40 000 ans, à l’aube du paléolithique, combien en existait-il 10 000 ans plus tôt ? 25 000 ans plus tôt ? Nous sommes nés d’une terrible promiscuité. Nous venons peut-être tous du même coin de savane, de quoi faire rigoler devant la disparité des individus[2].

Cette appartenance commune dans le temps se double d’une appartenance commune dans l’espace, alors que le narrateur évoque la physique quantique pour relativiser l’importance et la singularité de son « petit moi ». Charles appartient à l’univers sans discontinuité ; « nous venons du même endroit et nous sommes inséparables[3] », martèle-t-il. Aussi, le récit qu’il livre de son origine familiale s’ancrant dans les débuts de la Nouvelle-France ne souffre d’aucune rupture : Jean Beaudry, nous raconte-t-il, a fondé deux familles au gré d’aventures diverses, l’une sise à Montréal, l’autre en Louisiane. Dans chacune des familles, on nommera un Jean Beaudry, et dès lors que les destins des deux familles se croiseront, les Jean Beaudry n’auront qu’un objectif : assassiner l’autre Jean Beaudry[4]. Cette continuité mythologique de la Nouvelle-France à aujourd’hui témoigne d’« un rapport organique entre le passé, le présent et l’avenir, mais aussi entre les vivants et les morts[5] » : voilà ce que Jean-François Hamel nomme l’historia magistra vitae, ce temps long comme continuité perceptible, que le roman de Chassay rejoue. Or, on le sait, cette grande continuité historique n’a pas résisté au tournant de la modernité, et l’ère moderne se caractérise plutôt en tant qu’histoire de ruptures, de sauts, de révolutions, elle raccorde le temps long en suturant des époques déchirées. Cette histoire moderne n’est en ce sens qu’une réparation constante de la continuité mythique perdue, comme le relève Hamel, et c’est cette réparation précisément qui ne suffit plus pour penser le temps long dans le roman de Chassay : il ne renoue qu’à la faveur d’une impulsion fantaisiste avec cette historia magistra vitae, un passé davantage incarné, assurément moins disruptif.

Dans L’année la plus longue de Daniel Grenier, Aimé Langlois naît un peu après la prise de Québec, en 1760, « dans des conditions difficiles à décrire, difficiles à concevoir pour nous qui sommes si confortablement installés dans nos fauteuils[6] ». Les mots du narrateur hétérodiégétique à propos d’Aimé Langlois soulignent la distance et la rupture qui séparent le sujet contemporain du lointain destin de la colonie française ; mais le roman lui-même propose un personnage capable de concevoir aisément, à l’époque contemporaine, la situation du xviiie siècle, puisqu’il a vécu ces deux époques. En effet, Aimé Langlois, né un 29 février en 1760 et décédé en 1987, ne vieillit qu’une fois tous les quatre ans, ce qui lui assurera une étonnante longévité. Par le fait même, il a pu participer aux épopées américaines, croiser écrivains et artistes, incarner l’histoire.

Un dernier exemple permettra d’asseoir convenablement la question que j’entends approfondir ensuite ; il se trouve au début de la trilogie 1984 d’Éric Plamondon, alors que le narrateur, Gabriel Rivages, met la table pour son projet biographique. Une longue énumération évoque toutes les expériences du narrateur, commençant doucement par des « j’ai eu de l’acné, […] [j]’ai souscrit à une assurance vie [7]», puis se précisant : « J’ai fait du ski de fond, du ski alpin, de la raquette, de la chaloupe […]. J’ai attrapé des crapauds, des grenouilles, des couleuvres, des têtards […][8]. » La ligne d’une biographie est suivie sans rupture apparente, les expériences de jeunesse accompagnant les habitudes de l’âge adulte et les formations du narrateur-écrivain : « J’ai participé à des comités de lecture et à des comités de rédaction […]. J’ai fait l’amour dans la neige […]. J’ai mangé une poutine à Trois-Rivières […][9]. » Suivront les ordinateurs possédés, les livres lus, jusqu’à ce que la ligne biographique disjoncte vraiment : « Puis je suis devenu mercenaire. J’ai coupé des bites, des têtes et des bras. J’ai violé des jeunes filles et écrasé des femmes en 4 x 4[10]. » Cela plonge bientôt dans une expérience du temps singulière :

J’ai vu Salomé faire la danse du ventre. J’ai vu les éléphants de Gengis Khan traverser l’Empire mongol, j’ai vu Roland fendre les Pyrénées de son glaive. J’ai vu le Vésuve anéantir Pompéi et Erina qui criait pendant que la lave faisait fondre ses pieds […]. J’ai vu les crânes scalpés des Iroquois. J’ai vu les crânes scalpés des Blancs. […] Et maintenant, je vais me faire le cent mètres nage libre en moins d’une minute[11].

Ce qui est singulier ici, c’est que le sujet (auto)biographique appartient soudainement à tous les temps, des grands événements comme la conquête de Gengis Khan — ou encore, le meurtre de Jules César — jusqu’aux drames individuels, comme la mort d’Erina, ou encore la prouesse de Johnny Weissmuller à la nage. Le projet de Plamondon se trouve bien exemplifié dans cette énumération, fait de résonances dans le présent narratif d’un passé d’anecdotes et d’expériences. Le narrateur ne fait pas que les livrer ; il les habite, les incarne, il est devenu mercenaire, il va se faire le cent mètres nage libre en moins d’une minute. La distance de l’histoire est niée, sa reconstruction causale disparaît derrière un vécu ramenant l’expérience du temps à l’individu.

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Ces quelques exemples donnent à penser qu’il y aurait peut-être une tendance, car, dans certains romans québécois parus depuis les années 2000, le passé ne fait pas que revenir par le truchement de l’histoire, il est aussi, malgré les accrocs à la vraisemblance que cela engage, organiquement vécu. Cette dynamique se retrouve par exemple dans des oeuvres de Catherine Mavrikakis, de Raymond Bock et d’Éric Dupont (qu’on analysera ici) ou dans les romans récents de Mathieu Villeneuve et de Christophe Bernard[12]. Jacques Rancière remarquait déjà un phénomène parent dans le Guerre et paix de Tolstoï, alors que la littérature s’y « pose en discours de vérité, [et] oppose son histoire tissée de la multitude des gestes obscurs des anonymes aux fictions du pouvoir et à leur traduction historiographique[13] ». De la même manière, la littérature du Québec d’aujourd’hui proposerait une téléologie sauvée des armatures doxiques ; comme chez Tolstoï, la littérature se soustrait à la traduction historiographique, en arrivant moins, toutefois, à ce discours démocratique appelé par Rancière qu’à une subjectivité du temps. Voilà en fait mon hypothèse : rompre avec la rupture, comme l’énonce Michel Biron en exergue de cet article, consiste à quitter la téléologie moderne, celle faisant que chaque pratique, chaque époque, se fonde sur une rupture d’avec la précédente. De même, dans un rapport au temps long, rompre avec la rupture signifie refuser le récit historique moderne comme négativité — ceci est passé, lointain, ceci appartient à une autre époque, à un autre monde — pour faire advenir un récit positif, c’est-à-dire continu, organique et subjectif entre les époques. Plus encore, ce refus du discontinu historique signifie la plupart du temps un abandon du point de vue national ; la continuité du temps se paye en effet d’une continuité civilisationnelle indifférente à la nation. Pour démontrer cette hypothèse, il faudra d’abord définir ce geste contemporain particulier qui consiste à vivre le temps plutôt qu’à édifier l’histoire ou à s’y inscrire. Ensuite, si plusieurs textes permettront d’explorer mon hypothèse, La logeuse d’Éric Dupont, Ça va aller de Catherine Mavrikakis et Atavismes de Raymond Bock se trouveront au centre des analyses.

COMMENT RESSENTIR L’HISTOIRE ?

Dans L’oubli de la société, le sociologue Michel Freitag analyse la constitution jusqu’à sa destitution postmoderne des concepts modernes de culture dans la société occidentale. Le concept de culture, écrit-il, se constitue devant la « perte de substance » des rapports sociaux, sociopolitiques, historiques et surtout devant la « disjonction » que l’autonomisation des savoirs effectue sur le plan des expériences, ressentie dès le xixe siècle — le savoir spécialisé s’éloignant de ce que vivent les sujets : « Par réaction, la Culture élabore explicitement une perception et un sentiment “organique” de la société, une conscience de l’historicité comprise comme permanence, enracinement, maturation, “épiphanie”[14]. » On peut dire que la culture sert à maintenir la dicibilité des expériences individuelles et organiques au sein des concepts positifs et désincarnés — allant de l’historiographie aux techniques philologiques et aux théories biologiques déterministes. La pensée de Georg Simmel au début du xxe siècle s’inscrit précisément dans cette veine ; il déplore la spécialisation de tous les savoirs, tant artistiques et scientifiques qu’historiques, qui s’écartent de l’évolution psychique individuelle. Pour lui, la rationalisation, la spécialisation ne suivent pas les expériences telles qu’elles sont vécues par les sujets — deux décennies plus tard, ces mêmes prémisses se retrouveront dans la Crise des sciences européennes d’Edmund Husserl. Dans son ouvrage le plus vitaliste, La forme de l’histoire, Simmel redéfinit en ce sens le concept rationalisant d’histoire ; c’est ici le noeud théorique auquel je voulais en venir. « L’histoire, écrit Simmel, est une forme que donne l’esprit à l’événement et à ses contenus[15]. » Le philosophe souligne l’aspect « construit », idéologique, de l’histoire — elle n’est pas la manière universelle de traiter des destinées humaines. Il spécifie : « Elle n’est précisément qu’une forme parmi d’autres qui façonnent la même matière[16]. » Le philosophe rapproche alors le concept d’histoire de celui de mémoire, soulignant, à propos de cette dernière, que « l’association mémorielle n’impose aucun ordre déterminé ; c’est une direction dynamique et non une juxtaposition purement associative qui raccorde l’élément postérieur à l’élément antérieur. […] Le processus psychique réalise sa continuité purement organique[17] ». Contrairement à la mémoire, en fait, « l’histoire isole précisément la série singulière, elle refoule la totalité de la vie […], elle crée en quelque sorte la fiction d’une vie dont les contenus seraient alignés sur le fil d’un seul concept[18] ». Ce contrôle, doxique, véritable traduction comme l’écrivait Rancière, mène à une drôle d’image :

La vie vécue ressemble — avec toute la prudence qu’exige l’image — à un tapis dont les nombreux fils n’apparaissent chacun que sur des longueurs très réduites, tandis que le reste court sous la surface, reliant continuellement ces parties visibles, mais en étant recouvert dans cette fonction par les autres, pour qui il en va de même ; ainsi c’est la juxtaposition des éléments qui seule fait le motif, un motif qu’aucun d’entre eux ne présente à lui seul. L’histoire quant à elle extrait entièrement un fil en particulier, le rend visible comme s’il ne présentait aucune interruption, et crée ainsi une continuité, certes, mais pas un motif[19].

En bref, l’histoire est une reconstruction du vécu, faisant l’impasse sur l’indicible de la totalité du monde, la refoulant, l’isolant, etc. De là, on comprend dans la rhétorique de Simmel que s’exprime un désir d’une forme capable de mieux atteindre le motif, de mieux reproduire la direction dynamique de l’expérience vécue. La littérature et l’art en général auraient cette tâche, soutient Simmel. En effet, dans son ouvrage, il invite à s’en remettre à un art plus transcendant, mieux capable de renouer les expériences aux sujets (plutôt que de les en éloigner).

La famille Beaudry (chez Chassay), Aimé Langlois (chez Grenier) et Gabriel Rivages (chez Plamondon) représentent chacun la possibilité d’une continuité organique comme la décrit et la souhaite Simmel. Leur destin souligne ce que l’historiographie édicte en idéologie, mais cette fois en l’installant sur des principes biologiques et individuels : le présent est le produit du passé. L’historiographie moderne travaille toutefois à réparer la rupture — mais non à la nier — entre passé et présent. Elle répond à ce que Bruno Latour nomme « la maladie de l’histoire » : « [Les modernes] veulent tout garder, tout dater, parce qu’ils pensent avoir rompu définitivement avec leur passé. Plus ils accumulent les révolutions, plus ils conservent […]. La destruction maniaque est payée symétriquement par une conservation tout aussi maniaque[20]. » Le geste postmoderne, qui pourrait caractériser la production littéraire contemporaine, consiste donc à sortir de cette maladie en récusant la rupture. C’est ce qu’on observe dans les exemples déjà présentés. On constate de plus que rompre avec la rupture historiographique se propose, au Québec, sous une forme bien particulière, comme s’il fallait aussi rompre avec une québécitude, avec, comme je l’ai déjà évoqué, un récit national fondé sur la distinction identitaire.

C’est précisément ce que propose La logeuse[21] d’Éric Dupont. On peut résumer la trame de ce roman à peu de choses, en fait. Notre-Dame-du-Cachalot, petit village gaspésien, est menacé du pire des fléaux : le gaz de l’Ennui extrait du sol de la région fait mourir d’ennui les villageois depuis que le vent a cessé de souffler. Il faut donc « retrouver le vent », quête qu’entreprend la jeune protagoniste, Rosa, en allant le quérir à Montréal, pourquoi pas. Hébergée par la logeuse du titre, Jeanne Joyal, Rosa vivra un peu sous son aile, en compagnie d’autres immigrées — des Antilles ou du Canada anglais —, lesquelles doivent toutes subir le discours nationaliste revanchard de leur hôtesse. Très vite, la recherche du vent paraît sans issue, mais c’est sans compter sur le deus ex machina : on apprend à la fin du roman que Jeanne Joyal est le père biologique de Rosa ; qui plus est, qu’il est âgé de cinq siècles et aurait été connu sous le nom de Jeanne d’Arc à une certaine époque. S’il a acquis une longévité merveilleuse, c’est qu’il a conclu un pacte avec le diable au moment de passer au bûcher. Ayant traversé en Nouvelle-France sous l’identité d’une fille du Roy, il a vécu toutes les injustices du peuple canadien jusqu’à nos jours. Las, il veut mourir, mais il ne peut trépasser que sous la lame de sa progéniture ; Rosa accepte de décapiter le paternel et, soudainement, le vent se remet à souffler à Notre-Dame-du-Cachalot.

On aura reconnu une obsession dans ce récit : celle de la continuité organique d’un temps historique. Mais cette continuité est au service de l’Histoire, car Jeanne la quinticentenaire n’a de cesse de répéter le « devoir de mémoire » qui incombe à ses locataires. Deux scènes précisent de quelle histoire il s’agit exactement. La première est une soirée de lecture organisée chez la logeuse. Jasmine, locataire guadeloupéenne, propose de livrer un conte de son cru. Volontiers métaphorique, merveilleux, le texte qu’elle récite ressemble par certains traits de forme à La logeuse. Les autres locataires ne tarissent pas d’éloges devant l’oeuvre, qu’elles se mettent à interpréter. À la fin du roman, on apprend que Jasmine, ayant soumis un recueil de ses contes à tous les éditeurs québécois, s’est vue unanimement refusée. Par contre, les éditeurs français se sont montrés enthousiastes devant sa proposition, mais Jasmine n’en saura rien puisque les lettres d’acceptation ont été interceptées par Jeanne, qui s’est gardée de les lui transmettre. En effet, Jeanne n’éprouve aucun enthousiasme devant la prose de sa locataire. Immédiatement après la récitation du conte, elle fulmine : « Assez ! C’est nul à chier ! […] J’ai jamais entendu une chose aussi conne ! Franchement ! Une femme qui se lève le matin pour trouver son mari transformé en crapaud. Ça se peut pas ! C’est pas possible ! C’est pas vraisemblable ! Tsu [sic] parles d’une connerie ! » (LL, 175) Il faut bien saisir le jeu des connotations en place. Tout le roman de Dupont dénonce la loi que représente Jeanne : elle travaille à l’Office de la langue française (en termes de législation de la langue, on ne peut être plus clair) ; elle soumet ses locataires à un mode de vie particulier ; elle émet un discours nationaliste qui ne sait accepter de contrepartie ; son nom lui-même (Joyal), condensation entre la royauté (royal) et le joual, représente la loi de la québécitude. Ainsi, qu’elle dénonce le récit sur la base des règles de vraisemblance ne fait qu’exacerber cette connotation. Elle renchérit d’ailleurs : « Voir si le monde d’icitte vont se reconnaître dans son texte, d’abord on sait même pas où pis quand que ça se passe pis c’est pas avec des histoires de maris transformés en crapauds que la femme va se libérer ! » (LL, 178) À la fiction fabuleuse acontextualisée, Jeanne oppose très vite le roman historique populaire, Madame Autrefois de Michou Minou, capable « de recréer l’atmosphère du xixe siècle dans ses moindres détails » (LL, 179). Lauréat d’un prix de la très nationaliste Société Saint-Jean-Baptiste, le roman sera lu longuement par la logeuse, pour le plus grand ennui des locataires. La scène révèle alors deux camps très clairs. D’un côté, le conte sans contexte, sans vraisemblance, mais aussi bien libéré de l’institution — non publié, lu librement dans un salon —, une oeuvre littéraire vraie, c’est-à-dire désintéressée, au régime de causalité esthétique primordial. De l’autre côté, le roman dont le contexte et la vraisemblance constituent les traits principaux, appartenant triplement à la loi des discours prescrits : par l’édition qui lui assure son succès, par le prix qui lui assure sa valeur nationaliste, par Jeanne qui lui assure une légitimité dans le langage québécois contemporain. Ce conflit cristallise tout ce qui oppose la littérature à l’histoire, comme la suite de la scène le souligne. Rosa ose demander, provoquant l’ire de la logeuse : « En quoi l’histoire de madame Autrefois est-elle importante pour nous ? » (LL, 183) L’argument de Jeanne est attendu : « Il s’agit de notre mémoire collective ! Il faut se souvenir ! » (LL, 183) « Faut-il, oppose encore Rosa, que ce souvenir prenne huit cents pages de notre précieux présent ? » (LL, 183) Rosa pointe, par cette fronde, le poids d’un passé sur le présent ; elle pointe, pour parler avec Bruno Latour, la « maladie de l’histoire », ici nationale, qui afflige Jeanne mais épargne les locataires. À cet égard, l’impératif de la « mémoire collective » qu’on retrouve dans la bouche de Jeanne ne dit rien d’autre, à ceci près que la mémoire n’est pas vraiment collective pour la logeuse : il s’agit de sa propre mémoire, vieille de cinq siècles.

Dans la deuxième scène, Jeanne se propose de raconter à ses locataires une part de l’histoire nationale. Au terme de sa présentation, elle leur distribue une prière dans laquelle sont consignés quelques faits saillants de l’histoire du Québec. « C’est vot’ devouère de mémouère » (LL, 218), lance-t-elle. Encore une fois, Rosa exprime une réserve :

Tu sais, Jeanne, tu as intitulé ta prière « Je me souviens » et tu veux que je l’apprenne par coeur. Or, même si je suis convaincue que ces événements ont véritablement eu lieu et qu’ils ont modelé notre société, je n’irais pas jusqu’à dire que je me souviens de ces choses. En fait, si on ne m’en avait jamais parlé, je ne m’en souviendrais tout simplement pas.

LL, 219-220

L’opposition s’avère des plus pragmatiques et, si Jeanne rétorque que c’est « NOTRE mémoire collective ! C’est pour ça que tu dois te souvenir ! » (LL, 220), cela ne répond d’aucune manière à l’étonnement de Rosa : « Honnêtement, Jeanne, qui se souvient de toutes ces choses ? Qui les a toutes vécues ? » (LL, 220) Le roman de Dupont, fiction fabulatrice, peut offrir une réponse satisfaisante à Rosa : Jeanne Joyal, cet homme androgyne de cinq siècles, a vécu toutes ces époques, tous ces abus ; Jeanne est celle qui se souvient.

La rupture de la rupture, ici, se présente sous une forme paradoxale, forcément. Car l’histoire, dans La logeuse, n’est pas ce récit de ruptures qui organise les époques ; elle est la mémoire organique d’un individu — individu acariâtre et amer, ce qui assombrit d’autant le portrait. Cette mémoire permet un motif clair, pour reprendre l’image de Simmel, mais ce motif ne peut être perçu que par Jeanne, dont les fils de l’existence, de la reconquête des terres du roi de France aux mains des Anglais à la prise de Québec en 1759, en passant par les rébellions étouffées dans le sang, créent un récit de vengeance et d’aigreur que les locataires ne savent saisir — pour elles, ce n’est encore qu’un fil aux ramifications tronquées. Le roman de Dupont manifeste alors, par la réduction de l’histoire nationale moderne en une histoire organique individuelle, ce que la première doit à l’idéologie et aux rancoeurs personnelles. Plus encore, Jeanne, de par son destin fabuleux, représente métonymiquement l’univers du conte qu’elle condamne ; le paradoxe se fait complet.

Rosa, par son meurtre confusément oedipien, semblera couper une filiation et, par là, rompre avec l’histoire. Il faut préciser : elle rompt plutôt avec l’historiographie moderne, nationale[22]. Cette histoire nationale prenant la forme de la vie de Jeanne, le roman déconstruit le nationalisme comme structure métonymique — la partie pour le tout, l’individu pour la nation —, en montrant bien qu’on ne peut concevoir l’histoire comme s’il s’agissait des expériences et aléas d’un individu. L’histoire doit être autrement ouverte, pour parler avec Biron ; ainsi, Dupont met en récit une histoire organique comme celle de Jeanne pour dénoncer l’illusion organique dont procède le nationalisme ; on doit plutôt tendre à concevoir une histoire qui ne se fonde plus sur les antagonismes entre la nation québécoise et le monde.

Chez les Beaudry, chez Aimé Langlois ou chez Gabriel Rivages, on constate le même souci de vivre une épopée hors du national, versée dans une sorte d’américanité sans frontières, pouvant s’accorder à la fois avec les guerres du « grand contexte[23] » et les conditions d’existence contemporaines, et même se projeter dans l’avenir. Chez Dupont, c’est l’ancrage marxiste — Rosa doit son nom à Rosa Luxemburg, elle croise une troupe de danseuses, les Arrière-petites-filles de Lénine, qui chantent L’Internationale lors de leurs spectacles —, qui agit fortement sur ce discours internationalisant, appelant les ouvriers de toutes les origines à s’unir bien davantage qu’une nation à résister à l’envahisseur.

L’histoire nationale participe alors d’une artificialité générale de l’histoire. Fil à la téléologie des plus apparentes, racontant l’invasion et la résistance, distribuant les rôles aux sujets de l’histoire depuis la conquête de 1760 jusqu’à nos jours, cette histoire est à proprement parler une idéologie. Rejeter cette idéologie comme le propose La logeuse crée toutefois un manque ; la « maladie de l’histoire » dont parle Latour ne se guérit qu’à condition de vivre le temps en continuité, de ne plus ressentir les ruptures d’époque ; autrement, ne reste que le hiatus, une parataxe[24] unissant tant bien que mal des temps intolérablement distendus.

L’HISTOIRE COMME MANQUE

Le congédiement de la rupture fondant l’historiographie moderne ne se révèle pas seulement dans la célébration du multiple sans frontières, dans la chorale démocratique des voix de tous rendues audibles, dans une continuité organique conquérante, etc. Elle est aussi perte de positions et de définitions dans l’ordre causal du monde.

« Aquin, c’est le père qu’on assassine. Sans le moindre regret[25] », tempête Sappho-Didon Apostasias dans Ça va aller de Catherine Mavrikakis. Ce roman s’érige sur le constat répété de l’absence d’héritage aquinien : « Je suis ta bâtarde, Hubert Aquin », exulte la narratrice, convenant aussitôt qu’à l’instar de tous les bâtards, elle ne peut espérer aucune filiation véritable : « Je suis condamnée à devoir m’écrire dans un autre texte, dans une autre histoire, une histoire où je ne me reconnais pas, une histoire comme on les aime, une histoire laflammienne[26]. » Cette histoire laflammienne constitue l’archétype, chez Mavrikakis, de l’anti-Aquin. Alter ego de Réjean Ducharme, Robert Laflamme représente cette écriture de jeux de mots, de ludisme tragique, de l’institution littéraire stérile[27]. Laflamme participe d’une sorte de « prison de la littérature » qui tourne résolument le dos à l’histoire comme structure collective donnant du sens aux destinées. Dans une société de fêtes perpétuelles et de posthistoire, la voix de Sappho-Didon insuffle un peu de négativité[28].

Chez Raymond Bock, dans son recueil bien intitulé Atavismes — ces traits des ancêtres latents que porte tout sujet —, le deuil de la mémoire se fait sensible. Dans la dernière nouvelle, « Le voyageur immobile », on croise un archiviste qui, grâce à un oeil de cuivre hérité de son arrière-grand-père, voyage dans le temps. Mais, loin de représenter une continuité du temps, ces voyages sont pour lui une manière, malgré tout, d’entretenir la conservation maniaque de la modernité, manière de collection mortifère du passé ; il parle alors de la

nécessité obsessionnelle de sauver, de préserver n’importe quoi de l’oubli, de colliger, de corriger, de dénuder fébrilement. Je m’étais engagé dans cette entreprise de préservation dès que j’avais compris ce que je pouvais accomplir grâce à l’oeil de cuivre de mon arrière-grand-père. Qui ne l’aurait pas fait [29]?

En effet, dans un monde organisé sur l’institutionnalisation de la mémoire par le biais de l’histoire, il s’agit moins de vivre le temps que d’entretenir le culte d’un passé perdu. Cette impossibilité de la vie du temps historique traverse en fait tout le recueil de Bock. Dans la nouvelle « Le ver », le narrateur hérite d’une maison patrimoniale. Bien qu’il soit décidé à en « prendre possession », le lieu lui échappe, comme avalé par les temps qui le traversent. La cuisine, faite de « joyaux de l’entre-deux-guerres », est attaquée par les champignons ; le boudoir style Louis xvi s’enfonce dans l’humus ; les cloportes infestent la salle de bains moderne, et ainsi de suite pour le bureau très xixe siècle ou la chambre « parfaite réplique de celle du gouverneur Jean de Lauson » (A, 94). L’histoire fait l’espace, la maison est ce temps contracté dans lequel vit alors le narrateur. Incapable d’habiter ces stratifications de la culture, il se rabat sur ses titres de propriété, ceux lui assurant sa possession du terrain, de la terre, et devient, plongeant la nouvelle dans le registre fantastique, un immense ver : « Tout était si simple. J’avais pour moi seul toute la terre. Je m’y étendis avec peine et m’y avançai lentement, avec l’irrépressible désir de la creuser, de l’embrasser, de m’y enfouir. » (A, 103) La seule manière de posséder tous les temps consiste ainsi à posséder la terre, ce naturel qui ne s’inscrit pas stricto sensu dans le temps humain. Là seulement se retrouve l’unité du lieu et du temps. On remarque bien chez Bock que, contrairement à ce qu’on trouve dans le roman de Chassay, les temps offerts dans leur continuité ne peuvent être vécus tels quels, répondant en cela à un impératif moderne. Michel Freitag écrit en ce sens : « L’art classique prétendait reconstituer l’unité ontologique du monde de l’expérience, du sujet et de l’objet ; l’art moderne proclame au contraire et assume orgueilleusement ou cyniquement l’éclatement de cette unité, l’impossibilité d’une ontologie et d’une sémantique[30]. » Comme chez Mavrikakis, les nouvelles de Bock dénoncent l’indésirable fête d’un « tout culture » sans frontières ; il faut sans cesse souligner l’éclatement, l’histoire qui se fait dans une rupture, dans une résistance, il faut sans cesse espérer le conflit qui structure la modernité.

On pourrait alors appeler un dernier exemple. Dans La logeuse, la seule phrase de Marx citée in extenso est celle, fameuse, du 18 brumaire : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : La première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » (LL, 309) Les révolutions, les empires, doivent se garder de l’itérée répétition, sous peine de devenir risibles. « Carcajou », première nouvelle du recueil de Bock, fait fond sur ce bégaiement. Le narrateur, pétri d’une obsession de l’histoire, n’espère que cette répétition : « Quand je relis Vallières, Simard, le journal de Guevara ou encore Martin Luther King […], je comprends ce qui m’attend et je me prépare. Pour l’histoire avec un grand H. » (A, 11) Le désir, comme chez Madame Bovary, propulse l’action ; lancé dans la rédaction d’un roman portant sur des révolutionnaires, le narrateur ne peut en effet qu’appeler à lui l’histoire en marche et la vraie révolution[31] :

J’arrivais au point tournant de mon dix-neuvième chapitre, un F-18 survolait la jungle pour bombarder la cache où les guérilleros laissaient les vivres. J’avais le flot précis comme un tir de mitraillette. […] Frank et Jason se sont mis à monter le ton, alors je les ai rejoints au salon.

A, 13

Le ton monte, car ils ont kidnappé un « ancien ministre », enfermé dans le coffre de la voiture. Perpétré dans un désir de répétition de la crise d’Octobre, le geste est toutefois —  et très vite — vidé de son sens. La farce se dessine d’un coup : il paraît clair qu’aucun ministre n’a été kidnappé, qu’un poivrot sans rôle politique ou historique gît simplement là, soumis au fantasme révolutionnaire de personnages qui ignorent encore l’histoire impossible. Au meurtre, geste de transgression ultime, se substitue donc autre chose, dans l’explicit de la nouvelle :

Jason a arraché les pantalons à plis beiges du vieux et lui a abondamment aspergé le derrière avec l’huile. J’ai cru qu’il voulait l’immoler. J’allais lui dire d’au moins l’éloigner de l’arbre, mais Jason bougeait plus, les shorts baissés à mi-cuisse, bandé comme un démon. On est restés en retrait. Dans la lumière éblouissante des phares, c’était comme un carcajou sur une carcasse.

A, 21-22

Ce viol, quelque peu carnavalesque, souligne avec violence la continuité organique qui unit le révolutionnaire à son temps ; c’est cette continuité organique qui rend la révolution impossible, aussitôt désirée, avortée. C’est en ce sens que Mathieu Bélisle écrit : « Chez Bock, ni le passé ni l’avenir ne viennent au secours du présent, toujours ataviquement le même. Ils n’offrent au personnage aucune possibilité de recul, aucun accès à une plénitude perdue[32]. » Le passé s’abolit dans le présent des corps ; il n’est qu’une survivance atavique. Malgré le désir d’une histoire en rupture, les oeuvres assignent à cette histoire une place absente. Aquin ou la révolution québécoise se font inaccessibles, perdus au profit d’un présent qui prend toute la place. L’idéologie du texte[33] affirme, un peu sinistrement, une fête de l’éclatement, qui se fait alors deuil de la cohérence.

LE PASSÉ DU FUTUR

Il ne s’agit évidemment pas de renouer ici avec les thèses de la posthistoire ou de la perte des grands récits — ce geste a été souventefois posé par la critique. Peut-être avec moins d’ambition, je mentionnerais simplement que l’exemple de Bock mis en relation avec celui de Dupont permet de préciser une dialectique, deux rapports au temps qui cohabitent dans la littérature québécoise. D’un côté, chez Dupont, nous avons une prise en charge de la rupture de la rupture, qui prend la forme d’une continuité ; la littérature alors exprime un temps organique qui avait été mis à distance dans les esthétiques modernes. De l’autre, chez Bock et aussi chez Mavrikakis, nous nous retrouvons avec des textes qui se pensent encore dans la rupture, mais qui sont forcés d’en constater l’inadéquation en regard de la société contemporaine — contrairement, disons, à une production encore bien présente aujourd’hui qui, à l’instar de Madame Autrefois de Michou Minou, se montre « trop fidèle à son héritage réaliste », ne sait « renoncer à un réalisme qui, en reproduisant la façade, ne fait que se rendre complice de son activité mensongère[34] ». En vérité, de La logeuse à Atavismes, nous avons une même représentation du temps en tant que continuité dialectique, tantôt sur le mode positif, tantôt sur le mode négatif. Cela, convenons-en, propose une piètre conclusion, une conclusion très postmoderne faite d’ouvertures, capable d’accueillir toutes les inadéquations au sein d’un même consensus.

Si, autrefois, les idées d’une classe dominante constituaient l’idéologie dominante (ou hégémonique) de la société bourgeoise, écrit Fredric Jameson, aujourd’hui les pays capitalistes avancés sont désormais le champ d’une hétérogénéité stylistique et discursive sans norme. Des maîtres sans visage continuent d’influer sur les stratégies économiques qui conditionnent nos existences, mais ils n’ont plus besoin d’imposer leur discours […] ; et la condition post-littéraire du monde du capitalisme tardif ne reflète pas seulement l’absence de tout grand projet collectif mais aussi l’indisponibilité de l’ancienne langue nationale[35].

Cette lecture du postmodernisme relie de façon naturelle « l’absence » d’ennemi négatif — la classe dominante — à la disparition (ou au congédiement) d’un projet collectif et à l’indisponibilité de la langue nationale. Comment tracer une ligne de causalité entre ces éléments ? Avec La logeuse, on a vu que la domination de la valeur nationale, de la vraisemblance historique et de la législation de la langue agissaient ensemble : de façon typée, elles prenaient la forme d’une idéologie dominante. Comme l’ont montré certains commentateurs de la littérature québécoise, cette nationalisation fédérait un projet, une véritable québécitude à exprimer[36]. Or, ce projet apparaît avec la postmodernité — qu’on peut ici concevoir comme amodernité, détournement de l’idéal moderne — comme véritable domination du discours, il devient « traduction historiographique » qui masque la « multitude des gestes obscurs », qui ne permet que d’apercevoir un fil dans le tapis. C’est pourquoi, dans le roman de Dupont, la contestation de l’histoire s’arrime à une contestation de l’appareil littéraire — on y dénonce le milieu de l’édition, les succès, mais aussi les départements de littérature. Nous avons là un enjeu démocratique. En effet, avec l’incarnation continue du temps vient l’expression non institutionnelle de la mémoire, dans un monde où l’institution moderne tente encore de régir les attitudes. Naît alors un pragmatisme, une valorisation des usages et expériences contre les procédures, les théories, les concepts et prescriptions. Se joue là le vieil axiome que Max Weber emprunte au philosophe John Stuart Mill selon lequel, lorsqu’on part de l’expérience pure, on aboutit forcément au polythéisme[37] : les expériences du temps ne peuvent aboutir à une histoire, à un dogme, à un discours, elles ne peuvent que fonder des histoires, des éthiques, des sensibilités. Voilà pourquoi, chez Catherine Mavrikakis, on constate que le rejet de Robert Laflamme prend surtout la forme d’un rejet de l’institution littéraire, qu’elle conçoit comme consensuelle, et que ce rejet s’exprime à la fois par une nostalgie de l’histoire — forcément érigée sur le dissensus — et par une recherche de sa propre voie : « Je veux mon destin[38] », lance la narratrice de Ça va aller. De même, les postrévolutionnaires de Bock s’avèrent confrontés à leur pragmatisme, eux qui désirent suivre les régulations formelles de la modernité et ne savent que poser des gestes sans portée, gestes pour eux-mêmes éparpillés dans la masse des usages communs. Le suicide manqué de la narratrice à la fin du roman de Mavrikakis, comme échec de la grande tragédie, fait résonner les échecs des protagonistes de Bock, comme si le présent ne savait qu’aplatir les destinées.

Nous arrivons alors, effectivement, à un topos postmoderne. Devant le mode de valorisation pragmatique proposé, il n’est guère étonnant que l’incarnation, l’organique, ait valeur de carnavalisation — la même contestation d’un ordre, d’une hiérarchie des usages, mais sans portée révolutionnaire. Et le carnaval, doit-on ajouter, représente bien cette rupture de la rupture, comme fondement d’une totalité joyeuse. Toutefois, et cela non plus ne sait guère étonner, la production littéraire contemporaine se garde de jubiler devant cette tendance. En fait, pour ne prendre qu’un exemple, si la continuité organique de l’histoire familiale chez Jean-François Chassay montre une joyeuse appartenance aux temps, elle dit aussi une continuité conflictuelle entre deux familles Beaudry ; elle dit, dans le nom même du narrateur du roman, Charles Bodry, le schisme qui a mis fin aux assassinats continuels, mais aussi elle dit la vie d’un professeur d’université arrivé au plus haut niveau de spécialisation et en quête d’un sens dans une vie qui en manque. À la fin, il revient sur sa décision de ne pas avoir d’enfants. Il repense à la filiation dont il est le point d’arrivée, au bout de cinq millions d’années : « On ne peut que faire preuve d’humilité devant le passé, vers lequel on doit se retourner. Un individu qui perd le sens du passé n’est rien de plus que lui-même. » Cette prison du présent se paye aussi d’une dette en l’avenir : « Si je veux que le passé continue à vivre, il faut bien que le futur existe[39]. » L’incarnation pragmatique ne suffit pas, et lui opposer la continuité organique, comme chez Chassay, comme chez Plamondon — qui dans les derniers moments de la trilogie 1984 devient un hymne à la filiation et à la paternité —, ce n’est encore que substituer aux protocoles culturels des lois naturelles, ce n’est que prendre le motif de la mémoire dans le tapis pour un motif généralisable, alors même qu’il ne sera jamais qu’un motif parmi d’autres, fil lui-même au sein d’une mosaïque. L’histoire ne suffit pas, disent les oeuvres, mais il faut quand même un peu d’histoire pour mettre de l’ordre dans tout cela.