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Une des solidarités des littératures franco-canadiennes les plus méconnues concerne l’écriture des femmes. Autant dans la préface du collectif Écrire au féminin au Canada français que dans certains travaux de Lucie Hotte, on confirme la pauvreté quantitative des travaux scientifiques sur les écrivaines de la francophonie canadienne. Par exemple, Johanne Melançon explique dans l’introduction de son collectif que « dans l’émergence des littératures francophones au Canada français, depuis le début des années 1970, plusieurs femmes ont pris la parole en Acadie, en Ontario français et dans l’Ouest, mais peu d’oeuvres ont été jusqu’à maintenant étudiées[1] ». Par ailleurs, comme l’a montré Hotte, en Ontario français,

bien que la réception critique de première instance soit comparable pour les hommes et les femmes, celle-ci reste cependant déterminée par l’horizon d’attente propre aux littératures minoritaires voulant que les textes produits dans ce contexte aient une visée collective, mettent en scène la réalité locale et abordent des thèmes propres à la minorisation. Or peu de textes de femmes se situent dans cette voie[2].

Autrement dit, les textes de femmes ne s’intègrent pas aussi aisément dans les thèmes habituels des littératures en milieu minoritaire. Le pays à construire en Acadie, le destin collectif des Franco-Ontariens ou l’éternelle diglossie des Franco-Manitobains demeurent parmi tant d’autres les objets de prédilection du sujet masculin. Comme les femmes écrivaines s’intéressent plutôt à l’aspect individuel de l’identité, la critique ne sait trop comment aborder leurs textes : « [C]ette production s’écarte de la norme et, partant, de l’histoire littéraire. Décrétée anormale, elle devient du même coup invisible[3]. » Ainsi, en Ontario, le discours scientifique (thèses, articles ou livres) sur Jean Marc Dalpé, Patrice Desbiens et Daniel Poliquin prend une place démesurée par rapport aux travaux sur Andrée Lacelle, Gabrielle Poulin et Hélène Brodeur[4]. En fait, à part les cas d’exception que sont Gabrielle Roy, Antonine Maillet et plus récemment France Daigle, les oeuvres écrites par des femmes, prose et poésie confondues, ont rarement obtenu l’attention qu’elles méritent. Il faut toutefois noter que François Ouellet a produit une étude remarquable intitulée « Le roman de l’écriture au féminin[5] » qui se penche sur le corpus franco-ontarien.

À l’instar des auteures franco-ontariennes, plusieurs écrivaines de la francophonie canadienne ont produit des oeuvres fortes dont les thématiques se rejoignent. En ce sens, il serait plus que temps d’entreprendre une critique littéraire au féminin comme celle qui existe au Québec depuis au moins une vingtaine d’années. Les travaux de Lori Saint-Martin offrent à ce titre de précieuses réflexions pour notre contribution. Rappelons tout d’abord que « la critique au féminin se caractérise entre autres par une tentative d’élucider les rapports entre l’écriture au féminin et la “réalité” des femmes » (CV, p. 17)[6]. De plus, bien qu’il n’existe pas vraiment de style littéraire qui leur soit propre, il faut convenir que « [c]e qui caractérise les femmes, c’est plutôt une expérience sociale de l’oppression » (CV, p. 25). C’est dans cette optique que nous souhaitons analyser quelques oeuvres en prose et en vers de la Franco-Ontarienne Marguerite Andersen et de l’Acadienne Hélène Harbec. Comment ces écritures au féminin se rapprochent-elles par les thèmes abordés ? Comment les personnages principaux mis en scène (souvent des alter ego de l’auteure) se libèrent-ils de l’oppression familiale (pour ne pas dire patriarcale) et sociale ?

Il est possible de répondre à ces deux questions en partant d’une réflexion sur la trajectoire des deux auteures et de montrer en quoi la figure tutélaire de Virginia Woolf nourrit leur fiction de manière explicite ou implicite. Ensuite, il faudra s’attarder à deux modalités de la maternité : le rapport à sa mère et sa propre difficulté à être mère. Dans de nombreuses oeuvres écrites par des femmes, le rapport à la mère est omniprésent (pensons uniquement aux romans d’Annie Ernaux ou encore de Gabrielle Roy) et, en ce sens, Andersen et Harbec participent à cette thématique que Marianne Hirsh avait déjà étudiée — avec un corpus allant de Jane Austen à Marguerite Duras — dans son ouvrage The Mother/Daughter Plot. Narrative, Psychoanalysis, Feminism[7]. Par ailleurs, en ce qui concerne le rôle de la mère, ce n’est pas tant le rapport particulier mère-fille[8] qui nous intéresse que le rapport plus général mère-enfant. La conclusion mettra en lumière les nouvelles solidarités féminines dont témoignent les textes des deux auteures retenues.

Trajectoires d’auteures et l’ombre de Virginia Woolf

Le simple fait, pour Marguerite Andersen et Hélène d’Harbec, d’être des écrivaines évoluant en Ontario français ou en Acadie constitue une double minorisation qui nuit certainement au rayonnement et à la réception critique de leurs oeuvres. Là ne s’arrête pas les rapprochements entre les deux auteures qui sont en fait victimes d’une triple minorisation. Andersen n’est pas une Franco-Ontarienne de naissance et Harbec n’est pas une Acadienne de souche. Malgré le fait qu’elles évoluent dans leur milieu respectif depuis plusieurs décennies et que l’essentiel, sinon la totalité de leurs oeuvres y ont été écrites, leur parcours d’immigrante (internationale dans un cas et interprovinciale dans l’autre) les place dans la marge. Ce constat explique peut-être la relative absence de discours critique sur ces oeuvres. Or, le fait que les deux auteures pratiquent le roman (entre autres genres) allant de l’autofiction à l’autobiographie témoigne d’une approche de la littérature que quelques balises biographiques peuvent éclairer.

Marguerite Andersen est née en Allemagne en 1924. Après avoir survécu à la Deuxième Guerre mondiale, elle part vers Tunis avec son amoureux français de qui elle aura deux garçons. Après plusieurs déménagements temporaires en Angleterre et en Allemagne, elle choisit de quitter son mari pour se rendre au Canada en 1958. Elle obtient un doctorat à l’Université de Montréal, donne naissance à une fille avec un nouveau conjoint. Par la suite, elle devient professeure d’université dans le sud-ouest de l’Ontario. Elle réside à Toronto depuis plus de trente ans. Andersen a publié une vingtaine d’ouvrages, surtout des romans et des nouvelles. Elle a également remporté plusieurs prix littéraires[9] aux niveaux local, provincial et national. Dans le cadre de notre étude, nous retenons De mémoire de femme[10], son premier roman, publié en 1982, une autofiction qui ne respecte pas tout à fait la définition du terme inventé par Serge Doubrovsky[11], et La mauvaise mère[12], présenté dans la collection « Confessions », autobiographie comprenant 92 courts chapitres narrés en vers libres. Cette oeuvre récente, dont la narration repose sur un je nommé Marguerite, reprend plusieurs éléments biographiques de ses autres fictions en en proposant un éclairage nouveau.

De son côté, Hélène Harbec est née à Saint-Jean-sur-le-Richelieu, au Québec, en 1946. Elle déménage à Moncton en 1970. Occupant bon nombre d’emplois (enseignante, infirmière, recherchiste et réalisatrice pour Radio-Canada et à l’Office national du film), elle élève ses deux enfants seule après avoir quitté son mari. Depuis 1991, elle a fait paraître quatre oeuvres en prose et cinq recueils de poésie qui lui ont mérité de nombreux prix littéraires aux niveaux provincial et national[13]. Afin de montrer les liens qui unissent les grands thèmes présents chez Harbec et chez Andersen, nous examinerons le premier roman de Harbec, L’orgueilleuse[14], qui raconte l’histoire de Jeanne, une mère de quatre enfants habitant à Moncton qui décide de quitter son mari et ses enfants pour (re) vivre dans une pension pour femmes quand elle découvre son homosexualité. Notre corpus comprend également Le cahier des absences et de la décision[15], premier recueil de poésie d’Harbec, qui proposait, avant la parution du roman, les mêmes obsessions thématiques.

Un des éléments qui justifie le choix des oeuvres est que l’ombre de Virginia Woolf couvre explicitement ou implicitement leur proposition littéraire. En fait, il n’existe pas de rapprochements entre les oeuvres des trois écrivaines, le lien se situant plutôt dans l’utilisation fictionnelle des éléments biographiques de Woolf et de sa phrase emblématique : « une femme doit avoir de l’argent et une chambre à elle pour écrire de la fiction[16] ». À même leur propre fiction résolument féministe, Andersen et Harbec tentent en premier lieu de s’émanciper de la dépendance des hommes et de trouver la chambre bien singulière qui leur permettra d’écrire.

Le premier roman de Marguerite Andersen met en scène Anne Grimm[17], professeure de littérature âgée de 55 ans, qui, grâce à une année sabbatique, peut enfin écrire son roman. La partie initiale du roman, courte et sans titre, sert de justification au projet littéraire. L’année, passée à Paris en compagnie de sa fille qui étudie au lycée, lui permet de prendre du recul pour la première fois de sa vie. Se croyant libérée des hommes, elle se fait rattraper par la réalité rapidement lorsqu’elle tente d’ouvrir un compte de banque en France. L’employée lui demande son prénom et son nom. Même si Anne est divorcée, l’employée insiste pour obtenir le nom de son mari : « Je rage. Amédée, toi qui ne m’envoies jamais d’argent, toi qui vis loin de moi et avec une autre, te demande-t-on mon prénom ? Ou bien te permet-on, à toi, d’oublier ? » (MF, p. 21) Tout ce qu’Anne souhaite, c’est d’avoir assez d’argent et un appartement à elle pour écrire, surtout lorsqu’elle se rend compte qu’il ne lui reste peut-être que 15 ans à vivre. Elle confirme d’ailleurs ce qui l’a empêchée d’écrire depuis son adolescence : « j’aurais toujours voulu écrire, mais je n’ai jamais pu trouver ni le temps ni le courage de le faire » (MF, p. 27). Le temps et le courage constituent un luxe et une vertu qu’Anne Grimm ne peut se permettre pour des raisons d’ordre matériel et financier. C’est en ce sens que la phrase de Woolf hante les projets d’écriture de l’héroïne qui affirme : « Divorcée, j’ai enseigné pour subvenir aux besoins de mes enfants et aux miens […]. Restait une activité dont l’interdit paternel réussit à me couper : l’écriture. Élevée dans le culte de cette activité, je n’ai jamais osé m’y essayer tant que j’avais à gagner notre vie. » (MF, p. 33) Ainsi, la parution du roman De mémoire de femme marque l’entrée en littérature d’Andersen, à l’âge de 58 ans, après qu’elle ait enfin obtenu l’indépendance financière, condition essentielle pour l’écriture. Il est enfin fascinant de constater que les mêmes obsessions d’ordre matériel se retrouvent au coeur de La mauvaise mère publié trente ans plus tard. Dans cette confession, l’écrivaine Marguerite avoue :

Toute ma vie

ou presque

j’ai couru après les sommes qu’il me fallait pour

faire vivre mes enfants sans recevoir aucune pension

alimentaire de qui que ce soit, couru après des

diplômes faisant miroiter un revenu comme il faut.

MM, p. 116

Qu’elle se nomme Anne Grimm ou Marguerite, la femme écrivaine d’Andersen doit d’abord subvenir aux besoins de base de ses enfants et d’elle-même. Elle peut seulement penser à l’écriture sans passer à l’acte. La chambre à soi viendra plus tardivement dans sa vie.

Dans L’orgueilleuse, la présence de Virginia Woolf repose sur deux éléments qui semblent à première vue opposés. D’une part, Jeanne, le personnage principal, quitte sa famille pour trouver une chambre pour elle-même, littéralement. Elle part le 30 décembre 1996 après avoir lu une petite annonce dans L’Acadie nouvelle, le quotidien francophone du Nouveau-Brunswick : « Chambres à louer pour femmes seulement, demander Léa. » (O, p. 30) La nouvelle vie qui s’amorce dans cette maison permet à Jeanne d’apprivoiser une certaine forme de solitude communautaire où il n’y a qu’un pas à franchir entre l’espace privé de la chambre et le contact avec les autres femmes dans les aires communes. Si l’endroit permet à la protagoniste de découvrir sa sexualité, il ne peut servir de refuge total pour penser ou écrire. Le personnage passe surtout sa vie à l’extérieur, dans des espaces publics comme la bibliothèque. À cet endroit, elle trouve sa chambre à elle : « À une personne qui me demandait mon adresse la semaine dernière, j’ai failli répondre : “J’habite un cubicule au deuxième étage de la bibliothèque de Moncton, près d’une grande fenêtre”. » (O, p. 43-44) Le cubicule de Jeanne, qui lui permet de se mettre à l’abri de son mari, de ses enfants et même de ses cochambreuses, est un espace sécuritaire, un pied-à-terre, semi-privé, mais en plein espace public. Comme Jeanne le suggère : « Les cubicules, on dirait de petites maisons sur pilotis pour célibataires. Je trace des passerelles qui vont de l’un à l’autre et dessine des embarcations amarrées aux galeries. La fragilité des côtes quand même. » (O, p. 93) Ce cubicule lui offre une liberté nouvelle, une indépendance impossible quand elle demeurait avec son mari. Il propose aussi une vue imprenable sur la rivière Petitcodiac — rivière qui entretient un lien étroit avec celle de son enfance, la rivière Richelieu.

Le lecteur apprend tôt dans le roman que c’est dans cette rivière que la mère de Jeanne s’est noyée. Cependant, la narratrice entretient le doute sur la mort de sa mère : est-ce un bête accident ou alors un suicide plus ou moins réfléchi ? Dès le deuxième paragraphe, Jeanne pose la question suivante : « Qu’est-ce que ça changerait si je vous disais que ma mère a voulu se jeter à la rivière, que la berge n’était pas glissante du tout, que c’était juste pour faire taire les rumeurs ? » (O, p. 8) D’ailleurs, l’ayant observée maintes fois durant son enfance, Jeanne croyait la voir s’enfoncer dans l’eau lorsqu’elle clignait des yeux. L’ambivalence au sujet de la mort de la mère constitue la deuxième référence implicite à Virginia Woolf, à cet élément biographique fort connu du suicide de l’écrivaine. Après avoir écrit une note destinée à son mari, Woolf s’est noyée dans la rivière Ouse, en Angleterre. Dans L’orgueilleuse, Jeanne imagine ou alors se remémore des dialogues avec sa mère et tente de comprendre la mort de celle-ci : « La rivière qui attirait maman était bleue. Je regardais maman qui regardait la rivière. […] “Maman, savais-tu que je t’observais du coin de la maison et qu’un jour je n’ai plus su voir ce que je voyais ?” » (O, p. 98) Autant chez Harbec que chez Andersen, l’ombre de Virginia Woolf[18] plane sur leurs projets d’écriture et doit être rapprochée du rapport à sa mère et à ses enfants. La question qui hante les personnages principaux chez les deux écrivaines se résume admirablement ainsi : « Est-ce possible de ne pas aimer ses enfants ? /Virginia Woolf qui n’en a pas / réclame une chambre à soi / cailloux dans les poches, elle entre dans le fleuve. » (MM, p. 74)

Naître ou ne pas être mère

La mère, l’origine, le coeur sombre du monde, la force première, tout cela nous ramène au réel qu’intègrent tous ces textes, aussi « modernes » soient-ils par la forme.

CV, p. 46

En écrivant, je vois tantôt la « bonne » mère, tantôt la « mauvaise »[19].

Appartenant à divers degrés à l’autofiction ou à l’autobiographie (de façon plus marquée chez Andersen), les oeuvres de notre corpus abordent de front le rapport à sa propre mère et la difficulté d’être mère. Figure de référence et d’opposition par excellence, la mère prend un sens particulier dans l’écriture au féminin car, pour les femmes, « la mère est leur exacte matrice, leur préfiguration[20] ». Dans certains cas, la femme écrit sur sa mère quand elle atteint l’âge que sa mère avait lors de son enfance ou, parfois, quand elle devient mère à son tour. C’est à ce moment, à l’âge de la maturité, que l’écrivaine saisit la ressemblance avec la figure qui l’a générée et le retour à la mère s’avère « un fascinant retour au Même, ou plutôt à la même » (ÉF, p. 26). Comme l’écrit Lori Saint-Martin, quand la fille écrit au sujet de sa mère, « c’est pour [elle] ou contre elle, pour lui échapper ou encore pour la retrouver ou la venger[21] ». Elle ajoute :

[L]e rapport mère-fille doit s’envisager, non comme un simple thème littéraire, mais comme une dynamique complexe qui se trouve à la source même de l’écriture au féminin et qui surdétermine les structures narratives et même, dans une certaine mesure, le langage (tournures syntaxiques, figures, etc.). Ainsi dans l’écriture au féminin, le rapport à la représentation est étroitement lié à la mère.

NM, p. 15-16

Cette composante cyclique est également présente dans l’écriture de Marguerite Andersen. Si l’écrivaine parle d’elle-même en tant que mère, elle parle aussi de sa mère et la fait parler en lui prêtant sa voix, ou plutôt sa plume, dans une section de son premier roman, De mémoire de femme. Dans ce roman, qui est un ensemble de textes, de lettres et de récits où plusieurs voix narratives se cèdent la parole pour raconter la même histoire personnelle et familiale de plusieurs points de vue, l’une des voix narratives est celle de la mère (et l’autre celle du fils) d’Anne Grimm, protagoniste et alter ego de l’auteure qui, en ouvrant le récit sur son enfance, dit : « La maison était belle. Ma mère était belle. La vie était belle. » (MF, p. 48) Dans son premier roman, donc, Andersen a « des souvenirs pour la plupart visuels » (MF, p. 59) de sa mère.

Le personnage de la mère est moins présent et plus discret dans La mauvaise mère où, toutefois, elle est décrite comme sensible et compréhensive : « Marthe, ma très bonne mère, perçoit la mélancolie dans le bavardage de mes lettres » (MM, p. 36). La mère est également prête à l’aider du point de vue psychologique, en tant que support moral : « Or, il y a un vide quelque part. […] J’écris à ma mère. — […] [V]iens à Berlin » (MM, p. 73-74). Il en va ainsi du point de vue financier : « Toujours bonne, ma mère me paie une femme de ménage. » (MM, p. 96) Surtout, la mère de Marguerite est présente pour la famille : « Marthe, ma bonne mère, est là pour les enfants quand je ne le suis pas. » (MM, p. 92) D’ailleurs, elle tient toujours ses promesses : « Marthe, la bonne mère, l’excellente mère venue comme elle l’avait promis, me tient la main. » (MM, p. 41)

Le portrait que l’écrivaine peint de sa mère est subtil et délicat : il en ressort l’image d’une mère belle, presque parfaite, sans aucun doute, « bonne ». Décrire sa mère comme « bonne », « très bonne », « excellente », se révèle un prétexte pour se comparer implicitement à elle : ce modèle[22] de bonté, toutefois, n’est pas suivi par sa fille qui se reproche et s’accuse de ne pas avoir été une bonne fille. De fait, au moment du départ pour le Canada, alors que Marthe souffre d’une maladie qui la paralyse lentement, Marguerite se dit : « Je ne devrais pas la quitter. Je le sais. » (MM, p. 112), mais elle part quand-même. L’écrivaine utilise souvent le conditionnel ou encore le conditionnel passé chaque fois qu’elle se fait des reproches. Quand Marthe meurt, sa fille écrit :

je devrais y aller, tout de suite, mais […]… Égoïste, pragmatique, je ne cours pas vers ma mère, n’entre pas dans la chambre d’hôpital, ne lui tiens pas la main, ne vis pas la mort de celle qui m’a toujours secourue. […] Je ne prends pas de congé, ne prends pas l’avion… D’ailleurs, où trouver l’argent pour payer le voyage aller-retour ?

MM, p. 136

Au conditionnel s’ajoutent des négations qui montrent ce qu’une bonne fille ferait, mais que Marguerite ne fait pas, puisqu’elle n’est qu’une « [f]ille minable » (MM, p. 137).

La présence d’une figure opposée à laquelle se comparer permet à l’écrivaine d’exprimer des nuances différentes qui enrichissent la création romanesque en montrant des traits de caractère, des actions et des façons d’être différents. En fait, comme le signale Béatrice Didier, dans l’écriture au féminin « [l]’héroïne a souvent une soeur, une confidente, une amie proche ou lointaine qui lui sert de miroir, certes, mais dont elle est prête aussi à devenir le miroir. » (ÉF, p. 27) De son point de vue, la mère décrit sa fille ainsi : « Anne énergique, Anne douée » (MF, p. 122), justement comme si elle lui tendait son image dans le miroir. Cette fascination pour l’autre femme permet « d’exercer un étrange tropisme, de révéler à l’héroïne ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle pourrait être, ce qu’elle aimerait être » (ÉF, p. 27). Si en général cela arrive à une autre femme — la soeur, la confidente, l’amie —, dans l’écriture anderséenne, l’autre femme, le critère de comparaison, est sa propre mère[23]. Le personnage de sa mère est le bon modèle, duquel la fille-protagoniste s’éloigne malgré elle : elle ne rend pas à sa mère tout ce que sa mère lui a donné. Celle-ci est une présence incontournable, même si elles vivent dans deux pays différents : elle est proche même si elle est éloignée physiquement de sa fille. Marthe est la bonne mère. Marguerite, mauvaise fille et mauvaise mère, n’accompagne pas sa mère en fin de vie et l’abandonne. Pourtant, comme Marguerite l’affirme à la mort de sa mère : « Je ne savais pas encore que les morts, que ceux que nous avons vraiment aimés, restent avec nous pour toujours. » (MM, p. 137)

En lisant le titre du roman de Marguerite Andersen, La mauvaise mère, on pense immédiatement à une accusation contre quelqu’un, contre cette « mauvaise mère » qui est probablement la personne qui a mis au monde l’écrivaine. Ce titre semble agir comme un règlement de comptes, comme une libération, où on tourne la page pour regarder devant soi. Cependant, dans le cas qui nous occupe, la mauvaise mère est une affirmation auto-accusatrice. On le remarque dès le dialogue d’ouverture de la confession :

— Ah non, Marguerite, vraiment, tu te tracasses pour rien. […] Mais, toi, une mauvaise mère ? […]
— […] On ne te reproche rien. […] On te respecte.
— Je le sais. Mais moi, je me reproche mes erreurs.
— Tout le monde en fait.
— Sans doute. Mais les erreurs d’une mère… À un moment, je vous ai quittés.

MM, p. 9-10

Dès le début, donc, on comprend que les membres de la famille s’aiment, mais qu’il ne s’agit pas d’une famille dans le sens classique du terme — père, mère et enfant(s) —, comme le dit la protagoniste de De mémoire de femme : « Le plus difficile, pour moi, c’est de ne pas faire partie d’une cellule familiale traditionnelle. Vater, Mutter, Kind. » (MF, p. 341) Il s’agit, au contraire, d’une mère qui se culpabilise pour avoir abandonné ses propres enfants. Pourquoi ?

Marguerite, la protagoniste de La mauvaise mère, a eu son premier enfant, Martin, en juin 1946. Si, à un âge avancé (en 2013, l’auteure a 89 ans), elle se pose des questions, s’inquiète et se culpabilise, à l’âge de 22 ans elle doutait de sa capacité d’être mère : « Un enfant… Est-ce que j’en veux ? L’homme, l’amant, en veut-il ? /[…] Suis-je vraiment tombée enceinte ? /[…] Ne devrais-je pas être heureuse ? » (MM, p. 16) La jeune femme, qui n’est pas mariée — généralement un scandale dans la tradition européenne de l’époque —, pense à l’avortement, qui était illégal, mais a « peur du couteau dans [s]a chair. La [s]ienne, pas celle de l’enfant. /[…] Tant pis, l’enfant du hasard deviendra [s]on enfant » (MM, p. 17). Cet « obstacle naturel » (MM, p. 16) semble marquer sa jeune vie à jamais, mais surtout Marguerite affirme à haute voix : « je ne suis pas l’heureuse fiancée, la femme qu’on épouse, la mère prête à élever un enfant » (MM, p. 20). La grossesse est vécue presque comme une invasion et une dépossession de son être, de son corps, de son pays. Cette grossesse repose en fait sur l’association et sur l’assonance mer/mère. Dans un bateau qui vacille lors de la traversée de la Méditerranée qui l’amène en Tunisie, Marguerite vomit (un symbole du refus de sa condition ?) et constate : « j’ai le mal de mer » (MM, p. 18) et se demande si c’est à cause de sa grossesse, si c’est la peur de la nouvelle vie qu’elle est sur le point de commencer ailleurs, loin de tout ce qu’elle connaît. Ce double mer/mère est présent aussi dans De mémoire de femme : « Après la rupture d’avec la mer, fallait-il rompre avec la mère ? » (MF, p. 52) La mer prend ainsi une signification plus profonde et personnelle dans sa réflexion : « Séparée par la mer de ce que je connais, / je crains l’avenir inconnu » (MM, p. 22) où on pourrait presque remplacer le mot mer par maternité et y lire, « séparée par la “maternité” de ce que je connais, je crains l’avenir inconnu ». Le topos littéraire aquatique revient souvent dans l’écriture des femmes, puisque l’eau représente le liquide amniotique qui entoure et protège l’enfant dans le ventre maternel. Comme le remarque Béatrice Didier, « [l]’écriture féminine est une écriture du Dedans : l’intérieur du corps, l’intérieur de la maison. Écriture du retour à ce Dedans, nostalgie de la Mère et de la mer. » (ÉF, p. 37) La peur que Marguerite ressent est probablement la peur de la maternité, une expérience pour laquelle la jeune fille n’est pas encore prête, mais que l’écrivaine accomplie utilise pour mettre en relation l’élément aquatique intérieur du corps féminin, le placenta et les sensations, avec l’élément aquatique extérieur, la mer. On a l’impression de lire que la condition aquatique utérine la sépare de sa vie précédente et qu’elle refuse cette séparation.

Ce jeu entre l’intérieur et l’extérieur continue dans son récit. La naissance de son enfant « du hasard » est presque vécue de l’extérieur : la description de la salle de travail, où tout est blanc et froid, même les personnes présentes, se termine sur l’image de la femme qui accouche et qui se décrit dans ces termes : « Je suis la parturiente. » (MM, p. 23) C’est une image filmique et presque onirique : le regard de la caméra capture tout ce qui l’entoure et enfin se pose sur « la parturiente », sauf que l’oeil de la caméra, ce sont ses propres yeux, et que la parturiente vue de l’extérieur, c’est elle, qui vit — qui devrait vivre — ce moment de la vie de l’intérieur. Jusqu’au moment où son enfant voit la lumière, Marguerite ne se sent pas mère.

Toutefois, dès la naissance de Martin, c’est elle — la mère, « [e]nvahie par une sorte de douceur jamais rencontrée » (MM, p. 25) — qui s’en occupe, qui le protège. Quand l’enfant se réveille pendant la nuit et crie, c’est elle qui attrape et écrase les punaises qui le piquent (MM, p. 28), tandis que le père « propose de le jeter par la fenêtre » (MM, p. 27), « rit » (MM, p. 28), « hausse les épaules, va travailler » (MM, p. 28) et, dans un élan, elle affirme : « Je suis la mère qui protège son enfant. » (MM, p. 27) C’est ici que la transformation de jeune fille en mère s’effectue ; il lui reste toutefois une dernière transformation à accomplir, celle de femme procréatrice en femme créatrice. En femme écrivaine.

Le mal de mère chez Hélène Harbec

Le rapport à sa propre mère et la difficulté d’être mère s’avèrent être deux aspects marquants de la vie des femmes comme en témoigne également le premier recueil de poésie d’Hélène Harbec. Si, dès 1986, Harbec a publié L’été avant la mort, un récit à quatre mains en compagnie de France Daigle, ce n’est qu’en 1991 que paraît son premier recueil de poésie intitulé Le cahier des absences et de la décision. De quelles absences au pluriel et de quelle décision au singulier parle-t-on dans ces poèmes ? Dans le recueil, la locutrice est une femme et une mère qui s’absente temporairement de ses obligations familiales, puis qui prend finalement la décision de quitter définitivement mari et enfants. Le recueil est divisé en six parties de longueurs inégales.

Dès le premier poème, la mère ne peut s’émerveiller devant son enfant qui fait des bulles dans les arbres. À la parole de l’enfant, la mère ne peut qu’offrir un « écho vide en retour » (CAD, p. 9). Elle ne se sent ni adéquate, ni heureuse avec son enfant. Elle peine à trouver un semblant de bonheur dans son rôle de mère. En ce sens, le premier poème de la section « Les fissures » place la femme devant un constat déchirant, surtout face à sa propre mère :

Maman

c’est pourtant chez toi

que je viens me reposer

d’être mère

de cet immense amour

impossible à écrire

aux enfants de mon ventre

dont la soif à étancher

me laisse impuissante

CAD, p. 55

Cet aveu d’impuissance d’une mère incapable d’être mère, véritable tabou dans la société, met en lumière une réalité difficile à avouer pour la femme : elle meurt à petit feu dans le carcan maternel. Cette souffrance sans nom devient le leitmotiv du recueil alors que la locutrice est tiraillée entre les obligations familiales et le vide que celles-ci entrainent : « Il y a toujours / quelque chose qui manque / dans l’inouï d’être mère » (CAD, p. 23).

Dans le recueil, la question de l’accomplissement individuel de la femme n’est pas liée au rôle de mère. Dès que la vie de la locutrice semble entrer dans des cases prédéterminées, le « je » doit se réinventer autrement. C’est ainsi qu’il faut comprendre un poème opposant l’encadrement et l’épanouissement : « Les poutres du mot structure /les clous du mot paroi / l’absence du mot lumière / le commencement du mot femme » (CAD, p. 74). Tout ce qui est construit par l’autre — par exemple le discours patriarcal — à l’aide de matériaux signifie la noirceur pour la locutrice. Il faut se libérer des structures contraignantes pour commencer à être femme. Dans le cas qui nous occupe, la façon la plus probante d’exister passe par la création littéraire. La publication de ce recueil marque la naissance de la femme et ce, malgré tous les obstacles extérieurs ou mentaux : « Aux lèvres du jardin / la bouche des immortelles se rit / de tant d’efforts / à se mettre au monde » (CAD, p. 70). On le sait, autant dans la littérature que dans les autres formes de création artistique, on compare souvent, même trop souvent, une nouvelle création à un accouchement ou à un nouveau-né. Chez Harbec, cette association existe également et offre un discours particulièrement polysémique :

Comme des corps évanescents

les oeuvres embryonnaires

qui entrent dans la nuit

guettent les mouvements

de leur nourrice

endormie et inquiète

CAD, p. 44

Les mots « corps », « embryonnaires » et « nourrice » font évidemment partie du champ lexical de la maternité. Cependant, l’ajout du mot « oeuvres », ainsi que les sentiments négatifs que suscite la maternité dans le recueil indiquent clairement que les « oeuvres embryonnaires » ne sont pas des enfants, mais des textes littéraires.

Les obsessions thématiques qui habitent Le cahier des absences et de la décision se trouvent également dans L’orgueilleuse. Dès les premières pages du roman, Jeanne réussit à mettre en mots « une pensée qui s’était longtemps refusée à elle-même. » (O, p. 11) Cette pensée, celle de ne plus être définie en fonction d’un homme, se rapproche aussi de celle d’Andersen. Chez Harbec, il ne faut plus se définir en fonction de ses enfants : « être mère est la pire chose qui puisse arriver à une femme » (O, p. 11). La suite de cet extrait témoigne de la nécessité presque ontologique de redevenir soi : « Le jour où tu laisseras tomber le mot maman pour reprendre ton prénom, tu pourras recommencer à respirer. » (O, p. 11) Pour le personnage de Jeanne, le rôle de mère constitue un frein à l’épanouissement. Ce n’est pas tant qu’elle soit malheureuse dans son couple. Elle doit se libérer de son mari et de ses enfants pour mieux se retrouver. La situation actuelle, intenable, découle d’une histoire mille fois vécue, cent fois racontée. L’un des rares étudiants étrangers dans ses cours à l’Université de Moncton est un Québécois du Lac Saint-Jean, « celui avec qui je ferais un premier enfant dans l’oubli et qui m’épouserait d’amour obligé pour que nous soyons libres d’en faire trois autres et qu’avant la fin du compte j’abandonne mes études. » (O, p. 125)

Lorsqu’elle quitte la maison le 30 décembre 1996 à l’insu des membres de sa famille, Jeanne laisse un numéro de téléphone en cas d’urgence. Tout le passage suivant, écrit au futur, raconte a posteriori la transformation de la femme : « On me téléphonera en effet. On se trompera sur l’identité. Ce ne sera plus la même femme au bout du fil. J’aurai déjà changé, morte ou vivante. Une autre parlera brièvement. » (O, p. 31) Dans cette nouvelle vie, Jeanne arpente les rues de Moncton, de la maison de Léa (qui deviendra éventuellement son amoureuse) à la bibliothèque en passant également par la gare de la ville. Pendant ses parcours déambulatoires, elle dialogue avec le fantôme de sa mère afin, peut-être, de justifier ses choix de vie. Elle remet en question « le désir de rendre sa mère heureuse » en se posant la question suivante : « Maman, suis-je obligée de t’aimer ? » (O, p. 94) À la fin du roman, lors d’un retour à l’origine après une absence de plus de 15 ans, Jeanne réussit finalement à trouver une certaine paix intérieure. Ses liens avec sa mère et son propre choix de ne plus se définir avant tout comme une mère atteignent un équilibre annonçant un avenir plus radieux :

Arrivée à la hauteur du choix de maman ou presque, je me tournai carrément vers la rivière et entrai dans le temps qui s’évanouit. […] J’entrai à nouveau la main dans la rivière, sans vertige, fis des remous dans l’eau et des empreintes sur la terre mouillée en me redressant. […] Mais je pouvais enfin m’approcher des choses de la vie et rester vivante. C’était un grand mystère infini.

O, p. 133-134

Cette relation d’une mère-écrivaine avec sa mère constitue également le canevas d’une autre oeuvre de Marguerite Andersen analysée ailleurs par Katherine Lagrandeur. Au sujet des personnages de L’autrement pareille de l’auteure franco-ontarienne, Lagrandeur affirme : « Malgré sa mort et surtout en raison de sa mort, la mère de la narratrice continue à (re) vivre dans l’écriture de sa fille qui cherche ainsi à se rapprocher perpétuellement d’elle[24]. » Sans doute cette conclusion s’applique-t-elle également à L’orgueilleuse d’Hélène Harbec dans lequel Jeanne reste en constant dialogue avec sa mère.

Conclusion : de nouvelles solidarités féminines

les femmes et les histoires

courent s’inscrire

sur d’autres pages

s’incruster sur d’autres murs

CAD, p. 60

Historiquement, la création artistique a souvent été l’apanage de l’homme, tandis qu’à la femme était réservée la procréation. Les femmes « créatrices », celles qui ont eu la chance de mener une vie d’artiste ou intellectuelle, ont trop souvent été placées en marge du système familial. Les femmes qui ont réussi à se consacrer à l’art ont pu le faire avant de devenir mères ou après que leurs enfants aient grandi, selon « ce que Virginia Woolf appelle “l’éternelle conspiration du silence et des biberons impeccables” et qui peut bien expliquer le fait que la création féminine est souvent précoce, ou au contraire tardive » (ÉF, p. 12). Ce sont les conventions sociales qui contraignent les personnages — Anne Grimm, Marguerite, Jeanne ou encore la locutrice des poèmes d’Harbec. Chaque femme doit « planifier [s]on emploi du temps conformément à celui des autres, de [s]a famille » (MM, p. 26) qui lui font retarder son entrée dans le monde de la création littéraire et artistique. Anne Grimm et Marguerite, les jeunes mères protagonistes des romans d’Andersen, devront s’émanciper de ce rôle que la société du mâle leur impose, devront quitter leurs enfants, changer de pays, se séparer de leurs maris, chercher à s’améliorer en étudiant, attendre que leurs enfants grandissent, se révolter contre des lois sociales non écrites pour accéder à cette « chambre à soi » et devenir créatrices, artistes, écrivaines. Le même phénomène se produit pour Jeanne qui quitte mari et enfants pour se redécouvrir, faire la paix avec sa mère. Si Virginia Woolf réclamait l’argent et un espace physique et matériel à l’intérieur du logis familial, ces femmes ont besoin aussi de temps. Il leur en faut pour comprendre ce qui se passe dans leur vie, pour gagner l’argent qui les rendra libres du point de vue financier et, lorsque ce sera le cas, elles pourront s’accorder du temps et se consacrer à l’écriture. Pour cette raison, l’acte créatif est tardif, chez Andersen comme chez Harbec, mais pas pour autant moins efficace.

En outre, la norme sociale qui a toujours imposé aux femmes de n’être que des mères et de se consacrer « à temps plein à sa progéniture en lui sacrifiant sa carrière, ses intérêts, voire sa personnalité » (NM, p. 23) — ainsi que son nom — en créant l’image de la bonne mère, a engendré un sentiment de culpabilité pour la femme qui soustrait son temps à la famille pour se consacrer à l’écriture (ÉF, p. 16). Ce sentiment de culpabilité envahit entièrement le texte anderséen : on le constate chaque fois que l’auteure utilise le conditionnel passé — « J’aurais dû  — qui exprime un sentiment de regret et d’amertume envers ce qu’elle aurait dû faire selon le code social, mais qu’elle n’a pas fait. Ses protagonistes se culpabilisent parce qu’elles se sont consacrées à une carrière en essayant d’obtenir une meilleure position sociale — qui a servi à faire mieux vivre leurs enfants, d’ailleurs — au lieu d’écouter davantage leurs enfants et de passer plus de temps avec eux. Le mode conditionnel est également présent dans L’orgueilleuse dont les premières pages reposent sur les multiples déclinaisons d’une question commençant par « Qu’est-ce que ça changerait si […] » (O, p. 7 et 8).

Les nouvelles solidarités féminines à l’oeuvre chez Andersen et Harbec reposent sur une redéfinition commune du rapport à sa mère et surtout du rapport à son propre rôle de mère. Les personnages de femmes mis en scène dans leurs oeuvres ne sont pas de mauvaises mères : elles sont d’abord des femmes en quête d’elles-mêmes. Être femme, non pas soi-même comme une autre pour paraphraser le beau titre de Paul Ricoeur, mais soi-même avec les autres femmes. Deux exemples mettent en lumière ces solidarités féminines associées à la création littéraire. Le dernier poème du Cahier des absences et de la décision reprend le titre de deux parties du recueil et offre une image de solidarité qui s’oppose à la fin de la vie de Woolf :

Les fissures des murs se referment

tandis que l’été

les femmes intrépides

entrent dans la vague

côte à côte

Sur la berge

les arbres se tiennent debout

pour la durée

des crayons de bois

et le sommet des bulles

CAD, p. 93

La locutrice fait partie de ces femmes intrépides qui, contrairement à Virginia Woolf, n’entrent pas dans la vague pour se suicider, mais bien pour renaître. La verticalité des arbres peut être liée à celles des femmes qui sont solidaires « côte à côte ». Le dernier vers nous ramène au premier poème où l’enfant de la locutrice s’extasie devant les bulles qui montent si haut près de la cime des arbres. Cette ascension des bulles, comme celle de la femme qui renaît, reste fragile.

Chez Marguerite Andersen, la dernière partie du roman De mémoire de femme s’intitule « La fête ». Dans celle-ci, la narratrice reconstruit une généalogie au féminin en la disposant autour d’une table ronde, en bois, sous un pommier, où elle organise une fête pour rendre symboliquement à toutes les femmes de sa vie[25] — « mères, filles, amies » (MF, p. 348) ainsi qu’à « ses six petites-filles » (MF, p. 349) — leur place et l’importance qu’elles méritent au sein d’une famille et d’une société à part entière. On pourrait facilement imaginer que Jeanne et les autres personnages qui demeurent dans la maison pour femmes pourraient être invitées à la table. Écrite entièrement à l’infinitif, cette partie propose un plan de fête qui est en fait un plan de vie :

S’entrappeler. S’apaiser. Se panser. Se réconforter. Se faire don des larmes. Ignorer la cause du désaccord. L’oublier.

MF, p. 348

Se toucher. S’aboucher. S’entrelacer. Se serrer. Se caresser de tous les doigts de fée. Ne faire qu’une.

MF, p. 350

Respirer fort. S’envoler. S’encorder de mère en fille, de toutes en toutes. S’enguirlander. Danser le long des guirlandes.

MF, p. 352

Enfin, s’il fallait une preuve de plus de la solidarité féminine qui unit Andersen et Harbec, il faut relever leur position commune quant au rôle de la mère. Lors d’un rêve, dans un dialogue d’outre-tombe entre Jeanne et sa mère, celle-ci dit à sa fille : « Tu n’es pas obligée d’entrer dans l’eau comme moi », ce à quoi Jeanne répond : « La mère n’est pas une vraie personne. » (O, p. 11) De son côté, Marguerite Andersen, en 1972, bien avant la parution de son premier roman, a dirigé un collectif regroupant des écrits de femmes montréalaises dont le titre nous ramène à cette nouvelle solidarité féminine et franco-canadienne : Mother was not a person[26]. Si, pour Harbec et Andersen, la mère ne peut être considérée comme sujet, il serait possible de considérer cette fonction comme un simple rôle dans une pièce de théâtre. Dans les textes étudiés, la femme, pour redevenir sujet à part entière, doit en être consciente et accepter de sortir du monde de la représentation.