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En 2011, Jean Morency faisait paraître un article sur une figure spatiale récurrente dans les romans franco-canadiens : la maison incendiée. Présente dans Histoire de la maison qui brûle (1985) de France Daigle, L’Obomsawin (1987) de Daniel Poliquin, Le Coulonneux (1998) de Simone Chaput et Un vent se lève qui éparpille (1999) de Jean Marc Dalpé[1], cette figure serait rattachée au temps, à la mémoire et à l’histoire. De sa récurrence, Morency tire de sombres conclusions : « L’insistance avec laquelle s’impose l’image de la maison qui brûle dans le roman contemporain suggère que la mémoire collective est actuellement menacée de disparition dans la francophonie canadienne[2]. » Son interprétation rejoint celle de la célèbre écrivaine Margaret Atwood, dont l’Essai sur la littérature canadienne contient tout un chapitre sur les « maisons ancestrales incendiées » des oeuvres québécoises. Selon elle, ces maisons « représentent la tradition québécoise, ou l’histoire en général à des stades différents de stagnation et de pourriture[3] ». Et d’ajouter : « [P]uisque la “maison” — la tradition — est aussi un piège, le fait de la brûler peut apparaître à certains comme une tentation délicieuse[4]. » Lui faisant écho, Morency se demandait quant à lui « si le regard sur la maison qui brûle, de figé et médusé qu’il était au départ, ne serait pas devenu plus mobile et délesté du poids écrasant du passé, instaurant du même coup un nouveau rapport au Soi et à l’Autre[5] ».

Depuis la parution des oeuvres étudiées par Morency, les écrivains franco-canadiens semblent avoir délaissé la maison incendiée au profit d’un autre type de logis : la maison urbaine, qui revêt une tout autre valeur symbolique. C’est même le cas de trois des auteurs abordés par Morency, soit Simone Chaput, Daniel Poliquin et France Daigle, qui proviennent respectivement de l’Ouest francophone, de l’Ontario français et de l’Acadie. Leurs romans, La belle ordure[6], La Côte de Sable (initialement publié sous le titre Visions de Jude)[7] ainsi que Petites difficultés d’existence[8] et sa suite Pour sûr[9] ont en commun de mettre en scène des maisons atypiques, qui ne revêtent pas les caractéristiques habituellement attribuées à cette figure spatiale. Ces maisons brouillent les frontières entre l’intérieur et l’extérieur en étant peu intimes. Points de rencontre cosmopolites, elles acquièrent une telle importance que les villes où elles sont situées en viennent à s’effacer discrètement. Que ces romans se rejoignent dans leur façon de représenter cette figure spatiale — et, surtout, dans la façon dont ils s’écartent de ses représentations habituelles — laisse entendre, tout comme le passage de la maison incendiée à la maison urbaine, que les écrivains franco-canadiens puisent à un imaginaire commun. Cette transition marquerait le passage d’un imaginaire canadien-français (auquel appartiendrait la maison incendiée) à un imaginaire franco-canadien (auquel appartiendrait la maison urbaine), en rupture avec le Québec.

Chaput, Poliquin et Daigle ont déjà fait l’objet d’un rapprochement par Lucie Hotte dans le cadre d’un article sur leur représentation de la ville et de la campagne. La chercheuse y montrait que, dans les romans La belle ordure, La Côte de Sable et Pas pire (le premier tome de la série dont font partie Petites difficultés d’existence et Pour sûr), l’« urbanité est constamment hantée par la ruralité puisque la ville ne prend, dans les textes, sa réelle mesure qu’en lien avec un espace naturel[10] ». Étant donné cette « ruralité de l’urbanité » (RV, p. 52), Hotte concluait en reprenant les propos d’Herménégilde Chiasson sur le rapport schizophrénique des Acadiens à la ville[11]. Tout en m’appuyant sur son analyse, j’aimerais suggérer que la maison urbaine semble être le moyen par lequel les écrivains franco-canadiens sont parvenus à s’approprier la ville — longtemps crainte par les communautés francophones car perçue comme un lieu d’assimilation[12] — et à l’habiter. Car si « [o]n n’habite qu’en écrivant[13] », comme le suggère Alain Masson dans un magnifique article sur la littérature acadienne, pourquoi ne pas habiter la ville en écrivant l’habitation ?

Des logis atypiques

Un mot d’abord pour décrire et situer les trois maisons urbaines dans les romans à l’étude. Comme l’exprime Geneviève Cousineau, la maison est habituellement « synonyme de stabilité et forme un lien étroit avec la nation ainsi qu’avec le passé, c’est-à-dire les ancêtres[14] ». Il s’agit souvent, poursuit-elle, « de l’espace de l’enfance, donc d’un espace de souvenirs[15] », ce qui fait en sorte que « la maison est engagée dans un cycle de nostalgie[16] ». Si cette description correspond bien à la maison incendiée selon l’interprétation qu’en font Morency et Atwood, elle ne convient pas pour aborder les maisons dépeintes par Chaput, Poliquin et Daigle. Celles-ci ne sont pas associées à une famille en particulier, et aucun des personnages principaux n’y a habité durant l’enfance. Tous les romans racontent en fait l’histoire de leur déménagement, leur transition d’un premier logis aux maisons qui constituent le coeur de la trame narrative. Par ailleurs, dans la littérature franco-canadienne, la maison urbaine n’est jamais — sauf à quelques rares exceptions[17] — située en banlieue, espace pourtant fortement investi par la littérature québécoise[18] ; elle est plutôt sise dans un des quartiers du centre-ville.

La belle ordure, que Hotte décrit comme un roman d’apprentissage au féminin (RV, p. 46), débute alors qu’Ariane Morency arrive à Winnipeg pour s’inscrire à l’université. Signe de son importance dans le roman, la maison apparaît dès l’incipit : en quête d’un logement, la protagoniste décide d’aller cogner chez son père, qui ignore son existence. L’autobus la dépose devant une demeure « haute, étroite, un peu négligée », située sur « la rue Langevin, de l’autre côté de la rivière, à l’ombre de la cathédrale » (BO, p. 11), c’est-à-dire en plein coeur de Saint-Boniface, le quartier francophone. Des trois romans, la maison de La belle ordure est de loin la plus familiale, car Ariane y partagera l’espace avec son père, Cédric, ainsi que ses deux demi-frères, Yann et Xavier. Et encore, cette famille n’a rien de nucléaire ; dans les mots de Cédric, elle est plutôt « un peu bâclée, un peu broche à foin » (BO, p. 48). Non seulement le père est-il souvent absent — il partage son temps entre la maison et le chalet —, mais ses trois enfants ont des mères différentes, qui habitent d’autres villes. « Puisqu’on les voit presque plus », d’expliquer Yann (BO, p. 18), Ariane fera sienne la pièce qui était réservée à leurs visites. Tandis que la maison est souvent associée aux femmes à cause des rôles traditionnels liés au genre[19], Chaput remet en question ce stéréotype : en dehors de la chambre à coucher d’Ariane, « indubitablement féminine » (BO, p. 18), le logis paternel constitue un univers masculin.

La maison dont il est question dans La Côte de Sable est située dans le quartier éponyme d’Ottawa, plus précisément sur la « rue Blackburn devant le refuge des clochardes de l’église anglicane de la Toussaint » (CDS, p. 65). Elle appartient à madame Élizabeth, une immigrante d’origine ukrainienne, qui y tient une pension depuis 1963. Une galerie de personnages, dont plusieurs étudiants (la maison est située dans le quartier de l’Université d’Ottawa), y a donc habité. C’est le cas de Jude, le protagoniste, qui sera décrit à tour de rôle par les quatre narratrices du roman, incluant madame Élizabeth et l’une de ses pensionnaires, Maud — d’où le titre initial du roman, Visions de Jude. En accord avec l’affirmation de Durand selon laquelle « [l]a maison redouble, surdétermine la personnalité de celui qui l’habite » (SA, p. 278)[20], la demeure d’Élizabeth vieillit et se dégrade au même rythme qu’elle : « Il n’y a qu’à voir la maison pour comprendre que madame Élizabeth n’a plus sa jeunesse. Le jardin n’est plus entretenu, la pelouse est morte sous les mauvaises herbes, les haies ne sont plus taillées, les vitres ne sont jamais lavées. » (CDS, p. 65 ; voir aussi p. 244) Après le décès de madame Élizabeth, la maison est même comparée à un cimetière (CDS, p. 291).

C’est dans Petites difficultés d’existence et Pour sûr, les troisième et quatrième tomes d’une tétralogie sur Moncton et ses habitants, que la maison sort le plus de l’ordinaire. Déjà, cette figure occupait une place centrale dans le premier volet de la série ; la forme de Pas pire est structurée par les douze maisons de l’astrologie[21]. Dans Petites difficultés d’existence, la transformation d’un vieil immeuble de la rue Church en lofts occupe l’essentiel de la trame narrative. Zed, le responsable des rénovations, a seulement pour objectif de rendre l’immeuble fonctionnel, question d’obliger les résidents à s’impliquer pour mener le projet à terme : « On aurait pas besoin de finir le dedans de chaque loft. Pour ça, ça serait à chacun de s’arranger », explique-t-il (PDE, p. 34). Bien que les lofts soient conçus comme des habitations indépendantes, ils représentent chacun une pièce dans une immense maison commune. Dans Pour sûr, les lofts sont terminés et abritent, tout comme la maison de madame Élizabeth, une panoplie de gens, incluant Terry et Carmen, les personnages principaux de la série, et leurs deux enfants.

Entre l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public

Pour Gilbert Durand, la maison est « l’image de l’intimité reposante, qu’elle soit temple, palais ou chaumière » (SA, p. 278). En ce sens, il n’est pas anodin que son synonyme demeure « se double […] du sens d’arrêt, de repos, de “siège” définitif dans l’illumination intérieure » (SA, p. 279). Avant lui, Gaston Bachelard avait également associé la maison à l’intimité, soulignant combien la première est un lieu privilégié pour étudier la seconde[22]. Toutefois, cette association s’évanouit dès que la maison n’est plus située dans la nature, mais en ville : « Les rapports de la demeure et de l’espace y deviennent factices. Tout y est machine et la vie intime y fuit de toute part[23]. » Cette fuite de l’intimité, que Bachelard perçoit négativement, est commune aux trois romans urbains à l’étude.

Dans l’oeuvre de Chaput, l’absence d’intimité est l’un des premiers éléments que remarque Ariane, elle qui a grandi à la campagne. En arrivant chez son père, la protagoniste examine la vue de sa nouvelle chambre : « Mais c’est extraordinaire, se dit Ariane. La proximité de ces autres vies, leur impudente publicité. Elle les contemple de haut, sourit de les voir, s’y complait comme un dieu. » (BO, p. 19) Si cette proximité tout urbaine lui plaît d’abord, Ariane aura ensuite bien de la difficulté à s’y faire, comme elle l’écrit à sa mère :

J’ai décidé que je déteste la ville. Il y a trop de bruit, trop d’autos, trop de mauvaises odeurs. Puis je m’habitue pas, non plus, à avoir des voisins. Ils vivent leur petite vie ordinaire au vu et au su de tout le monde — on les voit dans leur cour, sur leur perron, sur le sofa de leur salon la nuit. Un peu trop intime, tout ça, à mon goût — je les entends engueuler leurs enfants, je vois ce qu’ils mangent, ce qu’ils achètent, ce qu’ils jettent, j’ai le nez plein — littéralement — de leurs oignons.

BO, p. 93-94

Pour Ariane, la maison est longtemps liée à un sentiment d’étrangeté, d’inadéquation. Chez son père, elle est sans cesse confrontée à de nouvelles choses qui lui échappent. Par exemple, à propos de la chienne Chabine, elle pense : « Nom que j’entends pour la première fois et qui, dans cette maison, veut sûrement dire quelque chose dont je n’ai jamais entendu parler. » Lorsque Yann lui explique sa signification, Ariane songe à nouveau qu’elle « ne sait jamais rien dans cette maison » (BO, p. 36). Dans ces trois romans, Ariane est le seul personnage à véritablement déplorer l’absence d’intimité de la maison urbaine.

Chez Poliquin, la maison urbaine est certes le lieu des relations intimes entre Jude et trois femmes de générations différentes : Élizabeth, Maud et Véronique. Mais, paradoxalement, il ne s’agit pas vraiment d’un espace propice à la vie privée. D’une part, en raccompagnant Maud et Véronique à la chambre d’Élizabeth, Jude enfreint l’intimité de cette dernière. D’autre part, en se montrant défavorable aux liaisons entre ses pensionnaires, Élizabeth limite l’intimité de ces derniers. C’est pour cette raison que les rapports entre Jude et Maud ainsi qu’entre Jude et Véronique n’auront lieu à la pension qu’en l’absence de la propriétaire ou après son décès. L’été de leurs fréquentations, Maud et Jude préfèrent se voir non pas chez eux, mais à l’appartement vacant d’un ami[24]. Si le secret a pour effet d’augmenter l’ardeur des amants, en particulier du point de vue de Maud (CDS, p. 117) et d’Élizabeth (CDS, p. 222), il reste qu’aucune des liaisons entamées à la pension ne débouchera sur une relation saine ou durable — Véronique décrira même la nuit passée avec Jude comme un viol (CDS, p. 291). La maison ne constituera d’ailleurs pas un refuge pour Maud après sa rupture avec Jude ; l’espace qu’ils ont autrefois partagé ne cesse de lui rappeler son amant. Elle finit par prendre la décision de s’installer ailleurs : « [E]nfin, j’ai annoncé à madame Élizabeth que je déménageais. Je m’en allais, il y avait trop de souvenirs dans cette maison. » (CDS, p. 137)

C’est dans Petites difficultés d’existence de Daigle que le logis est le plus étroitement associé à l’intimité. Celle de la famille et du couple, d’abord : Terry s’occupe de son jeune fils, Étienne, et de sa conjointe, Carmen, qui est fatiguée car elle attend leur deuxième enfant. Mais aussi de l’individu : c’est le plus souvent chez lui que Terry prend le temps de consulter le Yi King, un procédé de divination chinoise, ce qui lui permet un moment d’introspection quotidien. Toutefois, ces événements n’ont pas lieu dans les lofts, mais dans l’appartement que Terry, Carmen et Étienne habitent avant d’y emménager. D’ailleurs, Zed a tout spécifiquement choisi les lofts comme modèle d’habitation à cause de leur potentiel social ou communautaire : « Il est grand temps, selon lui, de se coincer un peu, d’obliger les gens à se côtoyer, à se parler. » (PDE, p. 16) Ainsi formulé, le projet a pour objectif d’inciter les habitants à baisser leur garde et à dévoiler une part de leur intimité. C’est effectivement ce qui se produira, comme le notent Carmen et Terry dans Pour sûr : « La vie dans les lofts comportait de nombreux avantages, mais il y avait aussi beaucoup de va-et-vient et de brouhaha […][25]. » Pour passer du temps seuls ou en famille, ils se réfugient souvent à la petite plage clandestine qu’ils ont découverte.

Si la maison est souvent un espace d’intimité, c’est beaucoup parce qu’elle permet habituellement de distinguer le dedans du dehors. Par ses murs et son enceinte, la maison « est accessoirement un “univers contre” » (SA, p. 279), selon la formule de Durand. Or, les demeures dépeintes par Chaput, Poliquin et Daigle ne favorisent pas l’intimité : elles ne cessent de brouiller la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, notamment parce qu’elles servent de lieu de travail, sphère de la vie habituellement distincte du ménage[26], pour au moins un personnage. Dans La belle ordure, le grenier de la maison — que Bachelard associe à « une rêverie que la poésie pourrait seule, par une oeuvre, achever, accomplir[27] » — tient lieu à la fois de chambre à coucher et de studio d’artiste pour Cédric, qui est caricaturiste. Dans La Côte de Sable, madame Élizabeth décide d’acheter la maison de la rue Blackburn pour « louer quelques chambres et ainsi ménager [s]es revenus de veuve pensionnaire » (CDS, p. 204). À sa mort, il est prévu que la maison aille à l’Institut arctique dont Jude est le fondateur[28], ce qui aura pour effet de la détourner encore davantage de sa fonction de demeure.

Enfin, dans Petites difficultés d’existence, l’édifice des lofts, une ancienne usine de vêtements, a d’abord servi de lieu de travail à des centaines d’Acadiens avant d’être abandonné. Zed, qui gagne lui-même sa vie grâce aux travaux de rénovation financés par l’homme d’affaires Lionel Arsenault, prévoit que l’immeuble conjuguera espaces privés et espaces publics : « Zed imagine que la section arrière du bâtiment […] abritera parfaitement un petit marché de fermiers, tandis que l’avant, qui donne sur la rue, sera idéal pour des boutiques. Il restera les deux étages supérieurs pour les lofts. » (PDE, p. 16) C’est d’ailleurs lorsque Carmen se rend compte que les lofts pourraient permettre une meilleure conciliation entre la famille et le travail qu’elle consent à y emménager (PDE, p. 111). Dans Pour sûr, elle est devenue la cogérante du bar des lofts, le Babar, alors que Terry est l’un des propriétaires de la Librairie Didot, également située au premier étage.

Un point de ralliement

Dans ces trois romans, l’absence d’intimité ainsi que le brouillement entre l’intérieur et l’extérieur découlent du fait que les maisons servent de point de convergence aux habitants de la ville, peu importe qu’ils y résident ou non. En ce sens, la maison paternelle de Chaput, la pension de Poliquin et les lofts de Daigle se situent à contre-courant des foyers habituels. Ils ne correspondent pas au « chez soi » tel que le définissent Michel de Certeau et Luce Giard, associant toujours la demeure à l’intimité :

On « rentre chez soi », en ce lieu propre qui, par définition, ne saurait être le lieu d’autrui. Ici tout visiteur est un intrus, à moins de n’avoir été explicitement et librement convié à entrer. Même dans ce cas, l’invité doit savoir « rester à sa place », ne pas s’autoriser à circuler de pièce en pièce ; surtout, il doit savoir écourter sa visite, sous peine d’être versé dans la catégorie (redoutée) des « importuns », de ceux qu’il faut « rappeler » à la « discrétion » du bon usage ou, pis encore, de ceux qu’il faut éviter à tout prix, car ils ne savent pas suivre la convenance, maintenir avec vous la « bonne distance »[29].

Or, dans les trois oeuvres à l’étude, la maison est bien le lieu de l’autre, voire le lieu de tous. Les invités, qui n’ont pas à se faire inviter pour entrer, ne respectent pas la bonne distance que décrivent de Certeau et Giard, sans pour autant que leur comportement n’importune les résidents de l’endroit.

Dans La belle ordure, Yann ne se formalise pas du fait qu’Ariane soit entrée dans la maison paternelle avant d’y être invitée — il l’accueille tout simplement d’un « Salut, salut ! Allez, entre ! » (BO, p. 12) — et ce, même lorsqu’il se rend compte qu’elle n’est pas l’inconnue qu’il attendait. Il ne semble pas non plus surpris qu’elle ait déménagé à Winnipeg avec l’intention d’habiter chez Cédric sans s’annoncer. Lorsqu’Ariane lui explique sa situation, il se contente de répondre : « C’est pas compliqué, ça, Ariane. Cédric sera tout de suite d’accord. » (BO, p. 15) Cet accueil n’est pas réservé aux membres de la famille, mais s’étend à leurs amis aussi, comme le constate l’héroïne dès ce soir-là : « Au grand étonnement d’Ariane, il y a des étrangers qui circulent au rez-de-chaussée. La bière coule à flots, le vin aussi, et, dans la cuisine, on fouille sans se gêner les étagères du frigo. » (BO, p. 21)

La maison sert tout particulièrement de lieu de rencontre dans La Côte de Sable. La narration souligne à plusieurs reprises le fait qu’il s’agit d’un espace ouvert à tous (CDS, p. 64 et 287). C’est d’ailleurs le principal élément qu’ont en commun les personnages du roman : ils sont tous passés, à un moment ou à un autre, par la pension de madame Élizabeth. Isabelle Tremblay résume bien cette figure spatiale lorsqu’elle la décrit en ces termes :

Sa maison de pension abrite un espace ouvert sur l’ailleurs. Lieu de rencontre, elle est une invitation à la réconciliation des êtres. Ce microcosme international rassemble des visages de partout : chez Élizabeth, on est au centre du monde. Tous les espaces convergent en sa maison. Lieu central et centralisateur où transitent tous les personnages, elle constitue l’âme de la Côte-de-Sable[30].

La maison de la rue Blackburn constituait déjà l’âme du quartier — et même, de toute la ville — au moment de sa construction, qui remonte à l’époque de la Confédération canadienne : « Toutes les célébrités qui ont visité Ottawa à la fin du siècle dernier y ont été reçues. » (CDS, p. 63)

De même, dans Petites difficultés d’existence, l’ensemble des personnages se rallie autour des lofts et en vient à former une communauté unie grâce à ce projet, avant même son aboutissement. Tout se produit « comme si la quête d’un lieu parvenait à remplacer le lieu lui-même » (PDE, p. 89) ; le sentiment de communauté se crée non pas en habitant l’espace, mais en l’aménageant. Le pouvoir d’attraction des lofts est tel qu’ils attirent des personnages de la campagne ainsi que de l’étranger. Le cas d’Étienne et de Ludmilla Zablonski mérite d’être souligné : ils habitaient à Baltimore, aux États-Unis, jusqu’à ce que leur maison soit détruite par un incendie. Le couple décide alors de remonter vers le Nord en transitant par Moncton, où le projet d’habitation collective le retiendra sur place : les Zablonski renoncent à poursuivre leur route jusqu’au Nunavut lorsque Zed leur demande dans quel loft ils souhaitent s’installer. Ils suivent en cela le parcours des trois auteurs à l’étude qui ont délaissé les maisons incendiées de leurs oeuvres précédentes pour mettre plutôt en scène des maisons atypiques situées en plein coeur de la ville.

Dans les maisons représentées par Chaput, Poliquin et Daigle, les rencontres entre personnes d’horizons divers ne donnent pas souvent lieu à des conflits ; elles se déroulent plutôt sous le signe de la fête. Dans La belle ordure, ce sont surtout les étudiants qui sont à l’origine des festivités : en l’absence de Cédric, ils se servent de la maison paternelle pour prendre un verre, flirter et écouter de la musique. La fête prend des proportions plus importantes dans La Côte de Sable et Petites difficultés d’existence. La pension de madame Élizabeth est célèbre pour la fête qu’elle organise chaque année à l’occasion du Nouvel an ukrainien. Une grande diversité de gens s’y côtoie :

Les invités de madame Élizabeth sont aussi hétéroclites que le buffet. Il y a des sénateurs, des vieillards, des antisémites, des entrepreneurs de pompes funèbres, des Palestiniens, des avocats, des taxidermistes, des diplomates et des épiciers ; il y a aussi des jeunes femmes pour tous les goûts, des pédérastes, des catholiques, des hypnothérapeutes et des journalistes. Madame Élizabeth a eu toutes sortes de gens dans sa maison et ses pensionnaires ont eu toutes sortes d’amis. Certains y viennent sur l’invitation de quelqu’un qui a connu quelqu’un qui, jadis, a logé chez elle. Chose certaine, tous sont les bienvenus et chacun est régalé royalement.

CDS, p. 66

La soirée prend ainsi l’allure d’un « banquet des nations » car « [d]es étudiants de plusieurs nationalités sont passés chez madame Élizabeth, et chacun a laissé sa marque au menu » (CDS, p. 64)[31].

Comme pour la maison de madame Élizabeth, les lofts s’ouvrent à tous dans le cadre d’une fête pour Noël, qui rassemble les personnages du roman : Zed et les membres de sa famille ; Terry, Carmen et Étienne ; leurs amis Pomme et Lisa-M. ; les Zablonski ; l’homme d’affaires Lionel Arsenault et son épouse Sylvia ; ainsi que plusieurs inconnus. Durant la soirée, une rumeur selon laquelle Leonard Cohen serait de la fête circule ; les convives la démentent parce qu’il ne célèbre pas la nativité — non pas parce qu’il détonnerait dans ce contexte hétéroclite. C’est que les lofts permettent eux aussi la « réconciliation des êtres », pour reprendre l’expression employée par Tremblay pour décrire la pension d’Élizabeth. En effet, malgré la variété de personnes rassemblées, la narration rapporte que « [l]es gens se côtoyaient facilement. Ils se mêlaient tout naturellement aux conversations en cours ou en relançaient de nouvelles, qui se poursuivaient parfois d’un noyau à l’autre » (PDE, p. 127 ; je souligne).

La maison microcosmique et l’effacement de la ville

Au rythme des allées et venues des personnages, la maison de Cédric, la pension de madame Élizabeth et les lofts de Zed prennent parfois l’allure de lieux publics, sans toutefois relever du non-lieu tel que le définit Marc Augé[32]. Bien qu’accessibles à tous et servant souvent de lieux transitoires, ces logis ne sont ni impersonnels ni interchangeables. Au contraire, ils suscitent des liens affectifs de la part des personnages et témoignent d’un idéal d’échange, de tolérance et d’accueil, bref, d’un désir commun de cohabitation. En tenant compte de ces valeurs et de la diversité de gens qui s’y côtoient, il est à propos de décrire les trois maisons à l’étude comme des espaces « micro-cosmopolites ». Selon la définition qu’en donne Michael Cronin, la démarche micro-cosmopolite ne cherche pas à « opposer les petites entités aux grandes (nationales ou transnationales) », mais à « complexifier, à diversifier le petit[33] ». Elle permet de rendre compte du fait que « le même degré de diversité se retrouve autant dans des entités jugées petites ou insignifiantes que dans des grandes entités[34] », alors que celles-ci se considèrent souvent comme seules aptes au cosmopolitisme.

Pour Cronin, « un lieu semble s’offrir d’office à l’approche micro-cosmopolite[35] » : la ville, petit univers miniature. Toutefois, si elle apparaît dans les trois romans à l’étude comme un espace de liberté, d’ouverture et de tolérance, si elle revêt les qualités associées au cosmopolitisme, c’est en grande partie parce que celles-ci émanent d’abord de la maison. Le micro-cosmopolitisme est d’autant plus approprié pour aborder la maison que celle-ci représente toujours, « entre le microcosme du corps humain et le cosmos, un microcosme secondaire » (SA, p. 277). Or, dans les romans à l’étude, le microcosme est une notion presque trop faible pour décrire cette figure spatiale, qui sert plutôt de coeur à la ville. Il serait plus adéquat de dire que les villes sont des macrocosmes des maisons qu’elles contiennent. Et encore, outre leur fonction de réceptacle pour ces maisons, Winnipeg, Ottawa et Moncton jouent un rôle bien marginal dans les trois univers romanesques.

En fait, ces villes en viennent à s’effacer derrière la maison, comme le note Hotte au sujet des romans de Chaput et de Poliquin :

[L]es déambulations d’Ariane dans la ville sont fort peu fréquentes et occupent une place mineure dans la narration alors que la maison de son père fait l’objet de descriptions détaillées telle celle de la chambre où logera Ariane […]. Ainsi, comme dans La Côte de Sable, la ville n’apparaît qu’en trame de fond, qu’en tant que décor plutôt qu’entité vivante et agissante.

RV, p. 46

Hotte précise que la maison, chez Poliquin, « occupe dans le roman une place telle qu’elle finit par occulter l’espace urbain » (RV, p. 45), dont il ne reste que quelques quartiers, en particulier celui de la Côte-de-Sable[36]. Dans La belle ordure, le toponyme le plus courant est celui de la rue Langevin, souvent employé pour désigner la maison paternelle. Des trois noms de rue qui figurent dans le roman, un autre sert uniquement à identifier une maison, soit la rue Lenore, où habite Jean-Loup, l’amoureux d’Ariane. Autrement, la narration demeure floue et imprécise quant aux autres lieux que fréquentent les protagonistes. Elle ne se donne pas la peine de situer le café où travaille Ariane, le restaurant où l’amène Jean-Loup et le parc où ils vont se promener, se contentant de les désigner par des termes génériques. D’ailleurs, la ville de Winnipeg n’est elle-même formellement identifiée qu’au septième chapitre (de quinze).

Chez France Daigle, l’effacement de la ville, déjà frappante dans Petites difficultés d’existence à mesure que le projet des lofts se concrétise, l’est davantage encore dans Pour sûr, un roman composé de 1 728 fragments regroupés en 144 trames narratives. De ces 144 trames, six seulement portent des noms de lieux précis. Mais la moitié d’entre elles sont associés aux lofts : le Babar (trame 6), la librairie Didot (trame 8) et le potager (trame 9)[37]. Leur présence au début de Pour sûr montre combien les thématiques spatiales tendent à s’évanouir au profit du véritable sujet du roman, le chiac. D’ailleurs, la trame dédiée à Moncton, bien qu’elle débute plus loin (c’est la 82e), sert à illustrer le vernaculaire au moyen de courts dialogues entre personnages anonymes[38]. Sans les lofts, la ville se résumerait au chiac : ses espaces physiques, qui étaient pourtant centraux dans les premiers tomes de la série, en particulier dans Pas pire, ne sont plus mis en valeur.

Conclusion

La disparition de la ville au profit de la maison pourrait être une source d’inquiétude si elle était synonyme de repli sur soi. Il serait alors légitime de croire que les écrivains franco-canadiens ne sont jamais parvenus à s’approprier véritablement l’espace urbain. Cependant, dans les trois romans à l’étude, la maison, point de rencontre entre les personnages, agit plutôt comme le centre de la ville. Les principales qualités associées à Ottawa, Winnipeg et Moncton dans ces oeuvres émanent de la maison pour ensuite s’étendre à la ville. C’est grâce à la maison urbaine, à sa capacité à brouiller les limites entre l’extérieur et l’intérieur, que la ville devient habitable. Le procédé est bien expliqué par Pierre Mayol : « c’est dans la tension entre ces deux termes, un dedans et un dehors qui devient peu à peu le prolongement d’un dedans, que s’effectue l’appropriation de l’espace[39] ». Si Mayol parle ici de l’espace du quartier, intermédiaire entre la ville et la maison, sa remarque vaut aussi pour cette dernière, car « l’acte d’aménager son intérieur rejoint celui de s’aménager des trajectoires dans l’espace urbain du quartier, et ces deux actes sont fondateurs au même degré de la vie quotidienne en milieu urbain : ôter l’un ou l’autre, c’est détruire les conditions de possibilité de cette vie[40] ». En aménageant une maison fictive à laquelle ils attribuent des caractéristiques atypiques mais semblables, Simone Chaput, France Daigle et Daniel Poliquin ont trouvé le moyen de rendre la ville habitable.

La convergence entre ces trois romanciers sur le plan de l’imaginaire permet de distinguer la maison urbaine de la maison incendiée. Tout en observant certaines ressemblances dans la façon dont est représentée la maison qui brûle, liée à la perte de la mémoire collective, Morency relevait également des différences notables d’une région à l’autre : « dans le contexte franco-ontarien, l’image de la maison qui brûle se trouve parfois investie de façon positive, ce qui tranche avec le contexte acadien, où la même image figure la catastrophe originelle[41] », c’est-à-dire la Déportation. Cette différenciation s’estompe avec le passage de la maison incendiée à la maison urbaine, passage qui montre aussi que la mémoire collective n’était peut-être pas aussi menacée que le craignait Morency. Au contraire, le feu, qui permet de faire table rase, préfigure l’arrivée d’une nouvelle mémoire, plus collective encore car partagée par les différentes communautés francophones minoritaires. Ainsi, Morency a raison de dire que l’incendie permet l’instauration de nouveaux rapports d’altérité ; ils sont ici de l’ordre de la solidarité et de l’inclusion. Les représentations similaires que la maison urbaine engendre chez des écrivains de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest francophone rendent compte du désir de cohabitation qui anime de plus en plus les composantes de la littérature franco-canadienne. C’est dire que ses fondations institutionnelles[42] se doublent de fondations imaginaires. Et, ainsi aménagée, cette littérature n’a-t-elle pas elle aussi, comme la maison pour la ville, le potentiel de rendre la communauté plus habitable ?