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Émile Zola n’a pas été étranger à l’art du portrait. Il s’est intéressé, en tant que critique, à la peinture ainsi qu’à l’histoire littéraire et a signé de nombreux « portraits » de ses contemporains. Il faut dire qu’au xixe siècle, avec le développement de la presse, les portraits se multiplient, se manifestent sous une panoplie de façons et de registres, et marquent les discours sur l’individu et la collectivité[1]. En outre, le portrait s’allie aussi à l’usage de médiums nouveaux chez Zola, comme la photographie, à laquelle il voue un grand intérêt[2]. Enfin, la forme épistolaire, parce qu’elle permet l’autoréflexion à travers le dialogue avec l’autre, est également le lieu d’expression de diverses représentations de tiers et de soi. Comme l’a expliqué Brigitte Diaz, la lettre « engage le scripteur dans une aventure ontologique », à travers celle-ci, l’épistolier « s’invente », se projette, « joue sur la ligne du temps entre le déjà-plus et le pas-encore[3] ».

C’est cet aspect de la correspondance de l’auteur des Rougon-Macquart que nous voudrions explorer. En plus d’être un mode de communication et le laboratoire génétique des oeuvres de fiction, la lettre est, chez Zola, un espace où prend place un discours sur soi. Nous souhaitons, dans cet article, en parcourant différents exemples d’autoportraits dont témoigne la correspondance du romancier, montrer comment Zola se présente comme épistolier, comme écrivain. L’identité qu’assume le romancier dans ses lettres est souvent fluide, changeante, dépendante des rapports qu’il entretient avec le monde littéraire. Ceci est surtout vrai en ce qui concerne les échanges épistolaires entretenus avec d’autres acteurs du champ littéraire, des personnalités liées au domaine public et journalistique, écrivains, critiques et journalistes. L’image que Zola donne de lui-même est tributaire d’une évolution à la fois temporelle, marquée par les différents moments clés de sa carrière et de son statut d’écrivain dans le champ littéraire, mais elle varie aussi suivant les destinataires à qui il s’adresse. Si, comme l’a souligné Pierre-Jean Dufief, « [l]es écrivains épistoliers du xixe siècle s’adressent souvent à un ami proche, qui joue pour eux le rôle de double ou de reflet », il semble plutôt que le rôle de la lettre chez Zola lorsqu’elle est adressée à des personnalités publiques soit « d’inform[er] et de persua[der][4] ».

Dans le sillage des travaux sur les notions de scénographie auctoriale et de l’autoportrait[5], nous nous questionnerons sur le concept de l’imaginaire des représentations de la figure de l’écrivain, « c’est-à-dire l’auteur tel qu’il se représente, se fait ou se laisse représenter » en essayant de mettre en lumière les « images, figures, mythes, fantasmes, imagos, clichés[6] » qui construisent ces portraits, mais aussi les relations toujours changeantes qui les structurent.

L’étude de la correspondance comme espace de fabrique de soi et de représentations identitaires montre chez Zola une volonté de s’affirmer comme écrivain et chef d’école. Dans le vaste ensemble que constitue la correspondance (13 volumes à ce jour publiés[7]), nous avons choisi de baser notre analyse sur trois périodes fastes en échanges épistolaires qui représentent des moments importants dans l’évolution de la carrière de Zola dans le monde des lettres : la fin des années 1860, qui marquent la rédaction des romans de jeunesse, le début des années 1870 où Zola établit ses théories esthétiques et, enfin, les années 1876-1877 qui suivent la préparation et la publication de L’Assommoir qui sont les années de la bataille naturaliste ainsi que de la reconnaissance littéraire. Ces périodes attestent, de plus, sur le plan des représentations de soi, différentes postures auctoriales qui donnent à voir, à travers des sollicitations variées de la part des correspondants de Zola, les conflits entre la réception publique de l’oeuvre de l’individu et de l’image de soi proposée.

La lettre et l’autoportrait littéraire au xixe siècle

Bien que la tradition de l’autoportrait, depuis Montaigne, s’inscrive dans la volonté de se « donner en images », trouvant ainsi ses origines dans l’art pictural, elle s’en distingue tout autant par les codes que lui inflige la littérature. De l’image, l’autoportrait littéraire n’hérite que l’intention de vouloir se représenter au lecteur. La peinture, le dessin ou la photographie, même en ayant des vertus allégoriques, donne à voir l’incarnation physique, matérielle du soi. Le modèle pictural reste ainsi insuffisant pour rendre compte de la complexité et de la singularité de l’âme humaine, qui est faite aussi de réalités intangibles, insaisissables (tempérament, valeurs morales, opinions, pensées, etc.), qui expriment autant la psyché de l’être intime que celle des relations qu’il entretient avec le monde. Comme l’a bien expliqué Michel Beaujour, l’autoportrait pictural et l’autoportrait littéraire n’ont finalement en commun qu’une visée descriptive. De la même manière qu’il entretient un lien avec l’art, l’autoportrait d’écrivains partage avec d’autres genres littéraires intimes des caractéristiques sans pour autant en hériter un usage fixe. C’est ce qui fait, toujours selon Beaujour, que l’autoportrait est un

« genre » ; qui n’offre aucun « horizon d’attente ». Chaque autoportrait s’écrit comme s’il était unique en son genre. L’autoportrait reste donc un discours en dehors, que les historiens et les théoriciens tendent encore à désigner sur le mode restrictif ou négatif : ce qui n’est pas tout à fait une autobiographie[8].

L’autoportrait se qualifie donc justement par une liberté discursive et formelle qui le différencie d’autres pratiques littéraires biographiques ou intimes. Le rapport au temps constitue un aspect important de cette distinction : l’autoportrait relève plutôt du mode de l’instantané que du continu. De fait, l’autoportrait littéraire conserve, contrairement, par exemple, au genre autobiographique qui, lui, est tourné vers le passé, un lien étroit avec le présent. L’autoportrait cherche à saisir le sujet dans son rapport au monde et à soi dans un instant donné. Il ne s’agit pas d’un récit biographique suivi, mais plutôt de « l’assemblage ou bricolage d’éléments sous des rubriques […] thématiques[9] ». Pour l’écrivain, cette forme de présentation de soi passe également par une réflexion sur l’acte d’écrire lui-même et sur la littérature. En se décrivant, l’écrivain se met en scène dans un jeu de miroir symbolique où sont représentées des valeurs qui lui sont chères comme des attributs identitaires qui, soit l’assimilent, soit le distinguent de la tradition littéraire ou de ses contemporains. Ainsi, l’autoportrait devient l’espace d’expressions sublimées de représentations réelles ou fictives de l’écrivain tel qu’il se voit mais aussi tel qu’il voudrait être.

Si, dans la tradition épistolaire, comme le note Geneviève Haroche-Bouzinac, « parler de soi dans la lettre est vu comme une inconvenance[10] », on peut s’étonner, de prime abord, de constater la présence, dans la correspondance de Zola, de nombreux autoportraits. Il faut dire que le développement de la presse, l’avènement de nouveaux médias visuels et la grande place qu’occupe l’image dans la culture du xixe siècle rendent cette période propice au développement de pratiques qui valorisent la représentation et la circulation de soi. Or le genre épistolaire n’est pas étranger à ces usages qu’il tend plutôt à faciliter. Les lettres constituent un réseau d’échanges d’images de soi qui empruntent toutes sortes de voies d’expression et de médiums. L’objet-lettre accueille, en plus de descriptions textuelles, d’autres signes visuels et d’autres matériaux qui favorisent l’autoreprésentation et en deviennent les marques symboliques : calligraphie, caricatures, dessins, griffonnages, signatures, portraits picturaux, etc. Il suffit de constater, comme l’ont fait Françoise Alexandre et Adeline Wrona, l’importance, par exemple, que prend dans les lettres d’écrivains l’échange d’autoportraits dessinés ou de portraits photographiques[11]. C’est que, comme l’explique Alexandre, « la rhétorique du texte épistolaire au xixe siècle inclut l’image comme figure de poétique[12] ». De plus, souligne Wrona,

le développement médiatique, amorcé au seuil du xixe siècle, met en échec l’étanchéité de la sphère privée […] ; à mesure que se diffusent des images du privé, et plus tard, de l’intime, sur des supports voués à circuler partout, […] se déploient des formes de la figuration individuelle adaptées aux contraintes d’une consommation à la fois massive, et privée. Le paradoxe veut que plus les temps et les espaces de la vie privée se développent, plus augmente la consommation d’images publicisées de l’intime[13].

La mode du portrait qui sévit dans la littérature périodique se voit ainsi également transposée dans l’écriture épistolaire et vice-versa. Il faut donc comprendre la pratique de l’autoportrait chez les gens de lettres au xixe siècle en tant que procédé de « figuration individuelle », d’image de soi, inhérente, d’une part, au processus de légitimation de la figure d’écrivain qui devient un personnage social et, d’autre part, aux nombreux échanges qui s’opèrent entre le monde médiatique de la presse et la forme épistolaire, l’espace public et l’espace privé. La correspondance devient ainsi un lieu où l’écrivain projette et gère tout à la fois son image publique. Ceci est d’autant plus vrai chez Zola, pour qui l’activité épistolaire répond au besoin de tisser des liens, voire de s’engager dans la sphère artistique, sociale ou politique. La lettre est alors perçue comme faisant partie d’un réseau, d’une communauté : il s’agit d’un échange dynamique entendu comme un acte d’engagement. Le genre épistolaire n’est pas uniquement conçu comme un lieu de méditation ou de découverte de soi, c’est aussi un point de contact avec le monde. Les milliers de lettres reçues par Zola de l’étranger pendant l’affaire Dreyfus sont sans aucun doute la meilleure illustration de cette conception de la pratique épistolaire :

Ici, je suis dans un coup de fièvre extraordinaire. À la suite de mon article, « Le Syndicat », paru hier, il s’est déclaré un mouvement autour de moi dont tu ne peux avoir l’idée. Depuis hier soir, j’ai reçu plus de quatre-vingts lettres et quelles lettres ! […] elles te remueront fortement comme elles m’ont remué[14],

écrit Zola à son épouse Alexandrine au sujet des réactions suscitées par son engagement dans l’affaire Dreyfus. Dans l’imaginaire zolien, la lettre a une utilité bien précise : elle sert à agir. La « conversation » que suppose l’échange de lettres se transforme en action et a une valeur performative. La lettre se doit d’avoir un impact tant sur le plan intime, personnel que public. La lettre est un moyen de faire entendre sa voix sur la place publique, d’interpeller l’autre, de le faire réagir. Cette volonté d’abolir les frontières entre le privé et le public s’inscrit aussi dans l’usage que fait Zola du genre épistolaire dans sa pratique journalistique. Que ce soit sous la forme de la lettre ouverte ou du billet d’opinion, Zola convoque constamment, dans ses articles publiés dans la presse, les codes esthétiques de la lettre. De ses chroniques parlementaires à J’accuse !, Zola fait de la pratique épistolaire un espace de débat public, rappelant ainsi la poétique cicéronienne de la vita activa. Comme l’a bien souligné Gérard Ferreyrolles, dans l’imaginaire classique, « deux pôles structur[ent] l’univers épistolaire, le pôle du sermo, qui relève (pour rester dans l’orbe cicéronien) de la vita contemplativa et de son otium, celui de l’oratio relevant de la vita activa (les joutes du forum)[15] ». Suivant ce principe, Zola fait de la lettre, un espace de négociation entre le privé et le public, un espace de combat.

L’autoportrait, dans le cadre épistolaire, a donc chez lui une fonction qui n’est pas seulement celle de répondre au désir de s’examiner pour mieux se comprendre soi-même. Chez Zola, l’autoreprésentation vise plutôt à l’extrospection. Pour le romancier, il s’agit de se mettre en scène pour les autres, pour la postérité.

L’entrée de Zola dans le champ littéraire

C’est à travers le journalisme puis par son emploi au bureau de la publicité de la librairie Hachette que Zola accède au monde des lettres. C’est à partir de 1862 qu’il commence à publier de la fiction, quelques nouvelles dans la presse et quelques romans, qu’on classe aujourd’hui dans la catégorie des romans de jeunesse, dont les plus connus restent La confession de Claude (1865), Thérèse Raquin (1867), et Madeleine Férat (1868). La correspondance de cette période montre bien les préoccupations du jeune écrivain qui cherche à percer dans le monde littéraire. La majorité des lettres écrites alors par Zola sont adressées à des directeurs de journaux, des éditeurs et aussi des écrivains ou critiques bien établis, voire célèbres. Puisque Zola cherche à obtenir le soutien de l’élite littéraire et parce qu’il n’est lui-même pas encore connu du public, ces lettres sont favorables à la mise en scène de soi et l’autoreprésentation. Dans ces lettres, Zola propose une image de lui marquée par le désir et l’ambition de réussir. Il cherche, d’une part, à faire la publicité de son oeuvre et, d’autre part, à attirer la sympathie de ses destinataires. Un échange en particulier retient notre attention en ce qui concerne notre problématique, les lettres que Zola adresse, en 1868, à Sainte-Beuve après la réédition de Thérèse Raquin. En s’adressant à l’éminent critique qu’est alors Sainte-Beuve, Zola pose un acte qui est de l’ordre du rite de passage : il sollicite les conseils de son mentor en espérant ainsi obtenir une forme de reconnaissance. Dans cet échange, on peut souligner la lettre à Sainte-Beuve du 13 juillet 1868. Zola répond d’abord aux critiques que ce dernier lui avait adressées au sujet de Thérèse Raquin. Après des explications sur ses volontés esthétiques, Zola se permet d’insérer, dans sa lettre, des remarques personnelles qui traduisent l’idéal de l’écrivain qu’il souhaite devenir :

Me pardonnerez-vous, Monsieur et cher maître, d’avoir cherché à me défendre, bien mal sans doute, au courant de la plume ? Vous avez mille fois raison ; je sais bien qu’il me faut écrire une autre oeuvre, mieux équilibrée, plus vraie et plus étudiée. Le malheur est que ma plume est mon seul gagne-pain, et que je ne puis travailler aux ouvrages que je rêve. La lutte est rude pour moi. Quand je serai assez connu, quand le livre pourra me faire vivre, quand il me sera permis de quitter le journalisme pour lequel je ne suis pas fait, alors seulement, je me mettrai sérieusement à la besogne. Vous m’avez donné quelques espérances, et je vous remercie mille fois.

Veuillez me croire, Monsieur et cher maître, votre tout reconnaissant et dévoué[16].

Au-delà des marques d’énonciation qui signalent, par l’adresse et la signature, le statut inférieur de Zola dans le champ littéraire par rapport à son destinataire, celui qui deviendra l’auteur des Rougon-Macquart cherche ici à établir clairement une distance avec le journalisme. Pour le lecteur actuel, la présentation qu’il fait de lui-même sur son inaptitude au journalisme peut surprendre de prime abord – lui qui a, comme on sait, une verve de polémiste, et a utilisé la presse comme un médium tout au long de sa carrière –, mais elle montre admirablement, en fait, que Zola a bien saisi le clivage déjà existant entre le monde de la presse, associé à la littérature commerciale, et celui de la littérature consacrée, strate dans laquelle Zola rêve de s’inscrire. De manière stratégique, Zola cherche, à travers cette présentation de soi qui le montre méprisant sa participation à la presse, à gagner l’estime de l’un des grands opposants de la « littérature industrielle[17] ». Il ne s’agit pas seulement de demander conseil à un mentor, mais aussi de le convaincre qu’on partage ses idées, qu’on se situe dans le même camp que lui. Un autre thème important, dans ces premières années de formation, et qui transparaît dans presque toute la correspondance de cette époque comme dans cette lettre, est celui précisément de la « lutte », du conflit, du combat. Dans les autoportraits qui circulent dans la correspondance, Zola s’empare de l’image du chevalier, du conquérant pour se présenter à ses destinataires. Les métaphores et les comparaisons qui allient la plume à l’épée sont nombreuses. Comme, par exemple, dans cette lettre à Remodet-Aubin, du 12 août 1868, où il répond à des accusations portées contre lui et sa famille dans le journal Le mémorial d’Aix. Dans un entrefilet publié dans ce quotidien, l’on avait accusé Zola d’être un « Provincial défroqué, Parisien improvisé par la poussière du boulevard, un écrivailleur » et de vouloir salir la réputation de la ville d’Aix. Au directeur du journal, Zola se présenta de la manière suivante pour répondre à cette invective :

Si j’avais l’envie et le loisir de me livrer à un pugilat littéraire, je chercherais à Paris un adversaire dont la défaite pourrait m’attirer quelque gloire. À quoi bon, d’ailleurs, sortir ma grande épée de combat, lorsqu’une chiquenaude doit suffire. […] Je lutte depuis dix ans, j’ai grandi dans le travail et le courage, j’ai conquis ma position en me battant chaque jour contre la misère et le désespoir[18].

La métaphore militaire sert, dans les lettres de cette période, plusieurs fonctions : Zola l’utilise à tout propos, jouant sur tous les tableaux, soit pour se rapprocher de l’élite littéraire, soit comme mode de réclame. Ainsi, Zola emploie également la figure du chevalier au service de la littérature lorsqu’il cherche à convaincre les directeurs du journal Le Gaulois de l’engager comme chroniqueur. S’il avouait à Sainte-Beuve, pendant le même été 1868, qu’il n’était pas fait pour la carrière de journaliste, il se présente tout autrement dans une lettre à Henri de Pène et Edmond Tarbé, du 29 juin 1868. Zola, contrairement à la correspondance qu’il adresse à Sainte-Beuve, cherchant la considération des directeurs du Gaulois, se projette comme journaliste parfait, en mettant en évidence dans cette formule succincte qui fait oeuvre de lettre, les qualités jugées essentielles au chroniqueur : « Les rapports peu nombreux encore que nous avons eus ensemble ne m’autorisent peut-être pas à prendre cette liberté, mais je crois véritablement rendre service au Gaulois en vous adressant une plume jeune et un esprit très parisien[19]. » À la jeunesse, Zola associe l’urbanité, valeurs qui sont présentées comme des marques de succès dans ce monde de la presse qui est celui de la nouveauté, de la vitesse, du mouvement, et de la sociabilité. Au thème de la lutte, se joint celui de la misère financière et le désir d’indépendance dans la correspondance de cette période : « Je suis un pauvre diable. Puis-je vous prier, vous à qui le succès sourit et qui écrivez un peu partout de me laisser entière la seule besogne assurée dont je vive en ce moment ?[20] » écrit-il à Jules Claretie, le 7 octobre 1868.

Ces autoreprésentations sont sans doute liées à la situation de vie précaire de Zola au cours de ces années, mais elles font écho également au mythe de la bohème littéraire. Comme l’a expliqué Jean-Didier Wagneur, l’image de l’écrivain de la bohème est associée à un style de vie particulier, souvent marginal. Les bohèmes cherchent à réussir dans le domaine littéraire, mais sont souvent présentés comme des victimes de la malchance, pris dans le cercle vicieux de l’industrialisation et de la démocratisation de la littérature. Sans reconnaissance dans le champ littéraire, l’écrivain de la bohème, pour survivre, est voué au journalisme :

Au travers ce corpus, un mode de vie s’offre comme pattern : dilettantisme, vie de café, plaisirs, flâneries, lorettes et grisettes. La bohème propose une vision de la littérature depuis la mansarde ou la brasserie. Les petits médias sont l’espace réflexif où se reconfigurent les représentations attachées à la vie littéraire. Seront ainsi médiatisés plusieurs types : l’écrivain bohème certes, mais aussi l’écrivain journaliste qui en est souvent le complémentaire[21].

Zola puise, dans cette représentation de l’écrivain, les éléments clés qui la constituent, tels que la lutte, le déclassement, la misère financière, l’appartenance au monde parisien et à celui de la presse, pour se présenter lui-même et attirer la sympathie de ses lecteurs.

Autoportraits de l’auteur des Rougon-Macquart

La publication des premiers tomes des Rougon-Macquart, au début des années 1870, qui coïncide avec un début de notoriété, amène un changement dans la manière suivant laquelle Zola se présente à ses épistoliers. L’image du journaliste ambitieux, ou du « pauvre diable » disparaît peu à peu des représentations de soi proposées par Zola dans ses lettres. Au fur et à mesure qu’il commence à se faire connaître comme romancier, la représentation qu’il donne de lui-même dans sa correspondance tend vers une définition de la littérature non pas seulement conçue comme un gagne-pain ou un rêve inatteignable, mais comme une expression esthétique assumée. Zola s’y présente comme un artiste, rappelant déjà les valeurs du naturalisme qui lui seront chères tout au long de sa carrière. Ses échanges avec Louis Ulbach, célèbre pour avoir qualifié de « putride » la littérature naturaliste, illustrent bien ce changement identitaire. Dans une lettre du 6 novembre 1871, il se présente au critique selon ces mots :

[je suis un] écrivain consciencieux qui fait oeuvre d’art et de science. […] Je vous sais hostile à mon école littéraire. Vous m’avez attaqué autrefois et vous le feriez sans doute encore. Mais, entre nous, ce serait une simple querelle d’artistes. Nous ne mettrions certainement pas en cause mes intentions de romancier : vous me connaissez assez pour savoir dans quelle honnêteté et dans quelle ferveur artistique je travaille[22].

Zola assume sa position d’artiste et de romancier et se présente comme chef d’école. Il revendique l’authenticité de son art et rappelle, en parlant de « ferveur », l’image de l’écrivain porté par l’inspiration.

Quelques mois plus tard, dans une lettre au critique du 9 septembre 1872, cherchant à défendre son roman La curée d’accusations d’obscénité, il souligne son appartenance à l’élite littéraire, en revendiquant un statut égal à son épistolier :

Ah ! Mon cher Ulbach, que je me tiens à quatre pour ne pas répondre avec toute ma colère d’artiste à la lettre que vous avez écrite à Guérin et que Guérin me communique ! « Obscène » ! Toujours le même mot donc. […] Oh ! Ce mot ! Si vous saviez comme il me paraît bête. Excusez-moi, mais je vous parle en confrère, et non en rédacteur[23]

Dans la dernière partie de cette longue lettre, Zola a recours à l’ironie pour défendre son oeuvre de l’épithète « d’obscène » et s’opposant à l’apostolat romantique qui veut que l’oeuvre soit le reflet de l’homme, il tente de marquer une frontière entre sa vie personnelle et le sujet de ses oeuvres :

Je vous verrai demain, pour que vous me traitiez comme un échappé des lupanars. Vous savez que je vis dans l’orgie et que je scandalise mon époque par mon existence désordonnée. On ne voit que moi dans les lieux de débauche. Non, tenez, j’ai votre « obscène » sur le coeur. Vous n’auriez pas dû l’écrire, en me connaissant et en sachant que je suis plus hautement moral que toute la clique des imbéciles et des fripons.

Les écarts de niveaux de langue, le thème du temps, associé à l’immédiat et au futur (« demain », « mon époque »), ainsi que celui du désordre s’opposant à la moralité, facilitent cette mise à distance et soulignent la nouvelle posture institutionnelle de l’écrivain arrivé. Le temps de la bohème est bien révolu pour Zola qui commence à connaître la gloire et à s’imposer comme le chef d’une nouvelle école.

La publication de L’Assommoir et le mythe du romancier naturaliste

Un autre moment marquant des échanges épistolaires que Zola entretient au cours de sa carrière avec d’autres écrivains correspond à la rédaction et la publication de L’Assommoir, d’abord paru en feuilleton à la fin de l’année 1876 puis en librairie en 1877. C’est un moment charnière dans la carrière de Zola qui accède alors à la renommée. Le succès de scandale qui accompagne la publication du roman fait de Zola un écrivain à la mode, qui gagne enfin cette reconnaissance publique et littéraire tant souhaitée. Un des autoportraits les plus détaillés de cette période figure dans une lettre datée de février 1876, au journaliste russe, Boborykine. Envoyé à la demande de celui-ci, cet autoportrait était destiné à servir de note biographique pour une conférence que le journaliste russe se proposait de faire sur le roman français contemporain. Deux thèmes majeurs émaillent le récit biographique : d’abord une grande place est donnée à la question financière et, enfin, à l’image du travailleur acharné, isolé de la vie sociale.

Je suis né le 2 avril 1840 d’un père natif de Venise et d’une mère française, originaire de la Beauce – je suis né à Paris, en plein centre d’un des quartiers populaires. […] Il y a dix ans que je vis de ma plume, plutôt mal que bien. On me conteste violemment, on ne me reconnaît souvent pas le moindre talent et je gagne bien entendu beaucoup moins d’argent que ceux qui écrivent les feuilletons des journaux. Il y a quatre ans seulement que j’ai pu cesser tout à fait de collaborer à des journaux, où je m’attirais des désagréments par mes manières, et je me suis définitivement enfermé chez moi pour écrire des romans.

Je vis très à l’écart, dans un quartier éloigné, au fin fond des Batignolles. J’habite une petite maison avec ma femme, ma mère, deux chiens et un chat. […] Je sors le moins possible. Comme écrivains, je ne fréquente que Flaubert, Goncourt et Alphonse Daudet. Je me suis éloigné de tout, exprès, pour travailler le plus tranquillement possible. Je travaille de la manière la plus bourgeoise. Mes heures sont fixées : le matin, je m’assieds à ma table, comme un marchand à son comptoir, j’écris tout doucement […] imaginez-vous une femme qui brode de la laine, point par point. […] Tous les travailleurs à notre époque doivent être par nécessité des gens paisibles éloignés de toute pose et qui vivent en famille, comme n’importe quel notaire d’une petite ville[24].

Encore une fois, Zola tente de se distinguer de la littérature industrielle comme du mythe littéraire de la bohème, tout en revendiquant la professionnalisation du rôle de l’écrivain qui se trouve être, selon lui, un acteur social aussi important que l’artisan ou le notaire. L’embourgeoisement est promu comme un symbole de réussite, d’inclusion et de notoriété. Il choisit d’associer son nom à ceux qu’il juge être ses égaux, des romanciers, souvent critiqués pour le réalisme de leurs oeuvres. Cette représentation de soi est à associer avec la campagne que mène alors Zola pour faire reconnaître le naturalisme. Le romancier se met en scène dans sa correspondance souvent pour se défendre des critiques : l’autoportrait est un moyen de faire circuler l’idéal littéraire prôné par Zola et sa propre définition de l’écrivain moderne.

Le romancier tente de démentir les rumeurs qui continuent de circuler sur l’obscénité de son oeuvre et il cherche à établir une distance claire entre sa vie personnelle et sa fiction. Auprès d’Albert Millaud en septembre 1876, il insiste une fois de plus sur sa vie rangée de bon bourgeois :

Ah ! Si l’on savait combien mes amis s’égayent de la légende stupéfiante dont on amuse la foule ! Si l’on savait combien le buveur de sang, le romancier féroce, est un digne bourgeois, un homme d’étude et d’art, vivant sagement dans son coin, et dont l’unique ambition est de laisser l’oeuvre aussi large et aussi vivante qu’il pourra[25] !

L’écrivain en buveur d’eau, qui constitue l’une des images utilisées par les écrivains de la bohème pour s’autodécrire, fait place ici au « buveur de sang » qui rappelle l’importance accordée au corps et à l’anatomie dans les écrits naturalistes, caractéristique souvent critiquée des oeuvres de Zola. Il convient de noter que des échos de cet autoportrait seront perceptibles dans plusieurs autres lettres de la même période et dans la préface que Zola signera pour L’Assommoir où il reprend, presque mot pour mot, cette description de lui-même. Cette image fantasmée du romancier naturaliste, menant une vie tranquille, morale, sera défendue et relayée par les proches de Zola, médiatisée dans la presse à travers des articles signés par les membres du groupe de Médan (Paul Alexis, Joris-Karl Huysmans, Guy de Maupassant). Zola a bien compris que, pour accéder à la renommée en tant qu’écrivain, dans ce deuxième xixe siècle, il faut se distinguer des pratiques et valeurs associées à la littérature commerciale et au monde de la presse comme la collaboration, la pose, l’affectation, le succès facile. Le romancier tente de manipuler le système médiatique, cherchant à légitimer son oeuvre en proposant une image idéale de sa propre vie. Il avouera à Huysmans dans une lettre du 4 avril de la même année, qu’il s’agit bien là d’une construction imaginaire de son personnage d’écrivain :

J’ai lu hier votre brochure, avant de souffler ma bougie, et j’ai été bien touché de votre étude si sympathique. Oui, me voilà tel que je voudrais être ; mais suis-je réellement tel que vous me montrez ? Vous avez forcé l’éloge et j’accepte votre enthousiasme que pour la stupeur qu’il a dû produire chez certaines gens. Puis, n’est-ce pas ? C’est un drapeau que vous levez. Entre nous, nous nous dirons nos vérités ; mais devant le monde nous serons très insolents[26].

Si Zola, quelques années plus tôt, comme nous l’avons souligné, se présente comme « très parisien », dans ces exemples, l’espace attribué à l’écrivain n’est plus celui de la ville ou de la sociabilité : tous ces textes insistent sur la dimension solitaire du travail du romancier. Aux excès de la vie urbaine s’oppose la quiétude d’un lieu à l’écart, qui mène au travail acharné et à la réflexion. Or, comme on sait, même après avoir acquis une propriété à Médan, Zola conservera toujours un appartement à Paris et participera activement à la vie sociale parisienne, allant au théâtre, fréquentant les salons. Il s’agit donc bien ici d’une représentation imaginaire de l’écrivain au travail. En fait, l’écrivain naturaliste est présenté dans un espace non géographique, idyllique, qu’on pourrait associer à la notion d’un locus amoenus : un refuge dans la nature loin du danger, mais également un refuge contre le processus du temps et de la mortalité. L’exclusion est présentée comme une valeur positive et un symbole de reconnaissance littéraire. Zola utilise la référence au modèle de l’écrivain « exclu » pour se présenter à ses épistoliers selon une stratégie de consécration : il cherche à s’associer aux « grands », il se met sur le même pied qu’un Voltaire ou qu’un Hugo qui, tous deux avant lui, ont connu l’exil, afin de s’assurer une place au panthéon de la littérature.

L’autoportrait, qui se construisait dans les années 1860 suivant le modèle biographique de la bohème, prend de plus en plus l’apparence du marbre, de la statue du maître qu’on vénère. Il faut dire que Zola base ici ces autoportraits sur le modèle des chroniques « marbres et plâtres » qu’il avait signées pour le Figaro et L’Événement quelques années plus tôt. On retrouve, en effet, dans ces textes le même type de renseignements. Des origines modestes du romancier jusqu’à la description de son milieu, Zola se met en scène de la même manière qu’il l’avait fait pour ceux qu’il avait désignés comme ses idoles, notamment, Littré, Taine, Flaubert, Sainte-Beuve, pour en nommer quelques-uns[27]. Plus qu’aux romanciers, c’est aux critiques que Zola accorde son attention dans ce palmarès personnel de l’élite intellectuelle de son temps. Dans ces « marbres » qu’il sculpte de sa plume pour les lecteurs de la presse, il insiste toujours sur la description du lieu de demeure isolé de ces écrivains qu’il associe à la finesse et la grandeur de leur talent ainsi qu’à la valeur scientifique de leur oeuvre. Ainsi, Zola s’imagine Littré

au travail, courbé et silencieux, à des millions de lieues de nos boulevards. Là, dans le calme de la nuit, il proteste contre nos fièvres mauvaises, contre nos impatiences d’enfants gâtés et bruyants. Il cherche la vérité et nous cherchons le mensonge ; il construit lentement son monument d’airain, et nous jouons à bâtir en une heure de misérables taudis de plâtre que renverse le moindre souffle.

L’auteur du Dictionnaire de la langue française vit « retiré, en famille », remarque-t-il. Taine, selon Zola, « habite une vieille maison de l’île Saint-Louis » et vit comme une sorte de « bénédictin moderne[28] » ; Sainte-Beuve a une « maison, située rue du Montparnasse », qui « est petite, close et discrète. On dirait un couvent, une retraite mystique[29] ». Flaubert, quant à lui, est « un nomade, vivant ici et là, à Rouen et ailleurs, rarement à Paris », qui « rédige lentement, décrivant tout sur nature, en homme qui n’est point pressé et qui peut se passer de l’argent de ses éditeurs[30] ». Dans les autoportraits qui suivent la publication de L’Assommoir, figure ainsi un discours de légitimation du naturalisme qui passe par une réappropriation de la forme du portrait littéraire des « grands hommes » popularisée par la presse et pratiquée par Zola lui-même, mais qui tient aussi, sur le plan biographique, au milieu et à la méthode de travail de ces derniers, associée à l’exercice noble de la littérature présentée comme un travail assidu, lent, réfléchi, solitaire. À travers la répétition de cet idéal ascétique du métier littéraire sous la forme du portrait et de l’autoportrait, Zola participe ainsi à la construction et la dissémination d’un nouveau modèle d’écrivain, le romancier naturaliste. Cet idéal sera même repris plus tard, dans la fiction, entre autres, au terme du cycle des Rougon-Macquart, dans la figure du Docteur Pascal.

La correspondance apparaît suivant ces exemples comme le lieu de relais d’images et de mythes que Zola utilise pour légitimer et consacrer son oeuvre. Se présentant d’abord comme le littérateur crève-la-faim, journaliste contre son gré, puis en chef d’école menant de front la bataille littéraire et, enfin, sous la figure du maître, retiré dans l’ascèse de l’écriture, Zola revendique tour à tour diverses représentations identitaires. La correspondance envisagée chronologiquement fournit donc une galerie d’autoportraits, un kaléidoscope, plutôt qu’une image unique du romancier. À travers ces représentations de soi se met en place une évolution de l’imaginaire de la figure de l’écrivain au xixe siècle habilement retracée par Zola : de bohème en artiste, d’artiste en romancier.

À ces catégories, on pourrait en ajouter une autre, celle de l’intellectuel qui se manifestera dans les lettres de la période de l’affaire Dreyfus et que les limites que nous nous sommes imposées dans cette étude ne nous ont pas permis d’explorer davantage. Le combat que mènera alors Zola pour la justice et la vérité le forcera à envisager le genre épistolaire comme un moyen de rallier les troupes dreyfusardes. Délaissant le mode dialectique qui lui est propre, la lettre deviendra alors un espace d’expression collectif où la figure du romancier évoluera vers celle du martyr héroïque. La lettre est donc un lieu d’expérimentation où Zola décline, à travers de multiples stratégies épistolaires, divers modèles d’autoportraits, empruntant au monde de la presse comme au monde de l’art différentes façons de mythifier l’écrivain.