Corps de l’article

Fig. 1

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Cet article propose une réflexion autour du rapport entre corps et espace. En tant qu’artiste-chercheur, je m’appuierai sur ma création Délicat contact #1. Plus précisément, la représentation du rapport corps/espace sera explorée et la notion d’instabilité sera le fil rouge du propos développé. Il s’agit d’observer cette notion à plusieurs niveaux dans ma création et d’affiner peu à peu la lecture afin d’en dégager ses intérêts pour la question du rapport corps/espace. L’apport d’une analyse d’œuvre pour penser une situation donnée sera également éprouvé. La découverte de cette création va permettre de faire émerger les éléments plastiques qui serviront au développement du questionnement.

I. Exploration de l’installation \Délicat contact #1

Fig. 2

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Installation vidéo interactive, Délicat contact #1 est composée d’une vidéoprojection et d’une tablette tactile. Cette dernière est posée sur un socle dont seule la base est éclairée. Le reste de la pièce ne reçoit que les reflets de la vidéoprojection visible sur une grande toile de 5,2 m par 3 (17 pieds par 10).

Fig. 3

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Quand le public pénètre dans la salle, il entend d’abord le bourdonnement sourd d’une ville, des sons de corps – contact de la peau, respiration –, découvre l’image, légèrement instable, d’une ville vue de haut, la nuit. Une tablette est placée devant cette image. S’il s’approche, il peut la toucher de ses cinq doigts. Il s’aperçoit alors que ce contact fait apparaître, de manière troublée, deux personnages en avant plan. Ceux-ci semblent explorer diverses façons de se toucher et la limite de la perte de contact. Ce jeu semble affecter leur constitution physique. Proches, leurs peaux sont plutôt bien définies. Quand ils s’éloignent, leurs corps passent par deux stades : ils sont d’abord déformés selon les motifs du décor, ensuite, ils se désagrègent doucement en particules. Le public ne peut être assuré de l’effet précis de son contact sur cette situation. Il fait le constat que, sans son contact sur la tablette, les personnages sont audibles, mais non visibles. Le reste est incertain. Cependant, en acceptant de pousser plus loin son investigation, il découvre peu à peu que la qualité du contact avec la tablette influe sur la qualité d’apparition du duo. Il se voit alors non seulement acteur de l’apparition de ceux-ci, mais aussi responsable de la visibilité satisfaisante des personnages. Pour ce faire, il doit d’ailleurs souvent réajuster la qualité de son contact. D’infimes variations de pression et d’espacement des doigts semblent en effet nécessaires pour maintenir l’image suffisamment nette et exposée.

Dans ce jeu incessant, il observe également la ville qui lui paraît de plus en plus étrange. Le nombre de points de fuite, de lignes d’horizon, de points de vue ne correspond pas à une image unique. Au contraire, après une observation attentive, les bâtiments qui semblaient à première vue inscrits dans un tout, se révèlent autonomes et provenir de sources différentes. Si le public scrute plus longuement la scène, il découvrira même une zone en noir et blanc en arrière-plan dans laquelle un feu d’artifice éclate par intermittence. Des connaissances en cinéma lui permettront de faire le lien avec une scène du film Manhattan de Woody Allen.[1] Il découvrirait alors peut-être que l’ensemble des images de bâtiments proviennent de divers films ayant connu une large diffusion à leur sortie (pour la majorité, entre 2012 et 2017). Une observation scientifique frôlant l’obsession lui permettrait de savoir que 24 sources ont été utilisées pour cet assemblage, cohérent pour une observation à distance, mais pas à proximité.

Reportant son attention sur les personnages, il pourrait les soutenir encore un peu dans leur visibilité en maintenant sa pression sur la tablette et découvrir ainsi d’autres variations de leurs explorations de limite de contact, comme le tête-à-tête par exemple. Ensuite, peut-être avec une pointe de regret, il finirait nécessairement par détacher ses doigts de la tablette et jetterait un dernier regard sur la ville désertée avant de sortir de la salle.

II. Plusieurs modalités d’instabilité

Comment et selon quelles modalités cette création permet-elle de s’interroger sur le rapport corps/espace à travers sa représentation  La notion d’instabilité, notion qui a émergé de mes observations et expérimentations de la création, permettra d’explorer cette question. Au fil du développement, des allers-retours entre espace de représentation et espace d’exposition seront faits.

Représentation du rapport instable

Fig. 4

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Un premier niveau d’instabilité est à l’œuvre dans les corps représentés. Ceux-ci occupent de manière instable l’espace qui leur est alloué. Ces corps sont souvent déformés par les motifs du décor, ils sont même quelques fois en voie de dissolution. Ils sont également influencés par la qualité de leur contact mutuel et dépendent du toucher du public pour leur visibilité. De plus, la fragilité de cette occupation est augmentée par la dépendance tributaire du monde sensible par le biais de l’interactivité, ce qui accentue l’incertitude générale. Ces derniers paraissent peu arrimés au lieu et semblent se situer dans un espace incertain.

Les corps semblent alors avoir conjointement une visibilité instable et une position difficilement situable. En résumant ces quelques points, les constituants de l’instabilité visuelle sont le brouillage, la déformation, la désagrégation, voire la disparition de la figure représentée ; pour celle plus positionnelle, cela se distribue entre le lieu représenté et l’espace.

Cette première lecture montre bien l’impression globale d’instabilité qui se dégage de cette installation. Les autres éléments analysés vont permettre d’affiner la lecture de cette situation.

Expérimentation du rapport instable

Intéressons-nous maintenant à l’interactivité. Le public, responsable de l’apparition du duo et de la qualité de cette apparition à travers l’interactivité proposée, semble par cette expérience explorer, entre autres, l’instabilité du rapport corps/espace qui lui est montré. Même plus, sa participation, ajoute à l’instabilité portée par la représentation. Par ailleurs, comme je l’ai déjà brièvement évoqué, cette action tactile prolonge dans le monde sensible les phénomènes régnant dans la représentation.

Détaillons l’interactivité. Par son utilisation de la tablette, le public s’aperçoit que la pression et l’espacement entre ses doigts sont responsables de la clarté d’apparition des personnages. Il doit donc chercher empiriquement le type de contact adéquat. Cependant, dans sa recherche, il va s’apercevoir qu’aucune position n’est idéale ; même, il devra fréquemment réajuster son contact pour maintenir une certaine clarté.

Fig. 5

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La nécessité d’un réajustement permanent pour frôler la stabilité semble être une des particularités les plus frappantes de cette instabilité particulière : c’est une stabilité tangente. La tangence se manifeste par la dégradation lente et la nécessité de réajuster fréquemment le contact pour maintenir une visibilité nette et une saturation correcte des personnages. Par ailleurs, si l’interprète est fatigué ou inattentif, la représentation pourra se détériorer rapidement, voire disparaître. Cette instabilité se caractériserait donc par un changement d’état à deux vitesses. D’une manière permanente, continue, une vitesse lente de transformation serait à l’œuvre, et, de manière évènementielle, discontinue, une vitesse rapide de transformation pourrait se produire. Cette double vitesse de métamorphose se rapproche très fortement de la définition de la métastabilité. Le mot vient de la physique/chimie et a été repris en sciences humaines (Simondon 1989), mais c’est le sens développé dans le champ de la physique/chimie qui est opérant ici. Dans ce domaine, ce mot correspond à un système qui n’est pas stable en théorie, mais qui présente les caractères de la stabilité en raison d’une vitesse de transformation très faible. C’est aussi un système qui peut se transformer brusquement sous l’effet d’une modification subite de son énergie interne ou externe. Explorons cela à travers un exemple.

Dans ce schéma, une bille apparaît en équilibre sur une sphère. Elle est dans une métastabilité, car elle peut rouler à bas de la sphère. De même, la sphère est molle, ce qui induit un déplacement lent de cette même bille à la surface. À la lumière de ce schéma, on peut comprendre que la métastabilité est une situation à l’apparence stable, qui ne l’est pas complètement, et qui se transforme doucement. Quand le public touche la tablette, il crée une situation métastable, et non stable. Ici, la transformation n’est pas visuelle, mais plutôt de l’ordre de la temporalité. Pour résumer, la situation d’apparition des corps est métastable et dépend d’une interprétation soucieuse du public (le terme d’interprétation est à attendre comme l’interprétation d’une partition musicale, acception inspirée de Jean-Louis Boissier[2]). Cette interprétation permet d’éprouver, d’explorer l’instabilité du rapport corps/décor par une interactivité métastable.

Décor composite

Poursuivons l’observation des différents éléments de cette installation en s’arrêtant maintenant sur le décor représenté. Composé de multiples sources, plus précisément de parties de villes découpées et réagencées dans un nouvel ensemble, ce décor composite bouge doucement, comme si son état actuel n’était que transitoire (le mouvement est principalement induit par les déplacements de caméras qui étaient présents dans les divers plans empruntés). La technique d’assemblage disparate de ce décor fait appel à une construction assez classique de l’image contemporaine, nommément le compositing. Une traduction française de ce terme correspondrait à la « composition numérique », ou à la « construction composite d’images », c’est ce qui va définir l’intérêt de cette troisième forme d’instabilité.

Une brève définition de la technique de composition numérique serait celle d’un agencement d’une multitude de couches, de calques, pour former une image unique. À titre d’exemple, on peut penser aux films de fiction contemporains où des fonds bleus ou verts occupent une partie de l’image et sont ensuite remplacés par une multitude d’images sources prises ici ou là et souvent combinées à des objets modélisés par ordinateur, comme on le voit par exemple ici (Manovich 2010).

Ce type de construction fait écho à plusieurs notions plastiques. En m’inspirant de certains théoriciens des arts médiatiques, dont Françoise Parfait (2001), Philippe Dubois (2011) et Pascal Krajewski (2013), j’en discerne deux : le mosaïqué et l’intégré. Le mosaïqué renvoie à un ensemble d’éléments disparates et l’intégré à une tentative de cohésion, d’assimilation en un tout à l’apparence homogène. Pour préciser la deuxième notion, Françoise Parfait évoque la cuisine intégrée où tout est encastré[3] (Parfait 2001). L’ensemble est donc autant une mosaïque d’éléments disparates prêts à se rompre qu’un ensemble d’images à l’apparence cohérente.

Fig. 6

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Dans Délicat contact #1, le décor semble bien sûr plus instable : les points de jonction de la mosaïque restent visibles, les différentes perspectives se percutent et les mouvements de caméra entrent en conflit les uns avec les autres. L’instabilité du décor s’appuie sur cette tension entre le parcellaire et le global. Toutefois, même si le parcellaire y est plus appuyé, le réflexe humain à vouloir intégrer le disparate fait tout de même tenir cette image dans une certaine globalité. On pourrait alors dire, avec cette troisième instabilité, que le lieu à occuper pour les corps est composite et peu stable.

Par ailleurs, cette notion de composite peut également être utilisée pour envisager la position des corps représentés, et, plus métaphoriquement, du public interagissant : où le public se situe-t-il dans le monde sensible  À quel degré est-il intégré à l’espace qu’il occupe  S’y inscrit-il entre l’éclatement de la mosaïque et l’intégration unifiante  De même, la métastabilité trouve un écho dans le déplacement lent de la mosaïque ; ce mouvement souligne l’état transitoire de l’équilibre et suggère qu’un changement brusque d’état pourrait advenir à n’importe quel moment. Suite à ce dernier développement, on peut maintenant repérer trois types d’instabilité : visuelle, organisationnelle et temporelle, correspondant respectivement aux corps, aux espaces et à leurs rapports, qui peuvent ensuite être croisées et mises en relation.

Espace d’exposition instable

Tous les éléments évoqués précédemment cohabitent dans l’espace d’exposition, qui est alors coloré de cet aspect. En d’autres termes, l’instabilité, représentée, composite, expérimentée, toucherait également l’espace sensible du lieu d’exposition ainsi que le public. Dépasserait-on par cela la représentation pour passer à une présentation, voire à un éprouvé ? Quoi qu’il en soit, à l’échelle du lieu d’exposition, cette installation renvoie à une autre instabilité : celle du médium numérique, et non plus seulement celle des images numériques et des interactions possibles avec ces dernières.

Depuis l’avènement du numérique, jusqu’à sa démocratisation au début des années 2000 et son développement exponentiel aujourd’hui, en 2017, nombreux sont ceux qui ont pensé ce médium. Lev Manovich, dès 2001, interrogeait ce dernier à la lumière de la linguistique et de la sémiologie dans son célèbre ouvrage Le langage des nouveaux médias (Manovich 2010). Bien d’autres s’y intéressent, tels que Jean-Louis Boissier (2008), Jean-Louis Weissberg (1999), ainsi que les auteurs réunis dans les ouvrages de Colette Tron et Emmanuel Vergès (2005), d’Alexandra Saemmer et Monique Maza (2008), ainsi que d’Annick Bureaud et Nathalie Magnan (2003). Cependant, je m’arrêterai ici sur un ouvrage plus récent, L’Être et l’écran : Comment le numérique change la perception de Stéphane Vial (2013), qui développe d’une manière particulière le rapport phénoménologique entretenu avec le numérique. En effet, si l’on suit le propos du philosophe : « …] quel que soit le constructeur ou le développeur, existera toujours, dans un produit informatisé, une tendance irréductible à l’instabilité ». Et, plus loin, « […] Cette instabilité fait partie de la culture […] avec laquelle, depuis plusieurs décennies, nous avons appris à vivre. » Il poursuit en disant que vivre en compagnie des modes d’apparaître du numérique c’est « vivre aux côtés d’une matière instable, à laquelle nous confions tout, mais sans jamais pouvoir lui faire totalement confiance ». Enfin, il affirme : « Imprévisible, [la matière calculée] […] introduit dans notre expérience du monde une phénoménalité de l’instable » (Vial 2013). Ce serait donc un quatrième type d’instabilité, phénoménologique, mais aussi de l’ordre des appareils[4] (Déotte, Jean-Louis 2008). On pourrait l’appeler l’instabilité de la panne. De plus, en appréhendant la matière calculée comme l’espace qui nous environne, on peut considérer que cet espace est susceptible de littéralement tomber en panne, d’être ralenti, voire de ne plus exister. Le corps serait alors dans un rapport de contrôle et de surveillance face à son espace, voire dans un rapport d’entretien. Cela s’éprouve peut-être à échelle réduite dans cette création. Elle serait alors une actualisation de l’instabilité structurelle du numérique, espace constituant le contemporain, situation évoquée, entre autres, par Stéphane Vial. Dans ce cas, cette création permettrait une exploration à plusieurs niveaux – visuel, interactif, structurel – et de plusieurs manières – comme par la métastabilité, le composite et l’apparition pulsatile. Cette quatrième forme pourrait également se combiner aux précédentes pour penser la représentation du rapport corps/espace et encore approfondir sa théorisation, mais j’aimerais maintenant élargir la question.

Si l’on s’appuie sur Stéphane Vial, l’époque est constituée par la phénoménalité du numérique. Cette dernière introduit, diffuse, répand une grande quantité d’images numériques et d’appareils qui servent à les manipuler (les produire ou les recevoir). Par cela, la distinction entre présentation et représentation s’en trouve brouillée.

D’une manière générale, l’étude de cette création a permis de dégager les notions de composite, de métastabilité, de pulsatile et de panne informatique pour caractériser cette représentation du rapport corps/espace. On a vu comment les corps étaient dans une apparition pulsatile, l’interactivité dans une métastabilité, le décor composite et l’ensemble menacé de la panne. Le vécu de cet espace occupé par cette installation semble également teinté de ces multiples formes d’instabilités.

Cet article pourrait donner lieu à une suite en ouvrant plus fortement la réflexion à l’époque actuelle en compagnie de Lionel Ruffel. Ce théoricien paraît en effet tout particulièrement approprié pour une telle démarche, car, dans son dernier ouvrage, Brouhaha, les mondes du contemporain, il cherche à définir l’époque actuelle comme relevant du contemporain. Et, dans la construction définitionnelle du contemporain qu’il propose, un grand nombre d’aspects s’approchent fortement de certaines formes d’instabilité présentées et développées ici. En effet, le contemporain, tel que l’entend Lionel Ruffel, serait, entre autres, marqué par des notions telles que l’indistinct, la stratification archéologique, l’anachronisme, la cotemporalité, le mouvant. Détaillons quelque peu ces termes. En premier lieu, « le contemporain propose […] un imaginaire de l’indistinction » (Ruffel 2016). Il est également marqué par l’« anachronisme […] c’est-à-dire la superposition de temporalités apparemment contradictoires plutôt que la succession de temporalités distinctes et homogènes » Ruffel (2016, 1:194). L’auteur rapproche cette notion de l’archéologie où, en partant du présent, une multitude de strates est mise à jour et interrogée. Le contemporain est également constitué par la « superposition des expériences polytemporelles Ruffel (2016, 1:196) », en d’autres termes, du « partage d’une polychronie subjectivée Ruffel (2016, 1:198) Ruffel (2016, 1:198) ». C’est aussi « la prise en compte d’une multiplicité d’histoires concurrentielles ou simplement parallèles qui coexistent et sont juxtaposées. […] c’est […] la pensée de la multitude déhiérarchisée Ruffel (2016, 1:202) ». Enfin, toujours selon cet auteur, les techniques de pensée actuelles, notamment Internet, reposent sur « une structure souple et chaque fois recommencée Ruffel (2016, 1:200) ». On voit donc aisément les liens qui se dessinent avec les notions tirées de mon installation : notamment entre métastabilité et « structure souple, à recommencer » ; composite et « anachronisme », « cotemporalité » ; apparition pulsatile et « un imaginaire de l’indistinction » ; ainsi de suite. Si l’on admet que le rapport corps/espace est un des aspects importants d’une époque, ces rapprochements sont d’autant plus pertinents.

Loin d’être une étude définitive, cet article pose au contraire des prémisses pour de nombreuses recherches futures à entreprendre sur l’instabilité contemporaine du rapport corps/espace, ses formes et ses effets.