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Le livre InterReconnaissance : la mémoire des droits dans le milieu communautaire au Québec se compose de cinq chapitres couvrant cinq secteurs du mouvement communautaire (femmes, LGBT, santé mentale, handicap et immigration) et d’un chapitre qui aborde l’art et l’action culturelle au sein des milieux communautaires. Il comprend aussi des capsules de définitions et plusieurs images (photos, affiches, oeuvres artistiques), lesquelles ont une valeur mémorielle pour les actrices.teurs des mouvements sociaux et du mouvement communautaire.

La recherche menant à cet ouvrage se base sur la mémoire d’actrices.teurs qui appartiennent aux secteurs présentés et qui ont mené des luttes pour l’avancement des droits sociaux au Québec depuis la Révolution tranquille. Deux types de matériaux ont été utilisés. En plus de la réalisation de deux cent trente et une entrevues, les chercheur.e.s ont eu recours à cinq cents objets artistiques significatifs pour les personnes interviewées (photos, affiches, etc.). Certain.e.s de ces actrices.teurs ont également collaboré à la production du contenu de cette étude. D’abord, les chercheur.e.s de cet ouvrage sont, pour la plupart, des actrices.teurs du milieu communautaire. Ensuite, celles-ci et ceux-ci ont été associé.e.s dans leur démarche à des comités consultatifs composés de personnes issues des secteurs étudiés. Enfin, l’organisation d’un colloque et d’un séminaire avec des actrices.teurs provenant du milieu communautaire a permis de valider et de bonifier les résultats de cette recherche.

Cet ouvrage s’intéresse aux trois pôles que sont les droits sociaux, l’interReconnaissance et le mouvement communautaire, et à leurs influences mutuelles. Puisque le terme interReconnaissance est peu commun et que les auteur.e.s traitent des droits sociaux d’une manière particulière, il importe de définir ces termes avant de s’attarder aux relations régissant ces trois pôles.

En ce qui concerne les droits sociaux, ceux-ci sont traités dans leur sens large. En effet, les auteur.e.s cherchent à dresser un portrait de la vie sociale des droits, laquelle résulte « d’un ensemble de pratiques sociales et d’interactions, de représentations et de discours, de pouvoir et de négociations » (p. 7). Les droits sociaux sont aussi examinés dans leur diachronie, des années 1960 à aujourd’hui (de ce qui précède leur adoption à leur application), en prenant en considération leur caractère multidimensionnel.

Pour sa part, le concept d’interReconnaissance repose sur le constat que certains groupes minorisés sont privés de reconnaissance sociale, privation qui constitue une forme d’oppression. Par groupes minorisés, les auteur.e.s de ce livre entendent les groupes d’individus perçus inférieurs et d’une moindre valeur par la majorité en raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur race, de leur handicap, de la couleur de leur peau, de leur origine, etc. L’interReconnaissance nécessite donc de reconnaître la présence d’une variété d’injustices au sein même du secteur auquel on appartient (femmes, LGBT, immigration, santé mentale, etc.), entre les différents secteurs et entre les secteurs et la société. Par exemple, pour le secteur des femmes, l’interReconnaissance consiste à reconnaître qu’en plus des injustices que les femmes éprouvent parce qu’elles sont des femmes, celles-ci peuvent aussi subir d’autres injustices liées à leur origine, leur orientation sexuelle, à un handicap, etc. En donnant la voix à celles et ceux qui sont souvent exclu.e.s de la mémoire officielle et de l’histoire, la démarche de ce livre contribue à la justice mémorielle. Puisque cette recherche a amené des individus de différents secteurs du mouvement communautaire à construire collectivement une mémoire commune des droits sociaux, elle a contribué à l’interReconnaissance.

Dans leur analyse des influences mutuelles entre droits sociaux, interReconnaissance et mouvement communautaire, les auteur.e.s tentent de répondre à plusieurs questions : De quelle façon les droits ont-ils influencé les luttes et les revendications sociales depuis les années 1960 ? Comment et dans quelle mesure les mouvements sociaux et le mouvement communautaire ont-ils contribué à la progression des droits sur les plans national, fédéral et international pendant cette période ? Quelles stratégies ont-ils déployées et quels en furent les impacts ? Quelles alliances ont-ils développées et quel en fut le fruit ? Comment les groupes minorisés se sont-ils approprié les droits ? Quel langage ont-ils employé et quelles actions ont-ils entreprises ?

Qui plus est, cet ouvrage nous permet de prendre connaissance de différentes stratégies déployées (et de leurs impacts) par le mouvement communautaire pour assurer la dignité et le respect des droits de la personne. Une attention particulière est accordée à trois d’entre elles : la voie juridique, la voie artistique et la création d’alliances.

Premièrement, la voie juridique constitue un vecteur fort pertinent pour améliorer les conditions de vie des groupes minorisés. De nombreux exemples sont fournis dans ce livre. Le contexte actuel d’austérité, qui menace les acquis en matière de droits, démontre la nécessité de poursuivre l’usage de cette stratégie. Néanmoins, celle-ci doit être accompagnée d’autres stratégies puisque l’obtention de droits ne se traduit pas toujours par leur application.

Deuxièmement, l’art, l’action culturelle et les pratiques créatives figurent aussi parmi les stratégies mobilisées par le mouvement communautaire. En effet, ils sont un véhicule puissant pour rendre visibles les groupes minorisés, leur situation et dénoncer les injustices. En conjuguant la réflexion et les émotions, ils ont un fort potentiel de sensibilisation et de conscientisation. Les arts permettent aux individus qui subissent des torts de s’exprimer publiquement et d’être entendus. En ce sens, ils contribuent à la reconnaissance des groupes marginalisés et à l’interReconnaissance. De plus, cette stratégie du mouvement communautaire permet de créer des espaces inclusifs de partage des expériences, d’imaginer et de construire un monde plus juste, de faciliter les discussions sur des sujets délicats tels que l’itinérance et le viol, et de contribuer à la consolidation et au développement du sentiment d’appartenance des groupes. Bref, pour reprendre les propos des auteur.e.s, « ils contribuent à diversifier le répertoire d’actions du mouvement [communautaire] » (p. 288).

Troisièmement, la création d’alliances, et l’interReconnaissance qui en découle, s’avèrent un autre moyen efficace pour obtenir des acquis en matière de droits sociaux. En effet, « les acquis les plus importants obtenus au sein des secteurs ont été le fait d’actions réalisées par une collaboration entre le mouvement communautaire et d’autres actrices.teurs de la société civile et d’autres milieux politiques, journalistiques, médiatiques, universitaires… » (p. 308). De plus, les auteur.e.s de ce livre démontrent que les groupes minorisés gagnent à adopter une vision globale des injustices, entre autres en adoptant l’analyse intersectionnelle et en pratiquant l’interReconnaissance.

Quelques critiques méritent toutefois d’être énoncées. D’abord, bien que l’« interReconnaissance » soit brièvement définie, qu’elle soit fréquemment évoquée à l’aide d’exemples et que trois pages de la conclusion lui soient consacrées, il s’avère difficile à la fin de la lecture de cet ouvrage de retenir quels sont les obstacles et les éléments facilitateurs de l’interReconnaissance. Une section dédiée à cette question aurait été souhaitable.

Ensuite, nous estimons que cet ouvrage aurait été enrichi par une conclusion plus étoffée sur ce que l’on doit retenir des trois thématiques abordées (les droits sociaux, le mouvement communautaire et l’interReconnaissance). La section qui présente les apprentissages à tirer de cette recherche, notamment pour ce qui est des éléments partagés par les différents secteurs du milieu communautaire étudiés, nous apparaît incomplète et trop succincte. Par exemple, il aurait été intéressant d’y retrouver un résumé des éléments qui favorisent la création d’alliances et leur pérennité, et un résumé des stratégies qui ont été bénéfiques à l’avancement des droits sociaux dans les divers secteurs.

Enfin, nous nous interrogeons sur le choix des auteur.e.s de traiter autant de questions (plusieurs d’entre elles ont été nommées ci-dessus) relativement aux droits sociaux, au milieu communautaire et à l’interReconnaissance. En effet, bien que cet ouvrage offre de riches réflexions sur ces questions, il s’avère parfois difficile d’en cerner le fil conducteur. Comme le dit le proverbe : « Qui trop embrasse, mal étreint ». Il aurait peut-être été judicieux de limiter le nombre de questions, ce qui aurait permis une analyse plus en profondeur.

En dépit de ces critiques, InterReconnaissance : la mémoire des droits dans le milieu communautaire au Québec demeure un ouvrage précieux pour mesurer le chemin parcouru en matière de justice sociale, de droits sociaux et de reconnaissance des groupes minorisés depuis la Révolution tranquille. À sa lecture, on se rappelle que, récemment encore dans l’histoire du Québec, des lois et des actes inimaginables selon notre perspective avaient cours : les femmes mariées détenaient un statut juridique de mineur ; les homosexuel.le.s étaient arrêté.e.s et violenté.e.s arbitrairement par les forces de l’ordre; les personnes ayant un problème de santé mentale étaient enfermées dans des asiles dans des conditions inhumaines; les personnes handicapées étaient victimes de ségrégation, n’avaient pas accès à l’éducation et ne pouvaient pas circuler librement dans les espaces publics. Bien qu’encore aujourd’hui des injustices et des discriminations perdurent, les luttes sociales menées par les mouvements sociaux et le mouvement communautaire ont permis d’enregistrer des gains importants, notamment sur le plan des droits.