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Cet ouvrage de Jean Lamarre est une collection d’articles (sauf un texte en particulier) écrits sur le mouvement étudiant québécois depuis une dizaine d’années. L’unité thématique ne fait pas de doute : il s’agit des relations internationales entre les associations étudiantes nationales du Canada, de la France et des États-Unis. Le livre reprend le thème classique de l’ouverture à l’international des Québécoise.s au cours des années 1960. L’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ) est le grand acteur collectif de l’ouvrage. L’auteur y répertorie les initiatives de l’organisation pour nouer des liens avec des organisations en dehors du Québec. Notons que Jean Lamarre semble s’inscrire en introduction dans le courant de ce qu’il appelle l’histoire connectée ou transnationale, propice pour remettre en jeu les « compartimentages des histoires nationales » (p. 20). Mais qu’en est-il ?

Il apparaît d’emblée que ce n’est pas au niveau du cadre temporel que cette remise en jeu est effectuée. Dans le livre, les années 1960 sont plus entières et vibrantes – on dirait presque autonomes – que jamais. Les quelques sauts dans les décennies précédentes effectués par l’historien sont sans conséquence sur cette autonomie. En fait, les sixties sont ici plus qu’un cadre temporel : elles donnent au livre son rythme, ses thèmes, son horizon et aussi ses mythes. On pourrait dire que l’ouvrage est une consécration tardive de la Révolution tranquille insérée dans la sauce de l’activisme international des sixties. Il n’est donc pas surprenant de voir l’auteur faire débuter l’intérêt pour la chose internationale au Québec au début des années 1960. On apprend ainsi que les étudiant.e.s des années 1940 et 1950 étaient plus ou moins refermés sur eux-mêmes, insouciants et corporatistes. Presque magiquement, les années 1960 auraient transformé le mouvement étudiant en fer de lance du progrès de la modernité… On peut lire en filigrane de cet enchaînement l’histoire d’un autre acteur collectif, l’État québécois, qui informe puissamment le traitement des étudiant.e.s par l’auteur. L’UGEQ n’est pas, dans cette perspective, l’extension des associations étudiantes qui lui ont donné forme; elle n’est pas plus, hormis pour son appropriation de la Charte de Grenoble (1946) française, resituée dans un temps long et dans une mémoire militante ample. L’y insérer aurait permis à l’auteur de relativiser la coupure de 1960 en plongeant dans la préhistoire du mouvement étudiant. L’UGEQ sort plutôt directement des années soixante comme Athéna de la cuisse de Zeus. Forte de ce baptême, elle opère dès lors sur le même mode que celui de l’État québécois, qu’il s’agisse de l’éloignement des organisations fédérales ou de la recherche un peu piteuse d’une reconnaissance internationale.

L’utilisation sans véritable réflexivité de la puissante trame des sixties laisse rarement un chercheur indemne : elle tend à infuser en lui les valeurs et l’horizon du groupe qu’il étudie. C’est encore plus le cas lorsqu’il s’agit d’un mouvement social. Lamarre est ainsi amené à épouser son objet et à le justifier : la responsabilité de l’échec des relations avec les étudiant.e.s canadiens anglais incombe ainsi largement à ceux-ci : leur corporatisme, leur bilinguisme tronqué, leur méfiance – on dirait presque leurs traits anglo-saxons – sont en cause. La tiédeur et l’indifférence des étudiant.e.s français s’expliquent par leur paternalisme, alors que la méfiance des étudiant.e.s américains provient de leur vision biaisée du radicalisme au Québec. Les étudiant.e.s québécois, eux, font figure de preux dans cette histoire : ils sont les porteurs, après tout, du syndicalisme étudiant qu’ils ont puisé en France. Si Lamarre analyse bien cette appropriation, qu’il a contribué à éclairer au fil des ans, il laisse en plan d’autres phénomènes qui y sont rattachés, notamment le caractère missionnaire teinté d’un universalisme agressif qui marque le syndicalisme étudiant (en France et au Québec), et les pratiques d’exclusion et les angles morts à propos de plusieurs enjeux (sexisme, classes sociales, racisme, etc.) qui en découlent. En voulant répandre en Amérique du Nord (et particulièrement au Canada) la bonne nouvelle du syndicalisme étudiant, l’UGEQ a adopté elle-même une posture paternaliste. Elle s’est ainsi fermée à des mouvements étudiants progressistes dont la fréquentation aurait pu lui éviter l’isolement sur le plan « diplomatique ».

L’intérêt de prendre l’UGEQ à témoin pour observer le Québec des années soixante tient à la diversité des perches lancées par l’organisation. Le livre passe ainsi en revue la façon dont les étudiant.e.s ont perçu et se sont approprié les grands enjeux internationaux de l’époque comme les mouvements de décolonisation, la guerre du Vietnam, les Civil Rights, etc. Lamarre est éloquent lorsqu’il aborde les articulations du national et de l’international dans les discours au sein de l’UGEQ, et plus précisément l’un de ses grands axes de réflexion : l’internationalisation de la question nationale. Le deuxième chapitre sur les relations avec le mouvement canadien constitue l’ajout principal de l’ouvrage. S’il est étonnant de voir le Canada mis sur un même pied que des pays comme la France et les États-Unis, il s’agit néanmoins du chapitre le plus intéressant. Lamarre y croise les stratégies de quatre associations étudiantes nationales (France, Canada, Québec, États-Unis) et démontre que rien n’était joué dans le devenir de leurs relations, particulièrement pendant la période 1964-1966. L’auteur décrit finement de quelle façon l’UGEQ a utilisé les traditions françaises et les événements aux États-Unis pour mobiliser ses troupes. Il contribue ainsi à l’étude des emprunts, des adaptations et des transferts d’idées tels qu’ils sont favorisés par les circulations étudiantes.

Sur le plan de la composition, l’agencement des articles aurait pu être peaufiné. Le lecteur assiste ainsi à plusieurs reprises à la naissance de l’UGEQ, ainsi qu’aux mêmes manifestations devant le consulat américain. Il découvre également que malgré l’avertissement de l’auteur comme quoi il utilisera dorénavant le nom francophone de la Fédération nationale des étudiants universitaires du Canada (FNEUC), c’est bien le nom anglophone (NFCUS) qui est utilisé dans un texte subséquent… Y aurait-il là une discordance due à la distance / proximité ressentie par l’auteur à l’égard de l’association canadienne ?

Notons enfin que la conclusion de l’auteur est surprenante. Alors qu’il a bien été forcé de constater le caractère plutôt tiède et espacé des relations de l’UGEQ avec les autres associations nationales, il déclare tout de même qu’elle a entretenu avec elles des « relations continues et étroites ». Il se ravise néanmoins quelques lignes plus loin et avoue qu’en fait, ces relations ont « pu être plus ou moins étroites » (p. 167). Entre les attentes d’un historien et ce qu’il découvre dans les archives, la distance est parfois celle qu’il y a de la coupe aux lèvres. Bref, Lamarre épuise certainement un objet précis : les relations « diplomatiques » des associations étudiantes au cours des années soixante. Par là, un peu a contrario, l’ouvrage nous invite à chercher d’autres pistes pour aborder l’histoire des étudiant.e.s et dépasser celle des seules associations.