Corps de l’article

Depuis plus d’une quinzaine d’années, le milieu de la production du savoir en français est traversé par différentes tensions qui ont fait l’objet d’échanges et de débats, au Québec mais également en France (Larivière et Desrochers, 2015; Marcoux, 2015; MinonParisot et Bureau, 2015; North 2011)[1]. On peut identifier trois éléments distincts qui produisent ces tensions et qui, réunis, peuvent conduire à entraver fortement le développement de la diffusion des savoirs scientifiques francophones.

D’abord, et indépendamment des enjeux linguistiques, il faut reconnaître que la production d’articles scientifiques sur des supports numériques a complètement chamboulé les pratiques de diffusion des contenus, comme cela s’est également produit dans le cas des grands médias d’information et de ce qu’il est convenu d’appeler l’industrie culturelle. De petites revues québécoises profitent ainsi de l’élargissement de leur lectorat en devenant accessibles à l’échelle de la planète (Marcoux, 2013). Elles ne sont pas les seules et se trouvent en compétition avec d’autres revues diffusées par les grands éditeurs commerciaux qui disposent de moyens nettement plus importants sur le marché de l’édition scientifique (Farchy et Froissart, 2010; Epron et Vitali-Rosati, 2018). Il faut reconnaître que l’élargissement du lectorat de nos petites revues québécoises, bien réel, paraît insignifiant lorsque comparé à celui de ces grandes revues scientifiques internationales de langue anglaise, qui ont profité de la diffusion électronique pour constituer des quasi-monopoles (Minonet al., 2015; Lemercier, 2015).

Par ailleurs, ces transformations de nature technologique surviennent au moment où les organismes qui administrent la recherche mettent en place des mécanismes de suivi et d’évaluation qui reposent sur la construction d’indicateurs de performance (Wouters et Costas, 2012). Les index de citations conduisent ainsi les chercheurs, les laboratoires et les équipes de recherche à développer des stratégies afin d’obtenir de bons résultats et d’améliorer leurs scores (Gingras, 2014). S’ensuivent différentes dérives qui ont souvent pour effet, dans plusieurs domaines, de désavantager largement les revues disciplinaires et de recherche fondamentale, comme nous l’avons déjà illustré pour cette discipline qu’est la démographie (Marcoux, 2013).

Enfin, à travers toutes ces tensions émergent aussi les enjeux de la production et de la diffusion des savoirs dans une langue donnée, l’anglais, présentée comme la seule et unique langue de la science, une idée qui se serait imposée au cours des dernières années (Séguin, 2014; Héran 2013). Cette anglicisation de la science semble toutefois suivre des chemins différents selon les disciplines scientifiques, au Québec notamment.

Il existe des différences appréciables entre les pratiques de publications des chercheurs des différents secteurs disciplinaires. En sciences biomédicales et en sciences naturelles et génie, ce sont respectivement près de 87 % et 69 % des chercheurs qui ne publient aucun article au Québec. Dans les sciences sociales et humaines et les arts et lettres, cette proportion chute à près de 35 % et 30 %. Ces deux secteurs disciplinaires disposent d’ailleurs d’un nombre beaucoup plus important de revues, soit près de 90 % de l’ensemble des titres québécois.

Godin, 2002, p. 490

Des travaux plus récents sur les sciences sociales montrent toutefois que l’anglais comme langue de publication scientifique gagne de plus en plus de terrain dans plusieurs disciplines des sciences sociales et humaines au Canada, notamment en science politique (Rocher et Stockemer, 2017) et en sociologie (Warren, 2014).

En somme, la combinaison de ces trois éléments – diffusion sur support numérique, enjeux de l’évaluation et anglicisation de la recherche scientifique – conduit à un paradoxe étonnant, comme le relèvent fort justement Vincent Larivière et Nadine Desrochers :

Bien que l’augmentation de la part de l’anglais dans la diffusion des travaux en sciences sociales et humaines au sein des revues étrangères puisse être la conséquence d’une certaine internationalisation des objets d’étude de ces disciplines, le fait que les revues nationales s’anglicisent suggère plutôt que ce changement de pratiques est dû à cette quête de la visibilité, de l’indexation et de la citation, qui n’est pas étrangère à une certaine conception de l’excellence scientifique. On se rapproche ainsi de l’absurde situation où, à des fins d’évaluation de la recherche, les chercheurs en sciences sociales et humaines écrivent et lisent leur société, leur histoire, leur économie ou leur système politique, à travers le prisme d’une langue étrangère.

Larivière et Desrochers, 2015

L’étude de la production et de la diffusion scientifique au Canada permet justement de comparer les pratiques des chercheurs en sciences sociales et humaines qui oeuvrent en principe à partir d’univers linguistiques distincts. En effet, avec leurs institutions scientifiques, leurs universités et leurs revues – respectivement anglophones et francophones –, le Canada et le Québec offrent un terrain particulièrement intéressant pour identifier certains des modes de fonctionnement et d’échange au sein de différentes communautés scientifiques. Est-ce que l’expression Two Solitudes, popularisée en 1945 par le romancier canadien Hugh MacLennan, s’applique aussi aux deux communautés scientifiques linguistiques canadiennes? C’est la question à laquelle nous nous proposons de consacrer notre contribution à ce numéro thématique de Recherches sociographiques.

Les bibliographies des articles scientifiques comme objet d’études

La publication d’un article dans une revue scientifique oblige nécessairement son ou ses auteurs à faire le point sur ce qui a déjà été écrit et publié sur le thème de recherche traité. Cette synthèse de la littérature s’inscrit en quelque sorte dans la structure de la preuve de toute démarche de recherche et permet d’illustrer l’apport original ou nouveau de l’article publié (ou soumis) – que l’on résume souvent par cette fameuse expression qu’est « la contribution à l’avancement des connaissances ».

[traduction] On peut d’abord souligner qu’une recension des écrits publiés sur un sujet donné est importante puisque sans cette étape dans le processus de recherche, il est impossible d’avoir une idée de ce qui a été produit sur le sujet, ni de connaître les éléments clés relevés par d’autres auteurs. Les lecteurs s’attendent ainsi à ce que vous puissiez faire état des études existantes concernant votre objet de recherche. Cela permet de démontrer que vous maîtrisez les principales perspectives théoriques retenues sur le sujet ainsi que les approches critiques qui en ont été proposées.

Hart, 2008, p. 1

Évidemment, en fonction des thèmes abordés, mais également des revues auxquelles les articles sont soumis – donc de publics de lecteurs spécifiques – les auteurs puiseront différemment dans la littérature existante. L’examen des corpus des titres figurant en bibliographie des travaux de recherche peut donc s’avérer révélateur des pratiques des auteurs/chercheurs (Cossette, 2016).

La réflexion et les analyses que nous proposons ici s’inscrivent dans une démarche initiée lorsque j’ai siégé au comité de sélection des dossiers du concours de bourses doctorales du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) en 2007. À titre de socio-démographe, j’ai été sollicité pour participer au jury du concours du comité « Civilisation et environnement » qui évaluait les dossiers de candidats au doctorat dans les universités canadiennes en anthropologie, sociologie, géographie, démographie et économie politique. Comme c’est encore le cas actuellement, les candidats à ce concours étaient invités à joindre à leur dossier une courte description de leur projet en ajoutant une annexe présentant une bibliographie des articles et ouvrages scientifiques liés à leur projet de recherche doctoral.

Remarquant le peu de titres en français dans les propositions de recherche des jeunes candidats provenant des universités canadiennes anglaises, mais voulant aller au-delà de cette simple impression, j’ai décidé de me livrer à un exercice systématique consistant à créer une base de données des 366 dossiers de candidature au concours, en relevant l’université de provenance de chacune des candidatures, le fait qu’il s’agissait d’une université francophone ou anglophone, l’espace géographique concerné par le projet de recherche (continent, pays, provinces, etc.) et, enfin, le nombre de titres dans la bibliographie, en distinguant les titres en français et en anglais[2].

Le tableau suivant présente quelques résultats qui démontrent bien que ces nouvelles cohortes de doctorants débutants, du Québec et du reste du Canada, ne puisent pas dans les mêmes banques de ressources bibliographiques pour assoir les problématiques de leurs projets de thèse de doctorat. Alors qu’on trouve en moyenne un peu moins d’une vingtaine de titres dans l’annexe bibliographique des projets déposés, et ce, indépendamment du type d’université, on constate toutefois des écarts importants concernant la composition linguistique de ces annexes. Ainsi les dossiers de candidature des universités francophones du Québec comptent 50 % de références bibliographiques en français alors que cette proportion est presque nulle pour ceux provenant d’universités canadiennes hors Québec. Pour ces derniers, comme pour les dossiers des candidats qui souhaitent entreprendre leurs études doctorales à l’extérieur du Canada, 99 % des titres des bibliographies annexées à leur projet de recherche sont en anglais.

Tableau 1

Analyse des bibliographies présentées lors du concours de bourses doctorales du CRSH (Comité «Civilisation et environnement »), 2007-2008

Analyse des bibliographies présentées lors du concours de bourses doctorales du CRSH (Comité «Civilisation et environnement »), 2007-2008
Source : analyse par l’auteur des dossiers anonymisés du concours 2007-2008 du programme CRSH

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Les candidats des universités anglophones du Québec font à peine mieux que ceux des universités du reste du Canada avec 97 % des références bibliographiques en anglais. Notons par ailleurs que les neuf références bibliographiques en français, tirées des 32 dossiers de candidats qui étudiaient en dehors du Canada, proviennent d’un seul de ces 32 dossiers et qu’il s’agit d’un projet de recherche portant sur le Québec.

Bref, l’impression que j’avais eue en parcourant les dossiers à évaluer se voit totalement confirmée par cet exercice simple mais systématique : alors qu’il existe un équilibre presque parfait entre les deux langues de publication dans les annexes bibliographiques des projets présentés par les jeunes apprentis docteurs en sciences humaines des universités francophones québécoises, la littérature scientifique en français est pratiquement absente de l’exercice de réflexion des jeunes en sciences sociales et humaines des universités anglophones du Québec et des universités du Canada en dehors du Québec.

Publier dans le champ de la démographie au Québec et au Canada

Voulant poursuivre cette enquête sur les pratiques des chercheurs en sciences humaines et sociales de chacune des deux communautés linguistiques du Canada, j’ai décidé de me livrer cette fois à un exercice comparatif portant sur deux revues d’une même discipline et dont l’histoire est similaire. Il s’agit de deux revues de démographie fondées l’une et l’autre au début des années 1970. Chacune relève d’une association professionnelle regroupant les spécialistes des questions de démographie : ceux du Québec pour la première, et principalement les professionnels et chercheurs du Canada anglais, pour la seconde. Ces deux associations existent donc depuis près de 50 ans et organisent annuellement un colloque réunissant notamment leurs membres, la première habituellement lors du congrès de l’ACFAS, et la seconde, lors du Congrès de la Fédération des sciences humaines[3].

Les Cahiers québécois de démographie est une revue scientifique publiée en français par l’Association des démographes du Québec. Elle publie deux numéros par an, chacun des numéros comprenant de 5 à 8 articles.

Fondés à Montréal en 1971, les Cahiers québécois de démographie publient des textes en français portant sur la démographie québécoise, canadienne et internationale. Le principal objectif de la revue est de participer au développement des connaissances dans les divers champs qui touchent au domaine de la démographie, par la diffusion des résultats des travaux de chercheurs oeuvrant dans ce domaine. La revue suscite aussi l’attention de chercheurs d’autres disciplines qui s’intéressent au rôle et à l’impact des phénomènes démographiques. Les politiques de rédaction de la revue (tous les articles sont soumis à un comité de lecture) permettent de recueillir et de publier des contributions de qualité, provenant de chercheurs reconnus dans le milieu scientifique.

Source : site web de l’Association des démographes du Québec [http://www.demographesqc.org/cahiers.html]

En 2002, la direction des Cahiers québécois de démographie (CQD) a décidé d’opérer un passage à l’édition électronique et en accès libre via la plateforme Érudit, tout en maintenant la version papier pour ses abonnés (individuels et institutionnels). Les coupes importantes des organismes subventionnaires canadiens et québécois ont conduit la direction de la revue à mettre fin à l’édition papier en 2017 et à publier uniquement en format électronique. Rappelons par ailleurs que grâce à une subvention obtenue au début des années 2000 du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), la direction de la revue a pu procéder à la numérisation complète de l’ensemble de la collection des Cahiers québécois de démographie depuis le début des années 1970.

La revue Canadian Studies in Population (CSP) existe pour sa part depuis 1973 et est rattachée à la Canadian Population Society, une association professionnelle qui regroupe les spécialistes des questions de population oeuvrant principalement dans les universités et institutions publiques et privées du Canada. Bien qu’elle s’annonce bilingue, on ne compte aucun article en français publié dans cette revue dans le corpus d’articles que nous retenons et qui débute en l’an 2000. À l’exception de quelques articles publiés en français dans les premiers numéros des années 1970 (la plupart par des démographes québécois ou français), Canadian Studies in Population est considérée par la communauté scientifique comme étant une revue de langue anglaise.

[traduction] La revue Canadian Studies in Population s’intéresse aux travaux de démographie, de démométrie ainsi que de disciplines connexes. Bien que les travaux portant sur le Canada continueront à caractériser le contenu de Canadian Studies in Population, le comité éditorial de la revue invite les auteurs de la communauté internationale à soumettre également des manuscrits pour publication.

Source : site web de Canadian Studies in Population [http://www.canpopsoc.ca/publications/journal/]

En 2005, la direction a commencé à publier une version en ligne des numéros et, tout comme les Cahiers québécois de démographie, elle a pu procéder à la numérisation et la mise en ligne de l’ensemble des articles publiés depuis sa première parution.

Le corpus de données et les tendances observées

Nous avons ainsi constitué à nouveau une base de données qui nous fournit cette fois des informations précises sur tous les articles publiés dans les deux revues scientifiques retenues, et ce, sur une période de 17 ans, de 2000 à 2016, soit plus d’une trentaine de numéros pour chacune des revues. Nous avons ainsi documenté chaque article publié au cours de cette période en retenant certaines informations factuelles (volume, numéro et année de publication) mais également des données concernant le ou les auteurs et leurs institutions de rattachement, de même que l’espace géographique concerné par le contenu de l’article. Enfin, compte tenu de l’objet de notre réflexion, nous avons pu comptabiliser à nouveau le nombre de titres de la bibliographie de chacun des articles en prenant la peine de distinguer les titres en français, en anglais et en d’autres langues[4].

Le tableau 2 présente quelques caractéristiques qui se dégagent de ce corpus de données composée de près de 500 articles (217 pour les CQD et 264 pour CSP) et de l’analyse des quelque 17 000 titres que l’on trouve dans les bibliographies de ces articles (7 244 titres pour les CQD et près de 9 800 titres pour CSP). On constate d’abord qu’en moyenne, les articles publiés dans Canadian Studies in Population comptent légèrement plus de titres en bibliographie : en moyenne 37 titres comparativement à une moyenne de 33 titres pour les bibliographies des articles des Cahiers québécois de démographie. Pour les deux revues, on observe par ailleurs une augmentation de la taille des bibliographies à travers le temps, ce qui semble conforme à une tendance générale dans les revues de sciences sociales et humaines (Gingras, 2014, p. 34).

Tableau 2

Quelques informations sur les articles et les bibliographies des articles parus de 2000 à 2016 dans les Cahiers québécois de démographie et Canadian Studies in Population

Quelques informations sur les articles et les bibliographies des articles parus de 2000 à 2016 dans les Cahiers québécois de démographie et Canadian Studies in Population
Source : compilation par l’auteur des informations issues des articles publiés dans les deux revues

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Ce qui nous intéresse davantage concerne la langue de publication des titres de ces bibliographies. On constate que les auteurs de la revue anglophone puisent largement dans la production du même univers linguistique puisque 93 % des 9 800 titres sont en anglais. Cette pratique semble assez stable à travers le temps et laisse peu de place à la production francophone puisqu’en moyenne, seulement un titre sur 20 (5 %) est en langue française.

Pour leur part, et comme nous avons pu l’observer pour les jeunes doctorants des universités francophones du Québec, les auteurs des Cahiers québécois de démographie présentent des bibliographies assez équilibrées sur le plan linguistique : 52 % des titres y sont en français et 46 % en anglais. De façon étonnante, on observe même une légère croissance à travers le temps de la proportion des titres en français, celle-ci passant de 42,6 % pour la période 2000-2005 à 57,5 % pour la période 2011-2016.

Francophilie des auteurs et régions traitées par les articles

Tout en maintenant une simple approche descriptive, nous avons voulu pousser un peu plus l’analyse de ces données à partir de deux dimensions. Rappelons d’abord que plusieurs travaux font état des pressions de plus en plus présentes dans les milieux de la recherche pour encourager les chercheurs à publier en anglais (Séguin 2014; Kesteloot, 2013; Cossette, 2016). L’examen des articles de la revue Canadian Studies in Population s’avère intéressant dans la mesure où un certain nombre d’auteurs provenant des institutions québécoises et des institutions francophones d’Europe et d’Afrique y publient. On a ainsi pu estimer que près d’une cinquantaine d’articles publiés dans la revue anglophone canadienne de démographie sont signés, à titre d’auteurs (n=41) ou de co-auteurs (n=6), par des chercheurs de l’espace scientifique francophone[5].

Le tableau 3 permet justement de distinguer le contenu des bibliographies des articles publiés dans Canadian Studies in Population selon la provenance des auteurs. On voit que lorsque l’auteur principal – ou l’un des co-auteurs – provient de la francophonie, le cinquième des bibliographies des articles publiées est de langue française. À l’opposé, lorsqu’aucun des auteurs ne provient du Québec ou d’une institution francophone, les bibliographies en appui sont composées à plus de 96 % de titres en anglais, les titres français représentant même une proportion moindre que ceux d’autres langues que les deux langues officielles du Canada.

Tableau 3

Quelques informations sur les articles et les bibliographies des articles parus de 2000 à 2016 dans Canadian Studies in Population selon qu’ils comptent un auteur ou co-auteur du Québec ou d’un pays de la Francophonie

Quelques informations sur les articles et les bibliographies des articles parus de 2000 à 2016 dans Canadian Studies in Population selon qu’ils comptent un auteur ou co-auteur du Québec ou d’un pays de la Francophonie
Source : compilation par l’auteur des informations issues des articles publiés dans la revue

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* Il s’agit d’auteurs qui ont un poste dans une institution au Québec, en France ou dans l’un des pays membres de l’Organisation internationale de la Francophonie, auxquels nous ajoutons l’Algérie.

Outre le caractère francophone des auteurs, qu’en est-il du contenu des articles? Se pourrait-il que la région ou le contexte sur lequel porte un article puisse conduire les auteurs à davantage faire état de la production scientifique concernant cet espace? Les auteurs des articles portant sur des sociétés francophones puisent-ils davantage dans la production scientifique de langue française? C’est la seconde dimension que nous avons choisi d’examiner en revenant cette fois à la comparaison entre les deux revues.

Le tableau 4 permet de répartir les articles de chacune des deux revues en fonction de quatre ensembles régionaux principalement traités : le Canada, le Québec, l’Afrique francophone, et d’autres ensembles régionaux.

Tableau 4

Quelques informations sur les articles et les bibliographies des articles parus de 2000 à 2016 dans les Cahiers québécois de démographie et Canadian Studies in Population selon la région concernée par les articles

Quelques informations sur les articles et les bibliographies des articles parus de 2000 à 2016 dans les Cahiers québécois de démographie et Canadian Studies in Population selon la région concernée par les articles
Source : compilation par l’auteur des informations issues des articles publiés dans les deux revues

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Relevons d’abord que le Canada est l’objet d’étude de près des deux tiers des articles produits dans chacune des deux revues, alors que près de 40 % des articles publiés dans les Cahiers québécois de démographie portent spécifiquement sur le Québec.

On constate que le fait de traiter du Québec ou d’un pays de l’Afrique francophone conduit les auteurs qui ont publié dans Canadian Studies in Population à citer davantage de titres en français. La comparaison entre les deux revues lorsqu’il est question des articles qui traitent du Canada ou de l’une de ses provinces, régions ou villes révèle des pratiques très différentes. Ainsi lorsque leurs travaux portent sur le Canada, les auteurs des Cahiers québécois de démographie puisent dans des proportions similaires dans les littératures anglophone et francophone alors que les auteurs de Canadian Studies in Population s’appuient sur des bibliographies qui comptent en moyenne plus de 95 % de titres en anglais. Lorsqu’ils traitent du Québec, ces derniers s’appuient un peu plus sur des titres en français (13 %), mais nettement moins que leurs homologues des Cahiers québécois de démographie, dont les bibliographies se composent de 60 % de titres en français.

En 1973, Guy Rocher écrivait à propos du métier de sociologue au Canada :

[J]e ne peux m’empêcher de voir dans ces deux univers socioculturels de la sociologie la confirmation de la « thèse des deux nations » que le gouvernement canadien et aussi bien des Canadiens persistent à refuser. (…) [I]l y a ce clivage entre deux univers de langage et de pensée. Et ce clivage est si profond qu’il distingue deux cultures et deux sociétés. Indépendamment de toute conception politique et indépendamment de l’incertitude qui peut planer sur l'avenir du Canada et du Québec, je crois que, dans l'intérêt de l'avenir de la sociologie (…) les sociologues canadiens de langue française et de langue anglaise devront faire un effort particulier pour abattre ou du moins abaisser le mur de silence qui les sépare.

Rocher, 1973, p. 239

Qu’en est-il 45 ans plus tard? L’examen sur plus de quinze ans des articles publiés dans deux revues scientifiques d’une même discipline des sciences sociales et qui publient dans des langues distinctes, l’anglais et le français, nous permet de confirmer ce que nous avions pu observer en examinant les dossiers de candidature au concours de bourses doctorales du CRSH. Il existe bel et bien des pratiques de recherche différentes chez les chercheurs en sciences humaines selon qu’ils proviennent de l’espace francophone ou de l’espace anglophone au Canada et au Québec. On a pu constater en effet que dans la démarche de recherche documentaire qui structure leur argumentaire, les auteurs des articles publiés dans deux revues de démographie puisent dans des corpus bibliographiques distincts, du moins en ce qui a trait à leur langue de publication.

Les bibliographies des articles de la revue francophone de démographie du Québec sont assez équilibrées en ce qui a trait à la langue de publication. Ces bibliographies s’avèrent davantage francophones lorsque les objets de recherche concernent des sociétés de l’espace francophone, mais les références de langue anglaise y sont toujours présentes. À ce titre, l’examen des demandes de bourses au CRSH révèle que les jeunes aspirants doctorants des universités francophones puisent aussi de façon équilibrée dans des corpus bibliographiques de langues française et anglaise.

Il en va très différemment du côté de ce qu’il convient de nommer « l’autre solitude » puisque, très tôt dans la carrière, les chercheurs en sciences humaines de l’espace anglophone canadien semblent pratiquement ignorer la production scientifique de langue française. En effet, l’examen des demandes de bourses au CRSH révèle que les lectures en appui des projets de recherche des futurs doctorants en sciences humaines des universités du Canada hors Québec et des universités anglo-québécoises sont à 99 % et 97 % en anglais uniquement. Les auteurs rattachés à des institutions non francophones qui publient dans la revue de démographie du Canada anglais ne font pas mieux : les articles qu’ils signent comportent des bibliographies qui comptent en moyenne seulement 1,2 % de titres en français.

Les exemples illustrés ici révèlent qu’il se développe deux démarches distinctes selon les espaces linguistiques des revues et des chercheurs, jeunes et moins jeunes, du Canada et du Québec. D’une part, des chercheurs francophones qui puisent abondamment dans la production scientifique de langue anglaise. D’autre part, des chercheurs anglophones qui semblent faire complètement abstraction de la production scientifique de langue française.

François Rocher (2007), examinant plus de 80 ouvrages scientifiques de référence sur la politique canadienne en arrivait à un constat similaire concernant l’absence des travaux produits par les francophones du Canada.

[traduction] Comme nous l’avions soupçonné, la production de connaissances, que ce soit à travers les ouvrages de référence présentant de grandes synthèses ou à travers la littérature spécialisée, ignore de fait une part importante des travaux de recherche produits par la communauté scientifique [du Canada]. D’une certaine façon, il s’agit d’une situation analogue au phénomène de discrimination systémique (…)

Rocher, 2007, p. 849

En somme, nous ne serions pas tout à fait en présence de deux solitudes puisque les auteurs de l’un des deux groupes linguistiques semblent largement faire état des travaux scientifiques de l’autre sans que l’inverse puisse s’observer. Ce dernier constat concernant les pratiques des chercheurs du Canada anglais rejoint des observations effectuées au Royaume-Uni et qui avaient d’ailleurs conduit la direction de la prestigieuse British Academy à publier en 2009 un avis politique important, intitulé Language Matters. A Position Paper.

[traduction] Dans les sciences sociales, les études comparatives et les travaux portant sur des analyses internationales, que ce soit en science politique, en sociologie ou en économie du développement, nécessitent une maîtrise d’autres langues [que l’anglais]. Les chercheurs de toutes les disciplines (y compris les sciences naturelles) doivent avoir des compétences linguistiques, à l’écrit et à l’oral, leur permettant de tirer le meilleur parti des possibilités de faire des études et de travailler outremer ou de collaborer avec des partenaires étrangers. Compte tenu du développement de vastes réseaux de collaborateurs internationaux et également des importantes sommes investies dans ces réseaux par les agences nationales et internationales, une faible maîtrise d’autres langues [que l’anglais] de la part de plusieurs acteurs du milieu universitaire britannique représente un réel handicap et réduit fortement sa compétitivité ».

British Academy, 2009, p. 3

Les auteurs de cet avis avaient aussi relevé les risques de cette situation pour la relève scientifique britannique.

[traduction] On a constaté que la croissance du monolinguisme chez les jeunes chercheurs britanniques des sciences humaines et sociales augmente le risque qu’ils soient marginalisés et ne deviennent mondialement connus, pour ainsi dire, qu’en Angleterre.

British Academy, 2009, p. 5

On se trouve ainsi devant un nouveau paradoxe. D’une part, un marché de l’édition scientifique, des règles de promotion des chercheurs et du financement des équipes de recherche qui encouragent les scientifiques du monde non anglophone à publier en anglais[6]. D’autre part, un unilinguisme scientifique – Xavier North (2011) parle de « langue globale » – qui semble inquiéter et être d’abord décrié par les responsables scientifiques du monde anglophone.

Bien qu’il soit pour l’instant difficile de généraliser nos résultats à l’ensemble des autres disciplines des sciences humaines[7], ceux-ci offrent quelques pistes de réflexion sur l’avenir des revues francophones et québécoises en particulier. En effet, on peut affirmer qu’au Canada, la diffusion du savoir en français semble être essentiellement assurée par les scientifiques des institutions francophones et dépendre du travail des artisans des revues francophones de recherche. Depuis quelques années, l’existence même de plusieurs de ces revues a été trop souvent menacée, faute de financement adéquat et suite à des coupures malheureuses (Marcoux, 2015). A l’aube du lancement des principaux concours d’aide aux revues savantes, ce résultat devrait faire réfléchir tous ceux et celles qui sont préoccupés par la promotion du savoir scientifique francophone.