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La première démarche pratique à laquelle fait face une personne qui veut intenter une demande en justice est de déterminer le tribunal auquel elle doit s’adresser.

La question est constituée de deux volets, l’un concernant la matière qui fait l’objet du litige, le second portant sur le lieu où sera située l’administration judiciaire qui sera saisie. De la matière dépend la compétence matérielle ou compétence d’attribution, accordée au Québec, en première instance en matière civile, soit à la Cour du Québec, soit à la Cour supérieure ou, éventuellement, à la Cour fédérale. La compétence territoriale, elle, dirigera le plaideur vers tel ou tel district judiciaire.

Le Code de procédure civile comporte les règles permettant au demandeur de se frayer un chemin, tant matériel que territorial, vers le bon tribunal, en d’autres mots, vers le tribunal de première instance compétent, et ce, par l’entremise des articles 33 à 47 C.p.c. La nature des deux types de compétences est profondément différente, ce qui entraîne des conséquences pratiques importantes, reflétées, elles aussi, dans le Code de procédure civile.

Lorsque le litige comporte des éléments d’extranéité, les deux questions se posent également, peut-être dans un ordre inverse. Le demandeur cherchera, en général, en premier le ressort où introduire son action pour se pencher en second sur les questions matérielles. En réalité, c’est la question de la compétence territoriale qui intéresse le privatiste, puisqu’elle seule met en jeu des règles de « conflits de juridictions », contenues, au Québec, aux articles 3134 à 3154 du Code civil pour ce qui est de la compétence directe[1].

Si, pour les dossiers internes, la distinction entre compétence matérielle et compétence territoriale, avec les conséquences qui y sont attachées, ne comporte pas de difficulté particulière, il n’en va pas de même avec la compétence internationale des tribunaux. Certains, peu habitués au droit international privé, pourraient penser que la question ne présente pas de difficulté et que la réponse est simple, tant elle paraît évidente. Pourtant, le chemin qui mène de l’une à l’autre est semé d’embûches, presque de pièges, qu’une analyse fine et minutieuse permet à la fois de déceler et de surmonter.

Au-delà du plaisir intellectuel consistant à jouer avec les questions de qualification, auquel est particulièrement rompue la personne versée dans le droit international privé, les impacts sont importants en termes de procédure. Or il semble que le droit québécois ne soit pas absolument établi sur la nature de la compétence internationale des tribunaux. Peut-être est-ce dû en grande partie, comme nous allons le suggérer, à la méthode d’analyse de la question, qui est souvent abordée sous un angle inapproprié.

Nous rappellerons d’abord les attributs des deux types de compétence pour les litiges internes et examinerons l’impact de ces caractéristiques en matière procédurale, en particulier à la lumière du Code de procédure civile entré en vigueur en 2016. Ensuite, nous exposerons les arguments proposés de façon générale par les deux clans qui s’affrontent au sujet de la qualification de la compétence internationale des tribunaux. Puis nous ferons l’historique de la jurisprudence québécoise, ce qui mettra en relief le revirement survenu en 1997. Finalement, comme la jurisprudence semble encore incertaine, nous passerons en revue les arguments permettant de confirmer la nature territoriale de la compétence internationale des tribunaux québécois. Nous nous appuierons pour cela tant sur des éléments du droit international privé moderne que sur l’évolution des règles de procédure au Québec.

1 Les compétences sur le plan interne et les conséquences

À chaque type de compétence correspondent des caractéristiques différentes et souvent opposées. Celles-ci ont des impacts sur différents plans, notamment sur la latitude dont disposent les parties en matière de saisine des juridictions.

1.1 La compétence d’attribution (ratione materiae)

C’est le Code de procédure civile qui distribue à chaque juridiction de première instance ses compétences. L’entrée en vigueur le 1er janvier 2016 d’un nouveau Code de procédure civile, si elle a modifié parfois la formulation de certaines règles, n’a pas substantiellement changé les principes connus jusque-là en fait de répartition des matières entre la Cour supérieure et la Cour du Québec.

La Cour supérieure reste le tribunal de droit commun, ainsi que le spécifie l’article 33 C.p.c., c’est-à-dire celui à qui l’on s’adresse si aucune règle ne prévoit autre chose : « Les limites à la compétence générale de la Cour supérieure étant donc une exception, elles doivent être interprétées de façon restrictive[2]. » La juridiction de la Cour supérieure est indivisible, ce que l’on peut résumer en disant qu’elle est compétente dans toutes les matières : « Il n’y a qu’une Cour chargée d’exercer une fonction judiciaire complexe et multidisciplinaire[3]. »

Par opposition, la Cour du Québec est un tribunal d’exception n’ayant compétence que dans les cas précisément prévus par le législateur. Ils sont indiqués aux articles 35 C.p.c. et suivants. Pour n’en donner qu’un exemple, citons l’adoption, prévue par l’article 37 C.p.c., où le législateur a pris soin de spécifier que la matière relevait de la compétence de la Cour du Québec, « à l’exclusion de la Cour supérieure ».

Un autre sujet qui fait la différence entre Cour du Québec et Cour supérieure est, comme tout le monde le sait, le montant en jeu. Au-delà de 85 000 $, à la Cour supérieure, en deçà à la Cour du Québec[4], avec une compétence propre à sa division consacrée au « recouvrement des petites créances » pour les montants de moins de 15 000 $[5].

La répartition des dossiers entre les deux tribunaux de première instance ne soulève pas de réels problèmes, à en juger par la jurisprudence. Pour le moment, celle-ci concerne plus des questions de demandes reconventionnelles, qui font sortir l’ensemble du dossier du champ de la Cour du Québec[6], que des difficultés d’application ou d’interprétation des règles elles-mêmes.

1.2 La compétence territoriale (ratione loci ou personae)

Pour des raisons dont l’utilité pratique saute aux yeux, tant pour l’administration judiciaire que pour les justiciables, le territoire québécois est divisé en zones, appelées « districts judiciaires ». Il y en a actuellement 36 où siègent aussi bien la Cour supérieure que la Cour du Québec. Le demandeur doit par conséquent choisir le lieu où il introduira son action, ce qui se traduit ainsi en termes de compétence territoriale : « La détermination de la compétence territoriale vise à rechercher la localisation du tribunal géographiquement compétent pour être saisi de la demande. La compétence territoriale est déterminée en fonction d’un lien géographique, d’un élément localisable géographiquement, entre le tribunal et certaines composantes du litige, le plus souvent les parties[7]. »

Les articles 41 à 47 C.p.c. établissent les règles de compétence territoriale[8] pour les litiges internes. Elles débutent par le principe universel, énoncé à l’article 41 C.p.c., selon lequel le tribunal du domicile, réel ou élu, du défendeur est compétent. Cette compétence n’est pas exclusive, ce qui signifie que le demandeur peut saisir le tribunal du domicile du défendeur, mais il peut aussi exercer un autre choix, ainsi que le dit clairement l’article 42 C.p.c. qui énumère alors des tribunaux « également » compétents. À l’image des situations prévues à cet article 42 C.p.c. les règles sont ensuite énoncées, pour des raisons incontournables de classement, en fonction du type de demande. Ainsi, « [e]n matière familiale, la juridiction compétente est celle du lieu » ou « [e]n matière de succession, la juridiction compétente est celle du lieu[9] ».

Pour ce qui est de la compétence territoriale interne, profitons-en pour pointer une grande nouveauté, indiquée à l’article 41 al. 3 C.p.c. Outre celle du domicile du défendeur, peut être compétente la juridiction « désignée par la convention des parties ». L’ancien Code, en vigueur jusqu’au 1er janvier 2016, interdisait formellement l’exercice de la volonté des parties à cet égard. Enfin, pas tout à fait puisque l’élection de domicile était permise, ce qui pouvait avoir une incidence sur la compétence territoriale du tribunal du lieu de ce domicile. Toutefois, en dehors de cette possibilité, souvenons-nous de la mise en garde — presque un mantra — contenue à l’ancien article 68 C.p.c. qui énonçait les règles de compétence territoriale, « nonobstant convention contraire ».

Dorénavant, plus de doute possible, les parties peuvent s’écarter des rattachements prévus par le législateur, la clause d’élection de for étant permise pour les litiges purement internes. Remarquons, ce qui aura son importance pour la suite, que la liberté contractuelle nouvellement introduite en droit interne semble générale puisque le Code de procédure civile ne la limite pas à un type de demande. Les seules restrictions concernent, d’une part, la façon dont le contrat a été formé, prônant l’interdiction de la clause dans un contrat d’adhésion, et, d’autre part, son inopposabilité aux contractants vulnérables.

La désignation conventionnelle d’un tribunal a récemment fait l’objet d’un moyen déclinatoire devant la Cour supérieure du district de Drummond, la défenderesse demandant le renvoi de la cause dans le district de Québec en se fondant sur la clause suivante du contrat :

Les parties conviennent, pour toute réclamation ou poursuite judiciaire pour quelque motif que ce soit, relativement à la présente convention, de choisir le district judiciaire de Québec, province de Québec, Canada, comme le lieu approprié pour l’audition desdites réclamations ou poursuites judiciaires, à l’exclusion de tout autre district judiciaire qui peut avoir juridiction sur un tel litige selon les prescriptions de la loi[10].

Pour une raison que l’on ignore, le tribunal la désigne comme une clause d’élection de domicile[11] et, s’appuyant sur l’article 41 al. 3 C.p.c., il refuse de lui donner effet, car elle est contenue dans un contrat d’adhésion.

1.3 Les moyens déclinatoires et la nature des compétences

Quelle que soit la raison, si un justiciable estime ne pas être attrait devant le bon tribunal, il peut le dire. On recommande, à juste titre, que la contestation de compétence se fasse dès que possible et, pour cette raison, le moyen déclinatoire entre dans la catégorie des moyens préliminaires. Les termes de l’actuel article 167 al. 1 C.p.c. diffèrent de ceux de l’ancien article 163, mais le fond demeure le même. En contestant la compétence, sans plus de précision, du tribunal saisi, la « partie[12] » peut demander le transfert au tribunal compétent ou, « à défaut, le rejet de la demande ». Si les arguments sont acceptés, il y aura transfert lorsque, ainsi que le disait l’ancien Code, le tribunal effectivement compétent relève « de l’autorité législative du Québec ». Si ce n’est pas le cas, comme dans la situation où le tribunal compétent serait une juridiction étrangère ou relèverait de l’autorité législative fédérale, la demande sera purement et simplement rejetée.

L’article 167 al. 2 C.p.c. fait une place à part à la compétence matérielle et lui attribue les particularités d’une règle d’ordre public en indiquant qu’elle « peut être soulevée à tout moment de l’instance[13] et peut même être déclarée d’office par le tribunal ».

Le concept d’ordre public irradie l’ensemble du droit, civil, public, privé, administratif, etc. Pour résumer très brièvement la notion de norme d’ordre public, empruntons une définition au dictionnaire Cornu : « Norme impérative dont les individus ne peuvent s’écarter ni dans leur comportement, ni dans leurs conventions[14]. » Cela s’explique par le fait que de telles règles participent à la paix, à la cohésion sociale, au maintien de l’ordre d’une société, en imposant « [l]e bon fonctionnement des institutions indispensables à la collectivité[15] ». Les choix du législateur en matière d’ordre public visent à protéger, au-delà des individus, les intérêts supérieurs.

C’est pour cette raison qu’une règle d’ordre public s’accompagne de deux autres caractéristiques, en plus de ce qu’indique le doyen Cornu : n’importe qui peut dénoncer une violation de la règle, et il n’y a pas de délai pour invoquer une contravention à une règle de cette nature, exigences inscrites dans l’article 167 C.p.c. que nous venons de citer. Quant à l’interdiction de déroger aux règles de compétence d’attribution, les termes employés aux articles 33 à 39 C.p.c. ne laissent aucun doute. En plus du fait que la volonté des parties n’y est pas mentionnée, la formulation des articles permet difficilement d’envisager autre chose que ce que contiennent les dispositions : « La Cour supérieure a compétence […]. La Cour du Québec connaît des demandes », etc.

En somme, on ne peut s’écarter conventionnellement des règles de compétence matérielle puisque, comme « elles concernent la structure de l’administration de la justice[,] elles sont d’ordre public, rigoureusement impératives. On ne transforme pas à volonté la Cour d’appel en tribunal de première instance[16] ». De la même façon, un « accord ou [une] acceptation tacite ne saurait couvrir une incompétence d’ordre public, que le juge lui-même serait tenu de soulever d’office à tout instant du litige[17] ».

Pour les litiges internes, donc, la question de la compétence d’attribution est d’ordre public, contrairement aux règles sur la compétence territoriale, par déduction a contrario de l’article 167 al. 2 C.p.c., compétence ratione personae dont la régularité ne peut être contestée à tout moment de l’instance et ne devrait pas pouvoir l’être par le juge proprio motu.

– La liberté des parties de choisir un autre rattachement territorial que ceux indiqués par le code prouve éloquemment que ceux-ci ne sont pas des impératifs incontournables et portent donc sur des intérêts privés[18].

Si le législateur envoie des signaux clairs indiquant sa tolérance au changement de lieu d’introduction de l’instance dans le cas de relations contractuelles, qu’en est-il pour les dossiers d’intégrité, d’état ou de capacité (art. 44 C.p.c.), pour les demandes en matière familiale (art. 45 C.p.c.) et pour les successions (art. 46 C.p.c.) ? Les articles en eux-mêmes ne donnent pas d’indication. On pourrait penser, selon une méthode d’interprétation législative, que le présent de l’indicatif qui y est employé enlève toute alternative. Ce n’est pas le cas puisque précisément l’article 41 C.p.c. a recours à ce temps pour établir la compétence du tribunal du domicile du défendeur, juste avant, au troisième paragraphe, d’offrir aux justiciables la possibilité de déroger à la règle.

Comme nous l’avons mentionné, cette disposition qui permet de conférer un caractère d’ordre privé aux règles de compétence territoriale semble viser toutes les règles la concernant. Il faut cependant remarquer que le législateur émet une réserve : la convention désignant un for choisi par les parties doit être permise par l’ordre public. La saisine du tribunal de Sherbrooke plutôt que de Québec ou de Chicoutimi pourrait-elle constituer une infraction à l’ordre public, peu importe le domaine visé ? Il est difficile de répondre par l’affirmative dans la mesure où, quel que soit le district judiciaire québécois saisi, les règles de procédure et la loi appliquée seront identiques. La légitimité et l’efficacité du jugement sont analogues sur tout le territoire québécois. Le dossier restera dans le même ordre juridictionnel et juridique, ce qui apporte les garanties nécessaires. Une entente entre les parties repose certainement plus sur des considérations pratiques que sur la recherche d’un évitement quelconque ou de mesures plus favorables.

Une décision récemment rendue par la Cour supérieure mérite que l’on s’y arrête. Elle contredit la suggestion qui vient d’être faite. Le dossier, en matière familiale, soulevait implicitement une question de litispendance interne, le père et la mère d’un enfant ayant déposé chacun une demande de « garde légale », le premier dans le district de Saint-Maurice, la seconde à Québec, juridiction de son domicile et de celui des enfants. Monsieur ayant déposé sa demande introductive d’instance presque 3 mois avant madame, il présente une demande en exception déclinatoire. Sans avoir recours au terme consacré de « litispendance », le juge rapporte l’argument du père selon qui « la règle “du premier qui dépose”[19] » doit prévaloir. La mère, de son côté, se fondant sur l’article 45 (3) C.p.c., plaide que, lorsque les intérêts d’un enfant sont en jeu, seul le tribunal de son domicile est compétent. La règle serait donc impérative.

Le juge mène son analyse en se demandant si cette règle ne vaut que pour ce qui est énoncé, soit le cas d’une demande en révision d’un jugement préalable, par exemple, qui aurait attribué la garde à l’un des parents et que l’autre chercherait à faire modifier. Étudiant les débats parlementaires lors de l’adoption de cette règle nouvelle, le juge les rapporte ainsi :

Les propos tenus par les parlementaires précisent que la règle énoncée à l’alinéa 3 in fine vise à « mieux protéger les intérêts des enfants concernés […] lorsque les parties ou l’une d’elles, habituellement les parents, ne résident plus dans le lieu où le jugement a été rendu ».

Se référant au texte de l’article 45 alinéa 3 in fine C.p.c., ils font état du fait que la règle nouvelle s’applique dans le contexte où un jugement a été rendu, sans discuter de la question de savoir si elle doit recevoir application dans les cas d’une première demande concernant un enfant[20].

Il faut croire que les députés n’ont pas jugé bon de discuter d’une hypothèse visiblement non abordée par le texte à l’étude.

Par ailleurs, le juge modifie un terme contenu à cet article. Et quel terme ! L’article 45 al. 3 C.c.Q. se termine par la phrase suivante : « Dans tous les cas, si un enfant est concerné, la demande [en révision] peut être portée devant la juridiction du domicile de l’enfant. » Sous la plume du juge, reprenant, il faut dire, les commentaires de la ministre de la Justice, la phrase devient : Les demandes « doivent être portées[21] ». Il en déduit alors l’impérativité de la règle. Son « application […] ne saurait avoir un caractère facultatif, au gré du bon vouloir de l’un ou l’autre des parents, selon ce qui leur paraît être le plus convenable[22] ».

En outre, le juge se refuse à faire la différence entre demande initiale et demande en révision. Dans les deux cas, dit-il, il faut protéger l’intérêt de l’enfant. Personne ne le contredira sur la primauté de l’intérêt de l’enfant, mais osons le faire sur son interprétation doublement discutable de la disposition législative[23]. D’abord, les tribunaux du domicile de l’enfant « peuvent » être saisis, selon les termes mêmes de la loi. Cela signifie exactement le contraire d’une obligation. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà mentionné, nous ne pensons pas qu’il y ait péril, au Québec, à saisir une juridiction dans un district judiciaire plutôt que dans un autre, même dans un dossier impliquant un enfant. On voit mal en quoi ses intérêts seraient menacés devant une juridiction québécoise quelle qu’elle soit. Il peut y avoir des considérations pratiques, ce que traduit certainement l’article 45 al. 3 C.p.c., mais suspecter que l’intérêt de l’enfant risque d’être négligé au sein du système judiciaire québécois — puisque c’est ce dont il s’agit —, c’est « porter atteinte[24] » à son intégrité.

– Revenons au lien entre compétence territoriale et rôle des parties, des parties uniquement, en matière de contestation de cette compétence, en nous arrêtant à la lecture combinée des deux alinéas de l’article 167 C.p.c. relatif aux moyens déclinatoires. Cet article attribue ce rôle, de façon générale, aux parties seulement et ajoute l’intervention du juge spécifiquement pour la compétence matérielle. Cela signifie que quand la demande n’est pas introduite devant le tribunal territorialement compétent, si le défendeur ne soulève pas le moyen déclinatoire, le tribunal n’aura pas voix au chapitre et deviendra compétent. On parle volontiers alors d’acceptation tacite de la compétence du tribunal.

En ce qui concerne le lieu d’introduction de l’action, le Code de procédure civile du Québec comporte une règle étrange. En effet, l’article 48 C.p.c. permet au juge en chef d’ordonner un transfert de dossier dans un autre district judiciaire, et ce, même d’office, toutefois « exceptionnellement ».

La règle a été introduite en procédure civile québécoise en 2002. Dans les deux cas, Code précédent et Code actuel, le juge peut agir proprio motu et également en tout temps, soit exactement comme si la compétence territoriale était un sujet d’ordre public. Lors des débats de l’Assemblée nationale du Québec entourant l’adoption de l’article 48 C.p.c., les députés se sont interrogés sur la notion de « motifs impérieux », contenue dans l’avant-projet de loi et qui justifiait l’intervention du juge en chef. L’expression a été supprimée. Une députée a donné son point de vue, que personne n’a commenté ni contesté, « rassurée » par la présence de l’adverbe « exceptionnellement ». Elle fait remarquer que, en vertu de l’article 17 C.p.c., « les juges ne peuvent pas faire de transfert sans que les parties aient été entendues ou dûment appelées. Ça fait que [sic], même s’il agit d’office, il est obligé quand même d’entendre les parties sur ça […] Le juge ne peut pas arriver de lui-même […] et dire : Je vous transfère ailleurs[25]. »

Nous ne pouvons nous montrer aussi rassurée que la députée. Bien que la jurisprudence précise que la mesure doit être interprétée restrictivement et confirme qu’elle est d’application exceptionnelle[26], il n’en reste pas moins que le codificateur met à mal la liberté fondamentale des parties en matière de lieu d’introduction de l’action en permettant une immixtion du tribunal dans ces questions[27]. Pour le dire autrement, le rôle du juge s’explique mal « dans la mesure où les règles de compétence territoriale interne sont généralement d’intérêt privé[28] ». Choisir une localisation plutôt qu’une autre peut avoir des conséquences pratiques pour les parties, mais ne met pas en péril l’organisation judiciaire ou la spécialisation des tribunaux imposée par le législateur. D’ailleurs, une comparaison des deux articles, celui du Code antérieur et celui du Code actuel, révèle une différence certainement plus importante qu’il ne peut y paraître. L’article 75.0.1 C.p.c. indiquait que le juge pouvait « ordonner la tenue, dans un autre district de l’instruction de la cause ». On sent derrière ces mots des considérations pratiques ou, pour reprendre les termes de la Cour supérieure, « une question de commodité pour une partie des procureurs et des témoins[29] ». Par cette mesure d’administration de l’appareil judiciaire, on recherchait l’efficacité pour le déroulement du procès. Dorénavant, l’article 48 C.p.c. couvre un champ nettement plus large, puisqu’il parle du transfert du dossier dans son ensemble, par conséquent, sans forcément répondre à des nécessités pratiques actuelles et réelles.

Si l’on peut s’en étonner en théorie, il ne faut cependant pas oublier le vent de réforme qui souffle sur la procédure civile québécoise depuis le début du troisième millénaire et, en particulier, l’état d’esprit du nouveau Code de procédure civile. Il donne un pouvoir accru aux tribunaux dans bon nombre de situations, peut-être pour leur permettre « d’assurer la saine gestion des instances[30] ». Y a-t-il risque d’opposition entre la possibilité de choix par les parties qui leur est accordée par l’article 41 al. 3 et l’article 48 C.p.c. ? Si l’on en juge par la jurisprudence, le pouvoir du juge en chef doit l’emporter sur la liberté des parties[31].

Ajoutons que, pour le moment du moins, la jurisprudence ne révèle pas de cas où le juge en chef aurait décidé proprio motu d’un transfert de dossier. L’article 48 C.p.c. est plutôt invoqué par une partie pour obtenir du juge en chef l’autorisation de changement de district.

– En ce qui concerne la limite temporelle de la contestation, il suffit de se tourner vers le protocole de l’instance. Lorsqu’elles le concluent, les parties doivent s’entendre sur « les moyens préliminaires » aux termes de l’article 148 al. 2 § 1 C.p.c. Et le formulaire que les parties doivent utiliser pour consigner leur entente prévoit une « date limite [de] présentation ». Comme l’article 167 al. 2 C.p.c. permet que le problème de compétence matérielle puisse être soulevé en tout temps, la date limite de présentation ne peut concerner que la compétence territoriale.

Quant aux dérogations possibles aux règles de compétence territoriale prévues par le législateur, lui-même les autorise très clairement en faisant une place à la liberté des justiciables par la possibilité de désignation de l’autorité compétente, autrement dit par une clause d’élection de for. À notre point de vue, c’est précisément sur ce sujet que tout se joue entre ordre public et intérêt privé. La place accordée ou non à la volonté, expresse ou implicite, des parties constitue l’essence de la nature de la compétence. À l’extrême limite, on peut considérer que le pouvoir du tribunal d’intervenir sur le sujet et l’absence de délai n’en sont que des « accessoires ».

En résumé, les deux types de compétence obéissent à des logiques et à des règles différentes. Au-delà de l’exercice intellectuel qui consiste à jongler avec les subtilités des problèmes de qualification, ces différences ont des conséquences importantes sur le plan procédural, principalement en matière de délai de présentation du moyen déclinatoire[32].

2 La compétence internationale des tribunaux

Lorsque le litige comporte un élément d’extranéité, le demandeur se trouve face aux questions mentionnées au début de ce texte. La première à se poser, celle qui déclenche la mécanique du droit international, concerne le lieu de l’introduction de l’action. La mise en oeuvre des règles de droit international privé, en l’occurrence celles que l’on nomme parfois des « règles de conflits de juridiction », indique un territoire ou un ordre juridique, de façon globale. La seconde question portera sur la détermination précise du district judiciaire ou son équivalent et relèvera du droit interne de l’ordre juridique ainsi désigné. Il en va de même pour le choix du tribunal matériellement compétent.

Établir la compétence judiciaire « présente, en général, une plus grande incertitude en matière internationale dans la mesure où il arrive fréquemment que plusieurs ordres juridictionnels puissent être compétents pour un même litige[33] ». C’est pour cela que les clauses d’élection de for sont de plus en plus nombreuses. Leur utilité n’est pas à démontrer, puisqu’elles concourent à diminuer l’incertitude, et donc l’insécurité, des parties.

Qu’elle dépende de la loi ou qu’elle repose sur la volonté des parties, quelle est la nature de la compétence internationale des tribunaux ? Ici encore, la réponse a une importance pratique capitale en termes procéduraux, surtout lorsque vient le temps de contester la compétence du tribunal saisi par le demandeur.

2.1 Arguments généraux en faveur de l’une et l’autre des qualifications

La doctrine française s’est beaucoup intéressée à la question de la qualification de la compétence internationale des tribunaux et continue de le faire[34]. On peut distinguer deux clans : les tenants de la qualification de compétence matérielle, et donc d’ordre public, et ceux penchant pour la compétence territoriale qui relève par conséquent de l’intérêt privé. À peu près tout le monde s’entend pour dire que la compétence internationale est tout au plus « assimilable » à l’une ou l’autre des catégories, laissant entendre qu’elle présente quand même des particularités propres. En réalité, il existe un troisième groupe, prônant une qualification sui generis, du moins autonome par rapport au classement interne. Il semble qu’en France ce soit le courant actuel : « La cause est aujourd’hui sans doute entendue : compétence interne et compétence internationale sont bien des notions différentes et irréductibles l’une à l’autre[35]. »

Les tenants de la thèse « matérielle » suivent à cet égard les enseignements d’Étienne Bartin, qui, dans la première moitié du xxe siècle, prenait appui sur la division des tribunaux que l’on connaît en France. Philippe Guez illustre son raisonnement de la façon suivante :

Ainsi par exemple, les règles de compétence d’attribution vont faire correspondre les litiges civils et commerciaux aux tribunaux civils et commerciaux. Or, en matière internationale, l’on constate également que les règles de compétence vont avoir pour objet de rattacher telle nature de litiges à telle nature de juridictions. Au groupe de litiges « français » va correspondre la compétence internationale des tribunaux français et au groupe de litiges « étrangers » va correspondre la compétence des juridictions étrangères. Partant, les règles de compétence internationale directe se différencient des règles de compétence territoriale dont la fonction n’est pas de répartir les litiges entre diverses catégories de juridictions mais de déterminer, au sein de la catégorie désignée, celle qui sera géographiquement compétente[36].

Un peu dans le même esprit, d’autres, comme Solus et Perrot, préfèrent faire un parallèle avec la répartition des litiges dans l’ordre interne. La compétence matérielle permet de distribuer les litiges « entre les différents ordres et catégories de juridictions existant en France » ; de façon similaire, les règles de compétence internationale « vont servir à répartir le litige entre les tribunaux français et les tribunaux étrangers[37] ».

Ce raisonnement, et tout autre dans le même sens, est catégoriquement rejeté par certains : « La différence entre compétence internationale et compétence d’attribution saute aux yeux. Les règles de compétence d’attribution visent à répartir les litiges entre juridictions en fonction de la matière en cause[38]. » Or, pour reprendre l’argument de Batiffol et Lagarde, « une recherche en paternité a le même objet, qu’elle soit intentée entre Roumains ou entre Français [sic][39] ». En somme, l’essence de la matière objet du litige n’est pas modifiée par le passage des frontières.

La comparaison avec la compétence territoriale est tentante puisqu’il faut, dans les deux cas, utiliser des critères géographiques et localiser dans l’espace — interne ou international — le tribunal susceptible d’entendre la cause : « les règles de compétence internationale ne peuvent que s’inspirer des règles de compétence territoriale car elles constituent le seul procédé susceptible d’opérer une répartition spatiale des procès[40] ». Philippe Guez apporte le tempérament suivant : « Cette extension des règles de compétence territoriale interne aux relations internationales doit sans doute être aménagée afin de tenir compte de la spécificité des litiges internationaux[41]. » Par conséquent, comme nous l’avons mentionné plus haut, sans être totalement identique, la compétence internationale serait de la famille de la compétence territoriale.

La parenté entre compétence territoriale et compétence internationale est renforcée par le fait que, en France comme au Québec avant l’entrée en vigueur du Code civil en 1994, afin de résoudre la question de la détermination du tribunal internationalement compétent, les tribunaux ont fait « appel aux règles de compétence territoriale interne étendues pour l’occasion aux relations internationales. Dans ce système, l’emprunt de l’élément de rattachement utilisé par le droit interne permet de localiser le litige international[42] ». Au moment de l’entrée en vigueur du Code civil, H. Patrick Glenn fait remarquer que le troisième titre de son livre X, comportant les règles de compétence internationale des autorités du Québec, « rompt avec la tradition de faire application, sur le plan international et par analogie, des dispositions du Code de procédure civile (art. 68-75) applicables en matière de compétence ratione personae sur le plan interne[43] ». Quoi qu’il en soit, « [d]’une manière ou d’une autre, les règles de compétence territoriale constituent toujours le point de départ de la compétence internationale […] cela signifie seulement que la source d’inspiration des règles de compétence internationale ne peut être recherchée ailleurs que dans les règles de compétence territoriale[44] ».

Tant qu’à prendre parti, nous rejetons complètement l’assimilation à la compétence matérielle et optons pour la vision territorialiste en nous appuyant sur les raisons que nous exposerons plus loin. Bien sûr, une telle solution pose quand même des problèmes, ne serait-ce qu’au niveau conceptuel, mais qui ne sont pas dirimants dans la pratique de la procédure. Mentionnons-en les principaux à notre avis.

D’abord, la direction indiquée par le raisonnement conflictualiste n’est pas exactement la même que dans la matière interne. Dans ce dernier cas, il est indéniable que les règles permettent au justiciable de déterminer un lieu. Un district judiciaire correspond à une localisation géographique issue du découpage du territoire à des fins administratives. On peut le pointer sur une carte. À cet égard, quelques sites Web permettent d’obtenir la carte géographique des districts judiciaires du Québec ou la carte judiciaire française, par exemple. En revanche, en matière internationale, ce n’est pas tant un territoire, avec ses frontières ou ses limites géographiques, qui est désigné qu’un ordre juridique ou un ordre juridictionnel, soit une entité abstraite. D’ailleurs, on dit classiquement que le droit international privé intervient lorsqu’une situation met en jeu plusieurs ordres juridiques et ses mécanismes permettent de rattacher cette situation à l’un d’entre eux[45].

De plus, la règle ou le raisonnement permettant de déterminer le for compétent internationalement « vise à s’assurer que le lien entre le litige et le territoire est suffisamment fort pour justifier que les tribunaux soient saisis[46] », surtout si ce ne sont pas les tribunaux nationaux. Le principe de proximité, maître mot du droit international privé contemporain et cher au professeur Paul Lagarde[47], intervient peu en matière interne où le pratique l’emporte sur le conceptuel.

Finalement, comme l’a statué la Cour de cassation française en 2010[48], l’objet de la question de la compétence internationale des tribunaux n’est pas de répartir les litiges sur le territoire national, mais de déterminer dans quelle mesure le juge national peut se voir retirer sa compétence, au profit d’un autre, ce qui s’avère une question autrement importante et fondamentale. Une telle proposition ne peut manquer d’altérer la nature de la compétence.

Pour conclure, un auteur reconnaît que « la compétence internationale ne […] semble être ni une compétence territoriale […] ni une compétence d’attribution, elle est tout simplement… internationale[49] ».

Si la proposition est indiscutablement séduisante, elle reste, du moins pour un esprit québécois, purement théorique. Comment invoquer une telle incompétence devant un tribunal ? La dérogation de la compétence par les parties est-elle envisageable ? Quand faut-il invoquer l’incompétence internationale ? Qui peut le faire ? Le Code de procédure civile ne répondrait à aucune de ces questions, et c’est pour cela que, n’ayant pas d’autre choix, la jurisprudence a dû trancher la question de la nature de la compétence internationale entre les deux seules options possibles en droit québécois : compétence matérielle ou compétence territoriale. Avec un résultat parfois discutable.

2.2 La position québécoise

Le débat sur la nature de la compétence internationale des tribunaux ne déclenche pas les passions au Québec et ne l’a jamais fait. Ainsi, un manuel très classique et fort utilisé dans les universités, faisant état de la situation des conflits de juridictions avant 1994, date d’entrée en vigueur du Code civil, mentionne, sans plus, que la jurisprudence « avait notamment étendu, à la compétence internationale des tribunaux québécois, les règles de compétence territoriale interne[50] » contenues au Code de procédure civile.

En 1998, Éthel Groffier et Gérald Goldstein « font état des diverses positions et finissent par conclure que la nature de la compétence n’est ni territoriale ni personnelle mais internationale […] comme l’avait fait quelques années auparavant Patrick Glenn[51] ».

À l’heure actuelle, aucune mention n’est faite de la difficulté dans les Recueils Jurisclasseur, pas plus dans celui consacré à la procédure civile que dans celui traitant du droit international privé. Sauf erreur de notre part, une recherche d’articles de doctrine sur le sujet ne fournit aucun résultat.

Comme nous allons l’examiner ci-dessous, la question se pose ou s’est posée devant les tribunaux, mais elle n’a pas donné lieu à des analyses très fouillées ni à des réponses fermes. La seule unanimité porte sur le fait que, sur le plan interne, la compétence matérielle relève de l’ordre public, au contraire de la compétence territoriale.

2.2.1 La situation avant 1997

C’est par l’entremise de problèmes d’application des clauses d’élection de for qu’est abordée la question de la compétence internationale des tribunaux et de sa nature. Cela nous semble logique puisque, si la compétence en question relève de l’ordre public, aucune dérogation aux règles l’établissant n’est possible. Au contraire, si seul l’intérêt privé se trouve en jeu, la clause dérogatoire, exprimant la volonté des parties, est permise.

Une affaire célèbre a été portée jusque devant la Cour suprême du Canada en 1977, à l’occasion d’un litige contractuel opposant un commerçant cubain et un commerçant du Nouveau-Brunswick[52]. Le contrat de vente de pommes de terre contenait une clause d’élection de for en faveur des tribunaux québécois dans certaines circonstances. Celles-ci s’étant réalisées, l’acheteur poursuit le vendeur devant la Cour supérieure de Montréal. Le vendeur invoque l’incompétence du tribunal québécois et, à la suite d’avis opposés, le plus haut tribunal du pays rejette l’exception déclinatoire, confirmant ainsi la compétence du tribunal québécois. Le caractère tardif du moyen soulevé par le défendeur l’a fait échouer, précisément parce que la clause d’élection de for, concernant une question d’intérêt privé qu’est la compétence territoriale, toute contestation liée à cette compétence doit être invoquée dans un délai donné. Le juge Pigeon, rédigeant au nom de la majorité des juges, a dit clairement que le débat concernait la compétence ratione personae du tribunal saisi. Pour ce faire, il cite avec approbation le juge Mayrand, dissident en Cour d’appel dans le dossier, ainsi que plusieurs auteurs français, Solus et Perrot, Lerebours-Pigeonnière et Loussourarn, de même que le Conseil privé[53].

Dix ans plus tard, la Cour d’appel du Québec a été saisie d’une question sur la compétence internationale des tribunaux québécois, mettant en jeu l’expression de la volonté des parties en matière juridictionnelle. À l’occasion d’un contrat de vente et de distribution de produits français au Québec, les parties ont convenu qu’en cas de rupture entre elles « seuls les tribunaux français du ressort du siège social ou la Chambre de commerce internationale de Paris seront compétents[54] ». Le contrat contenait également une clause donnant compétence cette fois aux tribunaux québécois pour tout différend portant sur l’exécution du contrat. La société française, Pier Auger, décide de résilier le contrat prématurément. À cause de cela, la société québécoise, Importations Cimel, présente une demande d’injonction interlocutoire à la Cour supérieure pour obliger la partie française à honorer ses obligations. En réponse, Pier Auger invoque l’incompétence du tribunal québécois. Le jugement de la Cour supérieure, lui donnant raison, est porté en appel. Pour comprendre tous les tenants et aboutissants du jugement de la Cour d’appel, il faut se replacer à l’époque, soit sous l’empire du Code civil du Bas Canada et du Code de procédure civile en vigueur en 1987. Il vaut mieux, également, être attentif au vocabulaire employé par la Cour d’appel qui désigne différemment les deux clauses, celle qui prévoyait la rupture du contrat étant, selon le juge Malouf, une « clause compromissoire », alors que celle portant sur l’exécution contractuelle était une clause d’élection de for. Il faut reconnaître, comme l’a conclu la Cour d’appel, que la clause concernant la rupture est ambiguë, à la fois clause d’élection de for et clause compromissoire, puisqu’elle laisse le choix entre la saisine d’un tribunal étatique et celle d’un tribunal arbitral. C’est d’ailleurs pour cette raison que, suivant les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Zodiak International c. Polish People’s Republic[55], cette clause a été qualifiée d’imparfaite et donc déclarée invalide.

Dans la foulée de l’arrêt Zodiak, le juge Malouf fait la distinction, en termes de qualification, de nature, entre une clause compromissoire, « attributive d’une compétence ratione materiae[56] », et une clause d’élection de for, traitant du « lieu d’introduction d’action et donc de compétence ratione personae[57] ». Rappelons qu’alors, les questions de compétence internationale étaient régies en appliquant les règles de droit interne, dont l’article 68 C.p.c., « qui parle du lieu d’introduction de l’action », comme le souligne la Cour d’appel, et qui, par conséquent, « concerne une juridiction ratione personae[58] ». Cet article, on s’en souvient, interdit toute dérogation conventionnelle à ses prescriptions. Toute dérogation à la compétence territoriale des tribunaux, faut-il insister. Selon la Cour d’appel, la clause compromissoire touchant un autre registre — la compétence ratione materiae — n’est pas visée par cette limitation et les parties peuvent, grâce à une clause compromissoire parfaite, « enlever aux tribunaux québécois une juridiction que leur reconnaît la loi[59] ».

Pour résumer, à l’époque, si l’on considère la sphère judiciaire étatique, le lieu d’introduction de l’action ne pouvait faire l’objet d’aucun choix par les parties, il fallait s’en tenir aux rattachements prévus par le Code de procédure civile. En revanche, les parties pouvaient d’un commun accord prévoir de s’en remettre à un arbitre, car l’interdiction contenue à l’article 68 C.p.c. ne concernait que le registre de la justice publique et la répartition territoriale de son exercice. Le choix de s’adresser à un arbitre ne pouvait pas, et ne peut toujours pas, en toute logique, reposer sur des considérations géographiques. Or, si la compétence n’est pas territoriale, elle est donc matérielle. Ainsi, une clause compromissoire ne pouvait pas être couverte par l’article 68 C.p.c. et son interdiction de « convention contraire ».

En 1995, changement de cap à la Cour supérieure, avec l’affaire 171486 Canada inc. c. Rogers[60]. La question soulevée portait sur le délai pour présenter un moyen déclinatoire fondé sur une clause attributive de juridiction en faveur d’un tribunal étranger. Le glissement est dû au juge Forget, alors que le Code civil, avec son livre X entièrement consacré au droit international privé, venait d’être adopté. Un contrat contenait une clause de choix de loi, en faveur du droit en vigueur en Ontario, et une clause d’élection de for claire : « the parties herto irrevocably attorn to the jurisdiction of the courts of such Province[61] ». Personne ne conteste en l’espèce l’application du dernier alinéa de l’article 3148 C.c.Q.[62]. L’une des parties présente une requête en irrecevabilité fondée précisément sur la nouvelle disposition législative ; l’autre rétorque que la compétence conférée par la clause est de nature territoriale, donc son non-respect ne peut être invoqué que dans un délai donné, comme toute question touchant à l’intérêt privé.

Le tribunal fait l’historique de la jurisprudence, puis se demande avec scepticisme : « Devra-t-on continuer à prétendre que l’exclusion de la compétence des tribunaux québécois par une clause compromissoire parfaite, au profit d’un arbitre, constitue une question de compétence ratione materiae alors que la même exclusion au profit d’un tribunal étranger constituerait, tout au plus, une clause d’élection de for et relèverait de la compétence ratione personae[63] ? »

Le juge Forget répond de la façon suivante : « Les parties ont voulu retirer aux tribunaux du Québec la compétence sur l’interprétation et l’application de cette convention, c’est-à-dire sur la “matière” en litige. Qu’on l’ait fait au profit d’un tribunal étranger plutôt que d’un arbitre ne change rien à la volonté des parties, clairement exprimée, et maintenant conforme à notre droit, tel qu’exprimé à l’article 3148 C.c.Q.[64]. »

2.2.2 La situation après 1997

Tel était donc l’état du droit sur cette question au Québec : la compétence internationale des tribunaux s’apparentait à une compétence matérielle et donc d’ordre public, avec toutes les conséquences que cela entraînait. D’ailleurs, cette opinion a été reprise avec approbation par la Cour d’appel dans le dossier Sony Music Canada inc. c. Kardiak Productions inc.[65].

En 1997, les conséquences pratiques de la nature de la compétence internationale des tribunaux ont été soulevées dans un litige portant sur des inexécutions contractuelles. Poursuivie devant le tribunal québécois, la défenderesse présente une exception déclinatoire, fondée sur l’absence de compétence d’attribution de ce tribunal. Elle invoque, curieusement, le lieu de son domicile, le lieu de conclusion du contrat et le lieu d’exécution des obligations, autant d’éléments situés en dehors du Québec. La demanderesse plaide alors que les arguments au soutien de l’exception touchent non pas à la compétence matérielle mais à la compétence territoriale de la Cour supérieure. Or, les problèmes liés à la compétence territoriale d’un tribunal doivent être invoqués dans un délai donné, puisqu’il ne s’agit pas d’une question d’ordre public. La juge Grenier donne raison à la demanderesse parce que « l’art. 3148 [C.c.Q.] traite essentiellement du rattachement géographique en visant la situation du justiciable et la localisation de l’objet en litige. Il ne porte pas sur la matière[66] ». La juge estime que « [l]’exception déclinatoire doit […] être rejetée en raison de sa tardiveté[67] ». La Cour d’appel — par la plume du juge Forget ! — confirme la conclusion de première instance, en évitant toutefois de se prononcer sur la nature de la compétence internationale des tribunaux : « Sans partager nécessairement tous les motifs de la juge de première instance, je suis d’accord avec les conclusions de sa décision », tout en précisant que, « [p]our disposer du pourvoi, il n’est pas nécessaire de se pencher sur l’étude faite par la juge de première instance, à savoir si la requête soulevait l’incompétence d’attribution ou territoriale[68] ». Toujours est-il que la Cour d’appel confirme le caractère tardif de l’exception déclinatoire. Or les questions d’ordre public ne connaissent aucune limite temporelle pour être invoquées, or seule la compétence matérielle est d’ordre public, donc…

En 2006, la Cour supérieure constate que « la question de savoir si l’absence de compétence en droit international privé est toujours une question de compétence ratione materiae (ou de compétence d’attribution) n’est pas encore définitivement tranchée[69] » mais dans l’affaire qui lui était soumise, privilégiant la qualification territoriale, elle adhère à la position de la juge Grenier.

3 La nature territoriale de la compétence internationale des tribunaux québécois

On peut en effet estimer que la question n’est pas totalement tranchée en droit québécois. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait qu’un tribunal saisi de la question s’y arrête et y consacre une analyse théorique en passant systématiquement en revue les arguments en faveur de l’une ou l’autre des positions. À notre avis, ce tribunal ne pourrait que conclure qu’au Québec la question de la compétence internationale des tribunaux est intimement liée à la localisation du tribunal saisi, qu’elle s’évalue en termes géographiques. Il s’agit bien d’une compétence ratione personae (ou loci) ou apparentée à elle. Ce faisant, elle ne concerne pas l’ordre public, mais touche l’intérêt des parties visées.

Les principaux arguments à l’appui de cette position sont les suivants.

La méthode d’analyse

C’est à l’occasion d’un moyen déclinatoire que la qualification de la compétence internationale des tribunaux prend tout son sens. La question est fréquemment soulevée dans un litige contractuel comportant une clause d’élection de for ou une clause compromissoire.

Le raisonnement fondé sur une telle clause doit être bien structuré, c’est-à-dire qu’il est essentiel de se poser les bonnes questions sur les bons sujets. Lorsque l’on se demande si les règles peuvent être écartées par les parties, la qualité du destinataire importe-t-elle ou influe-t-elle sur la détermination de la nature intrinsèque des règles dont on s’écarte ? Non, elle ne doit pas être convoquée dans ce raisonnement. Raisonner autrement reviendrait à examiner le problème par le petit bout de la lorgnette. Pour pouvoir se prononcer sur la nature de la compétence internationale directe des tribunaux, il faut considérer cette dernière et elle seule. Ainsi, même si nous supposons aux fins de la discussion qu’une clause compromissoire soit attributive de compétence ratione materiae, cette qualification ne concernerait que la compétence ainsi accordée au tribunal arbitral. L’effet d’une clause compromissoire ou d’une option permise par la loi ne colore pas la compétence — matérielle ou territoriale — des tribunaux que l’on cherche à éviter.

Expression de la volonté ou non, de façon générale, les seuls objets à mettre sous le microscope sont les règles de compétence directe elles-mêmes, avec leur structure, leur sens, leur portée, leurs qualités.

L’importance du principe de proximité

Les règles de compétence, quelles qu’elles soient, sont le reflet d’un lien : lien entre un type de question et la spécialisation d’un tribunal (compétence matérielle) ou encore lien entre un type de question et la localisation du tribunal (compétence territoriale), pour reprendre la distinction formelle et classique en droit interne[70].

Cette notion de lien irrigue tout le droit international privé, sous l’appellation de « principe de proximité » selon l’expression chère à Paul Lagarde qui en a fait le sujet de son cours général à l’Académie de droit international à La Haye en 1986. Ayant recours à des éléments de la théorie du professeur Von Mehren, Paul Lagarde évoque, pour ce qui est du rattachement juridictionnel, donc de la compétence internationale directe, « 1) [des] liens étroits existant entre les parties et le for, indépendamment de l’objet du litige (domicile, résidence habituelle, doing business, possession de biens) ; 2) [des] liens du litige, envisagé dans son aspect procédural, avec le for (proximité et coût des preuves) ; 3) [des] liens du litige, envisagé quant au fond, avec le for (intérêt du for à l’application de son propre droit)[71] ».

Si le troisième critère est relativement abstrait, les deux autres s’expriment clairement en termes de distance kilométrique. L’aspect territorial est donc indéniable.

Utilisant lui aussi la notion de lien, Étienne Pataut estime que « [l]a règle de compétence internationale […] vise à s’assurer que le lien entre le litige et le territoire est suffisamment fort pour justifier que les tribunaux soient saisis[72] ».

Le lien, la proximité, si essentiels au raisonnement « conflictualiste », tiennent d’une vision tant géographique que logique.

Le lien entre compétence internationale et compétence territoriale interne avant 1994

Au Québec, l’historique des règles de compétence internationale permet de l’assimiler à une question territoriale. Souvenons-nous qu’avant 1994 le droit international privé n’était pas codifié ou peu s’en faut. Les tribunaux utilisaient les règles internes pour leur faire régir, mutatis mutandis, les questions internationales. Rappelons que, pour déterminer le tribunal étranger ou pour statuer sur sa compétence, les magistrats s’appuyaient sur l’article 68 C.p.c. Celui-ci commençait une série de dispositions, jusqu’à l’article 75.0.1 C.p.c., consacrée au « [l]ieu de l’introduction de l’action ». On ne peut faire plus localisateur, plus territorial. Mentionnons au passage que le chapitre I du titre II, concernant la compétence matérielle des tribunaux, lui, était alors laconiquement intitulé « De la compétence des tribunaux ».

Dans ces conditions, il aurait été difficile de nier, avant 1994, que la compétence internationale des tribunaux ressortît de la compétence territoriale. Il serait impossible de prétendre que, maintenant que les règles jurisprudentielles ont été codifiées aux articles 3134 C.c.Q et suivants, leur nature en a été modifiée.

Les mentions incluses dans le protocole de l’instance

La procédure civile québécoise fait aussi pencher la balance en faveur non pas directement d’une qualification territoriale, mais plutôt d’un sujet ne relevant pas de l’ordre public. La réforme entrée en vigueur en 2003 prévoit que, aussitôt que possible après l’introduction de la demande en justice, les parties doivent convenir d’un certain nombre de points sur des sujets procéduraux, dans ce qui s’appelle maintenant, à la suite de la réforme récente, le « protocole de l’instance ». La règle et les sujets sur lesquels doit porter l’entente entre les parties sont contenus à l’article 148 C.p.c. Le deuxième alinéa de cet article, énumérant ces sujets, commence au paragraphe premier par « les moyens préliminaires ». Plusieurs des règles procédurales sont maintenant mises en oeuvre par des formulaires. Le protocole de l’instance n’y échappe pas. Que l’on prenne le formulaire du protocole de l’instance conçu par la Cour du Québec ou celui de la Cour supérieure, les parties sont invitées à indiquer si le « défendeur » entend soulever un moyen déclinatoire et la date limite de « présentation » de cette procédure[73]. Si cette date limite est fatale, et elle l’est par le jeu de l’article 167 al. 2 C.p.c. a contrario, c’est que le sujet ne vise que des intérêts privés.

Le Code de procédure civile, version 2016, comporte maintenant des dispositions spécifiques pour les demandes comportant un élément d’extranéité, aux articles 489 C.p.c. et suivants. Le déclinatoire de compétence internationale jouirait-il de règles particulières, sur le plan procédural ? Pas vraiment puisque l’article 491 C.p.c., traitant du sujet, précise que « la demande pour que le tribunal québécois […] rejette la demande pour cause d’absence internationale est proposée comme tout moyen déclinatoire ». Ce faisant, il applique à la question les règles des articles 166 et 167 C.p.c. Mentionnons que si le litige comporte un élément d’extranéité, dans la mesure où le tribunal saisi est situé au Québec, les parties sont soumises à la procédure civile québécoise, comme le veut le principe de l’application des règles de procédure du for, codifiée à l’article 3132 C.c.Q. Elles doivent donc remplir le formulaire sur le protocole de l’instance que nous venons de mentionner.

La possibilité de déroger aux règles prévues par le législateur

Enfin, il convient de s’arrêter sur la latitude accordée aux parties de déroger aux règles puisque, pour déterminer la nature de la compétence internationale directe, la principale question à se poser est la suivante : les parties peuvent-elles s’écarter des prescriptions de la loi ?

Rappelons qu’en matière interne les règles de compétence matérielle sont impératives, comme l’exprime maintenant l’article 167 al. 2 C.p.c. en pointant leurs attributs : l’absence de compétence peut être soulevée même par le juge proprio motu et elle peut être invoquée en tout temps. Lorsque cet article parle de l’« absence de compétence d’attribution », il fait écho en toutes lettres aux articles 29 à 39 C.p.c. Ces règles sont impératives, car c’est le législateur qui les impose afin de maintenir un certain ordre social, politique, juridique, judiciaire ou autre. Il est donc logique que, comme le dit l’article 8 du Code civil du Québec, il ne puisse « être dérogé [aux règles] qui intéressent l’ordre public ».

Par conséquent, quand le législateur lui-même permet à la volonté des parties de s’exercer pour écarter une règle qu’il a adoptée, c’est qu’elle n’est pas d’ordre public.

À cet égard, il convient de ne pas s’arrêter uniquement à une convention intervenue entre les parties ou à des attitudes procédurales, comme la reconnaissance tacite de la compétence d’un tribunal par le défendeur. Il est nécessaire de scruter également les termes employés par le législateur dans les règles sur la compétence internationale pour découvrir s’il octroie une marge de manoeuvre aux justiciables ou s’il considère ses prescriptions comme incontournables.

Commençons donc par les arrangements conventionnels entre les parties, puisqu’ici la latitude accordée aux parties est évidente. Dans le livre X du Code civil portant sur le droit international privé, après avoir énoncé les facteurs de rattachement juridictionnels attribuant compétence aux tribunaux québécois, l’article 3148 al. 2 précise : « Cependant, les autorités québécoises ne sont pas compétentes lorsque les parties ont choisi, par convention, de soumettre les litiges nés ou à naître entre elles, à propos d’un rapport juridique déterminé, à une autorité étrangère ou à un arbitre. » C’est dire que les règles prévues dans les cinq situations envisagées au premier alinéa ne s’imposent pas quoi qu’il arrive. Le législateur, au contraire, autorise les parties à les modifier à leur guise, en faveur d’un tribunal étatique ou d’un tribunal arbitral, et cela signifie donc que ces règles ne peuvent pas être d’ordre public. Ces cinq paragraphes de l’article 3148 C.c.Q. qui fondent la compétence internationale des autorités québécoises sont différentes facettes de la compétence territoriale lorsqu’un litige comporte un élément d’extranéité.

La tendance mondiale au rattachement par le biais d’élection de for, qu’il s’agisse d’attribution ou de dénégation de compétence, n’est certainement pas étrangère à l’essor du commerce international[74]. Donner priorité à la volonté des parties est en voie de dépasser le contexte des échanges commerciaux. Ainsi, l’Europe vient d’adopter deux règlements jumeaux, l’un concernant les couples mariés et l’autre les couples unis civilement, portant sur les rapports patrimoniaux de ces couples. Pour en résumer la teneur, disons que les conjoints peuvent, dans une certaine mesure, désigner les autorités compétentes en cas de litiges sur ces questions, ainsi d’ailleurs que la loi applicable[75].

Examinons maintenant l’intention du législateur révélée par la formulation des règles en dehors des actions personnelles à caractère patrimonial. En premier, il convient de mentionner l’article 3151 C.c.Q. par lequel le législateur impose formellement et explicitement aux parties la compétence d’un seul tribunal, le tribunal québécois. La rédaction de l’article 3151 C.c.Q. montre de façon éloquente la différence entre cette compétence impérative et les autres où les parties peuvent se tourner vers le tribunal de l’ordre juridique de leur choix. Il s’agit de la compétence liée, à mots couverts, aux dossiers portant sur l’utilisation ou la transformation d’amiante en provenance du Québec. Dans ce cas, le Code civil emploie des termes sans équivoque : « Les autorités québécoises ont compétence exclusive pour connaître en première instance de toute action fondée sur la responsabilité prévue à l’article 3129. » En raison de cette exclusivité de compétence, aucun jugement étranger rendu en la matière ne pourra être reconnu ni exécuté au Québec. Tel en est d’ailleurs le but.

À notre avis, la restriction apportée par l’article 3151 C.c.Q. ne modifie pas substantiellement la nature de la compétence internationale des tribunaux québécois, mais elle en constitue plus simplement une exception.

Pour le reste, penchons-nous sur n’importe quelle règle, entre l’article 3141 et l’article 3154 C.c.Q., par exemple « Les autorités québécoises sont compétentes pour statuer sur la séparation de corps, lorsque l’un des époux a son domicile ou sa résidence au Québec à la date de l’introduction de l’action » (art. 3146 C.c.Q.). Que faut-il comprendre de cette phrase ? D’abord que si aucun des époux n’a domicile ou résidence au Québec lorsque l’action est intentée, le tribunal québécois n’a pas compétence. Ensuite, l’article attribue compétence à l’autorité québécoise si les conditions sont réunies. En d’autres termes, le tribunal québécois ne peut en venir à se déclarer incompétent dans ces circonstances. La situation est identique avec, autre exemple pris au hasard, l’article 3152 C.c.Q. : « Les autorités québécoises sont compétentes pour connaître d’une action réelle si le bien en litige est situé au Québec. » Dans la mesure où le bien litigieux est — territorialement ! — localisé au Québec, le tribunal québécois ne peut invoquer sa propre incompétence. Dans les deux cas, cette attribution législative de compétence au tribunal québécois est-elle impérative, voire exclusive, donc incontournable ? Rien, au contraire, ne le laisse entendre. Il faut lire les règles ainsi : les parties peuvent en toute légalité s’adresser au tribunal québécois qui ne leur fermera pas sa porte… mais rien ne les y oblige. Elles peuvent effectuer un autre choix, au profit d’un ordre juridique étranger. Contrairement à ce qui se passe en matière interne, l’ordre juridique québécois ne saura pas, si l’on peut dire, que les parties ont exercé un autre choix que celui proposé par le Code civil. Choix qui sera sans conséquence la plupart du temps, sauf éventuellement au moment de faire reconnaître la décision étrangère[76].

Comme nous l’avons déjà mentionné, les facteurs et les catégories de rattachement déterminés par le législateur ne sont que la traduction d’un lien entre la question litigieuse et l’ordre juridique québécois. Par exemple, en matière immobilière, on peut penser à des incidences fiscales locales ou à des nécessités d’enregistrement des hypothèques au lieu où se trouve l’immeuble. On peut exprimer le principe en disant que, dans telle ou telle situation, le tribunal québécois est « bien placé », peut-être même « le mieux placé », pour se prononcer sur la question. Cela ne signifie toutefois pas qu’il soit le seul.

En somme, en dehors de l’article 3151 C.c.Q. conférant compétence exclusive au tribunal québécois, la saisine de ce dernier est une option. Les parties peuvent s’écarter des règles sur la compétence internationale des tribunaux québécois. C’est dire qu’elles ne sont pas d’ordre public, que seules les parties y ont leur mot à dire et que, si elles en contestent l’application, elles doivent le faire dans un délai donné.

Un autre argument, lié à la possibilité qu’ont les justiciables de s’écarter des règles, tient à la cohésion de la matière. Il s’avère indiscutable que, pour ce qui est des actions personnelles à caractère patrimonial, la compétence des autorités québécoises est ratione personae. Il nous semble difficile d’accepter que la nature de cette compétence, dans d’autres domaines, varie au gré des articles, qu’elle soit tantôt matérielle, tantôt personnelle. On pourrait presque invoquer également la structure du titre 3 du livre X. La compétence internationale serait matérielle avec, en son milieu, un îlot de compétence territoriale ? Une telle hypothèse briserait l’harmonie de la codification.

Conclusion

S’il faut choisir entre compétence ratione materiae et ratione personae — et cela s’impose pour des questions procédurales —, la compétence internationale des tribunaux québécois ne peut être qualifiée de matérielle. Sans être la copie conforme de la compétence territoriale interne, elle y est fortement apparentée. On pourrait aller jusqu’à dire qu’elle en est à peu près un avatar sur le plan international.

Cela signifie que, en dehors de l’article 3151 C.c.Q. qui constitue une exception, les règles établissant la compétence internationale des autorités québécoises, quel que soit le registre, peuvent être modifiées par les parties, d’une manière ou d’une autre. À cet égard, pour pouvoir se prononcer sur la nature de la compétence internationale des tribunaux, il faut utiliser la bonne méthode. On pourrait la résumer en affirmant que ce qui compte, ce que l’on doit scruter, analyser, c’est le champ que l’on quitte, non le bénéficiaire de l’évasion.

De plus, seuls les intéressés peuvent éventuellement invoquer des entorses aux règles de compétence prévues par le législateur et ils ne peuvent le faire que dans le délai prévu conventionnellement au protocole de l’instance.

Toute autre conclusion méconnaîtrait les caractéristiques propres des deux grands types de compétence judiciaire et ferait fi de l’esprit et de la lettre des deux codes, le Code civil du Québec et le Code de procédure civile. Le premier nous offre la formulation des articles 3134 à 3154, sur la compétence internationale des autorités du Québec, et le second, la combinaison des articles 491 et 167, régissant les moyens déclinatoires, ainsi que l’article 148 et le formulaire qui le met en oeuvre, relatifs au protocole de l’instance.