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Depuis quelques années, on assiste dans les pays occidentaux à une montée des droites radicales et extrêmes. Dans leurs quêtes pour accéder au pouvoir, ces partis et ces mouvements ont adopté de nouvelles formes, soulevant pour les observateurs, engagés ou non, des questionnements théoriques et stratégiques importants. Le Front national de Marine Le Pen, les factions du Parti républicain qui ont appuyé Donald Trump, les partisans du Brexit, etc. doivent-ils être qualifiés de fascistes ? La notion de populisme permet-elle mieux de rendre compte de ces nouvelles mutations de l’extrême-droite ? Puis, dans une perspective causale plus que descriptive, quelles sont les raisons des succès électoraux de ces partis et mouvements ? Ces succès sont-ils comparables à la vague fasciste des années 1920 et 1930 et résultent-ils de causes similaires ? Ces questions ont suscité d’importants débats depuis quelque temps. Parmi cet important corpus, la publication d’un ouvrage d’Enzo Traverso, spécialiste italien de l’histoire intellectuelle, est digne de mention.

Les nouveaux visages du fascisme se présente sous la forme d’entretiens avec Régis Meyran au cours desquels l’historien italien expose sa vision de certains des principaux problèmes théoriques que suscite la montée des courants politiques populistes et identitaires. À travers ces diverses discussions, il tente de montrer que la vague post-fasciste actuelle s’inscrit dans une période de transition, commencée avec l’effondrement du bloc soviétique, et qui redéfinit l’ensemble du paysage politique contemporain, lequel serait devenu « post-idéologique ». C’est ce qui expliquerait le caractère particulièrement contradictoire de ce courant politique, rassemblement de circonstances entre des acteurs aux visées diverses.

Dans un premier temps, Traverso soutient que l’analyse de la montée des droites xénophobes nécessite une distinction conceptuelle : celle entre le fascisme et le post-fascisme. Au sein du premier, il faudrait classer les cas classiques des années 1920 et 1930, en plus des néofascismes qui poursuivent le projet fasciste en adoptant une forme et des pratiques similaires après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le post-fascisme, de son côté, s’inscrirait dans la « matrice historique » fasciste tout en rompant avec ses formes traditionnelles, son discours distinctif et son mode d’organisation particulier. Si le concept est bien adapté pour rendre compte de la mutation du Front national sous la direction de Marine Le Pen, la notion de post-fascisme a été revendiquée dans les années 1990 en Italie par le parti Alleanza Nazionale pour marquer sa rupture avec son passé néofasciste sous le nom de Movimento Sociale Italiano. Bien que, comme la plupart des analystes, Traverso admette que les similitudes entre l’extrême-droite d’aujourd’hui et les fascismes historiques sont limitées, il considère la notion de fascisme comme le meilleur outil pour comprendre la trajectoire historique qui les unit.

Une fois développé le concept clé de son analyse, l’historien présente trois discussions axées sur des problèmes empiriques liés à son objet. Dans un premier temps, il déconstruit l’idée que l’extrême-droite identitaire serait la contrepartie du communautarisme et de la politique de l’identité menée par certains groupes subalternes, commentant notamment les positions du Parti des Indigènes de la République.

Il défend ensuite une idée controversée en procédant à une comparaison entre l’antisémitisme nazi et l’islamophobie post-fasciste. Auteur de brillants travaux sur le nazisme, l’historien italien est conscient des écueils qui guettent ceux qui procèdent à des comparaisons par convergence à partir du régime hitlérien. Aussi, il évite savamment le risque de banalisation de l’Holocauste qu’une telle entreprise comporte, sans toutefois arriver à une solution qui saurait rallier ses adversaires idéologiques. Pour lui, l’islamophobie jouerait au sein du post-fascisme un rôle similaire à celui que l’antisémitisme a joué pour le nazisme, bien que ce dernier ait été le théâtre d’une radicalisation qui va bien au-delà de ce qui peut être reproché aux populistes de droite de notre époque.

Après avoir défendu la pertinence de la comparaison entre les fascismes classiques et ce qu’il qualifie de post-fascisme, tout en soulignant la portée limitée de ces comparaisons, l’historien s’attaque à une stratégie comparative très différente, souvent utilisée par les tenants de la politique identitaire. Il s’agit cette fois du rapprochement entre les fascismes classiques et l’islamisme radical. Pour Traverso, cette approche n’est pas sans bénéfice, puisqu’elle permet de mettre en évidence certaines des caractéristiques de l’extrémisme islamiste, mais elle est très limitée. L’utilisation d’une catégorie d’analyse commune à ces deux phénomènes signifie l’abandon du contenu conceptuel associé à la causalité historique, ce qui revient à vider l’idée de fascisme de son sens. Tout en plaidant pour un examen critique de l’islamisme radical, il émet donc des réserves face à la réduction de celui-ci et du fascisme à l’autoritarisme et au fanatisme que les deux traditions politiques partagent.

Tout au long de l’ouvrage, l’auteur s’immisce dans les principaux débats contemporains, adoptant notamment une position critique face à la littérature sur le populisme. Le lecteur reconnaîtra l’aisance avec laquelle Traverso discute de la littérature spécialisée dans une panoplie de champs, offrant un regard pertinent qui permet d’enrichir la discussion sur des thématiques variées. L’ensemble de son propos s’appuie sur une mise en relation subtile de deux univers théoriques qui sont trop rarement en dialogue : l’histoire comparée des fascismes et l’étude des droites radicales contemporaines. En arguant que la « matrice historique » fasciste est nécessaire pour éclairer ces dernières, l’historien ouvre la porte à un tel dialogue, prenant toutefois soin d’opérer les nuances que requièrent les contextes distincts et qui sont nécessaires pour qu’une thèse soit prise en considération dans les deux champs en question.

L’auteur conclut avec une discussion de l’imaginaire politique caractéristique de notre époque. Déconcertée par la défaite historique que représente l’effondrement du socialisme soviétique et de l’espoir qu’il engendrait, la gauche aurait perdu toute utopie, laissant le champ libre à la politique néolibérale. Si elle veut être l’alternative au néolibéralisme, elle doit donc imaginer de nouvelles utopies, ce qui lui permettrait de surpasser le post-fascisme, qui, tourné vers le passé, n’en a aucune à proposer.

Si les idées développées dans Les nouveaux visages du fascisme ont beaucoup à contribuer à la discussion sur les mutations contemporaines de l’extrême-droite, il y a lieu de soulever deux limites à la démarche de l’historien italien dans cet ouvrage. La première concerne la forme, qui tend à laisser les spécialistes sur leur appétit sans pour autant s’accompagner d’une vulgarisation suffisante des débats abordés pour espérer rejoindre un public beaucoup plus large. En somme, le livre n’est ni une discussion approfondie des problèmes théoriques qui se posent aux chercheurs spécialisés sur l’extrême-droite, ni un essai politique revendiquant une stratégie face à la mutation post-fasciste. Il se situe plutôt à la frontière entre ces deux approches et constitue probablement davantage une esquisse de la première.

La deuxième limite de l’ouvrage concerne la thèse, défendue par Traverso en conclusion, selon laquelle les extrémismes prendraient racines dans le discrédit des utopies et l’incapacité de la gauche d’offrir une alternative inspirante au néolibéralisme. S’il y a une part de vérité dans cette idée, elle me semble aussi comporter un risque : celui de sous-estimer la résonnance des politiques propres à l’extrême-droite au sein de l’électorat. Ainsi, bien que Traverso affirme sans hésitation que le Front national est raciste, il sous-entend que c’est l’incapacité de la gauche d’incarner de nouvelles utopies, et non le racisme, sa légitimation dans l’espace public par les partis établis et l’adoption de ses formes plus subtiles par le FN, qui expliquent son succès.

Dans Mélancolie de gauche, publié en 2016 (La Découverte), Traverso plaide pour la poursuite d’une tradition peu connue : la gauche des vaincus. Celle-ci, qu’il est possible de faire remonter au Marx de l’exil et qui compte dans ses rangs Trotski, Benjamin et bien d’autres, aurait profité de la perspective critique à laquelle ouvre la défaite pour offrir un regard lucide sur le monde. Exclue du pouvoir, cette gauche n’a pas d’autorité à justifier, ce qui lui permet d’échapper aux dogmes idéologiques qui ont gangrené le mouvement communiste au cours du XXe siècle. Enzo Traverso, héritier légitime de cette tradition, fait généralement preuve d’une réflexivité critique exemplaire dans ses travaux sur des enjeux particulièrement sensibles. Sa thèse expliquant la montée de l’extrême-droite par la fin des utopies constitue malheureusement un rendez-vous manqué à cet égard. Plutôt que de profiter de l’occasion pour souligner et expliquer l’incapacité de la tradition communiste à inculquer une culture antiraciste durable au sein de la classe ouvrière, l’historien ramène la discussion sur un terrain trop confortable pour la gauche marxiste : la critique du caractère globalisant du capitalisme et du libéralisme, qui lui permet d’éviter une réflexion critique sur les stratégies adoptées à la gauche de la gauche. Le lecteur excusera cet angle mort dans la réflexion d’un auteur des plus stimulants intellectuellement. Souhaitons par ailleurs que Les nouveaux visages du fascisme soit la première étape dans une réflexion à long terme sur le phénomène post-fasciste qui, lui, ne semble pas sur le point de s’estomper.