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La constatation des faits liés au pays d’origine du demandeur d’asile est un élément essentiel des procédures de détermination du statut de réfugié, à la fois pour établir la situation sociale et politique générale qui y règne et les circonstances particulières aux cas individuels (Thomas, 2011 ; Rosset, 2015). Le savoir disponible sur les pays d’origine participe notamment à l’évaluation du bien-fondé de la crainte du requérant d’être persécuté en cas de retour dans son pays ou de la compatibilité d’un renvoi avec le principe de non-refoulement. Il est également mobilisé dans l’évaluation de la crédibilité du récit du demandeur en permettant aux acteurs étatiques de confronter ce récit à des connaissances disponibles sur les pays d’origine : ce lieu, cet événement, cette tradition que le demandeur mentionne existent-ils et sont-ils bien tels qu’il les décrit ?

La plupart des administrations chargées des décisions en matière d’asile dans les pays occidentaux disposent d’unités spécifiquement dédiées à la production et la circulation d’informations sur les pays d’origine. L’activité de ces unités s’est développée au cours des trente dernières années en un champ de pratiques professionnelles et un domaine de savoir à part entière (Engelmann, 2015), objectivés sous l’acronyme COI pour country of origin information (Good, 2015). Une norme fondamentale ayant structuré le développement des COI est celle de la séparation entre la production de savoir et son utilisation dans la prise de décision lors de la détermination du statut de réfugié.

Cette séparation se manifeste dans un ensemble de normes, de procédures, de discours et de stratégies organisationnelles qui constituent un dispositif complexe, une véritable « infrastructure de distanciation » de la production des COI vis-à-vis des procédures d’asile. Le présent article se penche sur l’infrastructure de distanciation dans laquelle évolue l’unité COI norvégienne Landinfo.

Objet d’une démarche inductive, l’analyse confronte des données de natures différentes, issues de divers types de sources écrites (bases juridiques, rapports administratifs, débats parlementaires, articles de presse, produits COI[2]) et d’entretiens menés avec le chef de Landinfo et deux analystes-pays[3] de l’unité. Ces données ont été récoltées entre septembre 2015 et avril 2016, notamment au cours d’un séjour de recherche en Norvège effectué en janvier et février 2016. Les trois entretiens semi-directifs, menés en anglais, ont eu lieu durant cette période dans les bureaux de Landinfo[4].

L’article est divisé en deux parties. La première offre une contextualisation théorique et thématique. Elle développe la notion d’infrastructure de distanciation, définie comme un dispositif participant à l’écologie des COI comme situation d’expertise, avant de discuter du lien entre la norme de distanciation des COI et la légitimité des institutions et des individus impliqués. La seconde partie expose et analyse les composantes multiples de l’infrastructure de distanciation des COI de la procédure d’asile en Norvège.

Situations d’expertise et légitimité

L’écologie de la production d’expertise

Malgré un intérêt croissant pour les modalités de qualification, de production et d’utilisation de savoirs experts à travers diverses approches disciplinaires[5], une littérature cohérente peine à émerger, ne serait-ce qu’en raison de la polysémie des notions d’expert et d’expertise. Afin de dépasser ce problème et d’atteindre une compréhension plus subtile de l’expertise en action, les promoteurs d’une approche « pragmatique, écologique et politique » de l’expertise incitent à aborder tout d’abord les pratiques d’expertise par leur contexte, « d’étudier le travail des experts dans la variété des situations où il se déroule » (Barbier et al., 2013 : 15).

Aborder la production de savoir par le contexte n’est pas spécifique à l’approche écologique qui est adoptée dans le présent article. Diverses traditions de l’étude de la production du savoir telles que la sociologie des sciences, l’anthropologie des connaissances ou les sciences cognitives ont en commun d’avoir « contribué à incarner l’activité de pensée, à la situer dans des pratiques, dans des lieux, dans un monde d’objets » (Latour, 1994 : 587). La métaphore écologique puise plutôt son intérêt dans l’appareil méthodologique qu’elle offre. Atsushi Akera (2007 : 419) propose une représentation par couches des contextes de production de savoir dont les différents niveaux – notamment l’histoire, les institutions, les organisations, les artefacts et les acteurs – contiennent des éléments liés à un ensemble plus large par des relations métonymiques. Une écologie du savoir requiert donc d’identifier les liens entre objets et sujets présents dans les différentes couches de l’environnement au sein duquel ce savoir est produit (ibid. : 418).

En se concentrant sur un aspect particulier des contextes dans lesquels se pratiquent les COI – celui de la norme de séparation entre les COI et la procédure d’asile –, il s’agit de révéler les liens entre des éléments hétéroclites d’une infrastructure cohérente de distanciation. L’infrastructure dont il est question ici peut donc être comprise comme un dispositif foucaldien que l’on peut mettre à jour par la mise en réseaux d’éléments matériels et discursifs (Foucault, 1994 : 299). Le dispositif n’est pas seulement la « concrétisation d’une intention au travers de la mise en place d’environnements aménagés » (Peeters et Charlier, 1999 : 18), mais aussi un lieu de perpétuation et de consolidation de ces environnements par les discours et les pratiques. L’approche écologique permet de distinguer les niveaux dans lesquels se situent les éléments du dispositif.

L’identification et la description d’un tel dispositif posent enfin la question de sa fonction. Le rôle de la distance dans les processus administratifs peut essentiellement être abordé selon deux angles, tous deux liés à des caractéristiques de l’organisation bureaucratique moderne idéaltypique de Max Weber (1971) : l’impersonnalité des fonctions et le rationalisme par la division du travail. Premièrement, la distance peut être envisagée comme un outil de détachement moral et de diffusion de la responsabilité individuelle. Elle est alors un instrument de médiation permettant aux acteurs individuels de séparer leurs actions des conséquences de ces actions (Bauman, 1989)[6].

La seconde fonction de la distance – celle qui est au centre du présent article – est liée à la notion de légitimité. Le recours à un savoir expert permet aux organisations de renforcer leur légitimité en indiquant qu’elles adoptent les atours de modes rationnels de prise de décisions (Boswell, 2009 : 11). Séparer les sites de production des COI de ceux de leur utilisation signale et matérialise l’autonomie des producteurs de savoir du contexte politique sensible dans lequel ce savoir est produit, le protégeant de pressions qui tendraient à le biaiser. La distance peut donc renforcer la légitimité de l’ensemble de la procédure d’asile et des institutions responsables. Il s’agit d’une légitimité que les sociologues néo-institutionnalistes qualifient d’externe (Brunsson, 2002), liée à la capacité d’une organisation de démontrer que ses normes, structures et actions sont conformes aux attentes de ce que serait son comportement approprié (Boswell, 2009 : 43). Toutefois, les organisations éprouvent également le besoin d’assurer une légitimité interne qui passe par le développement et la reproduction permanente de normes et de croyances (ibid. : 42).

La fonction de l’infrastructure de distanciation ne doit donc pas être abordée uniquement en tant que renforcement de la « légitimité institutionnelle » du système d’asile norvégien en général et de Landinfo en particulier. Son impact sur la « légitimité individuelle » des producteurs de COI doit aussi être examiné.

Les COI et la norme de distanciation

Les normes et les « bonnes pratiques » liées à la production des COI ont largement été thématisées et définies au niveau intergouvernemental, notamment européen. Cela s’explique par le fait que les unités nationales se sont développées en parallèle et en interaction. Dès la création des premières unités COI[7] dans certaines administrations d’asile européennes au milieu des années 1980, certaines formes de collaboration internationale et de réflexion commune sur la nature, le rôle et la forme des COI se sont développées. En 1989, un premier colloque sur les COI a notamment réuni à Dardagny (Suisse) des représentants des administrations responsables de l’asile de plusieurs pays européens, des États-Unis, du Canada et de l’Australie afin d’échanger sur les expériences nationales et de développer des collaborations étatiques (HCR, 1988 : 19). L’année suivante, un séminaire international organisé par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à Évian abordait diverses thématiques en lien avec la nature et les objectifs des COI, ainsi que les étapes de la procédure d’asile dans lesquelles elles sont mobilisées (HCR, 1990)[8].

Ces collaborations s’intensifient au tournant du millénaire[9], notamment en lien avec le développement d’un système d’asile communautaire européen. Dans l’optique d’un système basé sur l’équivalence des procédures nationales se développe une forte volonté d’uniformisation de l’information sur les pays d’origine. La directive européenne dite « de qualification » de 2004 instaure l’obligation légale de recourir aux COI[10]. La période de préparation de cinq ans de cette directive est particulièrement intense en études, formations et conférences sur les COI organisées par des acteurs divers (organisations non gouvernementales, gouvernements, organisations internationales) (ICMPD, 2002 ; 2006).

La tendance à l’uniformisation ne s’est pas limitée à définir le besoin d’institutionnaliser les COI dans les procédures d’asile ; elle s’est aussi traduite par une réflexion sur la méthodologie et les contenus des COI, ainsi que sur leur utilisation. Plusieurs organismes étatiques (IRB-CISR, 2007), interétatiques (HCR, 2004 ; UE, 2008) ou de la société civile (ACCORD, 2006) ont défini des bonnes pratiques pour la production des COI. Ces documents soutiennent qu’il est primordial que l’information soit produite de manière indépendante de la procédure et qu’elle ne comporte pas d’évaluation juridique guidant les décisions. Le document le plus souvent cité, intitulé « Lignes directrices communes à l’UE pour le traitement de l’information sur le pays d’origine (COI, Country of Origin Information) », a été rédigé conjointement par plusieurs unités COI nationales[11]. Robert Gibb et Anthony Good notent que ces lignes directrices produites par des praticiens des COI « focus less upon the intrinsic weight and reliability of COI than on how, and by whom, that COI is “processed” » (2013 : 312). Comme le stipulent les lignes directrices, « Afin de satisfaire les critères d’objectivité et d’impartialité requis, il conviendrait également, chaque fois que cela est possible, de préserver l’indépendance du traitement et de la production de la COI par rapport au processus de prise de décision et de définition de la politique d’asile » (UE, 2008 : 6).

Cet extrait est commenté en note de bas de page de la manière suivante : « selon le HCR […], il y va de la crédibilité et de l’autorité de la COI » (ibid.). La citation se réfère à un document du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés dans lequel l’agence émet en effet l’opinion que la fiabilité des données produites comme COI ne garantit pas l’autorité et le respect accordés à ces données (HCR, 2004 : 17). Il ne suffit donc pas que le savoir produit corresponde aux critères de qualité établis, mais il importe également que cette qualité puisse être reconnue. La remise en cause de l’autorité de l’information utilisée met en doute la crédibilité de l’ensemble du processus. Selon le HCR (ibid. : 17-18), cette remise en cause doit dès lors être évitée par les États en garantissant l’indépendance substantielle et factuelle (ou organisationnelle) des producteurs de COI.

La légitimité du savoir produit se confond donc avec celle des acteurs qui le produisent, des procédures qu’il sert et, par conséquent, des institutions étatiques elles-mêmes. Ainsi, l’infrastructure de distanciation sert également d’élément de langage dans ce que Nils Brunsson (2002) appelle le talk organisationnel. Selon celui-ci, les organisations doivent non seulement être en mesure de remplir leurs objectifs, mais aussi de refléter certaines normes et valeurs à travers leurs structures formelles et leur rhétorique. L’institutionnalisation et la professionnalisation des COI participent à la construction de la crédibilité des institutions seulement dans la mesure où la production des COI se situe dans un cadre perçu comme indépendant. La norme de distanciation présente à un niveau international et idéationnel est intimement liée à la légitimité des processus décisionnels.

L’infrastructure norvégienne de distanciation

Pour appréhender les dispositifs de distanciation qui matérialisent la norme de la séparation entre la production de savoir COI et l’évaluation des demandes d’asile, il faut quitter le niveau de la « communauté COI » transnationale et se pencher sur celui des systèmes nationaux. En effet, c’est à ce niveau que se situe l’essentiel des pratiques au centre de cet article et chaque unité COI chemine dans un contexte national particulier. D’un « régime de détermination du statut de réfugié » (Hamlin, 2014 : 9) à l’autre, les structures organisationnelles, ressources et pratiques dans lesquelles s’inscrivent la production et la circulation des COI varient considérablement (ICMPD, 2006 ; Gyulai, 2011 ; Engelmann, 2015). L’infrastructure de distanciation prendra donc dans chaque cas une forme spécifique, révélatrice d’« écologies » différentes.

Le cas qui fait l’objet de la présente analyse est celui de l’unité COI norvégienne, Landinfo. En tant que pays non membre de l’Union européenne, la Norvège n’est pas liée par les directives européennes en matière d’asile. Partie prenante des accords de Dublin, elle a cependant cherché à aligner ses politiques d’asile sur celles des autres pays européens (Liodden, 2017 : 9)[12]. La Norvège est membre associé du Bureau européen de soutien en matière d’asile (BEAA/EASO) dont la coopération en matière de COI a été une activité phare depuis sa création en 2011. Les collaborateurs de Landinfo sont actifs dans ce réseau, comme ils l’ont été dans ceux qui l’ont précédé (par exemple Eurasil et European Country of Origin Sponsorship), ainsi que dans d’autres réseaux internationaux, notamment les Consultations intergouvernementales sur les politiques concernant le droit d’asile, les réfugiés et les migrations (CIG/IGC), dont le groupe de travail sur les COI existe depuis le milieu des années 1990.

Dans le paysage des unités COI européennes, Landinfo se distingue par son autonomie organisationnelle, par sa politique relativement ancienne de publication de ses recherches en ligne[13], ou encore par le nombre important de missions de récolte d’informations dans les pays d’origine (fact-finding missions) qu’entreprennent ses analystes. Il m’a personnellement été possible de constater la très bonne réputation de Landinfo au sein de la « communauté COI », un interlocuteur qualifiant même l’unité de « Rolls-Royce des COI ».

L’unité emploie 29 personnes : un chef, 21 analystes-pays, quatre documentalistes, deux assistantes administratives et une responsable de la base de données (Landinfo, n.d.a[14]). Les analystes-pays ont tous une formation universitaire dans les sciences sociales ou, pour une minorité, en langues orientales[15]. Au sein de Landinfo, les analystes-pays sont divisés en quatre sections géographiques : Afrique ; Asie ; Moyen-Orient ; Europe, Asie centrale et Amérique latine (ibid.).

L’analyse de l’infrastructure de distanciation de Landinfo vis-à-vis de la procédure d’asile est organisée selon quatre dimensions qui décrivent la manière dont elle est institutionnalisée sur le plan organisationnel, localisée dans l’espace, reproduite dans les pratiques et activement communiquée. Lorsque cela est utile, le cas de Landinfo est mis en perspective avec ceux d’autres unités COI européennes afin d’illustrer les spécificités de l’infrastructure de distanciation norvégienne. Avant d’entrer dans le vif du sujet, la section suivante présente les tâches de Landinfo liées à la procédure d’asile norvégienne[16].

Landinfo et le système d’asile norvégien

Dans le système d’asile norvégien, l’administration responsable des décisions en matière d’asile est le Directorat de l’immigration (Utlendindsdirektorat – UDI). Une assistance juridique est offerte aux personnes dont la demande d’asile est rejetée et celles-ci peuvent faire appel auprès de la Commission de recours en matière d’immigration (Utlendingsnemnda – UNE). Une décision négative de l’UNE peut à son tour faire l’objet d’un appel auprès du système judiciaire ordinaire aux niveaux local et régional, ainsi que d’un recours en cassation auprès de la Cour suprême (Schjatvet, 2014 : 124)[17].

Les informations de Landinfo peuvent être sollicitées par les autorités à chacune de ces étapes. Les COI sont générées et transmises sous diverses formes, le plus souvent écrite mais également orale dans certaines situations. Des notes thématiques approfondies (temanotater) analysent des thèmes majeurs liés à la situation dans un pays. Des exemples récents de telles notes sont intitulés : « Syrie : service militaire – annulation, report et exemption », « Éthiopie : manifestations estudiantines jusqu’en 2014 », ou encore « Albanie : documents de voyage et d’identité »[18]. D’autres rapports plus concis (respons) répondent à des questions spécifiques pour lesquelles les autorités migratoires norvégiennes ont besoin d’information[19].

Ces deux types de produits COI sont, sauf exceptions liées à la confidentialité de certaines sources ou informations, accessibles publiquement sur le site Internet de Landinfo. Les analystes-pays répondent également à des questions plus particulières, souvent liées à des cas spécifiques et posées directement par les personnes responsables des décisions en matière d’asile à l’UDI. Elles peuvent faire l’objet d’une discussion téléphonique ou d’un échange de courriels. À titre indicatif, l’unité a produit 36 notes thématiques, 91 respons et répondu à plus de 1600 demandes par courriel en 2016 (Landinfo, 2017 : 8-9).

Les cinq documentalistes de Landinfo sont responsables de mettre à jour la base de données Landdatabasen. Cette base de données, accessible par les employés de l’UDI et du ministère de la Justice, contient différents types de documents sur 102 pays (rapports officiels ou d’organisations de la société civile, articles de presse, etc.).

En plus des formats écrits, les informations sur les pays d’origine font également l’objet d’une circulation orale. Les analystes-pays effectuent des présentations destinées aux divers acteurs des autorités migratoires norvégiennes (121 en 2016), ainsi que des comptes rendus des voyages effectués dans les pays d’origine (fact-finding missions). Enfin, les analystes-pays comparaissent également comme témoins experts dans les séances de l’UNE et lors d’audiences devant les cours de justice (respectivement 145 et 134 fois en 2016) (Landinfo, 2017 : 10). Ils peuvent être cités à comparaître à la demande de l’une ou l’autre des parties.

Une distanciation institutionnalisée

Si Landinfo est à disposition de l’ensemble des acteurs institutionnels du système d’asile norvégien[20], l’unité se situe sur le plan organisationnel au sein de l’UDI. Cet état de fait résulte directement d’un choix effectué lors de la création de l’unité en 2005 initiée sous l’impulsion de la ministre du Gouvernement local et du Développement régional[21] dont dépendait alors l’UDI. Celle-ci a mutualisé les ressources en personnel dédiées à la production de COI de l’UDI et de l’UNE, à savoir les cinq analystes-pays de l’UNE et les sept analystes-pays, les trois documentalistes et le chef de l’unité COI de l’UDI.

La création d’une « unité de savoir sur les pays » (landkunnskapsenhet) a été proposée en janvier 2004 dans le cadre d’une réforme du système de contrôle migratoire qui a fait l’objet d’un rapport gouvernemental au Parlement – Melding til Stortinget (ou Stortingetsmelding [Message au Parlement]). Ce document décrit sommairement l’argumentaire pour changer le système qui prévalait jusque-là pour les COI, ainsi que les contours de la nouvelle unité.

Le principal argument en faveur d’une structure unique évoqué dans le document est le risque de confusion que pourraient causer des différences dans l’évaluation de la situation dans les différents pays et régions. Une discordance entre les savoirs des deux instances de la procédure d’asile risquerait de créer un quiproquo pour les plaignants et leurs représentants juridiques lors de la préparation des recours. Une source de savoir unique participerait, au contraire, à des pratiques plus uniformes entre les différents niveaux de la demande d’asile (Norvège, 2004a : 24-45). Lors des débats parlementaires, cette logique a été contestée par des députés de deux partis minoritaires qui y voyaient une réduction de la sécurité du droit (Norvège, 2004b)[22].

La possibilité de créer une nouvelle agence indépendante a été examinée, mais écartée pour deux raisons. D’une part, cela aurait induit des coûts de gestion plus importants. D’autre part, il a été considéré qu’une certaine proximité entre les analystes-pays et les agents responsables de décisions en matière d’asile permet aux premiers de mieux évaluer le type d’informations nécessaires grâce à une meilleure compréhension de la procédure, du droit et des arguments des demandeurs (Norvège, 2004a : 25-26).

Il est pertinent de revenir ici à la discussion sur les normes et les valeurs véhiculées par les structures formelles des organisations (Brunsson, 2002). Les structures délimitent non seulement les options, les choix, les apprentissages et les croyances des acteurs qui évoluent en leur sein, mais elles comportent aussi une dimension éthique. Une structure qui ne serait pas porteuse de sens quant au travail quotidien des individus ne permettrait pas de distinguer les actions des bureaucrates selon leur conformité avec la structure. Seule l’existence d’une « éthique de la structure » permet de définir les responsabilités des acteurs (Whitford, 2012 : 395).

Le choix fait par les autorités norvégiennes de séparer sur le plan organisationnel la production des COI de son utilisation peut donc être interprété comme un élément important de l’infrastructure de distanciation. Dans une représentation écologique, la structure organisationnelle est donc à la fois la matérialisation au niveau institutionnel de la norme de distanciation et un cadre définissant la conformité des actions des individus qui évoluent en son sein. Le choix d’une unité unique renforce en outre la légitimité du savoir produit puisque cela limite le risque d’incohérences et de remises en cause du savoir à l’intérieur des institutions.

Cependant, le Stortingetsmelding ne se limite pas à la description structurelle de la nouvelle unité COI. Il évoque également des modalités de fonctionnement de cette unité dans le système d’asile, notamment que la nouvelle unité doit être « académiquement indépendante », à savoir que ni l’UDI, ni l’UNE ne possède l’autorité de l’instruire sur la manière de présenter ou d’évaluer la situation dans un pays ou une région (Norvège, 2004a : 26). Le texte établit que la distanciation entre le site de production du savoir et celui de son utilisation était bien l’objectif des décideurs politiques. Ce document officiel n’est pas uniquement une source utile au chercheur pour identifier les logiques et les objectifs des décideurs politiques ; comme l’indique le chef de Landinfo, il institutionnalise également les fondements du mandat de l’unité :

A White Paper (“stortingsmelding” in Norwegian) defines the framework for our work, consisting of two pillars. The first pillar is Landinfo’s role, which is limited COI. That means that we do not have a role in decision-making and policy development. The White Paper clearly states the separation between the decision-making process and the process of generating COI. The other pillar for Landinfo is our independence. We cannot be instructed by anybody with respect to COI issues such as content or methodology.

Entretien réalisé le 22 janvier 2016

La mention écrite du mandat de Landinfo et de la séparation entre les COI et la prise de décision apporte une forte contribution à l’infrastructure de distanciation. Bien qu’un Melding til Stortinget n’ait pas force de loi – il sert à informer le Parlement de questions particulières et peut être débattu, mais n’est pas sujet à ratification[23] –, ce document offre une dimension quasi légale et tout au moins officielle à l’infrastructure de distanciation.

Une distanciation localisée

L’autonomie organisationnelle de Landinfo se matérialise également dans l’espace. Les bureaux de Landinfo se situent au troisième étage d’un immeuble commercial du centre d’Oslo, dans des locaux indépendants du reste de l’UDI et environ à égale distance entre les locaux de la première et de la seconde instance. Lorsque j’interroge le chef de Landinfo sur l’avantage de disposer de ses propres locaux, celui-ci m’indique que : « The fact that we are geographically separated from the decision-makers’ offices is important. We do not even have the same cantina ; we have our own kitchen. This may appear to be only symbolic, but it underlines our independence—not only for the case workers, but also for lawyers, journalists or NGO’s » (Entretien réalisé le 22 janvier 2016).

Cette situation géographique participe donc avant tout à la perception sociale de l’autonomie de Landinfo. L’importance de cette perception concerne non seulement les acteurs internes à la procédure, mais aussi externes, comme les journalistes et les organisations de la société civile. L’absence de lieu d’échanges informels avec les utilisateurs des COI (par exemple une cantine) renforce l’impression d’indépendance de Landinfo. Au-delà de la fonction symbolique de la distance géographique, une analyste-pays trouve des avantages pratiques à cette limitation des possibilités de contacts informels : « I don’t feel I interfere with their case processing at all. At all. And also we sit, you know, very separately from them so it’s not like they come in and ask us all the time “look at this case, what do you think ?” It used to be like that before we became that one unit, I think, but it’s not like that » (Entretien réalisé le 18 février 2016).

Cette personne ayant été engagée après la création de Landinfo, les raisons qui lui font dire que la situation aurait changé à ce moment-là ne sont pas claires. Toutefois, elle affirme clairement son sentiment que la séparation spatiale des producteurs de COI vis-à-vis de la procédure d’asile leur permet de diminuer le risque d’interférer dans la prise de décision en limitant les possibilités d’échanges informels, dont les modalités ne seraient pas réglées par les procédures en place.

Une distanciation pratiquée

Comment produire et communiquer une information en évitant de suggérer l’interprétation qui doit en être faite ? C’est en substance la question méthodologique que pose la distanciation des COI vis-à-vis des procédures d’asile. Cette question est au coeur de la pratique quotidienne des analystes-pays. Selon le chef de Landinfo, la capacité de ne pas déborder sur le domaine de la prise de décision reste la question dont l’équipe de Landinfo discute le plus souvent : « Since the establishment of Landinfo, one of the core themes we have discussed and elaborated on has been how to fill our role in order to be relevant to our users, but to avoid crossing the line to decision-making » (Entretien réalisé le 22 janvier 2016).

Malgré un rôle défini légalement et considéré comme bien compris par les différents acteurs du système (voir section suivante), la mise en application de ce celui-là reste un enjeu dans les pratiques quotidiennes. Tenir la posture, ne pas franchir la ligne dans la distribution d’information, est, selon mes trois interlocuteurs, particulièrement difficile lorsque les analystes-pays témoignent oralement devant une cour de justice. Cet aspect du travail des analystes-pays de Landinfo est spécifique à la procédure d’asile norvégienne, aucun de leurs homologues européens ne devant se présenter devant le tribunal. Le chef de Landinfo explique :

On the paper and in theory it appears easy to differentiate between COI and decision-making. But in daily work, for example, if the analyst provides oral witness statement in court, it can be more tricky to stay on the right side of the line between COI and decision-making. In most of the cases the judge wouldn’t know too much about the country in question, and it could be difficult for her/him to find out whether the appellant’s story is trustworthy, or whether it is safe to return a person to his/her home country. For the judge it can be tempting to ask the country expert of her/his opinion—but the analyst has to decline to comment on these questions.

Entretien réalisé le 22 janvier 2016

Une brèche potentielle de l’infrastructure de distanciation apparaît lorsque l’analyste-pays doit affirmer et défendre la posture que lui dicte le registre normatif de sa profession. Les attentes vis-à-vis de l’analyste-pays ne sont pas conformes au rôle distancié de la prise de décision. Il ne s’agit donc plus de se cacher derrière l’infrastructure de distanciation, mais de la défendre et la mettre en oeuvre dans la pratique.

Les enjeux propres à l’interaction avec les utilisateurs des COI ne proviennent pas uniquement d’attentes inopportunes de ceux-ci ou de situations sociales particulières comme une audition en salle d’audience. Une analyste-pays explique comment « rester dans son rôle » peut se manifester dans la production écrite, à travers des choix de vocabulaire :

We have discussions on language : do we use terminology that can be understood from a legal perspective ? How do we use words like “torture” ? When we say “torture,” do we say what that means ? Do we qualify something to being “torture” or not ? Or do we say “according to” or “Amnesty International refers to it as…” ? So we have long discussions on single words and what they might be interpreted as saying.

Entretien réalisé le 11 février 2016

Afin d’éviter de déborder de leur rôle et d’entrer dans le terrain décisionnel, les analystes-pays doivent donc prendre en compte la manière dont les mots qu’ils utilisent seront interprétés par leurs clients. Ici, la norme de distanciation intervient au seuil de l’interaction, puisqu’il s’agit pour eux non seulement de rester dans le cadre de leurs prérogatives, mais aussi de s’assurer que les autres acteurs partagent cette impression. Lors de ses recherches au sein des tribunaux d’asile britanniques, Anthony Good (2007) a également noté l’importance du vocabulaire dans la division des rôles entre producteurs et utilisateurs du savoir. Dans le cas qu’il analyse, les pourvoyeurs d’informations sur les pays d’origine ne sont pas des chercheurs COI professionnels, mais des universitaires (principalement des anthropologues) appelés à comparaître devant la justice comme témoins experts. Good rapporte les méprises induites par l’utilisation par les anthropologues de termes tels que crédibilité. « Whereas the academic contexts “plausibility” and “credibility” may seem virtually interchangeable, in legal circles “credibility” is a term of art, a judgment which only the court is entitled to make » (2007 : 199). Outrepasser son rôle par de telles maladresses de langage peut disqualifier un expert et, par ricochet, son expertise aux yeux des juges (ibid.).

Le sens que les utilisateurs des COI peuvent attribuer à certaines expressions et la manière dont ils les interpréteront juridiquement engagent donc les producteurs de ce savoir. Afin de maintenir la séparation entre la production de savoir et la prise de décision, ceux-ci doivent connaître le vocabulaire de la procédure. La capacité des analystes-pays à opérationnaliser la distanciation est donc également liée à leur niveau de compréhension de la procédure d’asile. Cela soulève un certain paradoxe, puisqu’une meilleure connaissance de la procédure peut permettre de mieux s’en distancier. Il est intéressant de noter que sur les 21 analystes-pays de Landinfo, au moins huit ont une expérience antérieure dans l’évaluation des demandes d’asile, au coeur de la procédure (Landinfo, n.d.a)[24].

Cette section a montré qu’au sein de l’unité COI norvégienne, la norme de distanciation fondamentale pour les COI n’est pas considérée comme un acquis. Elle fait l’objet d’une reproduction que les analystes-pays appliquent dans leurs pratiques quotidiennes. La thématisation de la question du rôle du producteur de COI, à travers les discussions et les développements méthodologiques, démontre le rôle proactif que jouent ces acteurs dans la construction et la reproduction de l’infrastructure de distanciation entre les COI et la procédure d’asile. La section suivante se penche sur cette question.

Une distanciation communiquée

Le travail de distanciation vis-à-vis de la procédure d’asile ne se reflète pas uniquement dans la production de COI – il possède aussi une dimension communicative. Celle-ci intervient autant à l’interne, vis-à-vis des divers acteurs du système d’asile norvégien, qu’à l’extérieur de celui-ci.

Bien que la pratique professionnelle des analystes-pays nécessite, comme l’a montré la section précédente, de défendre sa posture dans l’interaction avec les autres acteurs, la clarification des rôles et la gestion des attentes font également l’objet d’un travail de l’institution. Landinfo a notamment introduit un système de formation systématique destiné aux fonctionnaires de l’UDI responsables des décisions d’asile dont le chef de l’unité explique qu’il s’agit d’un outil d’apprentissage des rôles : « We have designed e-learning modules for our users in order to clarify Landinfo’s role and to make it easier for them to use our services according to our role » (Entretien réalisé le 22 janvier 2016).

La norme de séparation des rôles fait donc l’objet d’un apprentissage institutionnalisé. Mes interlocuteurs s’accordent pour dire que leur rôle est bien compris par leurs clients de l’UDI. Une analyste-pays ajoute que ceux-ci sont « disciplinés » (« they are very disciplined with regard to when they should ask us questions or not »). Elle relate aussi l’évolution récente de la compréhension du rôle des COI parmi les juges de l’UNE :

The judge is always very aware of the way the questions should be asked […] and that has changed also, I think, in these years I have been working here. When I came in 2008, […] they were not always thinking so consequently about that as they are now. I think it has happened a lot in the Appeal’s Board during those years. They have become more aware. I think because [the head of unit] has regular meetings with the Appeal’s Board. And they discussed these things. And we had the appeal’s board coming here and have meetings with some of us, like me for instance we have had a lot of dialogue on how to address questions.

Entretien réalisé le 18 février 2016

Le rappel du rôle de Landinfo ne se fait pas uniquement dans l’interaction avec les clients de l’UDI ou de l’UNE. Il est également communiqué de manière systématique à l’intention de l’extérieur. Chaque rapport thématique est précédé d’un avertissement en norvégien et en anglais déclarant que l’information contenue a été collectée et analysée selon les critères de qualité reconnus pour les COI ainsi que les lignes directrices internes de Landinfo sur l’analyse des sources et de l’information. Il y est également précisé : « Country of Origin Information presented in Landinfo’s reports does not contain policy recommendations nor does it reflect official Norwegian views. » Les documents respons aussi contiennent ce genre d’avertissement.

Le site Internet de Landinfo sur lequel ces rapports sont publiés indique pareillement à plusieurs endroits son indépendance vis-à-vis des autorités migratoires et présente le Stortingsmelding comme étant la source de sa création (Landinfo, n.d.a). Il comporte en outre une section intitulée « COI Practices » (Landinfo, n.d.c) qui décrit les méthodes de collecte et de présentation de l’information, d’analyse des sources et des informations, ainsi que le processus éditorial et d’assurance qualité des recherches. Cette section contient aussi trois documents méthodologiques propres à Landinfo et quatre documents de sources internationales (ibid.). Cette transparence est d’ailleurs mise en avant par le chef de l’unité : « If you want to learn more about the methodology and the content of our work, you are invited to visit our homepage. Both our guidelines on source and information analysis and our reports are accessible on Landinfo.no » (Entretien réalisé le 22 janvier 2016).

Cette transparence et la manière proactive dont elle est communiquée peuvent être perçues comme un élément de plus dans le dispositif de distanciation vis-à-vis de la procédure d’asile. Il y est écrit que si Landinfo est responsable du savoir qu’elle produit, l’unité ne peut être tenue responsable de l’interprétation qui est faite de ces informations dans le processus de prise de décision. D’ailleurs, l’interprétation générale de l’information sur les pays aux fins de la procédure est disponible sur le site de l’UDI, dans des documents intitulés praksisnotater qui définissent la pratique de l’administration pour les différents pays d’origine[25]. Ainsi, l’évaluation externe de la pratique de l’administration en matière d’évaluation des demandes d’asile en provenance d’un pays donné peut également être séparée de l’information sur laquelle elle se base. De potentielles critiques doivent être dirigées soit vers les COI, soit vers leur interprétation juridique.

La période de mon séjour de recherche à Oslo, au début de 2016, coïncidait avec une controverse sur la décision du gouvernement de renvoyer des demandeurs d’asile qui étaient entrés en Norvège par sa frontière septentrionale avec la Russie vers ce pays qu’il considérait comme un « pays tiers sûr ». Lors d’un débat à la télévision publique entre des opposants à cette nouvelle politique et la ministre de l’Immigration, le dernier rapport de Landinfo sur le système d’asile en Russie a été projeté comme élément introductif, formant la base « factuelle » pour la discussion. Les participants des deux bords s’y sont référés fréquemment pour avancer leurs arguments respectifs, sans jamais en questionner le contenu (NRK TV, 2016). Mon entretien avec le chef de Landinfo a eu lieu le jour suivant ce débat. Il s’y est référé pour illustrer la position de Landinfo dans le débat public comme source d’information fiable et respectée.

Distanciation et légitimité

Les informations sur les pays d’origine constituent un site particulier de production de savoir expert. Agissant dans le domaine politiquement sensible de l’asile, leur production fait l’objet d’une attention publique particulière. La perception sociale d’une production indépendante est essentielle pour ancrer l’autorité et la légitimité des acteurs et des institutions. L’infrastructure de distanciation participe à cette légitimité en signalant, sinon en permettant, la production indépendante d’un savoir objectif et neutre.

En reprenant la métaphore écologique, il apparaît que l’infrastructure norvégienne de distanciation est perceptible à travers les multiples couches de l’environnement dans lequel évoluent Landinfo et ses employés. Elle est perceptible sur les plans international et idéationnel dans la norme de distanciation qui caractérise une « bonne pratique » acceptée en termes de COI. Elle est matérialisée dans des documents officiels régissant les règles et les structures institutionnelles qui conditionnent la production de COI. Elle est renforcée et reproduite par l’unité Landinfo elle-même dans sa communication à l’interne et à l’externe du système d’asile norvégien. Enfin, elle se manifeste dans les discours et les pratiques au niveau des individus. Pour reprendre, hors de son contexte, l’expression du chef de Landinfo, l’analyse démontre que son équipe possède « sa propre cuisine » – elle jouit d’un espace symbolique et matériel situé hors de la procédure d’asile.

En jouant sur les mots, on peut ajouter que Landinfo a sans doute aussi sa cuisine interne, ses procédures, ses règles informelles et ses routines. Ces aspects qui participent aussi à l’expansion ou à la contraction de l’infrastructure de distanciation ne font pas l’objet de la présente analyse. Toutefois, la description de l’infrastructure de distanciation laisse aussi apparaître des zones de tension potentielles au sein desquelles la norme de distanciation est mise à mal. L’une d’entre elles concerne la contradiction apparente entre le besoin de connaître les utilisateurs des COI et celui de s’en distancier. En effet, pour évaluer la manière dont l’information produite sera utilisée et interprétée, les analystes-pays doivent connaître le fonctionnement et le langage de la procédure. Leur capacité de se distancier est donc tributaire d’une certaine proximité. Une autre zone de tension se situe dans l’interaction avec les utilisateurs des COI et plus particulièrement lorsque les analystes-pays interviennent comme témoins experts dans les tribunaux. Ces situations sociales particulières peuvent pousser l’analyste-pays à « franchir la ligne » entre savoir et évaluation.

L’infrastructure de distanciation n’est donc pas acquise. Si elle cadre les pratiques des producteurs d’expertise, elle requiert aussi que ceux-ci la reproduisent et la renforcent. Les discours de mes interlocuteurs et les pratiques qu’ils m’ont rapportées démontrent que leur forte adhésion à la norme de distanciation et leurs efforts pour la mettre en pratique ne sont pas l’effet inconscient de discours internalisés. Il s’agit bien davantage d’une activité consciente et proactive.

La cohérence manifeste entre les normes, les structures, les discours et les pratiques peut s’expliquer par les intérêts convergents des différents niveaux et acteurs. L’indépendance reconnue de l’analyste-pays rejaillit sur son autorité comme producteur de savoir et sur la légitimité des COI produites pour les procédures d’asile. Les décisions administratives en ressortent légitimées, ainsi que les institutions qui en sont responsables.

Il existe toutefois aussi un risque inhérent à une structure de légitimation aussi aboutie et cohérente. La création d’une seule unité de production de COI dans le système d’asile norvégien a limité les possibilités de production de savoir contradictoire à l’intérieur même de ce système. L’absence de contradiction interne et le haut degré de légitimité externe, dont atteste l’épisode du débat télévisé, comportent également le risque que le savoir produit ne fasse plus du tout l’objet de remise en cause et gagne un statut hégémonique et indiscutable.

Une récente analyse de 150 cas de recours concernant des décisions de l’UNE auprès de la Cour de district d’Oslo a par exemple révélé que le tribunal accordait une très grande confiance aux informations produites par Landinfo, au détriment notamment d’autres sources de savoir possiblement contradictoire (Kirkeby Hauge, 2016). L’étude cite notamment un arrêt déclarant que Landinfo joue un rôle « plus neutre » que le HCR, présenté comme un groupe d’intérêt (interesserorganisasjon), ce qui implique que le savoir produit par l’unité norvégienne doive se voir accordé plus de poids que celui produit par l’agence onusienne (ibid. : 31). L’importance cruciale donnée au rôle de la source d’information dans le monde de l’asile au détriment de l’évaluation de l’information elle-même révèle comment la construction de la légitimité d’un savoir se réalise par sa mise en contexte.