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Les entreprises sont de plus en plus sollicitées par leur environnement, voire également par leurs propres salariés parfois, afin de s’engager dans le soutien de causes sociales, culturelles, environnementales, quand elles ne sont pas elles-mêmes désireuses de le faire. Le mécénat s’inscrit dans ce mouvement. Dispositif aujourd’hui bien balisé en France par une loi en 2003, qui relève d’une pratique néanmoins ancienne, cette dernière reste encore relativement peu diffusée ainsi en 2015 seules 14 % des entreprises utilisent le dispositif du mécénat[1].

Nous proposons à travers ce papier d’enrichir la conception que l’on peut avoir du mécénat d’entreprise. De montrer en particulier qu’une compréhension simplement instrumentale, qui prédomine en gestion et qui tend à faire du mécénat un outil de communication, peut-être dépassée et qu’au-delà du simple outil de gestion on a affaire également à un condensé politique.

Dans cette optique nous nous appuierons sur les travaux d’Albert Otto Hirschman (AOH) et principalement sur ceux issus de Bonheur privé, action publique (BPAP) et Les Passions et les intérêts (PI), sans pour autant que cela soit limitatif. En effet, l’auteur a utilisé les mêmes concepts dans des ouvrages différents. Ainsi la déception et la défection sont-elles aussi présentes dans BPAP alors que ces concepts sont initialement développés dans Défection et prise de parole (DPP) (1995). De même BPAP fait suite à la publication de Les passions et les intérêts (PI) (1980), ouvrage qui représente une approche plus historique de la dichotomie privé/public. Nous chercherons donc à savoir comment le modèle présent dans BPAP et les concepts de PI peuvent être utilisés pour éclairer cette réflexion sur le mécénat d’entreprise. De même l’approche développée dans PI permet elle aussi d’éclairer le mécanisme du mécénat et les débats qu’il génère.

Le choix de se focaliser sur BPAP et PI tient au fait que la pratique du mécénat est une action dont la dimension publique est bien évidente dans la plupart des cas. Parallèlement elle met en jeu des décisions qui sont prises, si ce n’est dans un cadre complètement privé, du moins dans un contexte qui implique à un moment une dimension publique. En d’autres termes, nous avons affaire à une pratique publique participant à l’intérêt général tout en étant menée dans le cadre d’organisations dont la préoccupation reste quand même – et normalement – centrée sur des intérêts privés au départ. Simultanément la mobilisation de la notion d’intérêt général peut être éclairée par PI qui fait la généalogie ou l’histoire des intérêts au sens large et montre comment cette notion a elle-même évolué.

Le présent travail s’appuie sur une méthodologie qualitative ayant combinée une série d’entretiens avec des intervenants du mécénat (mécènes et donataires[2]) qu’ils soient décisionnaires au sein d’entreprises ou de structures bénéficiant des dons d’entreprises[3]. Ces entretiens ont été complétés par une approche documentaire ainsi qu’ethnographique consistant en une participation à des événements organisés autour du mécénat. Le cadre dans lequel ces travaux ont été réalisés est celui des entreprises françaises.

Parallèlement la littérature académique a été explorée autour de plusieurs thèmes liés au mécénat, la philanthropie, la responsabilité sociale des entreprises principalement. Compte tenu de certaines particularités du contexte français sur le mécénat (exposées plus loin), la littérature anglo-saxonne s’avère elle marquée par un modèle différent de fonctionnement. Ainsi sur la RSE, dans laquelle le mécénat peut s’inscrire, est fortement empreinte par le contractualisme des parties prenantes (Gilormini, 2012) de même le mécénat en France est structuré autour de la notion d’intérêt général dont l’approche diffère globalement du contexte anglo-saxon.

Une pratique d’intérêt général aux formes variées : périmètre et définition

Le mécénat est un dispositif par lequel « un soutien matériel est apporté, sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire, à une oeuvre ou une personne pour l’exercice d’activités présentant un intérêt général[4] ». Ce mécanisme a connu en 2003 dans le sillage de la Loi relative au mécénat, aux associations et aux fondations (dite Loi Aillagon du 1er août 2003) une rénovation de son cadre, avec une plus grande souplesse de mise en oeuvre et des avantages fiscaux importants pour les entreprises. Le mécénat constitue ainsi une ressource palliative pour les organisations concernées, face au désengagement financier de l’Etat et des collectivités.

Ici nous décrivons cette activité qu’est le mécénat en dressant ses contours et relevant ses particularités dont l’une des plus importantes est qu’elle s’exerce dans le respect de l’intérêt général et ne vise donc pas une exploitation commerciale de la relation contrairement au sponsoring. Ce qui nous amène dans un premier temps à préciser la notion d’intérêt général.

Les spécificités du contexte français : l’importance de la notion d’intérêt général et du soutien aux arts et à la culture

Le mécénat dans la recherche francophone en gestion et en marketing, est un domaine relativement peu évoqué directement et principalement. Lorsqu’il l’est, c’est souvent pour être intégré à la communication, aux relations publiques, cela tient en partie à la récence (2003) de sa reconnaissance juridique et de l’instauration d’un régime fiscal favorable. Mais ce moindre développement relatif tient à la notion d’intérêt général qui le sous-tend et aussi à la situation spécifique de la France en matière de financement de la culture ainsi qu’au statut de cette dernière par rapport à d’autres pays.

La notion d’intérêt général est en effet centrale dans l’activité de mécénat et fait partie de sa définition, mais va bien au-delà de cette seule activité. Plus généralement il s’agit du « coeur de la pensée politique et juridique française » et donc de l’action publique ainsi que le rappelle le Conseil d’Etat (1999)[5]. Elle apparaît au XVIIIe[6] dans le sillage de la Révolution Française et des Lumières (Saint Bonnet, 2007), elle est concomitante de l’apparition de l’idée de nation qui se substitue à celle de Royaume et qui permet ainsi au peuple d’exister en dehors de la personne du roi. La nation est ainsi personnifiée, dotée d’une volonté et d’un intérêt, qui de national glissera vers le général. Ce dernier sera réalisé par l’instrument de l’Etat. Toutefois dans une vision libérale, l’Etat est un obstacle à la réalisation de l’intérêt général qui dérive des intérêts particuliers, il doit donc être le plus réduit possible (Rangeon, 1986). Par la suite, et sous le coup des excès du libéralisme cette conception évoluera pour laisser place à un Etat protecteur, puis providence dans lequel il ne peut plus être un simple spectateur face aux intérêts particuliers mais doit intervenir afin de les contrebalancer et les harmoniser.

Ainsi cette notion ne va pas de soi. En effet, il ne s’agit pas tant d’une notion conceptuelle dont on pourrait définir la substance que d’une notion fonctionnelle et légitimante destinée à assurer l’unité de la nation et à justifier l’action politique (Rangeon, 1986). Elle reste ainsi traversée par plusieurs tensions. La première concerne la caractère immanent ou transcendant de l’intérêt général suivant que l’intérêt général est issu des intérêts particuliers ou bien qu’il les surplombe. La seconde tension oppose une vision unifiée à une vision décentralisée et enfin un dernier débat oppose une vision unanimiste à une vision simplement majoritaire de l’intérêt général.

Le contexte français est aussi marqué par l’importance de la culture et d’une politique de son développement qui font qu’en France, la culture « loin de n’être qu’un supplément d’âme, la parure attrayante de l’austère action publique, est désormais une politique à part entière » (Moulinier, 2016, p°11). D’ailleurs pour caractériser les politiques culturelles on utilise aussi le terme « d’exception culturelle » (Regourd, 2004) qui renvoie bien à un statut spécifique de l’activité en question. Ainsi le Ministère de la culture dispose d’un budget important en France où l’ambition de 1 % pour la culture est un objectif des gouvernements atteint depuis les années 80. A contrario, ce ministère n’a pas d’équivalent aux Etats-Unis par exemple, où le financement de la culture se fait indirectement et principalement par l’intermédiaire d’agences aux budgets limités et des villes. Même si à ces financements, d’autres lignes budgétaires peuvent s’ajouter (Tobelem, 2010). Le poids de l’Etat dans le domaine de la culture en France (et de son financement) est donc particulièrement important comparé à d’autres pays (Rozier, 2010). De façon concomitante à ces spécificités liées au financement direct, le régime du mécénat est aussi particulier en France (Cf. Ci-après : Les contours d’un dispositif incitatif qui vise l’intérêt général), « ce qui fait de la France le pays le plus attractif au monde en la matière, loin devant les Etats-Unis » (Rozier, 2017, p°56).

Par ailleurs la France connaît une situation spécifique par le fait que les artistes ont acquis une position privilégiée, que l’on ne connaît nulle part ailleurs au monde, et qui les place comme les porte-paroles de l’intérêt général (Chiapello, 1998). Cette position, au-dessus des intérêts spécifiques les amène à porter une critique de la société bourgeoise et en particulier du management et des dispositifs de gestion. Même si cette critique artiste a été largement absorbée par le capitalisme en développant de nouveaux modes d’organisation et de management (Boltanski et Chiapello, 1999).

Cette situation de la France par rapport aux pays anglo-saxons en particulier, se caractérise également par une spécificité issue de la Révolution française qui voit dans l’Etat « la seule figure incarnant l’intérêt général en même temps qu’il résume en lui la sphère publique » (Rosanvallon, 1990, p°97). La France, sera dès lors rétive à l’existence d’instances à même d’incarner cet intérêt général en dehors de l’Etat. Au contraire ces instances seront toujours suspectées d’être des réminiscences de la féodalité. Ce faisant c’est à l’Etat que revient la tâche de constituer la nation. Le cadre législatif du mécénat n’a évolué que relativement récemment à partir des années 80-90, ainsi avec l’assouplissement du cadre légal des fondations et surtout la loi de 2003, afin de faciliter l’émergence d’acteurs d’intérêt général et aussi pour clarifier et faciliter les dons des entreprises.

Au contraire aux Etats-Unis, dans le cadre des tensions qui traversent la notion d’intérêt général (Cf. ci-dessus), le mécénat prend une autre direction qu’en France et s’appuie sur une combinaison plus forte des intérêts publics et privés, lesquels sont moins suspects qu’en France. Il est ainsi plus immanent que transcendant et résulte de la discussion des intérêts privés pour trouver un équilibre entre deux sphères (publique et privée) dont la frontière n’est pas aussi établie qu’en France par exemple. Par ailleurs l’intérêt général aux Etats-Unis se combine avec un intérêt national fort et présente un caractère instrumental important (utile à tous).

Ainsi le « corporate giving » ou « corporate philanthropy » sont des thèmes bien plus présents dans la recherche anglo-saxonne (Gautier et Pache, 2013). Cela fait aussi écho à une réalité différente dans laquelle la philanthropie dispose d’un poids historiquement bien plus important (Zunz, 2012). Néanmoins, même dans les recherches de langue anglaise, Gautier et Pache (2013) relèvent moins d’une dizaine de définitions explicitement formulées, sur un corpus de 162 textes étudiés. Ce qui fait du Corporate giving un concept plutôt instable.

En conséquence, les cadres de déploiement du mécénat sont donc relativement différents et récents pour ce qui concerne la France, ce qui explique le choix de nous focaliser principalement sur la littérature francophone tout en faisant référence au champ de recherche anglo-saxon avec les différences de perspective ainsi établies concernant la présence de l’intérêt général et le poids de la culture dans le contexte français.

Les contours d’un dispositif incitatif qui vise l’intérêt général

Le mécénat est une pratique ancienne destinée à assurer la protection et le développement des oeuvres artistiques (Cf. encadré 1). Nous l’avons dit précédemment la terminologie économique et financière définit le mécénat comme « un soutien matériel apporté, sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire, à une oeuvre ou à une personne pour l’exercice d’activités présentant un intérêt général ». Plusieurs éléments caractérisent l’intérêt général tel que doit le respecter le donataire : son activité doit se dérouler dans des conditions différentes du privé et donc la gestion être désintéressée, le caractère non lucratif et l’utilité sociale avérés dans la mesure où son activité ne doit pas concerner un groupe restreint de personnes.

Autour de l’action soutenue, le mécène doit apparaître de façon discrète (seule la présence de son nom est permise) mais peut bénéficier de quelques contreparties[7]. Le dispositif de 2003, très incitatif, prévoit une déduction fiscale de 60 % des fonds versés par l’entreprise dans la limite de 0,5 % de son CA et 25 % de contreparties tolérées. Les fonds collectés au titre du mécénat doivent financer des projets spécifiques et pas des dépenses de fonctionnement.

L’Etat affirme sa volonté de développer et de dynamiser la pratique, dans tous les secteurs sans pour autant se désengager de sa mission de service public, le ministre de la culture le soulignait lors des dix ans du mécénat en 2013[8] il encourage le secteur à renforcer ses budgets par le biais de financements privés.

Une évolution progressive vers un modèle où l’intérêt général est partagé : mécénat et philanthropie

Le mécénat reste une pratique encore discrète, ainsi l’Admical[9] chargée de la promotion et de la défense de ce mécanisme a été créée seulement en 1979, le dispositif sera véritablement consolidé en 2003. Cette consolidation est aussi l’occasion d’élargir l’objet du mécénat, initialement centré sur la culture, vers d’autres objets (Cf. encadré 1) qui correspond à un mouvement des entreprises vers le soutien de causes tournées vers la solidarité (Bory, 2006). Ce faisant si le mécénat évoque au départ davantage l’idée d’un soutien à un artiste ou une cause culturelle, il se rapproche à ce moment davantage d’un autre phénomène : la philanthropie (Cf. encadré 2). Ainsi en 2015, les activités[10] qui bénéficient des dons des entreprises relèvent en priorité du domaine social (17 %), de la culture (15 %), de l’éducation (14 %), du sport (12 %) ou de la santé (10 %).

De même avec l’apparition de nouvelles formes de fondations, en plus de la fondation reconnue d’utilité publique, le secteur s’est ouvert à des modalités de déploiement plus souples en termes administratifs. Mais cette apparition de nouvelles formes, qui symbolise en France une phase d’intégration du mécénat après des phases d’introduction puis de croissance (Gautier, 2015) traduit aussi une double évolution.

Il s’agit d’un côté du découplage du mécénat et de la charité empreinte de religiosité. C’est l’avènement de la philanthropie qui en s’appuyant sur une volonté « scientifique et éclairée » entend traiter des causes profondes des problèmes sociaux. Cela devient un phénomène organisationnel et bureaucratique qui rompt le lien organique existant dans les formes directes de soutien (Lambelet, 2014). D’un autre côté on constate le passage d’un modèle où l’intérêt général est garanti par l’Etat (par son approbation des structures en amont et sa présence dans les instances d’administration) à un modèle où il est partagé conjointement par l’Etat et d’autres acteurs privés et dans lequel le contrôle étatique s’exerce mais éventuellement a posteriori. Cette évolution consacre un rapprochement avec les systèmes en vigueur à l’étranger notamment aux Etats-Unis, sans qu’il s’agisse d’une confusion complète, les deux systèmes conservant des distinctions (Piquet et Sellen, 2015). Cela illustre en tout cas une différence d’organisation entre la France d’une part où « le service public est un élément fondateur du pacte républicain » où il assure la cohésion sociale et les Etats-Unis d’autre part où c’est le pluralisme des acteurs qui est garant de la démocratie (Abélès, 2002, p°255). Comme l’avait constaté Tocqueville dans De la démocratie en Amérique c’est la doctrine de l’intérêt bien entendu que l’on voit à l’oeuvre dans la philanthropie américaine, où c’est l’amour d’eux-mêmes qui amène les américains à s’entraider et leur fait accepter de sacrifier « au bien de l’Etat une partie de leur temps et de leurs richesses » (Tocqueville, 1961, p°175).

Un regard plus critique sur le mécénat

L’intérêt de la gestion pour le secteur non marchand, dont les activités culturelles, correspond à la réalité de la managérialisation de ce secteur. Les approches et conséquences de ce mouvement sont abordées maintenant au regard du mécénat.

Un intérêt relatif de la recherche en marketing/gestion avec une vision rabattue sur le parrainage

Lorsqu’il est analysé dans la recherche, le mécénat est souvent amalgamé avec le sponsoring, formant un ensemble de deux techniques que l’on pourrait regrouper sous l’appellation de parrainage (Fleck-Dousteyssier, 2007). Ce faisant on endosse la vision d’une action purement instrumentale et on en attend des résultats au même titre que des dépenses publicitaires, ce qui risque d’engendrer incompréhension et malentendu. Cette situation est d’ailleurs entretenue par certains acteurs du monde du mécénat (Walliser, 2010). Ainsi, l’Admical insiste largement sur les retours pour le mécène par le biais de l’évaluation de l’action de mécénat en termes de retombées médiatiques. Une illustration de cela se trouve dans les indicateurs utilisés, comme le nombre d’occurrences mentionnant le partenariat dans la presse[12] ou encore la recherche d’un gain en termes d’image et de positionnement où la référence à la communication est ici explicite. De même, les documents officiels mis à la disposition du public par le ministère[13] insistent sur les retombées en terme d’image pour le mécène.

Néanmoins, comme le note aussi Walliser (2003, 2006) « pour une large majorité de chercheurs, la volonté d’exploiter médiatiquement l’association entre le parrain et le parrainé distingue le parrainage du mécénat ». Mais on constate aussi que la définition du mécénat introduit la notion d’intérêt général dans la cause soutenue, ce qui justifie bien un regard spécifique par rapport à des techniques de communication plus classiques.

La diffusion des pratiques de gestion dans les organisations non marchandes : des conséquences directes et indirectes fortes

Cette proximité en marketing du mécénat avec le sponsoring renvoie aussi à la montée de la gestion et du management dans les activités non marchandes et leur soumission à des impératifs de concurrence et de résultats (Rozier, 2010). Cela n’est pas sans conséquences pour ces dernières. Ainsi la culture finit par être considérée comme un vecteur de la compétitivité, en particulier des territoires (Boltanski et Esquerre, 2017), ce qui aboutit de fait à une inversion de la logique même de la culture qui passe ainsi d’une logique d’offre à une logique de demande. De même les collectivités locales se retrouvent, suite au désengagement de l’Etat, face au devoir d’assurer le financement de l’activité culturelle locale. Les organisations non marchandes dans le mécénat se retrouvent donc comme face à un marché de financeurs, dans lequel on suppose que l’ensemble des choix individuels opérés par les mécènes aboutira à un bien commun (Rozier, 2010). On retrouve ici la tension déjà évoquée qui traverse l’intérêt général, entre immanence et transcendance (Rangeon, 1986).

De fait, ce sont surtout les grands opérateurs qui récupèrent la majeure partie des sommes du mécénat, ceux qui ont le prestige d’un établissement, de leur programmation ou bien par les moyens qu’ils peuvent mettre en place pour développer le mécénat. Ainsi dans cette activité très concurrentielle de la collecte de fonds, ces derniers vont donc en priorité aux institutions déjà installées. Ce qui renforce le caractère élitiste de la culture (Rozier, 2017). D’un strict point de vue financier, le résultat obtenu par cette course aux ressources privées n’est pas toujours probant et ne couvre qu’en partie les dépenses de mécénat[14] (coûts de collecte, contreparties accordées) ainsi que le constate l’Inspection des Finances (Kancel et al., 2015).

Une logique de projet propre au mécénat, puisqu’il ne s’agit pas de financer des dépenses de fonctionnement dans ce cas mais d’organiser des événements (exposition, festival…) ou des actions spécifiques (restauration, acquisition d’oeuvres…), se déploie dans le même temps. Ces projets amènent les acteurs des institutions à devenir de véritables entrepreneurs et à devoir développer des compétences relationnelles au détriment de leur expertise culturelle et scientifique par exemple (Poulard, 2007).

De façon plus large les chercheurs en gestion se sont saisis des problématiques des organisations du tiers secteur et en particulier des organisations culturelles (Tobelem, 2017), constatant que ce domaine constitue un champ d’application dans lequel la discipline a toute sa place, tout en prenant en compte les spécificités d’application dues par exemple à la création et au primat de l’offre. Ces spécificités sont aussi parfois sources de complexités ainsi dans les ressources (fonds publics, mécénat…) ou la structure des marchés (Agid et Tarondeau, 2003; Filser, 2005). Pour autant ces conversions au management ne vont pas sans un profond changement d’identité susceptible d’engendrer une crise organisationnelle (Gombault, 2003) qui fait écho à la critique artiste du management (Chiapello, 1998) dans laquelle l’art et la gestion s’opposent et qui est donc particulièrement prégnante dans ce contexte de mécénat et dans les institutions culturelles.

Le rapprochement du mécénat et de la Responsabilité Sociale des Entreprises : une proximité politique ?

L’un des efforts pour sortir le mécénat d’une vision purement technique et de simple support de communication consiste à le mettre en perspective avec la volonté de l’entreprise de s’inscrire davantage dans son environnement à travers, en particulier, la responsabilité sociale de l’entreprise la RSE (Piquet et Tobelem, 2005, 2006). Dans cette optique le mécénat relève néanmoins d’une RSE annexe ou périphérique (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004; Martinet et Payaud, 2007) et n’a pas toujours de relation avec le coeur de l’entreprise. C’est-à-dire qu’à ce stade les mécènes auraient un caractère interchangeable et les engagements seraient plus volatils. Cette absence de relation directe du mécénat avec le coeur de l’entreprise correspond aussi à une position historique du mécénat en France, supposément désintéressé face à un mécénat vu comme un outil visant à renforcer les liens entre l’entreprise et la société (Gautier, 2015). Dans ce cas, on se place dans la perspective où le mécénat est là pour créer de la valeur commune (Porter et Kramer, 2002, 2011).

La RSE est donc liée au mécénat (Liket et Simmaens, 2015) et consiste à considérer que la responsabilité des entreprises s’étend au-delà de leur périmètre immédiat et de leur intérêt purement économique, pour contribuer à un développement durable et mieux prendre en compte les intérêts de la société et de l’environnement. Certaines approches de la RSE prennent en compte plusieurs composants ou niveaux qui peuvent être distingués ainsi dans les travaux fondateurs de Caroll (1991). Ces niveaux hiérarchisés permettent de distinguer la responsabilité économique, éthique, légale et philanthropique. Ces deux derniers étant centraux dans la RSE. En arrière-plan de la RSE se trouve la théorie des parties prenantes (PP) (Freeman et Reed, 1983; Phillips, Freeman et Wicks 2003) qui met en avant les obligations de l’entreprise vis-à-vis d’autres acteurs que les seuls détenteurs d’actions : les « stakeholders », ceux qui détiennent un intérêt dans les actions et décisions de l’entreprise. Cette théorie repose sur une présentation de l’entreprise comme « une constellation d’intérêts coopératifs et compétitifs » (Donaldson et Preston, 1995) et au fond elle se focalise plus sur les relations avec les parties prenantes que sur la responsabilité elle-même (Matten, Crane, Chapple, 2003). Le projet du concept de PP est aussi une manière d’agir qui privilégie le pouvoir contractuel de l’entreprise sur le pouvoir politique (Freeman et Reed, 1983). Toutefois le concept de PP et les définitions de la RSE afférentes, présentent des limites et ne prennent pas en compte les interactions entre les différents niveaux de responsabilité, proposent une vision compartimentée et très limitée des PP, ils ne disent rien sur les « parties prenantes muettes », ne prennent pas en compte des valeurs ou intérêts trop faibles pour être représentés (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004) ou encore amènent les entreprises à considérer des groupes particuliers plutôt que la société dans son ensemble (Matten, Crane, Chapple, 2003). Là encore, on retrouve l’une des tensions présente au sein du débat sur l’intérêt général, entre le caractère immanent ou transcendant de cet intérêt général (Rangeon, 1986).

Pour autant l’engagement des entreprises dans la RSE à travers le mécénat peut aussi être vu comme un combat concurrentiel (Gilormini, 2012) pour réduire les critiques et les controverses qui visent ces entreprises afin de développer la reconnaissance du public et de leurs parties prenantes en sacrifiant une part de leur richesse. Néanmoins la RSE ne peut se réduire à une réponse de l’entreprise aux défis sociaux ou encore une réponse morale de ses dirigeants. En effet, il convient de voir la RSE à travers le mécénat et la philanthropie, aussi comme une volonté de la part de l’entreprise de se positionner comme une source de droit et d’expression de l’intérêt général désormais (Bory, 2006, 2008; Bory et Lochard, 2009) ou comme une remise en cause du monopole de l’action publique (Lambelet 2014, Mitsushima, 2014). De plus, comme certains auteurs le soulignent « les parties prenantes de l’entreprise ne représentent pas nécessairement un intérêt général » (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004). Dans cette optique, le mécénat correspondrait ainsi à une prise d’ascendant de la part de l’entreprise sur l’Etat qui se voit ainsi dépossédé de certaines de ses fonctions et il contribue à rendre poreuse la frontière entre ce qui ressort de l’Etat et du rôle de l’entreprise.

La difficulté que l’on saisit par ce bref regard sur la littérature sur le sujet fait écho au fait que les mondes en jeu dans le mécénat : monde de l’entreprise d’un côté et mondes artistique, culturel et social de l’autre ne sont pas de même nature. Même si les règles de fonctionnement tendent à se rapprocher, l’écart culturel entre les deux est encore marqué. Le premier est naturellement porté sur la recherche d’efficacité, de performance de rapidité de l’intérêt économique, tandis que l’autre est un monde aux objectifs non marchands qui se considère parfois en partie en dehors des contingences purement matérielles et qui se veut porteur d’intérêt général.

Les couples PI et BAP : deux approches qui se complètent

Maintenant, nous proposons de nous appuyer sur la force subversive des couples de concepts proposés par AOH (Frobert, Ferraton, 2003) pour comprendre le mécénat et approfondir les approches existantes. Ce qui est intéressant dans le cadre qu’AOH met en évidence – soit dans l’histoire des idées autour de PI, soit dans l’étude des mouvements entre sphères publiques et privées avec BPAP – c’est qu’il donne une importance première aux causes endogènes de ces phénomènes par rapport à des causes exogènes généralement admises pour justifier de tels changements (Hirschman, 1983, p°17; Frobert et Ferraton, 2003, p°205). Pour AOH, il s’agit autant d’enrichir la vision de ces phénomènes et de corriger le « parti pris exogène » que de constituer une « phénoménologie des engagements et des déceptions » (Hirschman, 1983, p°22) et de donner une vision des motivations des individus plus riche qui repose aussi bien sur des motivations économiques (l’intérêt) que non économiques (les passions). En même temps il s’agit de se rendre compte de la capacité auto-correctrice des individus faisant écho à leur capacité proprement humaine à se tromper.

Le couple Passions et Intérêts : à la recherche d’un monde stable

Le projet qui traverse PI consiste à s’interroger sur les conditions qui permettent de faire qu’une société puisse tenir et se développer avec un minimum de contraintes institutionnelles ou transcendantales. Autrement dit comment assurer que la liberté laissée aux individus assure en même temps une situation pacifique pour l’ensemble. Mais l’idée derrière le travail qu’entreprend AOH, est aussi de voir comment les hommes réviseront leurs convictions et modifieront leurs actions s’ils se rendent compte que leur objectif ne peut être atteint (un élément que l’on retrouve également dans BPAP). Ce travail est aussi l’occasion de réinterroger le basculement concernant la perception et la justification des activités économiques longtemps considérée comme indignes d’être poursuivies et qui à partir des XVIIe et XVIIIe deviendront tout à fait louables.

Ce basculement de perception qui favorise la poursuite du gain par chacun fait désormais reposer la moralité des individus non plus sur leur vertu comme dans l’antiquité ou bien sur le respect des règles comme dans la religion mais sur la poursuite de l’intérêt par chacun. Cette quête par chacun de son intérêt est aussi le moyen d’obtenir un ordre social stable, loin des guerres et des troubles qui ont marqué la période où les princes étaient animés par leurs seules passions. Ce renversement est également une opération qui aboutit à rabattre les passions sur l’intérêt et cette opération est réalisée par Adam Smith dans la Richesse des nations. A partir de là, la poursuite de l’intérêt de chacun assure l’intérêt général (Hirschman, 1980, p°100) par l’entremise de la « main invisible » qui assure ainsi l’harmonie de l’ensemble des intérêts particuliers, tout cela sans intervention de la loi. Cet épisode de l’évolution de l’histoire des idées met ainsi un terme à la distinction des passions et intérêts et aux tentatives pour contrebalancer les unes par les autres et aboutit à la réduction des intérêts au seul intérêt pour le gain. D’une façon parallèle cette évolution des idées est aussi l’histoire de formidables spéculations de la pensée humaine et de leur non réalisation. Les conséquences positives liées à la poursuite de l’intérêt par l’individu ne se réaliseront pas et seront démenties par l’histoire (Hirschman, 1980).

Les basculements entre bonheur privé et action publique

Le couple qui nous intéresse également est BPAP, développé par AOH alors qu’il poursuit son objectif d’expliciter « l’opposition privé/public » entreprise dans PI dans une optique historique. Dans BPAP il s’agit de s’intéresser aux basculements entre les deux types de préoccupation.

Pour AOH l’investissement de l’individu dans des activités d’ordre privé et plus particulièrement la consommation, sur laquelle s’appuie en priorité son raisonnement, finit par engendrer deux types de réaction : la « sortie » ou « la prise de parole ». Ce faisant il revient sur des concepts déjà utilisés dans DPP. Les activités privées amènent à espérer beaucoup de l’exercice de ces dernières. Mais lorsque cet espoir est contrarié, elles engendrent de la déception, qui pousse alors l’individu à sortir de l’activité ou bien à prendre la parole. Les deux actions risquent d’ailleurs de se renforcer mutuellement ou de rendre leur distinction difficile dans le cadre de BPAP (à la différence d’une action de sortie dans la consommation qui consiste à abandonner une marque par exemple). Mais la déception est vue ici comme une capacité spécifiquement humaine permettant d’opérer des choix et comme « la contrepartie à nourrir de fabuleuses aspirations et visions » (Hirschman, 1983, p°46). Ce qui conduit à penser qu’il n’y a pas de véritables stabilités des préférences mais un apprentissage de celles-ci par la déception (Frobert et Ferraton, 2003).

BPAP présente un modèle (Cf. Figure 1) qui explique les basculements de l’action par un enchainement de phases suivant différents moments (Mi). Ces phases amènent l’individu à former un projet (M0) qui l’engage vers une action (M1) publique ou privée. Cette dernière est suivie tôt ou tard d’une réaction de déception (M2) qui conduit l’individu soit à prendre la parole soit à se retirer (M3), cela nous ramène ainsi à un autre modèle d’AOH celui développé dans DPP. La loyauté, consiste ici dans la poursuite de l’action (M1). Au final ce croisement des deux modèles aboutit à ce que l’individu se reporte sur une action opposée à celle qu’il avait initiée au début (M4).

FIGURE 1

Les enchainements de l’action dans BPAP

Les enchainements de l’action dans BPAP

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L’analyse proposée dans BPAP laisse l’impression d’un mouvement pendulaire (ou circulaire) sans qu’AOH parle véritablement de cycle qui amène l’individu d’une activité à l’autre sous l’effet de la déception générée à chaque fois et irrémédiablement par chacune de ces activités qu’elles soient publiques ou privées.

Des raisons d’agir variées : capacités réflexives et évolution des préférences

L’un des points importants de l’analyse du couple BPAP est de redonner toute sa place à « l’existence de mobiles non économiques dans les motivations individuelles (Frobert et Ferraton, 2003, p°221), sans pour autant dénier un rôle important au moteur que constitue l’intérêt personnel. L’autre point important de cette analyse est de mettre en évidence l’importance des capacités réflexives des individus qui les amènent à modifier leurs préférences et donc à ne pas les considérer comme stables et données. AOH (1985) s’appuie sur le travail de Frankfurt (1971) pour expliquer ce point et sur les « désirs de second niveau ». Il s’appuie également sur le travail d’Amartya Sen (2002) qui parle de métaclassement (classement des classements) qui permet d’expliquer des comportements altruistes par exemple. C’est-à-dire que le comportement évolue sous l’effet de la représentation par les individus de plusieurs systèmes de préférences dont certains incluent des composantes altruistes. Autrement dit nous avons besoin de raisonnements plus complexes qui ne s’appuient pas uniquement sur un seul système de préférences, mais de développer d’autres systèmes de préférences qui naissent grâce à la réflexion sur ces dernières.

La déception engendrée par la poursuite de l’action à dimension privée ne suffit pas forcément à expliquer le passage à l’action publique. Cette dernière produit un bien public dont on peut bénéficier sans pour autant en payer le prix (problème du passager clandestin). Néanmoins, on ne peut négliger l’histoire personnelle des individus qui leur fait vivre des expériences spécifiques parfois négatives qui les préparent davantage à l’action publique et qui rend leur basculement vers ce type d’activité plus facile. L’expérience de la déception privée favorise un effet de contrecoup qui amène l’individu à surévaluer les bénéfices de l’action publique et sous évaluer ses coûts.

Caractéristiques communes des raisons en faveur de l’AP : fusion fin et moyens et transformation de l’individu

Outre leur variété, les raisons d’agir (non économique) d’un individu présentent deux points communs (Frobert et Ferraton, 2003). D’abord un amalgame entre « la recherche et le but », c’est-à-dire que les deux finissent par se confondre. L’action publique mise en regard du bonheur privé procède du pragmatisme. Ce rapprochement qui permet de ne pas dissocier fins et moyens (Martinet, 2012) est particulièrement utile afin de dépasser une vision purement instrumentale des outils de gestion.

Cet amalgame est une caractéristique des actions publiques pour lesquelles il est difficile d’établir une distinction évidente entre les efforts nécessaires et le résultat obtenu. Le fait d’oeuvrer au bien public devient lui-même une source de satisfaction. Dans ce sens, l’action publique revient à la poursuite des passions, activité qui porte en elle-même sa récompense. Par-là, la critique du passager clandestin s’affaiblit puisque, si on assiste à une fusion de la poursuite et du résultat on ne peut plus identifier clairement les coûts et les bénéfices liés à l’un ou l’autre. Donc on ne saurait uniquement profiter du résultat si la meilleure part de celui-ci se trouve être aussi incorporé dans le moyen de l’obtenir. Finalement les coûts se transforment aussi en bénéfices, dans une action publique.

De même, ce type d’action conduit à une transformation de l’individu qui se trouve modifié par son implication publique. On revient en partie ici sur l’importance de l’effort de réflexivité que l’individu met en oeuvre dans ce type de situation sur ses préférences, qui débouche sur l’exercice de ses pleines capacités humaines. Ensuite les motifs qui mènent à l’action publique représentent pour l’individu une possibilité de s’investir dans un groupe, de construire, une identité et l’activité ainsi réalisée contribue à construire son appartenance au groupe. Là encore, cela est source d’évolution pour lui.

L’action publique source de déception

De façon symétrique AOH envisage une série d’éléments pouvant expliquer le désintérêt pour l’action publique. Ainsi l’action publique de par ses caractéristiques propres favorise la déception. En effet, selon lui elle nécessite un investissement tellement fort de la part de l’individu que le risque de sur-engagement est important. C’est-à-dire que ces activités empiètent sur la vie privée, d’autant plus qu’il est difficile d’estimer a priori le temps nécessaire pour les accomplir.

On constate aussi souvent un écart entre les attentes des participants d’une action publique et les résultats effectivement obtenus, ce qui dénote en fait pour AOH d’une « pauvreté de notre imagination ». Il faudrait qu’en s’engageant dans une action publique l’individu imagine des changements plus modestes, au lieu d’attendre un changement radical. Il faudrait imaginer des étapes intermédiaires.

Mécénat PI et BPAP : une forte imbrication des dimensions publique et privée

Ici nous présentons les principaux résultats en lien avec l’objectif de ce papier qui est de montrer la vivacité, la pertinence et l’actualité de la pensée d’AOH. Nous nous concentrons sur les deux dimensions de l’action publique et du bonheur privé et sur la présence des intérêts et des passions : ainsi de la présence de motivations non exclusivement économiques dans les décisions, de la présence d’un engagement public qui va au-delà du simple intérêt économique des mécènes ou encore de la présence des passions qui débordent donc de l’intérêt. Nous présentons également la méthodologie de la recherche (Cf. Encadré 3).

Mécénat et action publique : intérêt général et innovation sociale

Dans le mécénat, la dimension publique de l’action est évidente et prend un sens particulier pour les acteurs tant à un niveau collectif qu’individuel. L’action publique se matérialise déjà par l’existence d’acteurs (ainsi l’Admical ou Entreprendre dans la cité) chargés de représenter les entreprises auprès du public et de promouvoir le mécénat auprès des entreprises.

Action publique : globale et individuelle

La dimension publique du mécénat comme action politique se retrouve d’emblée dans son objet même, puisqu’il doit soutenir des activités d’intérêt général. Il faut donc que le projet retenu respecte certains critères faisant que cette action, sera ouverte au plus grand nombre, sera gérée dans une optique désintéressée avec une utilité sociale. Comme on a pu le voir précédemment à travers les différentes formes que peut prendre le mécénat et l’évolution récente de ses formes, l’intérêt général est d’ailleurs partagé désormais par l’Etat avec d’autres partenaires. Plus précisément, ainsi que le revendique l’association en charge de la promotion et de la défense du mécénat d’entreprise :

« Les entreprises et les entrepreneurs vont être amenés à jouer un rôle sociétal majeur, au-delà de leur activité économique. En s’impliquant dans des actions d’intérêt général à travers le mécénat, ils apportent une contribution originale au bien commun, créatrice de valeur pour la société, de valeur immatérielle pour le mécène et porteuse d’innovation sociale»[15].

Cette vision du mécénat précise bien sa vocation de participer au bien commun, au bénéfice de l’ensemble de la société. Cette action porte donc une ambition bien plus large à travers le soutien des projets puisque l’Admical entend en faire un outil porteur d’innovation sociale. On retrouve la même orientation dans le rapport rédigé en 2012 par l’Observatoire de la Fondation de France intitulé « La philanthropie à la française, l’engagement au service du progrès social » qui précise ainsi d’emblée l’objectif. Le directeur général de la Fondation de France précise dans ce même rapport que le fait de « partager leur fortune avec la société » est un choix (plutôt que de transmettre la totalité de leur fortune à leurs héritiers) que les donateurs font en échange d’une recherche d’efficacité pour « changer le monde ».

Au niveau individuel l’action publique dans le mécénat peut s’envisager comme reflétant les propres idées ou valeurs des acteurs sur la société (Silber, 2008). Mais pour le mécène les considérations générales sur le bien visé ou l’évolution sociale souhaitée ne sont pas toujours expressément présentes. Par contre ce qui est sensible c’est que le fait de ne rien faire est impossible.

Action publique locale : le mécénat entre le territoire et l’organisation

Plusieurs niveaux d’analyse peuvent être mis en évidence suivant que l’on distingue ce qui relève de l’environnement extérieur immédiat ou bien de l’environnement interne à l’entreprise mécène. Finalement, quel que soit l’ancrage retenu, on constate que le mécénat est porteur de signification pour les mécènes vis-à-vis de leur milieu local ou de leurs collaborateurs, la troisième dimension : le temps vient consolider l’ensemble.

L’action de mécénat peut s’appréhender aussi comme visant un périmètre beaucoup plus restreint que celui des instances qui représentent et soutiennent le mouvement. Il peut s’agir d’un périmètre plus local que national et cette perspective est très présente dans les actions. Dans ce cas le donateur devient « mécène territorial » et il est pleinement conscient d’interagir à froid avec son environnement (Ménétrier et Messier, 2014). Si l’entreprise est implantée dans une zone difficile, les membres de l’entreprise ne sont pas insensibles au contexte environnant. Mais on voit également que l’environnement comprend aussi les confrères, le marché n’est pas loin.

Le mécénat, aussi discret soit-il parfois, peut servir l’entreprise en interne, en complément du message envoyé à l’environnement sur la place de l’entreprise dans la société. Ici, il s’agit de montrer aux salariés que l’entreprise dans laquelle ils travaillent est intégrée dans leur environnement et cela devient un motif de fierté. Mais c’est aussi un point d’appui pour fédérer les équipes. Mais cette action nécessite une pédagogie en interne à l’entreprise. Car les intérêts des différentes parties prenantes s’affrontent et ceux des salariés ne recouvrent que partiellement ceux de l’entreprise, il faut donc aussi respecter certaines limites. Cela nous renvoie à la RSE, évoquée précédemment et à sa délicate définition, qui se concentre plus sur les relations avec les parties prenantes que sur le contenu d’une responsabilité.

Le caractère public et politique de l’action se retrouve dans la volonté de faire en sorte que les engagements soient reconduits et les mécènes fidèles. La plupart des acteurs sont dans une logique de pérennisation de leur action, tant du côté des mécènes que des donataires. Cette durée contribue à crédibiliser leur action en l’adossant au temps. Mais elle nécessite de réfléchir au préalable aux conséquences vis-à-vis des structures et projets soutenus. Cet ancrage dans le temps est peut-être aussi le témoignage de cette capacité de certaines organisations à défier les contraintes afin de durer, défi dans lequel réside d’ailleurs le secret de leur résilience (Bloch et Lamothe, 2014).

Action publique : entre collectivité et exclusivité du mécénat

Dans la plupart des cas les opérations de mécénat se déroulent dans le cadre d’une action collective, c’est dire impliquant une multitude d’acteurs. D’ailleurs ces derniers voient cette dimension de façon positive et nécessaire comme pérennisant l’action même qu’ils veulent soutenir. Le caractère collectif permet d’envisager une certaine stabilité des ressources sur des événements récurrents. Mais parfois il arrive qu’un mécène demande à être le soutien exclusif d’une manifestation. Cette demande d’exclusivité peut être totale ou partielle. Ce cas de figure aboutit presque à une sorte de mainmise sur l’événement et donc indirectement sur l’intérêt général qu’il est supposé porter. Dans cette situation le don ressemble plus au don agonistique qui est relatif à la lutte de pouvoir entre les groupes pour établir leur suprématie sur les autres. On voit clairement ici que l’intérêt général risque de se dissoudre derrière des intérêts plus particuliers.

Des raisons d’agir variées : de l’intérêt au changement de préférences

Les entreprises et leurs dirigeants ont bien évidemment une responsabilité par rapport à l’utilisation des moyens à leur disposition. Le mécénat doit donc dans une certaine mesure rentrer dans ce cadre où les dépenses se justifient par un retour. Mais très vite le mécénat déborde ce cadre très étroit. Comme le souligne AOH, le concept d’intérêt est à la fois trop pauvre et tautologique et donc il est vain de vouloir réduire l’action à ce seul motif (1986).

Mécénat et (dés) intérêt

L’intérêt n’est pas absent du mécénat, il est en filigrane quasiment dans tous les entretiens menés. Mais il se ramène la plupart du temps à la recherche des retombées indirectes sur l’image de l’entreprise. Mais elles ne sont attendues que de façon très aléatoire, partielle et à long terme en principe. Cela renvoie à l’ancrage territorial ou interne du mécénat ou encore à l’aspect relationnel qui se développe autour du mécénat. Mais, même ces retombées d’image ne sont pas recherchées systématiquement et parfois même refusées. L’intérêt fait alors place à d’autres raisons. Le mécénat comme investissement (en communication) tient en effet difficilement la comparaison avec d’autres dépenses plus directes pour obtenir des résultats commerciaux ou d’image. Cela renvoie aussi à une nécessité pédagogique en interne de ces actions.

Evolution des préférences entre action publique et bonheur privé

Le mécénat en lui-même illustre cette capacité des individus à faire évoluer leurs systèmes de préférences. Ils peuvent passer d’un système où l’intérêt économique de l’entreprise est prépondérant à un autre où ils sont capables d’incorporer dans leur réflexion l’intérêt d’autres parties prenantes comme la société dans son ensemble ou bien un territoire dans lequel l’entreprise s’inscrit ou encore leurs salariés. Les décideurs naviguent donc d’un système où ils laissent successivement « parler » leur passion pour l’art, la culture ou leur altruisme, à un autre système où ils intègrent davantage leur entreprise et donc un intérêt économique plus direct que ce soit vis-à-vis de leurs salariés ou bien vis-à-vis de clients ou prospects. Dans tous les cas les passions sont irréductibles aux intérêts (Hirschman, 1983).

Mécénat et passions

Mais c’est l’occasion pour le mécène de combiner par exemple son amour pour l’art avec son cadre professionnel. C’est en même temps un lien avec l’histoire des individus eux-mêmes. Ici la passion se révèle à travers l’exercice du mécénat et fait écho à un mécénat aristocratique (Fumaroli, 1983) dans lequel le mécène bénéficie d’un pouvoir par privilège et ce que lie sa recherche de gloire et d’honneur à une recherche esthétique. Tocqueville parle également de la passion de la vérité.

Action publique et bonheur privé : la fusion des fins et moyens et insertion dans une communauté

Les mécènes prennent leur rôle au sérieux et sont conscients de l’investissement nécessaire en temps, en énergie pour gérer ces projets. Mais comme AOH le souligne, l’action publique a des caractéristiques très particulières qui font qu’on l’accomplit en dépit des nombreux obstacles qu’elle présente et même que ces obstacles représentent une bonne partie de leur attrait.

L’action publique repose également sur des liens personnels entre les acteurs. En relation avec l’idée d’ancrage local, ce dernier est possible par le tissage et l’entretien de ces liens faibles qui permettent d’ouvrir des possibilités. Cela prend le pas sur tout autre considération.

Le mécénat crée du sens pour les partenaires, mais dans certains cas cela peut même aller plus loin. Ainsi l’attente du mécène peut être de participer au projet dans lequel il s’investit lui-même et son entreprise afin d’être acteur du projet de mécénat. On va donc bien plus loin qu’une demande d’ancrage local, il s’agit d’être impliqué pour découvrir un autre monde.

Discussion

Le mécénat montre la possibilité de dépasser l’opposition public/privé ou encore individu/collectif. Dans cette optique le cadre proposé par AOH est intéressant pour comprendre les basculements privés/publics combinés à une vision de l’intérêt et des passions.

De la communication à un processus générateur et porteur de sens

Le mécénat est une démarche pas un simple support médiatique

L’approche du mécénat comme simple outil de communication (privilégiée en marketing) est très réductrice et ne permet pas de comprendre le mécénat. Il importe d’élargir la vision que l’on peut en avoir. AOH avec BPAP et PI offre une occasion d’ancrer l’action de mécénat dans une véritable perspective sociétale et de décoller d’une simple approche utilitaire et instrumentale. Le mécénat est en lui-même producteur et porteur de sens : c’est une démarche pas un simple support. Il est associé à un projet chez le donataire qui doit faire écho à un projet chez le donateur.

L’articulation du mécénat : bonheur privé et action publique

Mais cette démarche finalement doit être conjointe pour trouver le point de jonction entre le mécène et le donataire. Cette jonction peut s’opérer sur les bases BPAP, c’est dire dans une optique qui permette de déployer le mécénat (promouvoir des causes d’intérêt général) tout en s’appuyant sur des intérêts privés. Pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage de Zunz (2012), il s’agit de faire en sorte que l’argent privé soit au service des affaires de l’Etat. Toutefois la réflexion menée dans PI nous rappelle que la réduction des passions aux intérêts est une évolution relativement récente et que ce tour de force semble avoir été contredit par l’histoire et l’évolution économique (Hirschman, 1983). De même, en ce qui concerne le mécénat, ce dispositif qui consiste à déléguer vers des acteurs privés le choix de causes à soutenir (même si le financement est partiel) aboutit à la création d’une sorte de marché dont sortent vainqueurs ceux qui disposent d’un avantage préalable qui ne coïncide pas forcément avec la réalisation d’un intérêt général.

L’articulation action publique/privée repose aussi sur un élément peu développé dans BPAP qui est la loyauté (Godbout, 2007). Or cet élément permet de comprendre la volonté d’ancrage de l’entreprise dans son environnement et vis-à-vis de clients ou collaborateurs.

Autour de la loyauté et de la communauté

La proposition d’AOH avec sa réflexion sur BPAP et PI montre la nécessité de dépasser une vision purement utilitaire de l’action. Elle insiste sur le fait que l’existence de motifs uniquement liés à l’intérêt peut donner lieu à la défection – qui est l’élément retenu de façon préférentielle par l’économie – mais que la déception peut déboucher aussi sur la prise de parole – qui est le domaine analysé par la politique – et que ce couple se complète et se comprend mieux par le troisième élément du triptyque qui est la loyauté. Néanmoins, cette dernière notion est celle qui est la moins développée, en tout cas « moins claire que les deux autres attitudes » (Martinet, 2012, p°186). Comme si AOH avait du mal à tirer toutes les conséquences de ses réflexions et restait au seuil des phénomènes sociaux, en identifiant la loyauté comme phénomène mais en ne l’utilisant pas comme concept (Godbout, 2007, p°100).

Tableau 1

Essai de croisement du mécénat selon les deux approches

Essai de croisement du mécénat selon les deux approches

-> Voir la liste des tableaux

En fait la loyauté renvoie directement à une « expérience d’appartenance » de rassemblement alors que la défection fait écho à une expérience de partition. Il s’agit alors de rétablir avec la loyauté le rapport direct qu’il y avait dans les sociétés archaïques et qui se dissout dans les sociétés modernes dès lors que l’économie de marché devient prépondérante et que le marché introduit la rupture producteur/consommateur. Avec la loyauté c’est le modèle communautaire qui est ici mis en avant, c’est sur elle que s’appuie le lien social (Godbout, 2007).

Vers un mécénat expérientiel ?

Si les mécènes témoignent du fait que le mécénat est pour eux porteur de sens et créateur de richesse, cela signifie en contrepoint que les donataires doivent se mettre aussi dans cette perspective où leur démarche doit contribuer à créer ce sens par le mécénat. Cela invite les donataires à sortir d’une simple vision de demandeur et à passer à une démarche où ils s’inscrivent dans une démarche relationnelle et révèlent à leurs donateurs potentiels cette lecture du mécénat. Cette posture doit donc s’accompagner d’une réflexion sur l’ensemble du cycle et en particulier sur le rendre qui doit amener les structures recevant des dons à comprendre ce qui doit être rendu et de quelle façon (Silber, 2008). A cet égard le mécénat relève aussi sans doute de la création d’expérience où l’on considère le mécène comme celui qu’il faut séduire et enthousiasmer (Holbrook et Hirschman, 1982).

Le mécénat au prisme des concepts d’AOH

Ce travail illustre aussi la force des concepts d’AOH qui remettent en cause des visions simpliste de l’action des acteurs économiques et aide à les restituer dans leur complexité et richesse. Un apport de cette lecture est de remettre au premier plan une réflexion mêlant moralité et économie (Frobert et Ferraton, 2003). Par ailleurs, plus globalement l’utilisation de ce cadre théorique, pour comprendre un champ spécifique, celui du mécénat, illustre l’actualité d’un penseur qui a proposé des dépassements d’une vision uniquement utilitaire des échanges et plus généralement des motifs de l’action. Mais son approche se retrouve dans la reconnaissance de l’importance du lien social (Loilier et Tellier, 2012), qui contribue au lien organisationnel.

Le mécénat : une forme d’action permettant de combiner BP et AP

Parmi les résultats attendus d’une recherche qualitative la construction d’une typologie est l’un d’eux (Dumez, 2013). Cette typologie permet aussi de donner une épaisseur particulière aux noeuds conceptuels retenus ici (BPAP et PI) qui laissent croire à l’existence de cycle alors qu’il nous semble que l’on a affaire, du moins dans le mécénat, à une imbrication des éléments de BPAP avec ceux de PI.

Nous proposons de positionner l’activité de mécénat selon les deux approches PI et BPAP (Cf. Tableau 1). Cette proposition est un essai pour croiser les deux dimensions présentes dans le travail d’Hirschman et faire apparaître ainsi quatre types de mécénats. Ce tableau synthétise un nombre d’éléments mis en évidence précédemment et représente ainsi quatre tendances présentes chez les mécènes.

Le mécénat politique fait référence au fait que ce dispositif (dans la mesure où il se rapproche de la philanthropie) peut être compris comme un moyen pour les entreprises d’être une source de droit et de définition de l’intérêt général. Mais le dispositif peut aussi être manipulé si l’intérêt prend le pas sur la passion et aboutit à une privatisation du mécénat qui se veut une action collective au départ. Il peut aussi devenir mécénat calculé lorsqu’il est réduit à un pur outil comme une dépense de publicité. Enfin le mécénat met en jeu l’expérience lorsque le mécène s’investit dans le projet au point d’en devenir un acteur presque prépondérant.

Le mécénat comme exemple de réconciliation de l’action publique et des intérêts privés ?

Pour AOH l’une des caractéristiques des sociétés aujourd’hui c’est « le divorce du privé et du public », qui est peut-être un fléau moderne pour lui, comme l’est aussi la séparation travail / affect. Le mécénat est une illustration que ces clivages artificiels peuvent être dépassés dans certaines circonstances. Ce clivage est sans doute renforcé par le caractère tautologique de la notion d’intérêt (Hirschman, 1986) et le dispositif de mécénat montre aussi la prégnance des passions dans l’action et la nécessité de leur redonner une place dans l’analyse des phénomènes. Le mécénat de compétences est d’ailleurs peut-être une des voies pour recoller de façon encore plus évidente les dimensions publiques et privées et redonner du sens à de nombreuses activités bien que le risque de privatisation des actions existe et qu’il pose également la question de l’intérêt général (Bory, 2008; Bory et Lochard, 2009; Rozier, 2010).

Conclusion

Le mécénat offre un exemple de ce mélange de paradoxes, d’oppositions, d’hybridations (Tobelem, 2017) qui font écho aux différents couples (BPAP / PI) qui émaillent la pensée d’AOH. Il illustre toute une série de tensions, par exemple celles qui traversent l’intérêt général, que ces « noeuds conceptuels » résument (Martinet, 2012). Loin d’être une simple technique de communication le mécénat se révèle potentiellement riche et créateur de sens pour les entreprises/organisations, comme pour leurs salariés ou pour l’environnement même des donateurs. Mais encore faut-il le percevoir comme faisant partie intégrante de la stratégie ou de la responsabilité de l’entreprise (Piquet et Tobelem, 2005, 2006; Martinet et Payaud, 2007). Le mécénat participe activement à nourrir ce lien social si important pour les organisations. L’objet de cette pratique va donc au-delà du simple lien organisationnel mais elle l’inclut aussi.

Pour autant de même que le projet de réaliser un monde paisible et prospère en s’appuyant sur la poursuite par chacun de son propre intérêt est contredit par l’histoire – projet décrit dans PI – le projet du mécénat qui consiste à faire cofinancer des causes d’intérêt général par des entreprises n’est pas garant de la réalisation de cet intérêt général ainsi que le montre le fait que les fonds du mécénat vont principalement aux plus gros opérateurs par exemple, indépendamment du choix des causes au niveau général. Et pourtant le choix a été fait d’un modèle de financement à travers le mécénat qui tend à se rapprocher d’un modèle plus « libéral » ou plus anglo-saxon dans lequel cet intérêt général est donc plus immanent que transcendant.

De même le mécénat montre-t-il la permanence de motifs non économiques dans la prise de décision des acteurs et le caractère irréductible des passions aux intérêts. La passion (de donner, d’aider) la compassion ne peuvent se rabattre sur le seul intérêt (économique). Le mécénat semble être un cas particulièrement emblématique à ce sujet.

L’oeuvre de AOH, particulièrement PI, est irriguée d’humanisme et par l’histoire des idées. Cela remet en perspective les mécanismes de gestion tels que nous les connaissons sous leur forme actuelle, en évitant de les considérer comme entièrement neufs et neutres alors qu’ils sont chargés de débats qui traversent la société. Conjointement le regard d’AOH nous ramène sans arrêt à ce fait que la gestion semble vouloir oublier en permanence, qui est le lien originel entre l’économie et la politique, ainsi que l’analyse du mécénat le montre. Derrière un dispositif de gestion se dévoilent des enjeux qui dépassent la seule gestion des organisations, ici autour de l’intérêt général par exemple.

L’intérêt que l’on peut trouver à l’utilisation des travaux d’AOH est qu’il n’hésite pas à bousculer les frontières disciplinaires classiques s’appuyant aussi bien sur l’économie que les sciences politiques voire même la philosophie ou l’histoire des idées, il parle d’ailleurs de « mélange des genres » dès la préface de BPAP. Ce faisant il recourt aussi à des échelles d’observation qui sont différentes et s’en accommode afin de proposer une réflexion qui dépasse chacune d’elle. Cette façon de procéder n’est pas pour rien dans la séduction qu’exerce son travail et sa richesse. En tout cas elle évite certainement des écueils liés au choix d’une échelle trop restreinte et invite à une meilleure discussion des phénomènes. Pour le dire autrement la démarche d’AOH est peut-être de refuser de se positionner de façon définitive sur un choix entre un individualisme ou un holisme d’un point de vue méthodologique mais d’accepter de naviguer de l’un à l’autre.

Ce travail comprend certaines limites et il convient de rappeler ici que le cadre offert par AOH fait la part belle aux éléments endogènes dans l’explication des comportements, il met donc en avant les comportements individuels mais ce faisant il ne prend pas en compte les éléments exogènes qui fournissent aussi des éléments permettant de comprendre le développement ou non du mécénat ainsi de l’importance du cadre juridique, où des résultats des entreprises par exemple. L’échantillon fait la part belle aux PME et au mécénat direct. Sans doute la vision du mécénat serait-elle en partie modifiée dans le cadre où des plus grosses structures auraient tendance à bureaucratiser la pratique. Mais peut-être est-on allé au coeur de ce qu’est le mécénat de cette façon.