Corps de l’article

Introduction

Pour surmonter le scandale de l’échec de la mission de Jésus, l’envoyé du Père, mort en croix comme un infidèle, un « maudit pendu au bois » (Ga 3,13 ; Dt 21,23), l’évangéliste Jean fait appel à la figure apocalyptique du Fils de l’homme : Jésus n’est pas qu’un envoyé terrestre ; il est un personnage céleste, descendu du ciel et qui doit y remonter. Envoyé et Fils de l’homme : ces deux schèmes christologiques constituent le contexte des paroles de Jésus sur le Fils de l’homme (I). Dans le premier texte, 1,51, Jean réinterprète le songe de Jacob raconté en Gn 28,12-19 : il introduit la figure du Fils de l’homme, présente son itinéraire descente/remontée, figuré par le mouvement des anges, mouvement qui indique son origine céleste et annonce en même temps sa glorification au terme de sa remontée (II). Mais le moyen de cette remontée sera paradoxalement la croix, et ce moyen ne sera dévoilé que graduellement. D’où le recours à deux passages de l’A.T. pour démontrer que cette mort en croix entrait dans le plan divin, serait salvifique et conduirait à la glorification du Fils de l’homme. D’abord en 3,14-15, Jésus décrit sa crucifixion comme une élévation salvifique à l’aide de l’épisode du serpent d’airain élevé sur un étendard (Nb 21,4-9) (III). Puis en 6,25-71, il démontre la valeur salvifique sa crucifixion, terme ultime de sa descente, à l’aide de l’épisode de la manne descendue du ciel (Ex 16,4.15.35) : pour ceux qui lui restent fidèles jusqu’au pied de la croix, il est le vrai pain de vie (IV). Deux autres paroles sur le Fils de l’homme précisent les conséquences de cette crucifixion/élévation pour la personne même de Jésus : en 8,28-30, l’élévation en croix du Fils de l’homme est présentée comme l’événement qui authentifie le mandat divin de Jésus, puis en 12,31-32, cette élévation nous est décrite comme une investiture royale (V). Enfin, la promesse faite en 1,51 nous est racontée par l’évangéliste en 19,30 : au moment où Jésus remet l’esprit/l’Esprit à son Père (19,30 ; cf. 13,31.32), le disciple bien-aimé, la mère de Jésus et les autres femmes, ont perçu dans la foi le ciel ouvert et l’entrée en gloire de Jésus. Ces croyants, restés fidèles à Jésus jusqu’au terme de sa mission, reçoivent déjà l’Esprit de la nouvelle création, signifié par l’eau sortie du côté transpercé de Jésus (19,33-37 ; cf. 6,51-57 ; 7,37-39). Ils forment ainsi le noyau du nouveau peuple de Dieu rassemblé au pied de la croix (19,25-27 ; cf. 12,31-32) (VI). En conclusion : le point de vue du lecteur croyant après la résurrection.

I. Le contexte : le schème christologique de l’envoyé et celui du Fils de l’homme

Pour exprimer la relation entre Jésus et son Père et préciser le sens de sa mission, l’évangéliste utilise avant tout la notion d’envoi. Il introduit ce schème christologique déjà, de façon implicite, dans le récit du baptême de Jésus (1,29-34). L’événement est raconté selon la perspective du protagoniste[1]. C’est pourquoi il n’est pas décrit directement par le narrateur, mais raconté à travers les yeux de Jean-Baptiste ; le style direct est utilisé et l’aspect subjectif est fortement marqué, en ce sens que l’interprétation prend le pas sur la description de l’événement comme tel[2]. On saisit l’importance de cet aspect du récit dans le cas du récit johannique du baptême de Jésus. Tout l’épisode est centré sur une seule affirmation : « J’ai vu l’Esprit descendre et demeurer sur lui » (v. 32). Et Jean appuie son affirmation sur la révélation qu’il a reçue : « […] celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, celui-là m’a dit : “Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer sur lui, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint” » (v. 33). C’est le verset qui fonde à la fois la mission de Jean-Baptiste et celle de Jésus. L’évangéliste présente ici Jean-Baptiste comme un envoyé qui, à la suite d’une révélation, désigne de fait un autre envoyé. Jean et Jésus ne sont pas envoyés par les hommes, comme les Pharisiens envoyés par les Juifs de Jérusalem (cf. 1,19.24). Jean a été envoyé par Dieu (Jn 1,9 ; cf. Mc 11,27-33 et par.) et désigne, grâce à la descente de l’Esprit (v. 32), celui qui a été envoyé par le Père. C’est donc sur la parole du seul témoin Jean que s’enclenche la foi des premiers disciples (cf. 1,35-37).

Or, plusieurs passages de l’Évangile rappellent cette descente de l’Esprit sur Jésus qui fonde sa mission d’envoyé, ainsi 3,34 : « […] celui que Dieu a envoyé prononce les paroles de Dieu, car il (Dieu) donne l’Esprit sans mesure[3] » ; 6,27 : « […] Celui que le Père, Dieu, a marqué de son sceau » ; 6,69 : « […] tu es le Saint de Dieu » ; 10,36 : « […] celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde[4] ». Dans le cadre de la christologie de l’envoi, Jean-Baptiste est en fait le garant terrestre du mandat céleste de Jésus (cf. 5,33-35). Après sa résurrection, Jésus déléguera à son tour ses disciples pour poursuivre son oeuvre en leur transmettant l’Esprit (20,21-22).

Ce fait est fondamental pour l’évangéliste, puisqu’il résume la confession de foi en Jésus dans les termes suivants : « croire en celui que (Dieu) a envoyé » (6,29 ; cf. aussi 5,24 ; 17,3). Déjà Is 55,10-11, avait utilisé l’image de l’envoi pour décrire la mission du Verbe : « C’est que, comme descend la pluie ou la neige, du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, […] ainsi se comporte ma parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l’avais envoyée (שלחתיו) » (trad. TOB).

Ainsi, le Verbe incarné seul révélateur du Père (1,18 ; 6,46) est sur terre le šaliaḥ, l’envoyé du Père. En effet, le quatrième évangile utilise constamment l’expression stéréotypée « Celui qui m’envoie » (ὁ πέμψας με) pour désigner Dieu le Père et le schème de l’envoi y est très souvent utilisé de façon argumentative (cf. 6,37-40), une fois même à l’aide d’un énoncé à caractère proverbial (13,16). Ce qui laisse supposer un renvoi à une institution connue[5], à un langage précis et des formules juridiques.

C’est que l’évangéliste a choisi de décrire la mission du Verbe incarné dans son contexte culturel grâce à la notion juridique de la représentation[6]. En effet, dans le Proche-Orient ancien, ainsi que dans le monde gréco-romain, on attachait beaucoup d’importance à la fonction d’envoyé : messager, chargé de mission, représentant accrédité, ambassadeur plénipotentiaire, délégué par un roi ou un personnage important. La fonction, l’itinéraire et les pouvoirs de l’envoyé étaient régis par des règles juridiques précises et son parcours comportait fondamentalement trois étapes : 1) le mandat ou l’ordre de mission ; 2) l’exécution de la mission ; 3) le retour à l’envoyeur pour le compte rendu. En milieu rabbinique, on a également élaboré une doctrine juridique sur le mode du droit du mandant (mešaleaḥ) et du mandataire (šaliaḥ)[7]. Dans ce cadre juridique, l’envoyé pouvait aussi bien être porteur d’un message verbal que représentant autorisé à effectuer une action à caractère légal au nom de son mandant. Ainsi, on connaissait un type de représentant appelé « le fondé de pouvoir » ou le « plénipotentiaire ». Ce représentant doté des pleins pouvoirs sur l’entière propriété du chef de la maison portait le titre de « fils de la maison » (ben beth), que ce soit un fils réel ou un simple serviteur. Mais il était normal et surtout avantageux que le chef de famille se fasse représenter par son propre héritier.

Ainsi, Jésus est présenté comme le fils unique (3,16s) doté des pleins pouvoirs : « Le Père aime le Fils et a tout remis en ses mains » (3,35 ; cf. 13,3 ; 17,2.4.8.14.22) et il reçoit de Dieu « l’Esprit sans mesure[8] » (3,34) pour l’accomplissement de sa mission de révélateur et de Sauveur (3,36). Toutefois, pour valider le témoignage de Jésus et démontrer la valeur sotériologique de sa carrière terrestre, l’évangéliste a utilisé un autre schème christologique.

En effet, dans le cas de Jésus, comment expliquer sa fin tragique comme envoyé et la défection de la plupart de ses disciples, malgré tous les signes qu’il avait accomplis ? Pour surmonter ce scandale, l’évangéliste a fait appel au schème apocalyptique du Fils de l’homme ; il ajoutait ainsi au schème christologique de l’envoyé une dimension qui lui permettait de dépasser les catégories juridico-rabbiniques de l’envoi. Jésus n’était pas qu’un envoyé terrestre nanti d’une mission prophétique, comme celle de Moïse ; il était un envoyé céleste, descendu du ciel (6,38) et qui devait y remonter (6,62). Au parcours traditionnel de l’envoi l’évangéliste a donc superposé un itinéraire vertical, descente-remontée. Et puisque personne n’avait été témoin de la descente de Jésus, l’acceptation qu’il était le Verbe incarné, seul révélateur du Père, devait être validée par la vision de sa remontée dans la gloire. Mais le paradoxe réside dans le fait que le moyen de cette remontée devait être la croix. Il s’agira donc pour l’évangéliste de montrer que ce double mouvement et ce moyen de la remontée avaient été préfigurés dans les textes de l’A.T. C’est dans ce contexte que se situent les énoncés sur le Fils de l’homme en Jean.

II. La rencontre entre Jésus et Nathanaël et l’annonce de la glorification du Fils de l’homme (1,47-51)

Le récit de la rencontre entre Jésus et Nathanaël (1,47-51) forme avec celui du baptême de Jésus (1,29-34) la seconde des deux principales péricopes christologiques du premier chapitre du quatrième évangile. Dans la première, Jean le Baptiste, envoyé par Dieu (1,33), désigne à son tour Jésus, l’envoyé eschatologique, « l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (1,29) et « baptise dans l’Esprit Saint » (1,33). Le recrutement des premiers disciples commence dès le lendemain, lorsque Jean désigne à nouveau Jésus comme « Agneau de Dieu » à deux de ses disciples, André et son compagnon. Ceux-ci se mettent aussitôt à la suite de Jésus (1,35-39). André rencontre ensuite son frère Simon et lui dit : « Nous avons trouvé le Messie ». Jésus le regarde et change son nom : « Tu es Simon, le fils de Jean ; tu t’appelleras Céphas », « ce qui veut dire Pierre », précise l’évangéliste (1,40-42). Le lendemain, Jésus part pour la Galilée et rencontre Philippe et celui-ci se met à sa suite (1,43-44). Philippe rencontre Nathanaël et lui dit : « Celui dont Moïse a écrit dans la Loi et les prophètes, nous l’avons trouvé. C’est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth. » Nathanaël lui dit : « De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon ? » Philippe lui dit : « Viens et vois » (1,43-46). La rencontre entre Jésus et Nathanaël suit cet entretien.

1. Structure rhétorique de la péricope et contexte immédiat du v. 51

La rhétorique biblique, appelée aussi analyse structurelle[9], étudie la composition ou dispositio des matériaux qu’utilise un auteur pour exprimer sa pensée. Alors que la rhétorique gréco-romaine ou classique est normative, la dispositio ou ordonnance des matériaux étant prescrite à l’avance[10], la rhétorique biblique est plutôt descriptive et opère à partir des marques laissées dans le texte. Ces marques purement formelles ou linguistiques sont avant tout des mots, expressions et constructions syntaxiques qui selon leur récurrence permettent d’établir certains parallèles. En effet le principe d’ordre fondamental dans ces textes est avant tout le parallélisme, soit le parallélisme ordinaire (ABC//A'B'C'), le parallélisme concentrique (ABC/D/C'B'A'), le parallélisme chiastique ou chiasme (ABC//C'B'A'). Dans l’établissement de ces parallélismes, il faut certes accorder la priorité aux critères purement linguistiques, mais on ne peut exclure a priori les correspondances thématiques, qui aident parfois à mieux saisir la logique argumentative d’un auteur.

La péricope de Jn 1,47-51 se présente selon une structure concentrique[11] :

A

v.47

Jésus vit venir Nathanaël et dit de lui : « Voici véritablement un Israélite qui est sans détours[12]. »

Vision surnaturelle de Jésus

B

v.48

Nathanaël lui dit : « D’où me connais-tu ? » Jésus lui répondit : « Avant que Philippe t’appelât, quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu. »

Le signe

C

v.49

Nathanaël lui répondit : « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël. »

Profession de foi

B'

v.50

Jésus lui répondit et lui dit : « Parce que je t’ai dit que je t’ai vu sous le figuier, tu crois[13]. Tu verras plus grand que ces choses. »

Rappel du signe

A'

v.51

Et il lui dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l’homme. »

Vision surnaturelle promise aux disciples

-> Voir la liste des tableaux

Au centre de la péricope (C) se situe la profession de foi messianique de Nathanaël (v. 49). La mention du signe offert au disciple (B) : « […] sous le figuier je t’ai vu » (v. 48) et son rappel (B') (v. 50), qui établit un lien avec la foi, encadrent le v. 49 (C). Aux extrémités, les v. 47 (A) et 51 (A') se caractérisent tous les deux par l’emploi d’un verbe de vision impliquant la perception implicite de quelque chose qui dépasse l’objet de la vision matérielle : au v. 47, la parole de Jésus explicite cette perception au sujet de Nathanaël ; au v. 51, la déclaration solennelle de Jésus introduit la promesse d’une vision concernant le Fils de l’homme, et la mention du « ciel ouvert » indique clairement que cette vision dépasse la réalité matérielle. Ainsi cette structure révèle le sens général du texte : Nathanaël, aidé par un signe (v. 48, 50), a confessé Jésus comme Messie (v. 49) malgré le scandale de son origine terrestre (cf. v. 45-46). Jésus lui promet, ainsi qu’aux autres disciples (« Vous verrez […] »), une vision dans laquelle ils percevront quelque chose de « mieux » (ou de « plus grand ») que les signes et leur rapport à sa messianité (cf. v. 41 : « Nous avons trouvé le Messie […] » ; v. 50), et ce quelque chose concerne le Fils de l’homme.

Cette structure rhétorique est semblable à celle que nous avons proposée pour Jn 1,29-34[14]. On peut en conclure que la composition littéraire des deux principales péricopes christologiques du premier chapitre (1,29-34 et 1,47-51) relève d’une intention délibérée et que l’introduction du schème christologique du Fils de l’homme fait partie d’un projet théologique cohérent en relation avec le schème christologique de l’envoyé[15].

2. La connaissance surnaturelle de Jésus (v. 47)

La connaissance surnaturelle des hommes est un des traits caractéristiques de Jésus dans le quatrième évangile (cf. 2,24 ; 4,7-19.29 ; 6,64.70 ; 13,10-11.27 ; 16,30 ; 18,4). C’est ce que démontre en fait la formulation du v. 47 lui-même. Comme l’a montré M. de Goedt[16], ce verset est construit selon un schème que l’on retrouve ailleurs en Jean dans des scènes de révélation : 1) un envoyé de Dieu voit un personnage ; 2) ensuite il dit : « Voici […] » (le verbe grec Ide, jouant ici le rôle de présentatif) ; 3) suit une appellation par laquelle l’envoyé dévoile un rôle caché de ce personnage. On retrouve ce schème à quatre reprises en Jean : deux fois dans la bouche de Jean-Baptiste, à propos de Jésus, en 1,29.36, et deux fois dans la bouche de Jésus : ici au sujet de Nathanaël, en 1,47, et au sujet de sa mère et du disciple bien-aimé en 19,26. Dans tous ces textes, le « voyant » fait une déclaration qui dépasse nettement l’objet de la vision matérielle, car il révèle le mystère d’une mission ou d’une personne. Ici Jésus manifeste à Nathanaël ce qu’il est du point de vue de l’histoire du salut, le type du nouvel Israël : « […] véritablement un Israélite sans détours[17] ».

3. Le signe (v. 48 et 50)

D’après le v. 50, la parole adressée à Nathanaël a été un signe qui lui a permis de surmonter le scandale de l’origine humaine de Jésus (v. 45-46 ; cf. 6,41-42) et de le confesser comme Messie. Mais en quoi la parole de Jésus a-t-elle pu constituer un signe ? On ne peut faire que des conjectures. W.R. Telford[18] a proposé de rattacher la parole de Jésus à Za 3,10 : « Ce jour-là — oracle de Yahvé Sabaot — vous vous inviterez l’un l’autre sous la vigne et le figuier ». La parole de Jésus laissait alors entendre à Nathanaël qu’il était l’un de ces authentiques Israélites qui devaient participer au royaume messianique dans le monde à venir. Nathanaël reconnaît à Jésus le privilège messianique de dévoiler le fond des coeurs et de connaître qui devait faire partie de son royaume. Ce qui explique sa profession de foi.

4. La profession de foi messianique (v. 49)

Le titre « Fils de Dieu » revêt un sens messianique dans la bouche de Nathanaël. Ce titre n’exprime pas nécessairement une filiation de nature ; il peut indiquer simplement une filiation adoptive résultant d’un choix divin qui établit une relation particulièrement intime entre Dieu et celui qu’il choisit. Ainsi, ce titre peut être attribué aux anges (Jb 1,6), au peuple élu (Ex 4,22 ; Sg 18,13), aux Israélites (Dt 14,1 ; Os 2,1), à leurs chefs (Ps 82,6). Aussi, quand il est dit du Roi Messie (1 Ch 17,13 ; Ps 2,7 ; 89,27), le titre n’implique pas une filiation de nature. À noter cependant que, à la différence de « roi des Juifs » (cf. 18,33.39 ; 19,3.19.21) le titre « roi d’Israël » a un sens religieux. Jésus est le roi de l’Israël véritable (cf. 12,13).

5. La promesse de choses plus grandes (v. 50)

Le Messie devait dévoiler le secret des coeurs (Is 11,3-4) et c’est ce qu’a perçu Nathanaël (v. 47, 48 et 50). Jésus lui annonce qu’il verra « plus grand (μείζω) que ces choses » (v. 50), c’est-à-dire plus grand que la connaissance prophétique de Jésus et, implicitement, la confession messianique qui lui est rattachée. Ce « plus grand » est explicité dans le v. 51.

6. La vision du Fils de l’homme[19] (v. 51)

6.1. « Vous verrez … »

Le passage du singulier au pluriel suggère que la parole s’adresse non seulement à Nathanaël, mais aussi aux disciples qui ont déjà été invités à « venir » et à « voir » Jésus (1,39.45) dans sa réalité humaine et l’ont confessé comme « Rabbi » et « Messie » (1,38.41.45). Ils reçoivent la promesse d’une révélation supérieure réservée pour un événement à venir.

6.2. « … le ciel ouvert … »

L’expression « le ciel ouvert » (ἀνεῳγóτα) relève du langage apocalyptique (cf. Ez 1,1 ; Mt 3,16 ; Ac 7,56 ; 10,11 ; Ap 15,6) et indique que celui qui parle entend donner le sens d’un événement terrestre dans sa dimension céleste, c’est-à-dire dans sa relation au plan divin qui règle le déroulement de l’histoire. La parole de Jésus, en 1,51, a la même fonction que la révélation faite à Jean-Baptiste lors du baptême de Jésus (1,33s ; cf. Mc 1,10s ; Mt 3,16s ; Lc 3,21s) et par laquelle il lui a été donné le sens de l’événement. Ici, il s’agit d’un événement futur[20] dont le sens profond est déjà révélé de façon symbolique par le double mouvement des anges et le titre Fils de l’homme.

6.3. « … et les anges de Dieu montant et descendant sur (ἐπί)[21] le Fils de l’homme »

La plupart des exégètes voient ici une allusion à Gn 28,12-19 : le songe de Jacob à Béthel. Le récit peut se diviser en deux parties : le songe et son explication.

Le songe :

Il prit une des pierres du lieu, la mit sous sa tête et dormit en ce lieu (v. 11). Il eut un songe : Voilà qu’une échelle était dressée sur la terre et que son sommet atteignait le ciel, et des anges de Dieu y montaient et y descendaient ! Voilà que Yahvé se tenait devant lui […].

v. 12-13

L’explication :

Jacob s’éveilla de son sommeil et dit : « En vérité, Yahvé est en ce lieu et je ne le savais pas ! » Il eut peur et dit : « Que ce lieu est redoutable ! Ce n’est rien de moins qu’une maison de Dieu et la porte du ciel ! » (v. 16- 17) […] À ce lieu, il donna le nom de Béthel […] .

v. 19 (TOB)

Les éléments de comparaison avec notre texte sont les suivants :

 

Gn 28,12-19

Jn 1,51

1)

une échelle sur terre dont le sommet atteint le ciel

« le ciel ouvert », mais pas d’échelle

2)

des anges montent et descendent sur l’échelle

des anges montent et descendent sur le Fils de l’homme

3)

le Seigneur se manifeste à Jacob : « […] Yahvé se tenait devant lui »

le Fils de l’homme sera révélé comme figure céleste

Remarques :

Il faut d’abord noter que Jésus n’est pas comparé à Jacob. Ce sont les disciples, vrais Israélites, qui comme Jacob, auront une vision céleste. De plus, le centre d’intérêt de la vision réside dans le mouvement de montée et de descente des anges et dans la figure du Fils de l’homme.

Dans la vision de Jacob, les anges qui accompagnaient Yahvé étaient le signe de sa seigneurie céleste et leur mouvement de montée et de descente indiquait que Yahvé était descendu du ciel vers le lieu où dormait Jacob. En Jn 1,51, le mouvement des anges est une façon symbolique d’indiquer que le Fils de l’homme est un être d’origine céleste dont la carrière historique sera marquée par un mouvement de descente — « Nul ne monte[22] au ciel, hormis celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme » (3,13) — et de remontée — « Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant […] » (6,62).

Est-ce que la vision promise ici par Jésus annonce un événement ponctuel ? Pour plusieurs exégètes, spécialement F.J. Moloney, la vision ne s’est pas réalisée dans un événement historique précis ; elle a une fonction programmatique et concerne l’ensemble du ministère de révélation de Jésus.

À ce moment du récit, précise l’auteur, les lecteurs de l’évangile de Jean ont été mis au courant de la vérité complète dans le Prologue (1,1-18, spéc. v. 1-2 ; 14-18) ; ils ont reçu la clé qui ouvre à l’ensemble du mystère décrit dans les chapitres qui suivent… Mais les disciples, les acteurs impliqués dans le drame johannique de la vie de Jésus, n’ont pas reçu cette clé. Pour eux, le mystère sera dévoilé graduellement dans les signes et les discours qui vont suivre[23].

Nous soutenons au contraire que la vision promise a plutôt une fonction proleptique et annonce un événement précis, celui de la crucifixion de Jésus, que l’évangéliste interprète comme une élévation et une glorification. Trois observations préliminaires :

1re) Moloney a raison de distinguer le point de vue du lecteur et celui des disciples, protagonistes du drame. C’est la distinction, utilisée en analyse narrative, entre l’histoire racontée et sa mise en récit[24]. Mais, du point de vue de l’histoire racontée, la parole de Jésus s’adresse à des disciples qui viennent de reconnaître en Jésus de Nazareth, le fils de Joseph (1,45), le Messie et le Roi d’Israël ; ils se mettent à la suite de Jésus et entreprennent un parcours de foi qui doit les conduire jusqu’au pied de la croix.

2e) Certes, pour affermir la foi de ses disciples, Jésus accomplira des signes. Ainsi, en 2,12, après le miracle de Cana, l’évangéliste conclut : « Il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui ». Mais la gloire dont il s’agit ici est celle qui rejaillit sur Jésus comme Fils envoyé et non comme Fils de l’homme. Les signes ont pour fonction d’authentifier sa mission comme envoyé et révélateur du Père (cf. 1,18 ; 5,36 ; 7,31). Si de fait les disciples avaient vraiment perçu le lien constant entre la terre et le ciel durant le ministère de Jésus, comment expliquer leur défection au moment de sa crucifixion ? Il fallait donc une preuve encore plus éclatante pour valider sa fonction d’envoyé eschatologique du Père.

3e) Par ailleurs, ce qui a dû intriguer les interlocuteurs de Jésus, familiers de l’Écriture (cf. 1,45), c’est l’absence d’échelle. En effet, la mention du mouvement de montée et de descente des anges suffisait pour évoquer dans l’esprit des disciples le passage de Gn qui racontait l’épisode de Jacob à Béthel[25]. Mais pourquoi l’absence d’échelle ? À notre avis, l’évangéliste qui a mis cette parole dans la bouche de Jésus[26], a omis intentionnellement de mentionner ce point de comparaison, parce qu’il avait l’intention de ne dévoiler que progressivement l’exaltation du Fils de l’homme par le moyen de la croix[27]. En analyse narrative, ce type de rétention intentionnelle d’un élément d’information de la part d’un auteur s’appelle une paralipse[28].

III. Jean 3,14-15 et la remontée du Fils de l’homme

Pour démontrer que la remontée aurait lieu lors de la crucifixion et que cette remontée serait salvifique, l’évangéliste va puiser dans l’Écriture un « signe ou symbole de salut[29] » préfigurant cette remontée/exaltation : le serpent élevé sur un étendard (3,14-15). Alors que dans les évangiles synoptiques, Jésus prédit sa passion, sa mort et sa résurrection à trois reprises (Mc 8,31 ; 9,31 ; 10,33 // Mt 16,21 ; 17,22-23 ; 20,18 ; Lc 9,22 ; 9,43-45 ; 18,31-34), en Jean, il annonce par trois fois sa mort comme une élévation : en 3,14-15 ; 8,28 et 12,31-33. Le texte fondamental reste cependant 3,14-15, parce qu’il fonde cette élévation sur sa préfiguration vétérotestamentaire :

« Comme Moïse éleva (ὕψωσεν) le serpent au désert, ainsi faut-il que soit élevé (ὑψωθῆναι δεῖ) le Fils de l’homme, afin que quiconque croit, ait par lui la vie éternelle ».

3,14-15

Jésus leur dit : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que moi, Je suis ».

8,28

Jésus reprit : « C’est maintenant le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors. Pour moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi. » — Il signifiait par là de quelle mort il allait mourir — La foule lui répondit : « Nous avons appris de la Loi que le Christ demeure à jamais. Comment peux-tu dire : “Il faut que soit élevé le Fils de l’homme” ? Qui est ce Fils de l’homme ? ».

12,31.34

En 3,14-15, comme dans les deux autres textes cités, l’évangéliste joue sur le double sens[30] du verbe ὑψóω : élever/exalter, et ὑψωθῆναι : être élevé/être exalté. L’origine probable de ce verbe est à chercher dans le quatrième chant du Serviteur en Is 52,13 : « Voici que mon serviteur prospérera, il grandira, s’élèvera (ὑψωθήσεται), sera placé très haut ». Ce verbe appartient au vocabulaire royal. « Être exalté » fait partie des privilèges royaux, comme par exemple en Dn 11,36 : « Le roi agira selon son bon plaisir, s’enorgueillissant et s’exaltant parmi tous les dieux ». Voir aussi 1 M 8,13 ; 11,16 (LXX). Ce contexte est clairement signifié en Is 53,12 : « C’est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants il partagera le butin […] ».

En 3,14-15, pour montrer que Jésus du haut de la croix est exalté et communique déjà la vie, Jean fait appel à l’épisode du serpent d’airain raconté en Nb 21,4-9. À cause de leurs mauvaises conditions de vie dans le désert, les Israélites ont critiqué Dieu et Moïse. Pour les punir, Dieu leur envoie des serpents brûlants qui les mordent et les font mourir. Le peuple reconnaît son péché et demande à Moïse d’intervenir en sa faveur. Le Seigneur répond alors à Moïse : « Façonne-toi un brûlant que tu placeras sur un étendard (ἐπὶ σημείου) (LXX). Quiconque aura été mordu et le regardera restera en vie. Moïse façonna donc un serpent d’airain qu’il plaça sur l’étendard, et si un homme était mordu par quelque serpent, il regardait le serpent d’airain et restait en vie » (v. 8-9) (B.J.)

Dans la tradition juive, l’épisode a reçu une interprétation spirituelle :

Et même lorsque s’abattit sur eux la fureur terrible de bêtes féroces, et qu’ils périssaient sous les morsures de serpents tortueux, ta colère ne dura pas jusqu’au bout ; mais c’est par manière d’avertissement et pour peu de temps qu’ils furent inquiétés, et ils avaient un signe de salut (σύμβολον ἔχοντες σωτηρίας) pour leur rappeler le commandement de ta Loi, car celui qui se tournait vers lui était sauvé, non par ce qu’il avait sous les yeux, mais par toi le sauveur de tous. […] Et de fait, ce n’est ni herbe ni émollient qui leur rendit la santé, mais ta parole, Seigneur, elle qui guérit tout

Sg 16,5-7.12 (B.J.)

Jean se sert de l’épisode pour interpréter la mort de Jésus comme une exaltation glorieuse et un événement salvifique. Comme le souligne F.-M. Braun, « la comparaison proprement dite, elle, porte non point sur le serpent mosaïque et le Christ, mais sur l’élévation de l’un et de l’autre et sur le fait du salut accordé à ceux qui dépassent les apparences du signe[31] ». Jean renvoie au texte de l’Exode à travers l’interprétation du livre de la Sagesse. « Son souci est de montrer que les avantages attendus de la Loi ou de la Parole, il serait vain de les chercher en dehors du Christ… Évidemment, Jean a dépassé les spéculations juives : le regard fixé sur un symbole destiné à rappeler la nécessité de se soumettre à Dieu pour être sauvé est devenu l’acte de foi au Fils de l’homme crucifié[32]. »

Il est par ailleurs important de souligner que les paroles de Jésus qui suivent immédiatement ce passage font appel au schème christologique de l’envoyé :

Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique (τὸν υἱóν τὸν μονογενῆ), afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui (3,16-17).

C’est un des passages les plus importants de tout le quatrième évangile. Il fait probablement allusion à l’épisode du sacrifice d’Isaac raconté en Gn 22,1-18[33]. Le recours à la figure d’Isaac permettait à l’évangéliste d’expliquer la mort de Jésus par la préfiguration biblique d’un père donnant son fils unique et par celle du fils acceptant librement sa mort par obéissance à son père[34]. Selon J.P. Meier, l’hébreu yaḥîd serait peut-être sous-jacent au grec μονογενής (unique) de Jn 3,16.18. À proprement parler, le terme hébreu yaḥîd signifie « seul », « unique ». Mais dans un contexte familial, employé par exemple pour un fils, il peut signifier « seul aimé » ou « uniquement aimé ». Cela semble être le sens quand il est appliqué à Isaac (Gn 22,2.12.16). La nuance d’amour contenu dans yaḥîd est soulignée dans le premier verset qui l’emploie à propos d’Isaac : « Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac » (Gn 22,2)[35]. Dans ce texte, Meier commente le passage de Mc 1,11 (cf. Μt 3,17) qui utilise l’expression bien-aimé (agapētos), alors que Jean dans les textes cités utilise « unique », ce qui est plus près du terme hébreu et insiste davantage sur l’unicité. L’autre aspect de la préfiguration biblique développé dans la tradition juive concerne l’acquiescement libre d’Isaac à la volonté de son père[36]. C’est ce que souligne l’évangéliste au chap. 10 : « C’est pour cela que le Père m’aime, parce que je donne ma vie, pour la reprendre. Personne ne me l’enlève ; mais je la donne de moi-même. J’ai pouvoir de la donner et j’ai pouvoir de la reprendre ; tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père » (v. 17-18).

Ainsi, le recours implicite à la tradition de l’Aqedah permettait à l’évangéliste d’expliciter le plan divin du salut exprimé d’abord par l’expression « il faut » (δεῖ) en 3,14, ainsi que dans l’emploi du verbe au passif (3,14 ; voir aussi 12,32)[37] et de présenter ensuite cette mort comme la révélation ultime de l’amour de Dieu pour le monde. En Jean, le but de l’envoi du Fils dans le monde n’est pas pour Dieu de s’offrir une victime[38]. Ce sont les hommes qui sont responsables de l’« élévation » de Jésus : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme […] » (8,28). Du côté de Jésus, c’est la fidélité à sa mission jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix, qui est révélée (cf. 14,31 ; 15,10). Ainsi, l’évangéliste a précisé le sens de la mort de Jésus en utilisant côte à côte les deux schèmes christologiques, celui du Fils de l’homme et du Fils envoyé.

IV. Jean 6,48-58 et le point extrême de la descente du Fils de l’homme

La mort en croix constitue à la fois le terme ultime de la mission de Jésus comme envoyé mais aussi le point extrême de sa descente, de son abaissement (cf. Ph 2,8). C’est pourquoi l’évangéliste, pour en démontrer la valeur salvifique aura recours à un autre « symbole de salut » relié à la figure du Fils de l’homme dans son mouvement de descente, celui de la manne. Il développe son enseignement, au chapitre 6, dans un exposé formé d’un premier dialogue (v. 25-34), d’un discours (v. 35-58) et d’un second dialogue (v. 60-71) exposant la prise de décision à la suite du discours (v. 60-71). Le tout forme un ensemble indissociable régi par les lois concernant le discours délibératif dans la rhétorique gréco-romaine[39]. C’est la seconde partie du discours (v. 48-58) qui aborde la question de la crucifixion de Jésus.

1. Le premier dialogue : une question de définition (v. 25-34)

Le premier dialogue établit le point à débattre (status causae) en vue du discours qui va suivre[40]. Il s’agit ici d’une question de définitions. Le volet A du dialogue (v. 26-29) vise à définir pour la foule, qui considère Jésus comme « le prophète qui doit venir dans le monde » (6,15 ; cf. Dt 18,15), ce qu’est la foi authentique : « L’oeuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé » (v. 29). Cette foi donnera accès à la nourriture (βρῶσις) qui demeure pour la vie éternelle, celle que donnera le Fils de l’homme (v. 27). Le volet B (v. 30-33) s’adresse aux interlocuteurs parmi la foule qui prétendent définir les conditions de leur foi en exigeant un signe et en rappelant à Jésus le signe de la manne opéré par Moïse dans le désert : signe supérieur à celui que vient d’opérer Jésus, puisqu’il s’agit, non plus d’un pain terrestre multiplié, mais d’un pain descendu du ciel et qui a nourri les fils d’Israël pendant quarante ans (Ex 16,4.15.35). À leur intention, Jésus définit le vrai pain (ἄρτος) de Dieu, « c’est celui qui descend (ὁ καταβαίνων) du ciel et donne la vie au monde » (v. 33). De plus, c’est le Père qui le donne (δίδωσιν) maintenant (v. 32)[41].

2. Le discours délibératif (v. 35-58)

Le discours débute par la parole d’autoprésentation de l’envoyé en 35a : « Je suis le pain de vie[42]. » On retrouve cette autoprésentation au v. 48. En effet, le schème christologique de l’envoyé impose la division du discours proprement dit en deux volets principaux, chacun introduit par cette formule d’autoprésentation. Le premier volet, v. 35-47, présente l’envoyé dans l’accomplissement de sa mission de prédication, face à ses contemporains et selon la perspective développée dans le volet B du dialogue (6,30-33), qui met en évidence le Père comme donateur. D’où le sigle B' pour ce volet. Le second volet v. 48-58, considère l’envoyé au terme de sa mission, face à sa mort tragique. La perspective est celle du volet A du dialogue (6,26-29), d’où le sigle A' : le donateur est identifié au Fils de l’homme (et implicitement au Fils envoyé) et le don est annoncé pour le futur (cf. v. 29 et 51c).

L’élaboration du discours s’effectue à partir du v. 35b-c, qui paraphrase l’autoprésentation de l’envoyé au v. 35a : « Je suis le pain de vie ».

 

(a)

(b)

6,35b :

« Qui vient à moi

n’aura plus faim ;

6,35c :

qui croit en moi

n’aura plus soif, jamais[43]. »

Cette invitation comporte deux aspects : la démarche humaine (a) et l’initiative divine (b), que l’évangéliste commente en ordre inverse dans chacune des parties du discours. Ce qui donne le schéma suivant en tenant compte de la relation entre l’état de la question et le discours, soit B' : (b) (v. 36-40) ; (a) (v. 43-47) et A' : (b) (v. 48-51) ; (a) (v. 53-58). Entre chaque partie des volets s’insère la réaction des « Juifs[44] », v. 41-42 et v. 52[45].

Pour le choix des arguments, l’auteur suit le modèle d’une argumentation complète utilisé à propos d’une chrie, ou parole mémorable attribuée à une autorité, comme on l’enseignait dans les exercices préparatoires (progymnasmata)[46]. Pour l’enchaînement de ses énoncés, en chacune des unités déterminées par la structure générale du discours, l’auteur utilise un modèle qui relève de l’arrangement (dispositio) standard du discours délibératif dans la rhétorique gréco-romaine. Ce type de discours vise à persuader ou à dissuader une assemblée relativement à une décision à prendre[47]. Les données théologiques principales qui servent à construire l’argumentation de l’auteur, c’est-à-dire les preuves techniques, sont tirées du schème christologique de l’envoyé. Ce sont les principes qui règlent les relations entre l’envoyeur, son envoyé et le destinataire. On a ainsi une relation triangulaire qui implique le Père, le Fils et le croyant.

Dans le volet B' du discours (v. 35-47), l’évangéliste considère l’envoyé au cours de sa mission de prédication. En (b) (v. 36-40), il commente ce qui concerne le don divin, en transposant la métaphore du rassasiement dans les catégories juridiques de l’envoi, en traitant d’abord des relations entre l’envoyeur et son envoyé et de ce qui en résulte pour le destinataire. Après l’interruption marquée par les murmures des « Juifs » (v. 41-42), il commente en (a) (v. 43-47), ce qui concerne la démarche humaine, mais en considérant, cette fois-ci, la relation entre l’envoyeur et le destinataire et l’attitude de celui-ci envers l’envoyé.

La seconde partie du discours (A') considère l’envoyé au terme de sa mission (v. 48-58). C’est le volet qui importe pour notre propos, parce qu’il répond à la question concernant la mort de l’envoyé et la valeur salvifique de cette mort. Dans cette partie, l’unité du discours, fondée sur la christologie de l’envoyé, impose de maintenir le sens métaphorique du vocabulaire de la nutrition présent depuis le v. 35bc. Lorsque Jésus invite implicitement ses interlocuteurs à le manger et à le boire, c’est-à-dire à croire en lui comme envoyé descendu du ciel, malgré le scandale de son origine terrestre (v. 36-40 ; 41-42), il est clair que les actions de manger et de boire doivent être entendues en un sens métaphorique. Lorsqu’il précise ensuite son invitation en parlant explicitement de manger sa chair et de boire son sang, en référence à sa mort sanglante, il faut maintenir le sens métaphorique du vocabulaire de la manducation : les actions de manger la chair et de boire le sang ne renvoient pas directement aux actions de manger le pain et de boire le vin du rite eucharistique ; elles décrivent métaphoriquement la démarche du croyant comme le faisait de façon implicite l’invitation du v. 35bc[48]. Mais l’objet de l’acte de foi est maintenant l’envoyé face à sa mort sanglante.

Après l’autoprésentation de l’envoyé « Je suis le pain de vie » (v. 48), l’exorde (v. 49) ramène l’exemple des Pères (cf. v. 31) : « Vos pères, dans le désert, ont mangé la manne et sont morts. » La proposition (v. 50) donne la définition du vrai pain du ciel : « Ce pain est celui qui descend du ciel pour qu’on en mange et ne meure pas » (cf. 6,33). La preuve (v. 51a) s’appuie sur le référent de la définition : « Je suis le pain, le vivant (ὁ ζῶν), descendu du ciel. » On a ici une preuve qui utilise un enthymème, c’est-à-dire un raisonnement qui part de principes inexprimés acceptés par l’auditoire pour en tirer une conclusion. Ce principe a déjà été établi dans la discussion précédente avec les Juifs (5,24) et dans un contexte présentant Jésus comme envoyé : « En effet, comme le Père a la vie en lui-même, de même a-t-il donné au Fils d’avoir aussi la vie en lui-même » (5,26). Comme envoyé Jésus est habilité à transmettre la vie qu’il reçoit de son envoyeur (cf. 3,16-17 ; 10,10). Le v. 51b : « Qui mangera ce pain vivra à jamais » forme la conclusion de l’enthymème.

Mais en acceptant de conduire sa mission jusqu’au bout malgré la mort violente que lui feront subir les hommes, Jésus gardera le lien vital qui l’unit à son Père. C’est pourquoi il peut affirmer de façon paradoxale dans l’épilogue qui clôt, sous forme de climax, cette partie du volet A' et forme une inclusion par opposition avec le v. 48 : « Et même[49], le pain que je donnerai, c’est ma chair pour (ύπέρ)[50] la vie du monde » (51c). Jésus affirme que sa mort violente ne pourra briser le lien vital qui l’unit à son envoyeur (8,29). Cependant, au v. 51c, Jésus ne précise pas encore pour ses interlocuteurs quel genre de mort il subira.

Après l’interruption qui mentionne la discussion des « Juifs » entre eux (v. 52), l’exorde (v. 53) mentionne l’attitude négative des Juifs et argumente par le contraire (κατὰ τὸ ἐναντίον) pour prévenir les Juifs hostiles qu’ils risquent d’avoir le même sort que leurs Pères. Sous l’influence de la terminologie eucharistique, qu’introduisait de façon indirecte le v. 51c, la métaphore de la nutrition est complétée par la mention de l’action de boire[51]. Le titre de Fils de l’homme introduit un principe d’explication sotériologique qui sera utilisé en dehors du discours, lorsque Jésus s’adressera aux disciples (v. 62-63). Ici cependant l’expression chair et sang, en dehors de son contexte eucharistique, peut signifier simplement l’humanité de Jésus. Dans la Bible, le binôme désigne l’homme dans sa condition terrestre (cf. Si 14,18 ; 17,31 ; Mt 16,17 ; 1 Co 15,50 ; Ga 1,16 ; Ep 6,12 ; He 2,14).

La proposition (v. 54) : « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle […] » reprend de façon positive le verset précédent en identifiant la chair et le sang du Fils de l’homme à la chair et au sang de Jésus.

La preuve est introduite par le v. 55 : « Car ma chair est une vraie nourriture et mon sang un vrai breuvage ». L’argument est fondé sur une analogie (ἐκ παραβολῆς). Jésus indique ici que la nourriture et le breuvage qu’il donne sont vrais, c’est-à-dire produisent bien l’effet promis[52]. Les v. 56-57 forment un tout et expliquent en termes de christologie johannique pourquoi la chair et le sang de Jésus sont une vraie nourriture et un vrai breuvage. Le v. 56 argumente à partir de l’analogie de l’assimilation : « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui ». Le v. 57 resitue la preuve par analogie dans le schème argumentatif principal, celui de l’envoi (preuve technique) : « De même que le Père, le vivant (ὁ ζῶν), m’a envoyé et que je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi. » En tant qu’envoyé, Jésus vit de la vie de son envoyeur et ce lien vital est maintenu même lorsqu’il meurt sur la croix (cf. 8,29 ; 10,17-18). Le Père est le « Vivant » (ὁ ζῶν, v. 57) et Jésus, en accomplissant jusqu’au terme de sa mission la volonté de son envoyeur (17,5), demeure jusqu’au bout « le pain, le vivant » (ὁ ἄρτος ὁ ζῶν, v. 51a). Le croyant qui reste fidèle à l’envoyé même lorsque celui-ci meurt sur la croix ou, en d’autres termes, celui qui mange la chair et boit le sang de Jésus, demeure en Jésus et Jésus demeure en lui. Cette immanence réciproque, grâce à la foi, permet l’extension au destinataire du lien vital qui unit l’envoyé à son envoyeur. On comprend l’importance des v. 51a et 57 : le participe présent « le vivant » (ὁ ζῶν) du v. 51a est repris au sujet des relations entre le Père et le Fils au v. 57. Ces deux versets constituent les piliers de l’argumentation dans le volet A'. Ainsi, celui qui maintient sa foi en l’envoyé, depuis la première étape de sa mission (6,36-47) jusqu’à son terme, au pied de la croix (6,48-58), participe à la vie que le Père communique constamment à son envoyé.

Notons que les actions de manger la chair et de boire le sang ne renvoient pas directement aux actions de manger le pain et de boire le vin du rite eucharistique ; elles décrivent métaphoriquement la démarche du croyant comme le faisait de façon implicite l’invitation du v. 35bc. C’est toutefois la pratique eucharistique qui a permis à l’auteur d’opérer le dédoublement de la métaphore dont le but premier est de souligner que ce qui fait l’essentiel de la pratique eucharistique, c’est l’adhésion par la foi au don volontaire de lui-même que fait Jésus dans sa mort (cf. 51c ; 10,17-18) et au don de son Fils que fait le Père (cf. 3,15-16). Interpréter les v. 51c-58 directement de l’eucharistie, serait court-circuiter l’argumentation de l’évangéliste, qui se situe ici du point de vue de l’histoire racontée.

Il est important de noter comment procède l’argumentation dans ce discours. En 3,14-15, l’argumentation concernant la valeur sotériologique de la mort de Jésus s’appuyait sur la christologie du Fils de l’homme et les versets suivants faisaient appel à la christologie du Fils donné, puis envoyé par le Père (3,16-17). En 6,26-58, l’argumentation associe étroitement la terminologie des deux schèmes christologiques à travers tout le discours. Dans la première partie du dialogue, en 6,27, la nourriture annoncée est « celle que donnera le Fils de l’homme, car c’est lui que le Père, Dieu, a marqué de son sceau ». Le donateur est à la fois le Fils de l’homme d’origine céleste, explicitement mentionné, mais aussi, implicitement, le Fils envoyé par le Père, qui l’a marqué du sceau de l’Esprit lors de son baptême. Dans la seconde partie, en 6,31-33, cette nourriture est comparée à la manne qui descend du ciel, mais le vrai pain du ciel, c’est celui que donne le Père (6,32), « car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel (ὁ καταβαίινων ἐκ τοῦ οὐρανοῦ) et donne la vie au monde ». On a ici à nouveau une terminologie associée au Fils de l’homme et au Fils. Le discours s’ouvre par la parole d’autoprésentation (6,35a) et sa paraphrase (6,35 b-c). Dans l’argumentation du discours qui débute en 6,36, Dieu est présenté uniquement comme le Père et Jésus comme un envoyé descendu du ciel (6,38). Cette descente au sujet de Jésus est par la suite mentionnée à deux reprises dans l’objection des Juifs (v. 41-42). Puis jusqu’à la fin de cette première partie du discours, toute l’argumentation est exclusivement fondée sur la christologie de l’envoi. Dans la seconde partie du discours (v. 48-58), le mélange des deux terminologies est encore plus marqué. En 6,48-51, la descente est mentionnée à deux reprises au sujet du pain (v. 50 et 51a-b) et la chair de Jésus, assimilée au pain de vie en 6,51c. En 6,53-58, la chair de Jésus est identifiée à « la chair du Fils de l’homme » en 6,53 et de nouveau à celle de Jésus, qui parle à la première personne en 6,54-57, parce que la valeur sotériologique de la mort de Jésus est ici exclusivement fondée sur la christologie de l’envoi, à savoir sur le lien vital qui unit le Père et le Fils (v. 6,51a et v. 6,57).

3. Second dialogue : la prise de décision (v. 6,60-71)

Dans le dialogue qui relate la prise de décision après le discours délibératif (v. 60-71), l’évangéliste revient au schème christologique du Fils de l’homme pour son argumentation. L’événement annoncé au v. 51c concerne la mort sanglante de Jésus (v. 53-56). Devant cette éventualité, beaucoup de disciples se scandalisent et vont se retirer (v. 60-61, 66). Ils ne comprennent pas que cette mort, qui sera une mort en croix, sera l’occasion de la montée dans la gloire du Fils de l’homme, d’où il pourra répandre l’Esprit : « Et si vous voyiez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ! C’est l’Esprit qui vivifie […] » (6,62-63). L’affirmation dans son ensemble rappelle certes le texte de 3,14-15 dans l’entretien avec Nicodème, mais l’emploi de l’expression « si vous voyiez » apparaît comme un renvoi intentionnel à 1,51. Jésus s’adresse aux disciples qui, depuis cette annonce se sont joints aux premiers disciples. Ceux qui ne croient pas (6,64) se retirent : « Dès lors, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et n’allaient plus avec lui. »

Pierre, de son côté, au nom des Douze, réaffirme sa foi en Jésus dans des termes qui font cette fois appel à la christologie de l’envoyé, surtout dans la seconde partie de sa réponse : « Et nous, nous avons cru et reconnu que tu es le Saint de Dieu » (6,69). Le meilleur commentaire de ce titre nous est donné dans la réponse de Jésus aux Juifs qui l’accusent de blasphème : « Celui que le Père a sanctifié (ἡγίασεν) et envoyé dans le monde, vous lui dites “Tu blasphèmes”, parce que j’ai dit : “Je suis le Fils de Dieu” » (10,36). Pour son envoi dans le monde, Jésus a été sanctifié comme, par exemple, Jérémie : « […] avant même que tu sois sorti du sein, je t’ai consacré ; comme prophète des nations je t’ai établi […] vers tous ceux à qui je t’enverrai, tu iras […][53] » (Jr 1,5 et 7) (B.J.) Cependant, les disciples croyants qui choisissent de suivre Jésus (6,67-71), devront lui rester fidèles jusqu’au pied de la croix.

V. L’authentification de la mission de Jésus (8,28-30), la libération de l’esclavage du diable (8,31-47) et le détrônement du Prince de ce monde (12,31-34)

Les paroles précédentes sur le Fils de l’homme visaient avant tout à démontrer la valeur salvifique de la crucifixion/élévation de Jésus. En 8,28-30 et en 12,31-34, les paroles sur le Fils de l’homme concernent plus directement la personne même de Jésus. En 8,28-30, l’élévation en croix du Fils de l’homme est présentée comme l’événement qui authentifie le mandat divin de Jésus : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous connaîtrez alors que Je suis[54] et que je ne fais rien de moi-même : je dis ce que le Père m’a enseigné. Celui qui m’a envoyé est avec moi ; il ne m’a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît ». L’emploi par Jésus de la formule tirée d’Is 43,11 atteste que le salut de Dieu passe exclusivement par lui, l’envoyé eschatologique. Puisque la crucifixion avait été préfigurée dans l’A.T. comme une élévation dans la gloire (3,14-15), Jésus peut alors affirmer qu’en accomplissant jusqu’à la croix sa mission d’envoyé, son Père ne l’a « pas laissé seul » (8,29), que son retour vers son envoyeur serait une glorification et la preuve qu’il était bien descendu du ciel comme envoyé eschatologique[55].

En 12,31-34 : « C’est maintenant le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors ; et moi, une fois élevé de terre j’attirerai tous les hommes à moi » (v. 31-32). L’idée centrale que véhicule ce texte concerne la libération de l’esclavage du diable, c’est-à-dire du péché par l’investiture royale de Jésus. Déjà en Jean 8,31-47 cette délivrance nous a été présentée à l’aide du schème christologique du Fils envoyé (cf. 8,42) : « […] quiconque commet le péché est esclave du péché. Or l’esclave ne demeure pas à jamais dans la maison, le fils y demeure à jamais. Si donc le Fils vous libère, vraiment vous serez libres » (8,34-36). Ainsi ceux qui cherchent à tuer Jésus sont esclaves du diable : « Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir » (8,44). Ces paroles laissent pressentir la scène qui suit la crucifixion : la libération de l’esclavage du diable ou de Satan qui avait été préfigurée par l’épisode raconté en Ex 12, trouve son accomplissement dans le sang qui sort du côté transpercé de Jésus, l’Agneau pascal véritable (19,31-37 ; cf. 1,34).

En 12,31-32, Jésus nous est présenté comme le Fils de l’homme qui juge et détrône le Prince de ce monde, à l’origine du péché et de l’esclavage. Mais alors qu’en 8,31-47, le lien entre le Diable et le péché est souligné, il ne l’est pas en 12,31-32. Ce lien a été mis en lumière par John A. Dennis à partir de la littérature juive du Second Temple, surtout la littérature apocalyptique[56]. On peut résumer sa recherche dans les termes suivants : Satan est la force cosmique qui depuis les origines s’oppose au plan de Dieu et maintient Israël et le monde dans la servitude du péché[57]. C’est pourquoi la restauration d’Israël est décrite comme une bataille cosmique conduite par un envoyé messianique au service de Dieu pour vaincre Satan. Ce qui a fait naître l’espoir d’une destruction finale du mal et de la défaite de Satan lors de la restauration d’Israël. Pour Jean cette victoire décisive, et l’inauguration de la restauration d’Israël (Jn 12,32 ; cf. Jr 31), s’est accomplie par la glorification du Fils de l’homme sur la croix.

VI. La vision du Fils de l’homme remontant dans la gloire, lorsqu’il remet son esprit/l’Esprit à son Père (19,30)

Malgré la profession de foi de Pierre au nom des Douze, en 6,68, Jésus se retrouvera presque seul au moment de sa crucifixion : Judas le trahira (6,70-71), Pierre le reniera (18,15-18.25-27) et les autres disciples seront dispersés (16,32). Seul le disciple bien-aimé l’accompagnera jusqu’à la fin. Il entendra alors le Logos crucifié déclarer, en tant que šaliaḥ fidèle jusqu’au terme de sa mission : « tout est achevé[58] ». Puis lui sera révélée de façon décisive et paradoxale la nature d’être céleste et transcendant de Jésus, lorsqu’il verra, avec les yeux de la foi, « le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l’homme » (1,51), alors que celui-ci remettra à son Père (cf. 10,17-18) l’esprit/l’Esprit (παρέδωκεν τὸ πνεῦμα), c’est-à-dire son âme[59], ainsi que l’Esprit qui l’accompagnait durant son ministère (19,30 ; cf. 1,32)[60]. L’annonce du mouvement des anges sur le Fils de l’homme ne pouvait trouver meilleur accomplissement que dans cet événement de l’intronisation royale du Fils de l’homme au moment de sa mort en croix (cf. 12,31-32)[61].

Par la foi, le disciple bien-aimé a aussi interprété le dernier signe de la présence de Jésus sur terre : le côté transpercé d’où coulent le sang, symbole de l’Agneau pascal, et l’eau, symbole de l’Esprit (19,31-37)[63]. Celui qui a vu (ἐωρακὼς), a cru et témoigné (19,35), a alors reçu, ainsi que la mère de Jésus et les autres femmes qui l’accompagnaient, « l’Esprit qui vivifie » (6,63), pour constituer le noyau du nouveau royaume libéré du péché par le sang de l’Agneau et par le détrônement du Prince de ce monde (12,32 ; 6,57 ; 7,37-39)[63].

Conclusion

De même le disciple croyant (et le lecteur), après la résurrection, peut comme le disciple bien-aimé, « voir » par la foi que pour le Fils de Dieu « le ciel s’est ouvert » au moment de sa mort en croix et qu’il est alors, comme Fils de l’homme, remonté dans la gloire, « là où il était auparavant » (6,62). Ce qui a révélé sa condition céleste et aussi confirmé qu’il était bien « descendu du ciel » (3,13)[64]. Comme Jacob après son rêve, il peut dire : « Yahvé est en ce lieu et je ne le savais pas » (Gn 28,16). Il comprend que Jésus, dans sa vie terrestre, était le lieu de la présence divine, le temple eschatologique (1,14 ; 1,32 ; 2,18-22) et que, comme révélateur du Père, il avait accès aux secrets célestes (3,12). De même, dans la célébration de la Cène, le croyant s’associe à la fidélité de Jésus, à son obéissance à la volonté du Père, fidélité qui lui a fait accepter la mort violente que lui ont fait subir ses adversaires. En s’unissant à cette fidélité de Jésus jusqu’au terme de sa mission, le croyant entre dans l’attirance du Père (6,44) ainsi que dans celle de Jésus (12,32) et s’abreuve de l’Esprit qui vivifie (6,63 ; 7,37-39).