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Quand on pense aux carnets comme forme et pratique « autonomes », l’oeuvre de Julien Gracq paraît exemplaire. Depuis les Lettrines, dont le premier volume est paru en 1967 et le second en 1974, jusqu’aux Carnets du grand chemin, publiés en 1992, Gracq n’a cessé d’accorder une importance croissante à la critique, aux notations et aux courts essais, au point d’en faire la matière exclusive de ses livres à partir d’En lisant en écrivant (1980), sans doute le plus connu — en tout cas certainement le plus souvent cité — de ce qu’on peut appeler ses « carnets ».

Cette exemplarité n’est toutefois pas sans poser un certain problème, pour ne pas dire un certain piège, puisque sauf pour ceux du « grand chemin », Gracq n’emploie jamais, justement, le terme de « carnets », ni dans le titre de ses livres ni lorsqu’il en parle. Deux fois seulement son éditeur a indiqué, dans la liste des « oeuvres du même auteur » qu’on trouve systématiquement au début ou à la fin de ses livres (et parfois en quatrième de couverture), le genre associé à chacun de ses titres[1]. À côté des « romans » (Au Château d’Argol, Un Beau Ténébreux, Le Rivage des Syrtes), des « récits » (Un Balcon en forêt, Les Eaux étroites), des « poèmes » (Liberté grande), du « théâtre », des « nouvelles », des « essais » (André Breton, Préférences) et d’un « pamphlet » (La Littérature à l’estomac), Lettrines et En lisant en écrivant sont désignés comme des oeuvres de « critique », tandis que Lettrines 2, La Forme d’une ville et Autour des sept collines sont laissés sans appellation, comme si aucun terme existant, aucun genre connu ne pouvait les décrire adéquatement.

La seule expression employée par Gracq pour décrire ceux de ses livres qui ne sont ni des romans, ni des récits, ni des poèmes, ni du théâtre, est celle de « littérature fragmentaire[2] » qu’il utilise dans ses Entretiens pour décrire les Lettrines et En lisant en écrivant (cette expression a été abondamment reprise par la critique, qui l’a même transformée en notion privilégiée[3]). Le terme de « fragments », avec celui de « notes », apparaît également dans la page liminaire des Carnets du grand chemin, mais il se trouve dans cette page tant de modalisation atténuante qu’on comprend surtout que Gracq se trouve bien embarrassé de ranger son livre dans une quelconque catégorie de la littérature :

J’ai essayé dans ce recueil, à l’inverse de ce que j’avais fait dans Lettrines, de grouper des notes essentiellement disparates par familles, pour communiquer quelque ordre à leur lecture. Si le résultat n’en est pas tout à fait probant, je m’en console, en me persuadant que le tout se reflète un peu dans chacun des fragments qui le composent, et que ces notes ne s’arrangent qu’assez mal de compartiments[4].

La réticence à nommer une forme, jusqu’à décrire le produit final comme un « résultat », ne saurait être plus manifeste. Elle redouble le peu d’inclination qu’a Gracq à ouvrir les portes de son atelier. Sauf pour les romans, sur le mode de composition desquels En lisant en écrivant et les Entretiens apportent quelques indications, nous ne savons rien de la manière dont il rédige ses livres, de la façon dont il prend ses « notes disparates », du temps qu’il consacre (ou non) à leur réécriture, de celui qui s’écoule entre leur saisie première et la rédaction des ouvrages dont elles composent la matière. Nous en avons certes une vague idée par ce que nous en dit Bernhild Boie, qui, en tant que responsable de l’édition des oeuvres de Gracq dans la « Bibliothèque de la Pléiade », a eu un accès privilégié aux manuscrits de l’écrivain. Il aurait, nous dit-elle, commencé à rédiger ces notes en 1954, dans des cahiers plutôt que sur des feuilles volantes, mais sans que ces cahiers portent la mention d’une visée particulière ; « parfois une première ébauche est esquissée sur une feuille à part et c’est un texte recopié qui en fin de compte trouve place dans le cahier » ; celui-ci « n’est pas écrit au jour le jour et ne tient pas registre des faits quotidiens » ; il ne contient pas non plus de projets, plans ou ébauches d’oeuvres, mais des « impressions de lecture », des réflexions sur l’histoire et sur l’actualité, des souvenirs de voyages et d’excursions ; « tous les textes des cahiers sont littérairement achevés[5] », précise enfin Bernhild Boie. Nous savons aussi par Marie-Odile Germain, chargée de collections au Service des manuscrits modernes et contemporains de la Bibliothèque nationale de France, où sont conservés les manuscrits de l’écrivain, que ces cahiers sont « le cadre d’une écriture au jour le jour, fragmentaire, affranchie de la fiction et du sujet » et que Gracq y puise la matière de presque tous ces livres à partir de Lettrines : grâce à ce matériau, il « n’a plus qu’à choisir les passages qu’il retient et à les organiser conformément à des thématiques ou des lignes de force plus ou moins évidentes ou discrètes selon les recueils[6] ». Mais de Gracq lui-même nous n’apprenons rien, ni de ces cahiers ni de la genèse des ouvrages qui en sont issus. Tout au plus explique-t-il, dans ses Entretiens, que certains livres « se sont faits d’eux-mêmes, en se passant tout à fait de projets : je pense aux deux Lettrines, à En lisant en écrivant, composés de notes prises au jour le jour[7] ». Un extrait rendu public de son testament révèle qu’il appelait ces cahiers « notules » :

Je lègue les manuscrits de mes ouvrages publiés, ainsi que mes manuscrits inédits ou partiellement inédits en ma possession au moment de ma mort (parmi lesquels les cahiers de fragments intitulés Notules, comprenant à cette date 29 cahiers et représentant environ trois mille cinq cents pages) à la Bibliothèque Nationale[8].

Mais il ajoute aussitôt après que cette « série de cahiers […] ne pourra faire l’objet d’aucune divulgation pendant une période de vingt ans après ma mort[9] ».

Notes, notules, cahiers, fragments — auxquels on peut ajouter les « souvenirs[10] » de guerre qui donnent leur titre au journal tenu par le lieutenant Louis Poirier en mai 1940 alors que son régiment était en Belgique puis en Flandre —, encore ici les termes sont mouvants, jamais franchement décidés, comme de faible importance. Et encore ici la résistance à nommer se voit redoublée par le souci de Gracq de ne pas révéler, ou en tout cas de ne pas révéler trop tôt, cette part privée de son oeuvre qu’il « n’aim[ait] guère montrer[11] » au public. Qui plus est, ce ne sont pas seulement les notes et les termes pour les désigner qui sont, chez Gracq, « disparates ». Les livres qu’on peut associer au genre des carnets le sont tout autant, faits tantôt de notes brèves (Lettrines et Lettrines 2), tantôt de réflexions critiques plus développées (En lisant en écrivant), tantôt de souvenirs de jeunesse ou de voyage (La Forme d’une ville, Autour des sept collines), tantôt de toutes ces formes réunies (Carnets du grand chemin)[12]. Même s’ils se ressemblent par le style et le propos, et que tous parlent, dans des proportions diverses, de littérature et de paysages, ils n’apparaissent à aucun moment, à l’exception des deux Lettrines, comme une oeuvre en continu, c’est-à-dire comme participant d’une seule et même entreprise. Sans doute pouvons-nous supposer, et même savons-nous grâce à ceux qui ont eu accès aux « notules » de l’écrivain, que les livres de type « carnets » puisent là une bonne partie de leur matière. Mais nous pourrions tout aussi bien proposer qu’ils sont, au moins dans certains cas, directement issus de la mémoire de l’auteur, qui de son propre aveu était particulièrement aiguisée. « Je n’oublie jamais un paysage que j’ai traversé[13] », écrit Gracq dans Lettrines, expliquant à une autre occasion devoir ce pouvoir particulier d’attention à sa formation de géographe, qui « aide beaucoup à retenir les paysages car elle permet de saisir par la structure et donc de reconstituer les éléments que l’on aurait pu oublier[14] ». Bernhild Boie a d’ailleurs témoigné en plusieurs endroits de la mémoire remarquable de l’écrivain, par exemple à propos de son secours précieux pour l’établissement de la chronologie dans l’édition de la Pléiade : « Gracq m’a beaucoup aidée. Pour certaines périodes il a une mémoire d’une précision stupéfiante : sa guerre, il peut la raconter jour par jour[15]. »

Face à toutes ces possibilités, toutes ces réticences, toutes ces absences — absence de fil continu, absence de projet déclaré et même de projet tout court, absence de nom —, comment, dès lors, aborder les « carnets » de Gracq ? De quelle façon saisir « pour eux-mêmes » ces livres que l’auteur se refuse d’assigner à quelque genre que ce soit et que nous pouvons aborder aussi bien, sachant qu’ils viennent de notes prises « au jour le jour », comme des « carnets » de carnets ou des « sur-carnets » que, Gracq ne nous livrant aucun des fils qui les relient à ces notes, comme des apparences de carnets ?

Sans doute la réponse la plus tentante — et la plus logique — à cette question consiste-t-elle à opposer les livres de type « carnets » aux ouvrages de fiction qui constituent ce qu’on peut appeler l’oeuvre « première » de Gracq, au double sens chronologique et hiérarchique du terme. La production de Gracq, on le sait, se divise presque également entre une première période, d’Au Château d’Argol (1938) à La Presqu’île (1970), pendant laquelle l’écrivain publie au premier chef des romans, des récits, du théâtre, de la poésie, et une seconde période, de Lettrines aux Carnets du grand chemin, consacrée à la critique, aux souvenirs et aux essais (Les Eaux étroites, qui paraît en 1976, se tient à la frontière entre les deux formes). Mais lorsqu’il dit écrire avec moins d’appréhension une oeuvre qui n’est pas un récit ou un roman, Gracq nous invite aussi à voir dans les genres tels qu’il les pratique une forme de hiérarchie :

Quand j’écris, je ne travaille pas avec régularité […] J’essaie simplement, si j’écris un récit ou un roman, de ne pas trop espacer les jours de travail, espacement qui rend plus difficile de reprendre le récit dans le ton exact où je l’ai laissé[, tandis qu’]un essai, un pamphlet, un livre de critique, ce n’est pas grand-chose de préoccupant : une fois commencé, on sait que cela se fera toujours, qu’on en viendra à bout, […] [u]n récit, un roman, c’est autrement aventureux[16].

Ce départage, par lequel les oeuvres de type « carnets » seraient, par rapport aux romans, des livres seconds ou dérivés, moins contraignants, élaborés sans ligne directrice forte, vient d’autant plus facilement à l’esprit que Gracq se représente dans ses carnets — que j’appellerai désormais ainsi par commodité — beaucoup plus comme un lecteur que comme un écrivain. Même lorsqu’il décrit des paysages et relate ses excursions, il s’agit pour lui non tant de peindre et de raconter ou de transmettre à autrui ce qu’il a vu que de comprendre ce qui se joue pour lui-même dans ces lieux qu’il traverse. Ainsi précise-t-il clairement, au début de La Forme d’une ville, ne pas vouloir « faire le portrait » de Nantes, mais

montrer […] comment elle m’a formé, c’est-à-dire en partie incité, en partie contraint à voir le monde imaginaire, auquel je m’éveillais par mes lectures, à travers le prisme déformant qu’elle interposait entre lui et moi[17].

Ou encore, dans Autour des sept collines :

Ce qui me plaisait dans le centre de la Rome des papes, entre le Corso et la boucle du Tibre, c’était le sentiment d’être pris dans la masse de ce gâteau urbain compact et cuisant sous le soleil, délicatement craquelé de fissures sinueuses, où les échoppes des savetiers et des serruriers […] me faisaient penser à des temps très anciens : aux ruelles pleines de douves et de tonneaux du Saint-Florent de mon enfance, aux anciens garages suintants qui vendaient l’essence en bidons, et plus loin encore dans le passé aux arrière-cours des hôtelleries où dételaient les diligences[18] […].

On peut voir dans cette approche « lectrice » du monde physique déchiffré comme le serait un livre, outre la trace de notes prises pour soi plutôt que pour autrui, l’effet chez Gracq de son métier de professeur de géographie et plus précisément des méthodes liées à ce métier, en particulier celle du commentaire de carte :

Le commentaire de carte, je l’ai pratiqué, je l’ai fait pratiquer à des étudiants à Caen où j’étais assistant pendant un moment [1942-1946] : c’était d’une richesse presque inépuisable. […] Ces exercices, je les préférais alors sur les cartes au 80 000e, la carte d’état-major, qui est particulièrement expressive en ce qui concerne les formes du terrain, moins précise pour ce qui est de l’altimétrie. Il était extrêmement séduisant de travailler sur cette carte[19].

Sous ce regard séduit de lecteur et d’analyste, les paysages et les terrains s’appréhendent de manière semblable à une oeuvre d’art qu’il s’agit à la fois d’admirer et de recevoir :

Presque aucune des routes où j’ai aimé m’engager, et qu’aujourd’hui encore j’aime reprendre, qui ne m’ait été, qui ne me demeure, comme une ouverture musicale, qui n’ait remué devant moi au bout de sa perspective les plis et les lumières d’un rideau tout prêt à se lever[20].

Il arrive parfois, d’ailleurs, que le rideau ne se lève pas et que Gracq doive reconnaître l’impossibilité de saisir comme il le voudrait un lieu où il se trouve. C’est le cas de Saint-Florent-le-Vieil, où il est né et a grandi, mais qui, ne se présentant plus à ses yeux d’adulte comme au temps de son enfance, se dérobe à lui :

Dans ces lieux que pour mon souvenir emplit encore notre tapage, il n’y a plus ni bruit ni jeux, et mon oreille s’en étonne. […] Mais peut-être, pour ces bruits dont l’absence me surprend et me déroute, n’ai-je plus l’oreille qu’il faudrait, peut-être ne sais-je plus les retrouver où ils se cachent — et sans doute, il y a un demi-siècle, les hommes d’âge, comme on dit, ne percevaient-ils pas davantage le bruit menu que nous faisions, et qui nous semblait un tintamarre. Les années referment derrière nous des portes : avec le monde de nos commencements, qui se recrée derrière nous, sans nous, non seulement toute communication nous est interdite, mais la perception même nous en est retirée[21] […].

Bref, on pourrait aborder les « carnets » en distinguant le Gracq « créateur » d’un Gracq « lecteur », la part de l’oeuvre consacrée à faire advenir ce qui, jusque-là, n’existait qu’à titre de possibilité — la fameuse « élation vers l’éventuel qui est une des cimes les plus rares de l’accomplissement romanesque[22] » dont parle En lisant en écrivant —, et cette autre part, non moins intéressante, mais de moindre conséquence, puisqu’elle vient après ce qui existe concrètement (et même parfois irrémédiablement), consacrée au déchiffrement, que ce soit celui des livres, des souvenirs ou des paysages. Mais cette distinction entre création et lecture, invention et interprétation, imagination et remémoration, présente l’inconvénient de ne pas être perçue comme telle par Gracq, qui voit plutôt, entre chacune de ces actions, un « continuum » — celui-là même, précise-t-il, qui lui a fait omettre la virgule dans le titre En lisant en écrivant[23]. À Jean Carrière qui lui demande pourquoi dans ses oeuvres « critiques » il entremêle littérature et géographie, Gracq répond qu’il y a peut-être dans sa « disposition d’esprit vis-à-vis de la littérature une distance moins grande que d’habitude entre l’écriture et la lecture, la fiction et la critique — un passage plus continu, moins scabreux », ajoutant « n’a[voir] jamais entrepris, en fait de livres, que ce dont [il] avai[t] envie[24] ». Sans doute l’interprétation qu’offre un auteur de son oeuvre n’empêche-t-elle pas une interprétation contraire, mais elle peut aussi nous inviter à reconsidérer cette dernière, c’est-à-dire, ici, à ne pas chercher à définir les « carnets » par le type de travail qu’ils constituent.

L’invitation est peut-être d’autant plus judicieuse qu’on peut aborder d’une autre façon ces ouvrages, en partant du terme même de « fragments » que Gracq emploie pour les décrire. Ce terme, en effet, s’applique aussi à ce que ces livres rendent compte du monde et de la vie dans le monde, à ce qu’ils s’efforcent de capter et de saisir. Si le fragment constitue pour Gracq une manière d’écrire, il désigne aussi, et probablement plus encore — ou, disons, plus en amont —, ce qu’il aime trouver et éprouver au sein du monde. Dans presque tous ses « carnets », comme d’ailleurs dans ses récits et ses romans (Un Balcon en forêt, La Presqu’île, Un Beau Ténébreux, Le Rivage des Syrtes), ce sont les lieux isolés, détachés, protégés ou qui marquent des frontières qui retiennent son attention. C’est particulièrement le cas dans les Carnets du grand chemin, où ce type d’espace et d’expérience constitue une matière privilégiée :

Le petit restaurant, perdu tout seul dans la lande au bout du carrelage des enclos de pierres sèches, était une simple bâtisse de moellons bruts, solidement arrimée au sol contre le grand vent […] Tout le bonheur du monde un moment, par cette matinée de mer, semblait tenir dans un simple déjeuner de soleil ;

Un charme s’attache à tous les voyages, à tous les séjours, même brefs, que d’un bout à l’autre la neige a enclos dans son demi-silence, silence qui à la fois les dépayse, les éloigne de nous, et les isole au sein d’une radiance sans couture ;

Tous les Édens résiduels qu’on imagine et qu’on voudrait visiter encore, au risque d’être déçu, c’est l’Asie qui les recèle. […] Tous bassins de montagne clos, vallées heureuses, enclaves tièdes et parfumées, avec les glaciers pour clôture et pour substitut de l’épée flamboyante de l’archange[25].

Le journal qu’il rédige en mai 1940 offre un exemple encore plus vif de cette préférence pour les enclos et les enceintes, les espaces qui à la fois vous enserrent et vous extraient de ce qui les entoure. Alors qu’il se trouve aux Pays-Bas, chargé avec sa troupe de défendre un polder, un paysan venu traire des vaches lui offre du lait :

Délices. Le temps est radieux. Un océan de verdure tonnante — un petit vent tout gracieux dans les feuilles des peupliers. Perdus dans la nature, oui, parfaitement. À ma droite, à ma gauche, personne — ou très loin. Les murailles des peupliers nous enclosent. Quelle guerre bucolique ! Impossible que ça se passe mal dans un tel paradis[26].

Le sentiment de protection apporté par la muraille des arbres est d’autant plus frappant que, peu de temps avant, c’est l’horizontalité déroutante des polders, « immenses, au-delà de ce [qu’il] imaginai[t], larges de deux à trois kilomètres », avec « [r]ien que [de] l’herbe et [d]es digues, des lacs d’herbe entre les digues — une herbe si drue, si vorace, qu’elle enfouit, qu’elle effraie presque[27] », qui l’avait frappé. Sans doute est-il normal, à la guerre, de préférer les abris aux terrains découverts, mais le peu de prédilection de Gracq pour les espaces que rien ne délimite, et pour ce qu’on peut appeler l’expérience du continu, se manifeste chez lui même dans les circonstances les moins inquiétantes. Racontant ses déambulations à Londres pendant des vacances d’été, en 1929, il se rappelle qu’il lui arrivait, après avoir longtemps marché dans la ville, de monter sur l’impériale d’un bus pour se reposer et de se laisser ainsi conduire pendant une heure ou deux dans l’immensité de l’agglomération :

La ville ne finissait jamais ; je sentais que nulle part on ne sortait vraiment de Londres : le tissu urbain simplement s’étirait peu à peu au long des rues, sans rompre, avec une nonchalance élastique, laissant la campagne l’imbiber sans vraiment l’altérer, comme une éponge se gonfle d’eau : rien d’autre que des maisons plus basses, une odeur d’herbe rôtie, un vent plus libre, des greens élargis […] Ô province de briques — coron de Babel — inorganisme géant, lèpre urbaine informe encroûtant peu à peu les plaines d’herbes de ses lotissements juxtaposés sans hiérarchie, comme les divisions sans innervation d’un cimetière[28] !

Dans les villes, Gracq préfère presque toujours les espaces délimités et contenus. C’est le cas à Rome, comme le montre l’exemple cité plus haut, mais aussi à Paris, où les « vastes enclos » à la « clôture rigoureuse » que sont les Invalides et la Salpêtrière lui donnent le sentiment, par « ce qui subsiste encore autour d’eux de terrain surnuméraire, non utilisé », d’une « griffe impérieuse » et d’un « sens mystérieux[29] ». Dans les plus petites villes aussi, son regard se pose plus volontiers sur ce qui est enclos. À Ornans, par exemple, il remarque avant toute autre chose que « toutes les maisons se serrent pour venir boire ensemble à la rivière, si pure avec ses longues chevelures d’herbes lissées par le courant[30] », tandis qu’il décrit un village près de Neuchâtel comme un « petit Éden riverain » dont une falaise « assure vers l’intérieur l’étanchéité[31] ». Ce n’est pas que Gracq n’aime pas les panoramas, les vues surplombantes ou les chemins sinueux, mais lorsqu’il décrit des paysages, tout semble le conduire tel un aimant vers les lieux abrités, qu’il présente d’ailleurs très souvent en une sorte de renforcement, comme s’ils lui apparaissaient. Bruno Tritsmans décrit ainsi ce mouvement, qu’il relève précisément dans les Carnets du grand chemin, mais qu’on trouve aussi bien ailleurs : « Face au parcours qui se transforme en dérive, les Carnets développent, positivement, une thématique de repli sur l’instantané[32]. »

Si j’ai parlé plus haut d’un « amont » à propos de la prédilection de Gracq pour les espaces abrités, c’est que cette prédilection me semble précéder la forme de la note ou du fragment, qui serait expressément choisie en ce sens. Le fragment convient à merveille pour dire le « repli », non seulement en raison de sa brièveté — un texte plus long ferait courir le risque que l’abri s’entrouvre, qu’un récit survienne, que le charme soit rompu —, mais aussi parce que le fragment, par son isolement, est en soi une manière d’abri, en soi un espace enclos et protégé. S’il y a une opposition à faire entre les « carnets » et les romans, c’est sur ce plan qu’elle se joue. À plus d’une reprise, Gracq a raconté combien l’écriture de ses romans s’est toujours accompagnée

d’une espèce d’anxiété : la crainte que le récit ne se bloque […] ; pour tous mes récits et romans, d’ailleurs, ce blocage s’est produit, en général, vers les deux tiers du livre, j’ai dû m’arrêter alors d’écrire, quatre ou cinq mois, avant de reprendre et de terminer[33].

Or ce blocage, face au « mouvement » et à la « progression » de « masses hétérogènes[34] » (les personnages, les lieux, les décors) par lesquels Gracq définit le roman, suggère ce que la préférence de l’écrivain pour les espaces protégés nous dit d’une autre façon : son malaise devant ce qui, pour reprendre son propre terme, est « aventureux ». Car si Gracq est fasciné et, pourrait-on dire, énergisé par l’instant où un roman commence, alors que les possibilités d’action, d’invention et d’intrigue sont à leur maximum (« la vérité est que la somme de décisions sans appel, brutales ou subtiles, qu’implique toute première page [de roman] est à donner le vertige[35] »), le « climat du travail du romancier » change du tout au tout lorsque ces possibilités peu à peu se réduisent pour laisser place à une voie qu’il faut suivre jusqu’au bout et dans toutes ses conséquences :

[…] rien de plus différent de la liberté presque désinvolte des premiers chapitres que la navigation anxieuse, nerveusement surveillée, de la phrase terminale, où le sentiment du maximum de risque se mêle à l’impression enivrante d’être attiré, comme si la masse à laquelle le livre a peu à peu donné corps se mettait à son tour à vous capturer dans son champ[36] […].

Autrement dit, tant que l’aventure reste de l’ordre du virtuel, tant qu’elle a le charme peu engageant des « possibles », Gracq voit cette aventure positivement. Mais lorsqu’elle devient réelle, lorsqu’il ne se tient plus sur son seuil mais qu’il est emporté par son mouvement, même si l’instant a quelque chose d’enivrant, Gracq s’arrête et se dégage du mouvement, comme pendant la guerre, sur la route du mont Cassel, il s’était senti « détaché » de ses hommes en état d’affût devant l’ennemi proche :

Marche en colonne un par un, sous les arbres des bas-côtés. Tout de suite, c’est beaucoup moins l’esprit d’une troupe qu’un convoi silencieux de contrebandiers. Cette fois, ça a davantage l’air d’un départ pour l’aventure. Je suis très détaché de cette aventure. Vraiment je peux dire que je ne fais pas corps[37].

Si les carnets de Gracq, ainsi que le suggère Mathieu Bélisle, peuvent être vus comme un « abri pour tous les possibles[38] », c’est-à-dire comme une façon pour l’écrivain de garder intacts les récits imaginés, rêvés ou simplement entrevus que le roman, par sa nature linéaire et continue, entame et dilapide, on peut également, de façon inverse et plus entière, voir dans ces mêmes carnets un abri contre tous les possibles. Les notes prises par Gracq ne seraient pas tant, en effet, une réserve d’aventures — qui, parce qu’elles restent à l’état de virtualité, conservent toute leur potentialité — qu’une façon en propre d’éprouver et de saisir le monde en dehors de l’aventure, c’est-à-dire de ce qui, à tout moment, risque de vous emporter sans retour. Les Eaux étroites (1976), dernier « récit » publié par Gracq et qui marque, à la fois chronologiquement et « génériquement », la frontière entre la production fictionnelle de l’auteur et celle de ses livres « fragmentaires » (le récit consiste en une promenade, entremêlée de rêves, de souvenirs et de méditations, sur l’Èvre, affluent de la Loire), nous offre peut-être, par l’aveu sur lequel il s’ouvre, la clé de cette distinction :

Pourquoi le sentiment s’est-il ancré en moi de bonne heure que, si le voyage seul — le voyage sans idée de retour — ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s’apparente au maniement de la baguette de sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l’excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d’attache, à la clôture de la maison familière[39] ?

Cette préférence pour ce qui n’est pas « aventureux » ne saurait évidemment être vue de façon négative. L’« excursion sans aventure et sans imprévu » n’est pas moins une forme de connaissance, d’exploration et de compréhension du monde que l’est « le voyage sans idée de retour ». Mais Gracq nous montre que s’il existe une forme pour l’aventure — le roman, auquel on peut adjoindre la poésie, le théâtre et même l’essai —, les carnets sont la forme de ce qui n’est pas aventureux, la forme de ce qui reste suspendu et détaché, de ce qui est enclos et protégé ; la forme, c’est-à-dire le mode de saisie et de représentation, mais aussi, car il faut faire advenir même ce qui est familier, le mode de création.