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Parce que la littérature antique est généralement un outil pour exister dans l’espace social, il est difficile d’y trouver des textes s’apparentant à la catégorie moderne du carnet. Si l’on conçoit le carnet comme un ouvrage préparatoire à l’oeuvre, aucune oeuvre antique ne sert ce but. Les genres les plus proches d’un tel état d’esprit sont sans doute l’autobiographie et l’épistolaire. Les Pensées de Marc Aurèle sont exceptionnelles à plusieurs égards : oeuvre destinée à un seul lecteur, qui est également l’auteur, elle trace une dynamique de l’intimité unique dans le monde antique. Dans cette réflexion, nous tenterons de montrer où se situe l’oeuvre en regard des autres pratiques antiques du discours intime et ce qu’elle a pu apporter à la littérature moderne, comme inspiration et modèle pour une écriture de la construction de soi.

La nature générique des Pensées de Marc Aurèle a longtemps nourri le débat. Depuis leur redécouverte au XVIe siècle, elles ont été perçues tantôt comme un travail préparatoire à une oeuvre jamais écrite, tantôt comme le travail d’un éditeur maladroit ou le résultat d’une transmission déficiente qu’il fallait remettre dans l’ordre logique que l’empereur n’aurait pas manqué de donner à son écrit. Les problèmes de définition se voient d’ailleurs dans les titres successifs donnés à l’ouvrage, qui tentent de le lier à divers genres connus, voire à des oeuvres particulières : Pensées, Méditations, Exhortations[1]. Ces perspectives découlent de la difficulté ressentie par les humanistes à associer un empereur perçu comme idéal à une oeuvre non structurée, éloignée du traité et intimiste. L’incertitude existait déjà dans l’Antiquité : même si les témoignages sur l’oeuvre de Marc Aurèle sont assez tardifs et peu nombreux, ils ne s’accordent pas sur sa nature — Thémistios, qui est peut-être le plus ancien témoin (IVe siècle), parle des « exhortations » de Marc Aurèle (paraggelmata VI, 81c) et la Souda, l’encyclopédie byzantine du Xe siècle, affirme que l’empereur écrivit le déroulement de sa vie en douze livres (agogè, µ 214)[2]. Les lectures plus récentes valorisent l’aspect déconstruit de l’oeuvre et mettent l’accent sur les influences multiples des pratiques littéraires et philosophiques présentes dans les Pensées[3]. Il est ainsi désormais admis que, excepté pour le livre I, l’oeuvre fut écrite au jour le jour, dans la dernière période de la vie de l’empereur, en vue d’aucun autre destinataire que Marc Aurèle lui-même et avec aucun autre but que de renforcer, chez leur auteur, les principes de vie stoïciens. Cette pratique n’exclut pas le travail littéraire ni une certaine organisation. Le premier livre, action de grâce pour les choses reçues des parents, des amis, des professeurs, des dieux et incitation à faire fructifier ces dons[4], se distingue des autres par son uniformité de thème et de formulation, ce qui laisse penser qu’il fut conçu comme un tout et écrit soit à la toute fin de la vie de Marc Aurèle, soit au début du projet. Les autres livres ne possèdent pas cette unité thématique, même si le lecteur sent que certains sujets sont plus importants à certains moments de la vie de l’auteur[5]. Toutefois, la méthode varie peu : Marc Aurèle n’écrit pas spontanément ; il cherche, comme l’enseignaient les stoïciens et particulièrement Sénèque et Épictète, la phrase compacte, sonore[6], et pour cette raison persuasive, qui permettra à l’âme de recevoir une teinture permanente, pour reprendre une métaphore stoïcienne courante[7]. Il utilise également la citation, la liste, l’exemple et la chrie[8], tous des procédés qui servent à la fois l’exhortation et la mémorisation. Le ton exhortatif est maintenu par l’utilisation fréquente de l’impératif de la deuxième personne, qui incite surtout l’auteur-lecteur à des activités intellectuelles (« n’oublie pas », « dis à toi-même », « pense », « vois », « conçois », « médite »)[9].

Marc Aurèle semble désigner son travail par le terme hypomnematia (Pensées III, 14, 1), qui est le diminutif de hypomnemata : le terme renvoie à la pratique de la prise de notes par les généraux et les magistrats en vue de consigner les décisions prises et les actions menées[10]. C’est le genre que Jules César manipule et imite pour créer une apparence d’objectivité et que Cicéron appelle commentarii :

Nudi enim sunt, recti et uenusti, omni ornatu orationis tamquam ueste detracta. Sed dum uoluit alios habere parata, unde sumerent qui uellent scribere historiam, ineptis gratum fortasse fecit, qui uolent illa calamistris inurere : sanos quidem homines a scribendo deterruit (Brutus 262)[11],

de même que Fronton (au singulier, Ad Verum I, 8, 2 ; au pluriel, Principia historiae 2 : « […] ubi primum frater suarum rerum commentarios miserit, nos res scribere adgrediemur[12] »). On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples d’utilisation du terme pour désigner un rapport sans style[13], sans ornement, « nu », comme le dit Cicéron, matière première de l’histoire et non histoire elle-même, qui dans la pensée antique se doit d’être un objet littéraire. Ces rapports peuvent servir d’aide-mémoire ou de vade-mecum pour le successeur dans la fonction, mais ils sont souvent envoyés par les plus ambitieux des généraux à Rome sous une forme épistolaire ; lus au Sénat et diffusés dans les cercles de pouvoir, ils servent également à construire l’argumentation nécessaire à l’attribution du triomphe, plus haute distinction sous la République ; de ces commentarii militaires découlent l’éloge triomphal et, in fine, l’autobiographie[14].

Il existe bien sûr d’autres pratiques de prise de notes en dehors de ce contexte politico-militaire. Nous n’en conservons presque aucun exemple direct, mais quelques témoignages permettent de croire que la pratique était répandue, autant dans la préparation de discours[15] que d’oeuvres écrites. Le seul exemple direct vient des papyrus d’Herculanum, qui révèlent sans doute la technique de travail de Philodème de Gadara, philosophe épicurien du Ier siècle av. J.-C. : un papyrus présente au recto des citations et au verso les commentaires et réflexions qu’elles ont inspirés. L’existence de deux papyrus portant un texte différent laisse penser que l’un est un brouillon préparatoire et l’autre une première version de l’oeuvre en fabrication[16]. On sait par ailleurs par Pline le Jeune que Pline l’Ancien utilisait ce type de fiches pour la construction de ses ouvrages (Lettres III, 5, 10 et 17 : excerpta et commentarii)[17]. Plutarque avait également recours à cette pratique puisqu’il choisit, lorsqu’un messager vers Rome se présente, d’envoyer à Paccius ses notes (hypomnemata) au lieu d’un traité achevé sur la tranquillité de l’âme (464e), soulignant que son correspondant attachera plus d’intérêt à l’aide immédiate que lui procurera ce brouillon qu’à la beauté du style ; malgré cette remarque, l’oeuvre, Sur la tranquillité de l’âme, n’est pas une collection de notes éparses : le traité possède une progression logique servie par un style simple, mais tout de même présent. Si l’on exclut une possible coquetterie d’écrivain, on pourrait penser que l’ouvrage tel qu’il nous est parvenu est plutôt une version intermédiaire entre la prise de notes et l’achèvement de l’ouvrage poli[18]. Aulu-Gelle (Préface 2) mentionne également ce type d’outil de travail pour préparer son recueil d’anecdotes[19]. Dans tous ces cas, les notes sont prises en vue de construire une oeuvre et ne sont pas une fin en soi. Un seul cas de choix volontaire du genre serait le recueil historique de Pamphila, femme hellénophone du Ier siècle de notre ère, qui, selon Photius (II, codex 175), « avait jugé le mélange et la variété plus agréables et plus gracieux que l’unité de plan » (trad. Henry), et avait donc laissé ses notes dans l’ordre où elle les avait prises pendant les treize années de son mariage. Toutefois, selon l’éditeur des fragments, la revendication de désordre ne serait qu’un procédé littéraire, car l’organisation des sujets selon les livres semble montrer une progression chronologique à l’intérieur de l’oeuvre[20]. La pratique antique de la prise de notes n’est donc jamais conçue comme une fin en soi : c’est une étape de préparation de l’oeuvre, qui sert des buts personnels. Même si certains auteurs choisissent de présenter leurs ouvrages dans une construction plus souple, notamment les auteurs de miscellanées, cela ne revient pas à publier directement ces notes : l’ouvrage diffusé est le résultat d’un travail de réorganisation. La publication des notes de lecture ou de cours est généralement perçue par les auteurs anciens comme une erreur ou un vol, qui doivent souvent être réparés par la publication d’une oeuvre achevée[21].

Par ailleurs, pour mieux saisir le processus d’écriture à l’oeuvre dans les Pensées de Marc Aurèle, il est nécessaire de faire un retour sur les pratiques philosophiques anciennes. Le discours avec soi-même est présent dès l’apparition de la littérature occidentale (Homère, Odyssée XX, 18-23), mais son utilisation comme outil d’introspection philosophique vient de la lecture de Platon (par exemple, Philèbe 38e-39a ; Premier Alcibiade 132d ; Théétète 189e-190a ; Sophiste 264a) et, peut-être, d’une pratique de Socrate lui-même, car on en trouve des traces chez Xénophon et Isocrate[22]. L’idée est que l’âme connaît la vérité, mais l’a oubliée ; il est nécessaire de la questionner pour réactiver la mémoire et qu’ainsi la vérité devienne sensible à l’homme. Ce processus se fait généralement à travers la dialectique, qui demande un interlocuteur et se manifeste dans le dialogue. Cependant, comme le dit Épictète, grande influence philosophique de Marc Aurèle, parfois, par manque d’interlocuteur, Socrate discutait avec lui-même. C’est ainsi que l’on peut comprendre le paradoxe apparent d’Épictète qui fait de Socrate, l’anti-écrivain par excellence, un auteur prolifique :

Quoi donc ! Socrate n’a-t-il pas écrit ? Et qui donc a écrit autant que lui ? Mais comment ? Ne pouvant toujours avoir à ses côtés quelqu’un qui mît à l’épreuve de la critique ses doctrines, ou qui pût, à son tour, subir la critique, il se critiquait lui-même et s’examinait, et il ne cessait de mettre en discussion d’une manière pratique quelqu’une de ses notions premières. Voilà ce qu’écrit un philosophe[23].

La méditation, le bilan journalier, est une pratique continue dans la plupart des écoles philosophiques de l’Antiquité[24], mais particulièrement encouragée par les stoïciens. Deux processus peuvent être à l’oeuvre dans cet exercice philosophique : la reddition de comptes et la mise sous la main des principes fondamentaux ; l’un est un examen de conscience qui n’emprunte pas nécessairement le véhicule de l’écriture, tandis que l’autre est un rassemblement de citations qui mène généralement à la constitution d’un encheiridon, un manuel, un petit écrit restant toujours à porter de main, comme l’indique l’étymologie. Le bilan journalier est surtout mis en valeur chez Sénèque, qui donne des exemples de sa propre pratique dans sa correspondance avec Lucilius (Lettres 83). Épictète insiste plutôt sur le second outil (I, 1, 25 ; I, 27, 6 ; II, I, 29 ; III, 24, 103) : « Garde ces pensées, de nuit et de jour, à ta disposition (procheira). Mets-les par écrit (graphein), fais-en ta lecture ; qu’elles soient l’objet de tes conversations avec toi-même (auton pros auton) » (trad. Souilhé). La mise par écrit n’est pas absolument nécessaire[25], mais l’écriture est conçue comme un deuxième niveau d’intégration des doctrines philosophiques[26].

En dehors de son utilité pour la constitution d’un ouvrage destiné à la diffusion, la pratique des hypomnemata dans le monde romain tisse donc des liens entre le genre épistolaire[27], le discours d’éloge et l’autobiographie, qui, dans le processus politique et social, dépendent de la prise de notes. Or la période dans laquelle vit Marc Aurèle est marquée par un mouvement culturel, baptisé « seconde sophistique » un siècle plus tard par Philostrate, qui met entre autres de l’avant les genres de l’intime (épistolaire et autobiographie) et le genre épidictique. Laurent Pernot a exploré les liens qui unissent les Pensées avec l’éloge du Prince : il en conclut que, sans être un éloge formel, l’oeuvre n’est pas dépourvue des thèmes présents dans le genre rhétorique[28]. Les points de contact entre l’oeuvre de Marc Aurèle et l’autobiographie ont été largement soulignés[29]. Comme nous y incite la réalité des hypomnemata et puisque Marc Aurèle a entretenu dans sa jeunesse (139-166) une correspondance avec Fronton, son professeur de rhétorique latine, nous aimerions vérifier s’il y a dans la pratique de l’empereur-auteur une trace précoce de ce que deviendront les Pensées.

L’idée de ce lien entre la lettre et les hypomnemata a été évoquée par Michel Foucault, qui voit dans les deux procédés des façons de se révéler à soi-même et aux autres ; il cite in extenso la lettre de Marc Aurèle, où le jeune prince (il a alors environ vingt ans[30]) raconte une journée de vendanges à la villa impériale de Signia (Ad Marcum IV, 6), et la met en parallèle avec la lettre 83 de Sénèque, où le philosophe, sous la pression de son correspondant, raconte l’une de ses journées pour illustrer le précepte qu’il faut vivre sous le regard des autres et de la raison[31]. Pour Foucault, ces lettres deviennent « le lieu de l’écriture du rapport à soi, à travers deux pôles : les interférences de l’âme et du corps (les impressions) et les activités du loisir (plutôt que les événements extérieurs)[32] ». Or, même si ces deux lettres partagent un thème commun (la lettre de Sénèque se termine sur une longue méditation, accompagnée de citations de philosophes, sur le vin [83, 8-27]), elles ne semblent pas mettre le même type de vie sous les yeux de l’Autre.

La narration d’une journée est un motif littéraire, qui n’est pas uniquement philosophique, mais sert généralement à construire, à travers la quotidienneté, l’image d’une vie exemplaire. La lettre de Sénèque montre effectivement les activités ascétiques et modérées du philosophe au quotidien (méditation, lecture, exercice physique, bain d’eau froide, repas de pain sec, petite sieste, étude), mais ne se contente pas de l’énumération et s’ouvre vers le sujet de la méditation. Dans les exemples philosophiques, on citera la journée d’un épicurien narrée par Épictète (Entretiens III, 24, 39), où l’adversaire est décrit comme un être n’ayant aucun but dans sa journée, se levant tard, lisant et écrivant n’importe quoi, récitant des inepties aux amis qui manquent d’esprit critique, se promenant, prenant le bain, mangeant et allant se coucher dans un lit peu respectable[33]. La correspondance de Pline le Jeune renferme également quelques exemples de narration d’une journée. Ainsi, les vacances de Pline en Toscane sont entièrement occupées par le travail intellectuel, qui ne s’interrompt même pas pendant l’inspection des terres ou la chasse (IX, 36 et 40) ; cette activité est également le trait principal du portrait que trace Pline le Jeune de son oncle (III, 5)[34]. L’autre modèle est celui de Spurinna (Pline, Lettres III, 1), mais dans l’ensemble, l’idéal est un loisir mérité après une vie dédiée au bien public, où sont intégrées dans des parts harmonieuses les activités physiques, intellectuelles et sociales[35].

Contrairement à la lettre philosophique de Sénèque et aux narrations clairement morales de Pline, la lettre de Marc Aurèle — ou plutôt les lettres, car le corpus renferme deux lettres qui sont dévolues à la narration d’une journée du prince (Ad Marcum IV, 5 et 6)[36] — reste dans l’énumération des activités. Quelle image Marc Aurèle veut-il transmettre dans ces comptes rendus ? Les deux lettres présentent une séquence d’événements à peu près semblable : le Prince se lève tôt (le premier jour à trois heures du matin, le second à cinq heures) et accorde les cinq premières heures de sa journée au travail intellectuel ; puis, le reste de la matinée est dédié à des exercices physiques modérés (marche et gargarisme) et à l’accomplissement de ses devoirs auprès de l’empereur ; la première journée, il chasse avec son père adoptif, puis accorde l’après-midi à la lecture et à l’écriture et se couche tôt, car il se sent enrhumé ; la seconde, il assiste Antonin dans un sacrifice, mange frugalement, participe aux vendanges, travaille brièvement et badine sur l’amour avec sa mère, puis ils se rendent au bain et mangent dans le pressoir en écoutant les chants rustiques. Ce sont donc des journées équilibrées, combinant les obligations sociales, la détente, l’exercice et beaucoup de travail intellectuel, ce qui correspond sans doute à ce que son correspondant et professeur désirait pour son élève, sur le modèle des loisirs aristocratiques et constructifs. En effet, on sait par une autre lettre des mêmes années (Ad Marcum IV, 12, 5) que Fronton reprochait à son élève de lire pendant les assemblées, les spectacles et les banquets[37], ce qui le rendait durus, intempestivus et odiosus aux yeux de son maître ; les termes sont forts, cruels, et montrent que, même si Fronton place au plus haut degré les activités intellectuelles, elles doivent céder le pas lors des obligations politiques et sociales, de crainte que le jeune prince n’adopte l’asociabilité du tyran. Pour compléter le dossier, on peut mentionner une lettre du tout début du règne de Marc Aurèle (circa 162), où il refuse de narrer sa journée de peur de se faire rabrouer par son professeur (De feriis Alsiensibus I), qui lui répond en inventant une journée utopique, commençant à midi, presque entièrement dévolue à la lecture et à l’étude, à une navigation de loisir suivie du bain et d’exercices physiques, pour se terminer dans un repas luxueux, décrit par des termes littéraires que Fronton expliquera ensuite (De feriis Alsiensibus III, 1-2) ; la narration imaginaire du professeur de rhétorique évoque sans doute le contraire de la journée fort occupée de l’empereur, et met l’accent principalement sur la lecture et l’écoute, à la fois de la littérature et de la nature[38].

Dès lors, les lettres Ad Marcum IV, 5 et 6 mettent en valeur, à travers la narration de la quotidienneté, une vie équilibrée selon les termes traditionnels et aristocratiques définis par Fronton ; Marc Aurèle tente de s’y conformer, même si l’on voit que ses activités littéraires empiètent largement sur son sommeil et que ses activités sociales sont centrées sur la famille plutôt que sur un cercle lettré. Les autres occurrences du thème montrent que le sommeil n’est pas le seul à souffrir de cette pratique à contre-courant de la lecture et de l’écriture : elle met aussi en danger les relations politiques et la construction d’une sociabilité culturelle. Or Marc Aurèle, lorsqu’il devient empereur, choisit de ne pas narrer ses journées et d’écrire pour lui-même : les Pensées opposent les loisirs aristocratiques à la « citadelle intérieure[39] » et se construisent en partie sur la recherche d’un loisir digne qui se place en tension avec l’agitation du pouvoir[40]. Le geste même d’écrire les Pensées s’inscrit donc dans un choix de soustraire l’activité intellectuelle aux exigences sociales. C’est sans doute pourquoi les Pensées sont si exceptionnelles : elles s’inscrivent dans plusieurs traditions littéraires et pratiques militaires, politiques et philosophiques, mais refusent un certain nombre de conventions sociales et culturelles, notamment que la littérature doit s’adresser à autrui. Dès lors, bien que les Pensées ne puissent être considérées comme l’origine antique du genre des carnets non plus que la correspondance avec Fronton ne doive être établie comme l’antécédent de l’oeuvre philosophique, il est évident que l’attirance de Marc Aurèle envers ces genres révèle une démarche, découlant de la personnalité et du statut, qui valorise les forces « éthopoétiques » de l’écriture, observables dans les pratiques modernes de la publication des carnets.