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Les carnets d’écrivains ont longtemps été considérés pour les « maximes » ou « pensées » qu’ils recelaient, la forme englobante étant éclipsée par des formes brèves plus familières — et plus « nobles », comme le souligne plus loin Andrei Minzetanu. Les carnets ont aussi souvent été lus comme les brouillons d’une oeuvre à venir. C’est la perspective qu’adopte par exemple Louis Hay[1], qui n’envisage pas les carnets comme des textes à part entière, mais comme des « avant-textes », qui n’auraient dès lors d’intérêt que par rapport à une oeuvre ultérieure dont ils constitueraient la préparation. Ce sont peut-être d’abord les écrivains eux-mêmes qui ont imposé un changement de perspective, en reconnaissant dans le carnet la forme la plus proche de leur conception de la littérature.

Le mot carnet n’est pas toujours celui que les praticiens de cette forme souple retiennent, cahier étant souvent utilisé lui aussi. Les mots carnet et cahier suggèrent une concordance entre le format du support et l’orientation de l’écriture : notes furtives dans le premier cas et pratique soutenue de la méditation dans le second. Or si cela s’avère pour les carnets de Marcel Proust ou pour les cahiers de Paul Valéry, il n’est pas possible d’en tirer une loi générale : le mot carnet, le plus souvent employé aujourd’hui par les écrivains comme par les critiques, renvoie à une forme tout à fait libre, qui a certes des antécédents historiques, comme on le verra, mais qui ne constitue pas un genre établi. En plus de l’emploi flottant des mots carnet et cahier, il faut souligner l’appartenance de ces textes à la forme ambiguë de l’essai (genre « conditionnellement » littéraire, voire « non-genre »[2]) et surtout l’emploi parallèle du mot journal, parfois par les carnettistes eux-mêmes (Peter Handke ou André Major, par exemple). La forme du journal, beaucoup plus étudiée, constitue un cas particulier du carnet ou du cahier, qui implique une écriture soutenue, scandée par la datation, et le plus souvent associée au discours autobiographique[3]. À l’exemple de la préséance accordée aux pensées et maximes et de la perspective de l’« avant-texte », la focalisation critique sur le journal (et plus particulièrement sur le journal dit « intime ») a sans doute contribué à laisser dans l’ombre les autres pratiques du cahier ou du carnet. Le présent dossier vise à mettre en valeur la variété de ces pratiques.

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Les invitations à l’origine de ce numéro ont été motivées par deux objectifs : celui de retracer les origines de l’« esprit » du carnet[4], en remontant jusqu’à l’Antiquité, et celui d’explorer la diversité de ses formes plus contemporaines. L’ensemble ne constitue pas une anthologie, mais plutôt une sorte d’échantillon, qui réunit des carnettistes très connus et d’autres qui le sont moins, chacun restant à la fois représentatif et singulier. Les approches sont diverses, depuis la contextualisation historique jusqu’à l’angle poétique ou générique, en passant par la dimension génétique ; mais l’orientation commune des études ici rassemblées est de considérer le carnet pour lui-même, comme une oeuvre à part entière, qui aurait trouvé dans cette forme sa juste tonalité.

Le dossier s’ouvre par une réflexion d’Andrei Minzetanu sur les enjeux théoriques soulevés par la forme du carnet. Plutôt que de chercher à définir le carnet comme genre, comme on l’a souvent tenté pour l’essai, Minzetanu propose de le considérer sous divers angles : « objet et trace », « geste de lecture », « disposition et pratique », « représentation et posture ». En considérant l’ensemble de ces notions, on perçoit dans le carnet à la fois les aspects concrets qui le caractérisent et l’« attitude mentale » qu’il favorise, tout en tenant compte de ses dimensions sociales.

Après cette mise en perspective théorique, on pourra lire quatre études sur des textes d’auteurs que l’on peut considérer comme des « devanciers ». Pascale Fleury contextualise les textes de l’empereur romain Marc Aurèle, qui ont été édités sous divers titres, dont les plus connus sont Pensées et Pensées pour moi-même (ou pour soi[5]). Bien que ces écrits soient uniques dans le contexte de l’Antiquité, ils partagent certains traits avec plusieurs textes de l’époque, à commencer par les hypomnemata. Ces notes consignées par les généraux et les magistrats sont marquées par leur nature transitoire, étant de nature documentaire et destinées à une transformation en un autre texte qui serait plus achevé, mais elles participent aussi à la « constitution de soi », comme l’a déjà observé Michel Foucault[6]. En plus de souligner cette pratique qui concorde avec des fonctions souvent attribuées au carnet à notre époque, Pascale Fleury note les liens qui existent entre le soliloque de Marc Aurèle et certaines figures de l’Antiquité, dont Socrate, et les rapports entre les « pensées » et la forme épistolaire. Il ressort de cette étude que Marc Aurèle détourne en quelque sorte les pratiques habituelles dont il s’inspire, en les dégageant des conventions. Il se révèle bien de cette façon un précurseur des auteurs contemporains de carnets qui en font un usage littéraire.

Il en va de même pour Sei Shônagon, à qui est attribué le recueil Notes de chevet, l’un des rares textes japonais anciens à connaître une véritable diffusion en Occident, sans doute parce que plusieurs écrivains contemporains s’en sont librement inspirés. Evelyne Lesigne-Audoly nuance le caractère intimiste que la traduction française et la méconnaissance des usages de la cour au Japon à cette époque ont accentué. Contrairement à Marc Aurèle, qui écrivait pour lui-même, Sei Shônagon aurait pratiqué une écriture publique. Plus encore : le texte ne serait vraisemblablement pas entièrement de sa main. Le caractère intimiste n’est pas pour autant évacué, mais ces notes reposeraient avant tout sur la reconnaissance de connivences dans un contexte social précis. C’est d’ailleurs peut-être moins l’intimisme que le sentiment d’une connivence, qui à la fois se manifeste et se dérobe, qui fait de ce « cahier de feuilles brochées » un livre aussi intrigant qu’inspirant pour nombre de contemporains.

Lire Sei Shônagon en songeant au papier que l’impératrice a reçu en cadeau et auquel il faut trouver un usage, cela nous rapproche des dimensions concrètes du carnet. Qu’en est-il de Montaigne, dont nous ne possédons pas les manuscrits et qu’on ne peut qu’imaginer attablé devant son « graphonage » ? Le mot essai est si étroitement associé à Montaigne qu’on ne saurait proposer une autre appellation pour rendre compte de son entreprise. Or l’angle de la matérialité permet de lire cet auteur autrement, en le considérant comme un carnettiste. C’est ce que font audacieusement Laurent Gerbier et Irène Langlet. Considéré sous l’angle du carnet, le cas de Montaigne est singulier : en effet, si le manuscrit des Essais n’a pas été conservé, nous disposons en revanche de versions annotées, les notations et « allongeails » constituant un dispositif de type carnettiste qui prolonge l’oeuvre plutôt que de la susciter.

Ce principe d’inachèvement perpétuel est également présent dans les carnets de Joseph Joubert, peut-être plus évidemment encore, puisque ses écrits n’étaient pas destinés à la publication. Conscient de la filiation entre ses carnets et les essais de Montaigne, Joubert procède toutefois autrement, comme le souligne Étienne Beaulieu : par « amenuisement » plutôt que par « allongeails », il se « disperse » plutôt que de développer, et aboutit à une sorte d’« effacement » dans le « désoeuvrement », mettant de cette façon en lumière la pulsion négative dont procède souvent l’écriture du carnet.

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Les articles subséquents illustrent certaines pratiques plus contemporaines des cahiers et carnets. Le hasard des propositions a voulu que deux générations soient représentées. La première regroupe quatre écrivains nés dans les années 1910 : Julien Gracq, Henri Thomas, Henry Bauchau et Aimé Césaire.

Le cas de Gracq rappelle le principe des allongeails de Montaigne, dans la mesure où l’écriture carnettiste est postérieure à l’ensemble romanesque que l’écrivain a d’abord élaboré. Isabelle Daunais compare les deux approches, romanesque et « fragmentaire » (pour reprendre le terme que Gracq utilise le plus volontiers), et constate que si on peut à première vue distinguer un Gracq « créateur », qui serait le romancier, et un Gracq « lecteur » (de livres, mais aussi de paysages), qui serait le carnettiste, il s’agit en fait de comparer deux types de création : la singularité de l’écriture fragmentaire serait de constituer un espace « suspendu et détaché », distinct de l’espace romanesque.

Chez Henri Thomas, le carnet permet, comme chez Gracq, d’« échapper au récit ». Sophie Hébert montre que l’objectif de saisir l’immédiateté est la raison fondamentale de Thomas d’opter pour le carnet, clairement distinct du cahier chez lui, dans la mesure où le carnet recueille la note rapide, la trace d’une pensée qui serait toujours en train de naître. Cependant, en dépit de ce mouvement constant, le carnet serait aussi chez Thomas le lieu d’une rencontre de l’autobiographie, de la poésie et de l’essai, genres qui s’y trouveraient en quelque sorte « réconciliés ».

Comme le fait Sophie Hébert dans la dernière partie de son article, Christophe Meurée s’attache à la matérialité du support et à la genèse du texte dans son étude des cahiers d’Henry Bauchau. La comparaison entre les cas de Thomas et de Bauchau fait bien voir que la différence entre carnet et cahier peut être significative : en effet, pour Bauchau, il ne s’agit pas seulement de noter pour épurer ensuite à l’occasion de la publication, mais aussi d’élaborer, tout en atténuant la dimension intime, une certaine image de soi, doublée d’une ouverture « sur l’infini des associations possibles ».

Dans le cas d’Aimé Césaire, les fonctions habituellement attribuées au carnet et au cahier se combinent. Césaire est sans doute l’un des écrivains associés le plus étroitement à la forme du cahier, le mot cahier figurant dans le titre de son livre le plus célèbre, Cahier d’un retour au pays natal. Ce mot connote autant l’écriture que l’apprentissage. Or il s’agirait plus précisément, en l’occurrence, d’une réappropriation libératrice par une « dialectique de la conscience », selon l’expression d’Olga Hel-Bongo, qui ferait appel à de multiples orientations, celles du carnet de notes ou de brouillon, du cahier d’écriture et de doléances, du carnet de voyage et de route, dont la combinaison permettrait de rendre compte de la poétique polyphonique de cette oeuvre phare.

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Les études qui suivent portent sur trois auteurs nés dans les années 1940 : Peter Handke, André Major et Jean-Pierre Issenhuth. La publication de carnets correspond à un tournant majeur dans chacune des trois oeuvres.

C’est en écartant les caractéristiques habituelles du journal intime (le récit de soi) et du carnet de travail (les notes destinées à la préparation d’une oeuvre) que Peter Handke élabore un « carnet-journal », selon l’expression de Robert Dion, Le Poids du monde, premier livre d’une série qui en compte pour le moment cinq. Cette orientation négative, qui fait à plusieurs égards de la littérature une ennemie, se double pour Handke du désir d’inventer une nouvelle forme de « reportage », qui serait la transcription « d’une conscience au moment même où elle prend vie dans la langue » et qui abolirait « la frontière entre extérieur et intérieur ».

L’approche expérimentale de Handke tranche sur celle d’André Major, qui dans ses carnets s’installe plutôt dans une tradition balisée par plusieurs prédécesseurs, de Jules Renard à Cesare Pavese. Comme le souligne Michel Biron, sa pratique est cependant elle aussi une forme de critique de la littérature, plus particulièrement du roman, et témoigne, comme chez Handke, quoique par des moyens moins déroutants, d’un « désir d’impersonnalité ». Major cherche lui aussi à mettre en oeuvre une sorte de « désapprentissage », mais qui serait avant tout de l’ordre de l’« épuration », dans une forme transparente qui arriverait à « traduire le réel sans le trahir ».

Cette solidarité entre l’écriture et le réel, cette ambition, par l’écriture carnettiste, d’« habiter autrement le monde », comme le résume Michel Biron, explique que Jean-Pierre Issenhuth ait lui aussi trouvé dans le carnet la forme qui correspondait le mieux à sa conception de l’écriture. En conflit avec les usages littéraires (et plus particulièrement, comme Major, avec les usages québécois), et lui aussi déserteur d’une certaine façon, Issenhuth vise pourtant d’abord l’« enracinement », comme l’observe Thomas Mainguy. Cet enracinement, souligne-t-il, cherche à se faire dans plusieurs « mondes », l’écriture ne constituant que l’un des multiples lieux d’appartenance et ne pouvant jamais se substituer au « dehors », duquel il s’agit toujours au contraire de s’approcher.

Le hiatus pourra sembler grand entre la méfiance d’Issenhuth à l’égard de la modernité et les pratiques numériques du carnet qu’explore René Audet dans le dernier article du dossier. Pourtant, un même bouleversement des usages littéraires y est présent, ici en raison de la transformation du support, qui favorise l’instantanéité, facilite le recours à l’image et transforme le statut institutionnel de l’écrivain. L’importance de la matérialité dans l’histoire de l’écriture du carnet se confirme, mais on constate, malgré la différence de support, une pérennité du carnet dans l’univers numérique, l’écriture traditionnelle et l’écriture numérique s’inscrivant, selon les termes de René Audet, dans un rapport de « complémentarité » et d’« interpénétration ».

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À la lecture des études qui composent le présent dossier, on constatera que la pratique du carnet et des formes apparentées (pensées, notes, cahier, journal, fragment…) montre une grande variété d’orientations, plus ou moins intimes, plus ou moins liées (ou opposées) à d’autres genres, plus ou moins expérimentales. On trouve dans les carnets une grande diversité de styles, mais aussi, au bout du compte, une forte cohésion. Celle-ci s’explique peut-être avant tout par le statut particulier accordé à l’écriture en cours, plutôt qu’à la notion de Livre ou d’Oeuvre, ce qui nous force à déplacer les cadres habituels de la lecture et à reconsidérer la conception que nous nous faisons de la littérature.