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Une production riche, exceptionnelle, mais peu commentée : bien des numéros de revue consacrés à un écrivain, à une écrivaine ou à une oeuvre en particulier débutent en ces termes. Le cas de Laure Conan (pseudonyme de Félicité Angers, 1845-1924) et de son roman phare, Angéline de Montbrun, résiste toutefois à ce constat paradoxal. En effet, on peut se pencher successivement sur la bibliographie établie par Nicole Bourbonnais dans l’édition critique du roman[1] puis sur le collectif de textes d’analyse dirigé par Edward Dickinson Blodgett et Claudine Potvin[2] pour prendre la mesure des multiples études menées sur Conan et sur ce qu’on considère comme « le premier roman psychologique au Québec[3] ». De surcroît, plusieurs travaux[4] (principalement en histoire littéraire des femmes) tendent, depuis quelques années, à préciser le rôle de Laure Conan dans le champ littéraire de son époque ; alors qu’on la croyait enfermée dans la solitude des pionnières, elle apparaît dorénavant au centre d’un riche réseau de pratiques et de sens. Difficile, donc, de tabler sur le silence de la réception critique, voire l’oubli d’une trajectoire et d’un roman qui suivent, pour le dire avec Nicole Bourbonnais, « le cheminement et le renouvellement des mentalités et des perspectives critiques depuis 1880 jusqu’à nos jours[5] ».

Pourtant, encore aujourd’hui, Angéline de Montbrun offre des pistes d’interprétation aussi nombreuses qu’inépuisables. C’est cet effort de relecture qui est au coeur du présent dossier. Contrairement à l’ouvrage d’E. D. Blodgett et de Claudine Potvin, qui offrait principalement une rétrospective des analyses marquantes du roman, ce premier numéro de la revue Voix et Images consacré à l’oeuvre de Laure Conan propose des réflexions entièrement inédites[6]. Peu importe leur orientation méthodologique et leur angle d’analyse, les huit contributions réunies soulignent, par leur interrelation et l’originalité de leurs propositions, la contemporanéité du roman. De même, elles retracent en filigrane le parcours d’une écriture à la fois singulière et foncièrement ancrée dans son époque. Véritable « carrousel critique[7] », pour reprendre une heureuse formule de Marie-Andrée Beaudet, Angéline de Montbrun appelle des approches critiques variées, où résonnent problématiques et sensibilités de la recherche actuelle en études littéraires et culturelles. C’est donc sous le signe de la rencontre entre plusieurs démarches et méthodes que se place ce dossier.

L’ensemble des articles renouvellent un constat critique : en regard de l’histoire et de l’esthétique du roman au Québec, Angéline de Montbrun se situe à la croisée des chemins. Publié une première fois en feuilleton en 1881 et en 1882 dans la Revue canadienne, repris en volume en 1884 et réédité trois fois du vivant de l’écrivaine, le titre suit et reformule les tendances formelles et discursives qui façonnent l’art du roman, encore balbutiant, du xixe siècle. On y retrouve, pêle-mêle, les éléments propres à la littérature du terroir et à la peinture d’un espace agraire idéal, une rhétorique patriotique empruntée au roman historique, de même que les stratégies énonciatives de l’écriture intime et du livre de piété. La gravité et l’ultramontanisme de certaines des « feuilles détachées » d’Angéline servent de contrepoids au ton badin, salonnier, parfois mordant des lettres qui composent la première partie du roman. Or, s’il offre un condensé de nombreux codes esthétiques propres au xixe siècle, le texte de Laure Conan annonce résolument les grandes lignes de la poétique romanesque du xxe siècle. Pensons à la fragmentation de la narration, à cette « défiguration » de l’oeuvre, comme l’écrit Myriam Vien dans le présent dossier[8], et qui est typique du récit moderne, ou au principe du vrai et du vivant qui sera au coeur des préoccupations des romanciers et romancières des décennies 1930, 1940 et 1950. Lieu où convergent les traditions littéraires, Angéline de Montbrun offre une fenêtre privilégiée sur les dynamiques qui fondent le champ littéraire du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle au Québec. À ce titre, s’il fait souvent figure d’hapax dans la littérature québécoise, le roman s’apparente surtout à une oeuvre charnière qui témoigne des préoccupations littéraires de son époque en même temps qu’elle en infléchit les transformations poétiques et idéologiques.

La critique conanienne, surtout depuis les analyses de Jean Le Moyne[9] et de Roger Le Moine[10], a beaucoup glosé sur les possibles relations incestueuses entre les personnages de Charles et d’Angéline ainsi que, plus largement, sur l’impact du désir au sein du récit. Les études féministes envisageront par la suite la question du désir comme la volonté d’individuation d’Angéline[11] et la représentation de son passage à une parole autonome[12]. Plusieurs contributions du dossier s’inscrivent dans la filiation de ces études notables, mais elles en réactualisent la portée, notamment en ce qui concerne la capacité d’agir des personnages et la poétique romanesque. Si le désir s’apparente, pour paraphraser l’article de Michel Lacroix, à une « structure élémentaire » du texte de Conan[13], c’est qu’il favorise, tout au long du roman, le développement d’une tension plus grande entre conformisme et dissidence. Le personnage d’Angéline, on s’en doute, cristallise ce balancement : de la beauté à la laideur, de la petite société rurale de Valriant à l’isolement de l’écriture, du silence à la parole, l’héroïne s’interroge, non sans une certaine ambivalence, sur les frontières de l’inattendu et du conventionnel. Pour sa part, Mina suit une trajectoire inversée et moins ambiguë : mondaine, elle disparaît brutalement derrière le voile des couventines. Si, comme a pu le montrer la critique féministe, Angéline refuse le destin féminin traditionnel en privilégiant l’écriture au mariage ou au cloître, Mina, quant à elle, n’y échappe pas. Le cadre de l’intrigue est, lui aussi, un marqueur de cette exemplarité qui se fissure et se recompose à l’envi. Il est d’ailleurs fascinant de remarquer, au fil des articles qui composent le dossier, la riche palette d’interprétations entourant l’espace de Valriant. Ce dernier forme, selon les différentes perspectives, un locus amoenus, un lieu de l’idylle situé en dehors de tout conflit, « un cas de miniature conçue comme une utopie[14] », ou le prolongement à distance du salon ou du cloître. Le principe de correspondance entre Valriant et les personnages n’est donc pas uniquement le fruit des aspirations romantiques de Laure Conan : il apparaît comme le levier des questions idéologiques, esthétiques et morales qui occupent Angéline et, derrière elle, l’écrivaine. Ainsi, il y a tout lieu d’interroger la rupture que le roman opère avec le réel et l’idylle ou, au contraire — autre ambivalence —, la tentative de dissolution d’une utopie, que celle-ci soit bouleversée par les désirs et les agissements des personnages, par le morcellement des voix, ou par une romancière-narratrice espiègle qui, en l’espace de trois pages, fait table rase du contrat de lecture initial et déclenche un renversement de l’histoire et du récit.

Du reste, certaines contributions ici réunies permettent de mieux comprendre la trajectoire de Laure Conan, considérée pendant longtemps comme « la première ». C’est justement la perpétuation du « mythe Laure Conan[15] » qu’interrogent Pierre-Olivier Bouchard et Marie-Frédérique Desbiens en ouverture du dossier. Servie par une méthode originale qui concilie histoire littéraire et étude des représentations de l’écrivaine dans les textes de fiction, l’analyse de Bouchard et Desbiens met en lumière le décalage persistant entre, d’une part, le parcours de la romancière et, d’autre part, l’invention de sa mémoire dans la pièce de théâtre La saga des poules mouillées de Jovette Marchessault et La romancière aux rubans, fiction biographique de Louise Simard. En reconstituant le paysage socioculturel de La Malbaie et les liens entre Conan et quelques animateurs de la vie intellectuelle canadienne-française, Bouchard et Desbiens invitent d’ailleurs à relire les fictions historiques de Conan : on aurait tort d’envisager cette masse textuelle dominante sous le seul angle de sa conformité à la doxa des années 1880.

S’inscrivant dans le sillon des propositions de Marie-Andrée Beaudet et de Daniel Vaillancourt, qui avaient signalé, dans leurs analyses respectives, l’imposant intertexte religieux qui sous-tend les écrits de la romancière, l’article de Liliana Rizzuto approfondit pour sa part la possibilité d’une « lecture religieuse » d’Angéline de Montbrun. Rizzuto étudie principalement les stratégies narratives mobilisées par Laure Conan pour décortiquer le rôle central et complexe de la religion dans la littérature de la seconde moitié du xixe siècle au Québec. Dès lors, l’auteure montre comment Angéline, nouvelle « chrétienne en situation de crise[16] » dans l’imaginaire, remet en question l’hypothèse d’une vérité unique et l’autorité du prêtre, et concrétise la naissance d’un personnage à la conscience troublée, typique de l’héroïsme du roman moderne.

Les contributions successives d’Adrien Rannaud et de Lucie Robert abondent dans ce sens, tout comme elles font entendre les voix discordantes qui ébrèchent l’hégémonie clérico-conservatrice à l’intérieur même du roman. Rannaud, d’abord, développe l’idée selon laquelle la sociabilité mondaine, représentée par le personnage de Mina, constitue un ressort poétique majeur de la première partie d’Angéline de Montbrun. S’il assoit le cadre de l’intrigue et dévoile les jeux de pouvoir entre les personnages, l’échange épistolaire de cette première partie serait aussi guidé par un art de la conversation où les confidences riment avec plaisir de la parole. L’article montre ainsi comment le roman réinvestit toute une tradition rhétorique héritée des salons français du xviie siècle et, en même temps, annonce les femmes poètes de l’entre-deux-guerres et leur propre incorporation du régime discursif de la mondanité. Robert aborde pour sa part la manière dont la dissolution de l’utopie ultramontaine permet le réinvestissement du féminin dans le roman. Sur le plan tant de l’analyse textuelle que de la réflexion théorique, Robert éclaire finement le rapport ambivalent au temps historique qui marque les trois parties du roman, que ce soit par l’absence de datation dans l’échange épistolaire ou par la réinterprétation du passé mythique de la Nouvelle-France dans les « feuilles détachées ».

Les trois textes qui suivent s’intéressent plus particulièrement au personnage d’Angéline et à sa capacité d’agir, tant sur la forme romanesque que sur l’identité féminine dans la littérature. Myriam Vien se penche sur l’un des événements majeurs jalonnant l’histoire d’Angéline de Montbrun, soit la défiguration de l’héroïne. Comme le soutient Vien, la défiguration s’inscrit moins dans la logique du coup de théâtre que dans un processus poétique plus large de « décomposition » et de « recomposition » du genre romanesque. Elle sert, en outre, une inversion de la dynamique des regards : n’étant plus appréciée pour sa beauté, mais devenant celle qui observe, Angéline prend acte de sa blessure identitaire pour opérer, dans une écriture à la première personne qui rappelle le genre de la confession, une subversion des codes esthétiques de l’époque. Pareille intuition guide l’étude comparative que mène Virginie Fournier à partir du roman et d’un classique de la littérature anglaise, Jane Eyre (1847). Dans la lignée des études tissant des liens entre Angéline de Montbrun et les oeuvres de Madame de La Fayette, de Marie de l’Incarnation et d’Eugénie de Guérin[17], Fournier signale les nombreuses similitudes entre le roman de Laure Conan et celui de Charlotte Brontë, notamment en scrutant la mise en récit de désirs féminins ainsi que le maniement de formes et de motifs littéraires. Un tel chassé-croisé entre ces deux oeuvres nous engage à poursuivre la réflexion sur la voie d’une lecture transnationale de corpus au féminin. La contribution de Michel Lacroix entreprend quant à elle de réévaluer l’inceste prétendu d’Angéline avec son père. Dans une démarche inédite où il fait dialoguer les travaux anthropologiques de Claude Lévi-Strauss avec la notion d’« idylle » proposée par Milan Kundera, Lacroix montre comment la tentation et la stylisation de l’inceste expliquent le caractère bigarré, presque paradoxal, du roman. Dans un tel contexte, ce dernier oscillerait entre le refus de l’aventure hors de l’idylle et l’affirmation audacieuse du caractère éclaté, fragmenté — et donc, forcément aventureux et moderne — du récit. Aussi l’article de Lacroix synthétise-t-il les forces, toujours contraires, qui façonnent Angéline de Montbrun, tant du point de vue des codes et des frontières de la fiction que de celui des discours mobilisés par le texte.

Pour clore le dossier, l’article de Lori Saint-Martin propose une réflexion sur l’amitié entre Angéline et Mina. Pour Saint-Martin, le roman est modelé par plusieurs triangles amoureux ayant pour point commun le désir de rapprochement entre les deux jeunes femmes. Inconciliable avec les contraintes sociales de l’époque, ce désir est aussi à l’origine d’une importante rivalité et mène à l’éclatement de la deuxième partie. Saint-Martin invite néanmoins à lire une autre histoire : celle où les femmes, hors d’une économie patriarcale, pourraient s’aimer tendrement. Elle abonde dans le sens de Lucie Robert lorsque cette dernière affirme, à la fin de son texte : « Il faut alors imaginer Angéline heureuse[18] ». À la lecture de ce dossier, on ne saurait être plus en accord.