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L’ouvrage collectif Les élites et le biculturalisme. Québec-Canada-Belgique XIXe-XXe siècles découle d’un colloque international organisé par le Centre d’Études nord-américaines (CENA) et tenu à l’Université Libre de Bruxelles en mai 2016. Les codirecteurs de cet ouvrage, Alex Tremblay-Lamarche et Serge Jaumain, s’inscrivent dans la continuité des collaborations entamées il y a quelques décennies entre divers chercheurs québécois et belges. S’inspirant notamment de l’étude de Claire Préaux portant sur les élites minoritaires à Anvers et Montréal, ils ont voulu approfondir la réflexion afin de mieux comprendre les comportements des élites canadiennes et belges sous l’angle du biculturalisme. Les élites étant elles-mêmes très diversifiées, une étude comparative entre le Canada et la Belgique permet donc de multiplier les regards sur les manières dont ces groupes privilégiés ont pu agir au sein de leurs sociétés respectives, marquées par la cohabitation de deux principales cultures. D’ailleurs, le biculturalisme canadien présentant à la fois des similitudes et des divergences avec celui de la Belgique, la comparaison s’avérait donc des plus prometteuses. À travers les dix contributions que contient ce collectif, on comprend bien que l’objectif est de montrer la complexité des rapports élitaires devant la diversité culturelle. Si certains articles comparent les élites belges et canadiennes entre elles, d’autres se concentrent sur l’un ou l’autre des deux espaces géographiques couverts. L’ouvrage s’interroge à savoir si la séparation entre les élites issues de milieux culturels différents est aussi marquée que ce que l’on a pensé ou s’il existe plutôt une forme de « solidarité des élites », le statut social l’emportant sur les différences linguistiques et culturelles (p. 15). Cette problématique est traitée de façon éclatée et diachronique en étudiant à la fois les attitudes des élites intellectuelles, religieuses, politiques, juridiques et commerciales qui évoluent dans des environnements différents, et ce, sur une période de deux siècles.

L’ouvrage est divisé en trois parties, la première rassemblant quatre articles abordant la question des comportements élitaires devant le biculturalisme. Brian Young y traite de la capacité de Jean-Thomas Taschereau (1778-1832) d’utiliser à la fois les traditions juridiques françaises et britanniques selon ce qui lui convenait le mieux, montrant ainsi la cohabitation complexe de deux systèmes judiciaires au Bas-Canada. Els Witte, quant à elle, aborde les transformations des rapports de pouvoir lors de la Révolution belge de 1830. Dans le premier article de l’ouvrage qui compare la Belgique et le Canada, Matteo Sanfilippo montre l’attitude ambivalente du Vatican en lien avec les conflits linguistiques ainsi que ses difficultés à comprendre et à intervenir dans ces situations délicates afin d’assurer la pérennité du catholicisme. La question scolaire est ensuite étudiée par Guillaume Durou, qui explique comment les élites minoritaires belges et canadiennes (les Flamands et les francophones de l’Ontario) se sont respectivement mobilisées pour que les autorités réforment le système scolaire de façon à ce qu’elles reconnaissent plus justement la dualité culturelle et linguistique.

En continuité avec la contribution de Guillaume Durou, la question des élites minoritaires constitue la thématique principale de la seconde partie, comprenant deux articles traitant exclusivement du Canada. En examinant le protestantisme évangélique dans les communautés rurales du Sud-ouest québécois, Catherine Hinault explique comment des franco-protestants de l’élite locale ont réussi à gravir les échelons sociaux, en gravitant, bien que fragilement, entre les élites franco-catholiques et anglo-protestantes. En portant son attention sur la couverture de la presse à l’égard des Juifs et de leurs politiciens au cours des années 1920 et 1930, Alexandre Dumas nuance, quant à lui, l’interprétation véhiculant l’idée d’un antisémitisme généralisé parmi la majorité franco-catholique.

La dernière partie de l’ouvrage rassemble quatre textes ayant pour point commun les réactions des élites devant la diversité culturelle. Dave Guénette traite du rôle des élites politiques dans l’établissement des constitutions belge et canadienne ainsi que des procédés qu’elles élaborent pour que les différents groupes adoptent une attitude conciliatrice lors des processus menant aux amendements constitutionnels. Valérie Lapointe-Gagnon poursuit sur le thème de la coopération et se penche sur les échanges scientifiques entre Belges et Canadiens portant sur le bilinguisme et le biculturalisme dans le cadre de la commission Laurendeau-Dunton. Les lettres ouvertes rédigées par des intellectuels québécois et canadiens-anglais ont été étudiées par Jean-Philippe Warren, qui montre que si ces échanges publics ont pour but d’assurer un dialogue entre les deux groupes, ils mettent également en lumière les profondes difficultés du biculturalisme. L’ouvrage se conclut sur un texte de Jocelyn Létourneau, qui s’éloigne du thème des élites, mais qui révèle que, même chez les jeunes Québécois francophones étudiant dans un collège anglophone, la perception traditionnelle des conflits opposant les francophones et les anglophones reste prédominante.

L’approche comparative de l’ouvrage et le fait qu’il aborde plusieurs formes d’élites permettent d’illustrer à quel point les rapports biculturels au sein des élites sont plus complexes et divers que ce qui avait déjà été perçu. Soulignons d’ailleurs la rigueur de chacun des textes. Malgré une légère prépondérance pour le cas canadien, la comparaison entre les élites belges et canadiennes s’avère fort intéressante pour appréhender le biculturalisme sous un autre angle. À la fois pour la Belgique et pour le Canada, l’ouvrage nuance l’idée auparavant reçue d’une séparation catégorique entre les élites des deux parties. La situation serait plus dynamique et moins tranchée. Il aurait toutefois été souhaitable que l’introduction inclue une explication plus étoffée du biculturalisme et de son historiographie. Un rappel du contexte historique propre au Canada et à la Belgique aurait aussi été approprié pour faciliter la compréhension des lecteurs moins familiers avec l’histoire de cette diversité culturelle. Étant donné que quelques contributions évoquent la coexistence de plusieurs cultures (par exemple les Autochtones ou les Juifs pour le Canada et les Allemands pour la Belgique), on pourrait s’interroger sur l’emploi du terme biculturalisme. Sans minimiser le fait que l’histoire de ces deux pays s’est forgée avec la cohabitation de deux principales cultures, n’y aurait-il pas lieu d’envisager les recherches subséquentes avec un terme qui rendrait mieux compte de la riche diversité culturelle ? Malgré ces lacunes mineures, il demeure que cet ouvrage pose un regard plus nuancé sur les rapports interculturels entre les élites.