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Introduction

Le verdict rendu et les dépositions recueillies au cours des enquêtes du coroner permettent d’appréhender, pour partie, les risques encourus à une époque donnée par des populations spécifiques. Ces dossiers témoignent de surcroît des méthodes d’investigation prescrites en cas de morts subites ou suspectes (accidents de toutes sortes, suicides, morts naturelles et homicides). Au milieu du XIXe siècle, la tâche de coroner est généralement confiée à un notaire ou à un avocat[2]. Nommés par le lieutenant-gouverneur en conseil (à partir de 1867), les coroners sont chargés « …d’enquêter sur les circonstances entourant la mort violente ou soudaine d’une personne par suite de causes inconnues ou suspectes, et qui ne semblent pas naturelles[3] ». Ils doivent également identifier les individus qu’ils croient criminellement responsables, le cas échéant[4]. Lorsque le coroner a des raisons de croire qu’un décès est survenu dans des circonstances nébuleuses – crime ou acte de négligence – il procède à une enquête formelle avec jury. Les cas de recherches, sorte de procédures sommaires, apparaissent à la fin du XIXe siècle. Après s’être enquis des circonstances du décès, si le coroner juge catégoriquement qu’il n’y a pas eu crime ou négligence, il rédige dès lors un compte rendu de ses recherches et formule son verdict sur la cause de la mort sans l’intervention d’un jury.

André Lachance et Michel Sharpe ont fait usage des enquêtes du coroner pour étudier les causes et les circonstances des accidents mortels, des suicides et des homicides survenus dans les Cantons de l’Est, tout en laissant de côté les maladies[5]. Sharpe, suivant l’approche de Roger Lane[6], a tenté d’évaluer l’impact de la révolution industrielle et de l’urbanisation sur les comportements et les décès violents. Stéphanie Tésio et Rénald Lessard ont quant à eux montré l’intérêt et la richesse de ces archives pour l’histoire de la médecine, en plus de dresser un portrait des décès en tenant compte des transformations socioéconomiques survenues entre la Conquête et la Grande Dépression[7].

Hormis ces études, cette source a le plus souvent été mise à contribution pour analyser certains types de crimes ou catégories spécifiques de décès. Marie-Aimée Cliche y a fait appel pour élucider les circonstances des infanticides et leur prise en charge par le système judiciaire[8]. Les responsabilités parentales et collectives envers l’enfance ont également été abordées sous l’angle des nombreux dangers mortels qui guettaient les enfants au quotidien[9]. D’autres recherches se sont concentrées sur les homicides commis en milieu urbain en mettant en lumière le profil des victimes, celui des assassins, les moyens utilisés, les circonstances entourant ces gestes[10], etc. Des travaux sur le suicide et les représentations des acteurs sociaux à cet égard ont été conduits dans le même esprit[11]. Les coroners ont notamment contribué à définir le suicide, réalité étroitement associée à la maladie mentale au XIXe siècle en raison des enjeux moraux et religieux afférents[12].

Les archives qui prêtent le flanc à autant d’objets et d’approches ne sont pas légion. Le présent article, pour sa part, emprunte une perspective d’histoire macrosociale et empirique du risque et des vulnérabilités, principalement, cela sans négliger, lorsque nécessaire, les rapports entre droit et société, puisque le mandat confié au coroner avait ses spécificités. Pour reprendre Thomas R. Forbes, « the inquisitions reflect not only the nature and frequency of violent, accidental, and suspicious death […] but also the work of the coroner[13] ». Nous proposons un portrait exhaustif des différents types de décès soumis à l’attention des coroners qui ont exercé entre 1850 et 1950 dans le district judiciaire de Trois-Rivières. Le terrain d’enquête est une société régionale, la Mauricie, examinée sur le temps long. Cette région connaît à partir du milieu du XIXe siècle une industrialisation et une urbanisation accélérées[14]. Ces transformations socioéconomiques durent certainement peser sur les formes qu’ont revêtues les risques sociaux et multiplier les occasions d’intervention du coroner. Dans quelle mesure ? Et outre le poids des conjonctures, quels visages ont pris les vulnérabilités et les ruptures brutales dans l’ordre des choses qu’était la mort subite d’un proche ou la découverte inopinée d’un cadavre ? De quelle manière ces morts étaient-elles construites, discursivement, par le coroner et les jurys ?

Trois fonds ont été exploités[15]. Le corpus est constitué de 460 enquêtes conduites entre 1850 et 1950 inclusivement. Un dépouillement exhaustif des dossiers disponibles a été mené à bien pour les années 1850, 1870, 1891, 1918, 1930 et 1950[16]. Notre série documentaire comprend 261 enquêtes formelles menées avec jury et 199 rapports de recherches effectuées par le coroner seul, à partir de 1918. Ces investigations ont été menées par 15 coroners et 2 députés-coroners. Tous sont médecins à compter de 1891.

Un dossier d’enquête comporte généralement le verdict sur la cause du décès, les dépositions des témoins et parfois le témoignage d’un médecin. Malgré sa richesse, cette documentation présente plusieurs biais. Rappelons que les interventions du coroner ont pour objectif d’établir si la mort résulte ou non d’un acte criminel. Par conséquent, certains faits peuvent être tus, exagérés ou déformés par les témoins. Au demeurant, vu les enjeux moraux et sociétaux entourant les homicides et les suicides, une certaine prudence est de mise dans l’analyse des verdicts. Une mort considérée accidentelle ou naturelle peut parfois camoufler une réalité tout autre[17]. De même, le prononcé de « verdicts ouverts », à savoir les verdicts qui ne désignent pas précisément la cause du décès, tels que « cause inconnue », « cause naturelle » ou encore « trouvé noyé », laisse parfois croire à des enquêtes expéditives. La formation du coroner peut en outre influer sur l’identification des causes de décès[18].

Nous dresserons d’abord un portrait détaillé des causes de décès telles que déterminées par le coroner seul ou les jurys, le cas échéant. Le profil des victimes sera ensuite établi, afin de déterminer le rôle du genre, de l’âge et de la condition socioprofessionnelle dans la survenance de décès inopinés et, de concert, l’expérience différenciée du risque en vertu de ces différentes catégories sociales. Enfin, nous examinerons les circonstances des décès relatées par les témoins. Une attention particulière a été accordée aux morts accidentelles et naturelles afin de bien faire ressortir la présence au quotidien de risques qui, intimement liés à de piètres conditions de travail et d’existence, rendaient la vie fragile pour de larges franges de la population. Petits enfants et jeunes travailleurs mâles, notamment, ont payé un lourd tribut à la transition au capitalisme industriel en milieu régional. C’est l’étendue, la multiplicité des occasions et des formes de précarisation de l’existence qui frappent le plus à la lecture des enquêtes du coroner.

Une population exposée à des risques mortels : inégalités et vulnérabilités face à la mort

Les causes des décès soumis à l’attention du coroner s’avèrent très diversifiées. Néanmoins, six grandes catégories de causes peuvent être dégagées : accidentelles, médicales, suicides, morts des suites d’un acte criminel, autres causes et causes inconnues (tableau 1). Cette catégorisation générale est fondée sur les verdicts rendus au terme des investigations, et ce, même si les circonstances du décès laissent croire qu’on aurait pu tirer une autre conclusion[19]. Nous n’avons fait qu’une exception, en l’occurrence lorsque l’ensemble du dossier suggère un accident bien que la formulation du verdict n’en fasse pas mention explicitement. Quels visages revêt la mort soudaine en Mauricie durant la période étudiée ? Comment était-elle étiquetée par le coroner ?

Tableau 1

Causes de décès en fonction des verdicts, 1850-1950

Causes de décès en fonction des verdicts, 1850-1950

* Comprend les verdicts qui font état d’une cause de décès précise, mais dont on ignore si elle est attribuable à un problème de santé, un accident, un suicide ou un acte criminel. Il s’agit de causes diverses telles que l’abus d’alcool, la « congélation », l’asphyxie, le froid et l’épuisement nerveux, etc.

Sources : BAnQ-TR, TL33 S26 SS1 ; TP9 S3 SS26 SSS1 ; TL257 S1 SS26 SSS1. Dossiers des années 1850, 1870, 1891, 1918, 1930 et 1950

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Les morts accidentelles représentent la moitié des verdicts énoncés (231). Les causes directes de ces accidents sont très variées. Comme ailleurs, les noyades ressortent du lot (75 verdicts)[20]. Le territoire étant parsemé de nombreux lacs et rivières et le peuplement de la Mauricie ayant été déterminé par le fleuve Saint-Laurent et les grands bassins hydrographiques[21], les étendues d’eau constituent un risque substantiel. Les industries forestière et papetière, deux des principaux moteurs économiques de la région, utilisent en outre abondamment les rivières. La plupart des noyades résultent d’une chute dans l’eau. Un matelot est tombé dans le fleuve Saint-Laurent lorsque les cordes de l’échafaudage sur lequel il se trouvait au moment de peindre un navire se sont rompues[22]. En d’autres temps, on doit s’en remettre aux présomptions de témoins indirects. Les allées et venues assez libres des enfants autour des logis familiaux conduisent à des drames. Âgé de 3 ans, Thélesphore C., qui avait disparu de la maison, a été retrouvé noyé dans la rivière Nicolet[23].

Les collisions et dérapages impliquant un véhicule à moteur forment la seconde cause de décès accidentels en importance (61 verdicts). Il s’agit le plus souvent d’accrochages entre deux véhicules ou d’un piéton happé par un véhicule. Quatre événements impliquent un train qui a frappé de plein fouet un individu. Roland T., 14 ans, a été heurté parce que sa boiterie l’a empêché de franchir la voie ferrée à temps[24]. Parmi les autres causes accidentelles figurent les décès des suites d’un heurt (24 verdicts) ou d’une chute (21 verdicts). Plusieurs hommes sont morts après avoir été atteints à la tête par un billot ou par un arbre qu’on abattait.

La maladie est l’autre grande cause la plus fréquemment pointée du doigt (186 verdicts), après les accidents en tous genres. Les maladies de l’appareil circulatoire (123) font le plus de victimes[25]. Parmi celles-ci, on compte les maladies du coeur (102) et les maladies cérébrovasculaires (19). Le caractère subit des morts liées à des troubles cardiaques explique bien entendu leur surreprésentation. Sur ce plan, la terminologie et le vocabulaire médical tendent à se complexifier durant la période étudiée[26]. Au milieu et à la fin du XIXe siècle, les verdicts accusent une « maladie » ou une « affection » du coeur. En 1918 et en 1930, on parle le plus souvent de « syncope du coeur » ou « d’angine de poitrine », tandis qu’au milieu du XXe siècle, les uns décèdent de « thrombose coronarienne », les autres « d’infarctus du myocarde ». La syncope a alors presque complètement disparu des verdicts. Or, cette « …disposition si universellement répandue d’attribuer toute mort subite, soudaine ou inattendue à des maladies organiques du coeur[27]… » avait fait l’objet de vives critiques de la part de Wyatt Johnston et Georges Villeneuve dès 1893. Ils affirmèrent alors que « cette prédilection d’attribuer la mort subite au coeur ne semble pas justifiée par les autopsies que nous avons pratiquées dans les cas de mort subite ; cet organe ne fut pas trouvé intéressé une seule fois[28] ». Devant la Medico-Legal Society de New York, Johnston soutint que les protestations de l’Assemblée législative envers les verdicts de « mort par la visite de Dieu » avaient favorisé ceux de « syncope du coeur » et « d’apoplexie séreuse »[29]. Réalité démographique mouvante au fil du temps, la mort inattendue est aussi construite, mise en discours différemment sous la houlette de la progression des savoirs médicaux.

Tandis que les morts accidentelles et naturelles représentent de concert plus de 90 % des verdicts, les décès de cause inconnue sont bien plus rares (18 verdicts). Dans onze cas, le verdict indique que les défunts sont morts noyés puisqu’ils ont été retrouvés flottant sur le fleuve Saint-Laurent, dérivant sur une rivière ou gisant dans un fossé. Cependant, on ne mentionne pas qu’il s’agit d’un accident, contrairement aux noyades inexpliquées classées dans la catégorie des morts accidentelles. Qui plus est, il n’y a aucun témoin oculaire. Comme Roger Lane l’a souligné, ce genre de verdict, pour le moins ambigu et imprécis, peut dissimuler certains suicides[30]. Dans un cas, on peut lire que « …le dit homme inconnu, a été trouvé […], sur les battures du Lac St-Pierre, […] et qu’il est mort dans un tems [sic], un lieu et d’une manière inconnus, les dits jurés n’ayant pu se procurer d’autres preuves[31] ». Des enfants sont parfois retrouvés morts au petit matin dans leur berceau. Un bébé de 3 mois, malade depuis quelques semaines, a été découvert inanimé dans le lit de ses parents qui l’avaient pris avec eux en raison de ses pleurs incessants. Le coroner et le jury concluent « …[qu’]il est décédé d’une manière subite et inattendue et inconnue aux dits jurés n’ayant pu constaté [sic] qu’il avait été suffoqué [sic] même par accident[32] ».

Durant la période étudiée, le suicide constitue un geste profondément réprouvé du point de vue moral et religieux[33]. Ainsi, 12 des 13 verdicts de suicide précisent qu’il a été commis dans un moment « d’aliénation mentale » ou de « folie aiguë ». On conclut à demi-mot, dans le cas restant, qu’il s’agit bel et bien d’un acte volontaire, tout en laissant sous-entendre un accident. Le coroner établit que la défunte est morte après avoir avalé de son plein gré une grande quantité de barbituriques. Or, il conclut : « [le] rapport complet de la police prouve que ce fut un accident amenant comme complication grave la mort quasiment par suicide[34] ».

Seules quatre enquêtes se sont soldées par un verdict d’acte criminel. Deux hommes sont tenus criminellement responsables en raison de leur conduite dangereuse[35]. En 1930, l’autopsie sur le corps d’un nouveau-né abandonné sur une galerie révèle qu’il est né à terme. Du coup, les jurés rendent un verdict « …d’asphixie [sic] par manque de soins[36]… » et accusent une ou des personnes inconnues. Quelques mois plus tard, une dame meurt à l’hôpital des suites de brûlures subies lors de l’incendie de son immeuble. Les jurés statuent que le brasier est d’origine criminelle[37].

Outre l’évolution des discours et des savoirs proprement médicaux, ce portrait général des causes de décès masque des variations importantes sur le temps long (tableau 2, page suivante). L’industrialisation et le développement des transports, notamment, ont multiplié les occasions d’accident du fait, entre autres, de la mécanisation du travail, de la diversification des sources d’énergie employées et de l’intensification du transport routier. La fin du XIXe et le début du XXe siècles marquent l’apparition de nouveaux types d’accident comme les collisions ou dérapages impliquant un véhicule à moteur, les électrocutions et les explosions. Les collisions/dérapages comptent pour la moitié des accidents mortels en 1950 (41 décès sur 82). Inversement, la proportion de noyades chute de façon assez nette : en 1950, elles ne représentent plus que le cinquième (17 décès sur 82) des décès accidentels contre 60 % durant la période 1850-1891 (39 décès sur 65). La majorité des explosions, quant à elles, surviennent dans le secteur de l’électrochimie qui se développe au début du XXe siècle dans la région.

Les décès de cause médicale occupent une part bien plus importante du travail du coroner au XXe siècle. Ils passent de 28,2 % (31 décès sur 110) en 1850-1891 à 45,6 % en 1950 (78 décès sur 171). On l’a dit, les diagnostics médicaux se raffinent. Outre les progrès de la médecine, l’attribution de plus en plus fréquente du poste de coroner à des médecins y est certainement pour quelque chose. Plus nombreux sont les diagnostics auxquels sont jointes des considérations étiologiques. En 1950, le coroner Michaud conclut que le décès d’Adolphe T. a été causé par une coronarite chronique attribuable à de l’artériosclérose[38]. Au demeurant, la part de diagnostics qui reposent sur ce qu’on pourrait assimiler à un symptôme plutôt qu’à une véritable affection diminue. Rares sont les verdicts qui, au milieu du XXe siècle, imputent la mort à des convulsions, à la vieillesse, à une syncope ou encore à une « cause naturelle ». Ainsi, tant la mort elle-même que sa mise en discours se transforment profondément en Mauricie comme ailleurs, entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle.

Tableau 2

Évolution des causes de décès, 1850-1950

Évolution des causes de décès, 1850-1950

* Les nombres absolus renvoient au nombre de victimes et non au nombre d’enquêtes puisque, en de rares cas, une enquête peut porter sur plusieurs défunts.

** Comprend les maladies de l’appareil digestif, les maladies du système nerveux, les maladies endocriniennes, nutritionnelles et métaboliques ainsi que d’autres maladies qui n’appartiennent pas à l’une de ces catégories.

Sources : BAnQ-TR, TL33 S26 SS1 ; TP9 S3 SS26 SSS1 ; TL257 S1 SS26 SSS1. Dossiers des années 1850, 1870, 1891, 1918, 1930 et 1950

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Plusieurs travaux ont montré que l’exposition et la capacité de réaction aux risques variaient de manière significative selon les groupes sociaux. Il en va évidemment de même lorsque ces risques se soldent par une fin tragique, soudaine, comme dans le cas des décès soumis au regard et aux savoirs – changeants dans la durée – du coroner. Dans son étude sur les accidents au tournant du XXe siècle, Magda Fahrni évoque un « risque différentiel » dépendant de paramètres socioéconomiques tels la classe sociale, l’âge et le genre[39]. Notre documentation montre que la mort subite, forme très spécifique de risque, dépendait étroitement du caractère genré des sphères d’activités, de l’âge des victimes, du milieu social et de diverses combinaisons de ces variables.

Nos données font état de 470 défunts, dont 368 hommes et 101 femmes ; le sexe d’un individu demeure incertain. Âgés de 0 à 95 ans, la plupart sont cultivateurs, journaliers ou ouvriers spécialisés[40]. Le quart des victime est âgé de 12 ans et moins. Sachant que ce sont les accidents et les maladies qui ont fait le plus grand nombre de morts, nous avons réparti les décès qui leur sont attribuables en fonction de l’âge et du sexe des défunts (figure 1, page suivante). Ce sont surtout les enfants et les jeunes adultes de sexe masculin qui sont victimes d’accident. La maladie, elle, tue nettement plus les aînés, bien que les enfants soient tout de même assez vulnérables.

Parmi les différents types d’accidents, les noyades font le plus de victimes chez les enfants et les jeunes adultes et, de surcroît, chez les hommes. Les collisions/dérapages causent également de nombreux décès chez les 0-15 ans. Beaucoup d’enfants traversent la rue en courant ou sans qu’on puisse les voir. De plus, ces derniers sont particulièrement vulnérables aux empoisonnements. Cliche attribue certains de ces décès à la précarité des revenus et à l’analphabétisme des parents[41]. Les jeunes adultes (16-30 ans), et principalement des hommes, risquent davantage d’être victimes d’une chute, d’un heurt, d’une explosion ou d’une électrocution. L’environnement de travail y est pour beaucoup. La majorité des défunts sont employés comme journaliers ou ouvriers spécialisés dans des industries de Shawinigan ou de Trois-Rivières. D’autres sont bûcherons ou charretiers dans les chantiers ou encore journaliers dans des moulins. Nombre d’entre eux perdent la vie en se noyant.

Figure 1

Décès de causes accidentelle et médicale selon l’âge et le sexe des défunts, 1850-1950

Décès de causes accidentelle et médicale selon l’âge et le sexe des défunts, 1850-1950

* Nous connaissons l’âge de 162 défunts sur 241 et le sexe de 240 d’entre eux. À la catégorie d’âges 0-15 ans, nous devons inclure un enfant de 2 ans dont le sexe reste incertain. Aussi, trois autres cas (deux garçons en bas âge et une fillette) doivent être ajoutés à cette catégorie d’âges.

** Nous connaissons l’âge de 146 défunts sur 186. Un bébé de sexe féminin a été ajouté à la catégorie des 0-15 ans.

Sources : BAnQ-TR, TL33 S26 SS1 ; TP9 S3 SS26 SSS1 ; TL257 S1 SS26 SSS1. Dossiers des années 1850, 1870, 1891, 1918, 1930 et 1950

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Les problèmes de santé frappent aux extrémités de la pyramide des âges, tout en représentant la principale cause de décès soudain pour les femmes. Près de 20 % des défunts morts des suites d’une maladie ou d’une affection subite sont âgés de 5 ans et moins. Maladies infectieuses et parasitaires, grippe et pneumopathies prélèvent un assez lourd tribut chez les petits. La plupart de ces verdicts datent du XXe siècle, période qui enregistre pourtant une baisse généralisée du taux de mortalité infantile[42]. Du coup, était-on plus enclins à faire appel au coroner dans ce genre de cas, maintenant plus « anormaux » ? En 1950, le rapport du coroner Rochefort sur la mort d’un garçon de 11 mois illustre bien les soupçons qu’éveillent certaines affaires : « petit enfant qu’on a amené presque mort à l’hôpital Ste-Marie de Trois-Rivières et pour lequel les religieuses et les médecins avaient des doutes. L’enquête approfondie a montré qu’il n’y eût rien de criminel dans cette mort mais qu’on était en présence d’[u]n cas très aigu d’entérite[43] ». La même année, trois autres enfants sont décédés de troubles digestifs liés à la gastroentérite. Bien entendu, les personnes du troisième âge sont fortement représentées parmi les décès consécutifs à une maladie. En effet, la moitié des 146 victimes mortes de maladie dont l’âge est connu ont 55 ans et plus et parmi elles, 25 % sont âgées de 71 ans et plus. Elles décèdent principalement d’affections cardiaques et cérébrovasculaires et les hommes sont plus à risque que les femmes.

Outre les accidents et les maladies, il nous faut dire un mot des enquêtes, proprement délicates, s’étant soldées par un verdict de suicide. Elles concernent neuf hommes et quatre femmes âgés de 24 à 68 ans ; la plupart ont 46 ans et plus[44]. Au début du XXe siècle, le risque de mourir d’un suicide croît avec l’âge, et ce, jusqu’en 1961, année où un renversement est observé[45]. Sur sept victimes dont nous connaissons l’état civil, quatre étaient mariées, deux étaient veuves et une vivait seule. Si ces résultats confirment ceux obtenus par André Lachance, ce dernier fait remarquer que, compte tenu du fort taux de nuptialité à l’époque, le suicide de gens mariés était moins fréquent que celui de célibataires et de veufs[46]. Les moyens utilisés correspondent aussi à ceux identifiés par plusieurs études : les femmes se suicident le plus souvent en se noyant ou en s’intoxiquant, les hommes choisissent davantage la pendaison ou l’arme à feu[47].

Les circonstances des décès : aléas du quotidien et récits de la dangerosité

Les verdicts rendus au terme des enquêtes rendent compte de l’immédiateté de la cause de décès (voir plus haut, section précédente). Les témoignages versés aux dossiers relatent, quant à eux, les multiples situations, conjonctures et séquences d’événements qui ont entraîné la mort. Ces pièces sont d’un intérêt certain au moment de mettre en lumière l’économie du risque et de la vulnérabilité dans cette société régionale en transition, économie lourdement déterminée par l’environnement matériel dans lequel évoluaient les acteurs sociaux, les différentes sphères de leur vie quotidienne (travail, habitat, loisirs, etc.), leur condition sociale et le genre. La trame des événements peut ainsi être reconstituée et révéler certains facteurs de risque inhérents aux conditions d’existence des individus. Bien entendu, une noyade – la cause du décès – peut se produire dans différents contextes tels qu’une baignade en rivière lors d’une chaude journée d’été ou lors du flottage du bois. Adolphe L., lui, s’est noyé accidentellement dans la rivière Batiscan après être tombé de son canot durant une crise d’épilepsie[48]. L’analyse des dépositions des témoins a permis une classification des 470 décès en fonction des circonstances qui les ont entourés (tableau 3).

Sphère publique, sphère privée : les morts accidentelles

Les décès résultant de circonstances accidentelles – les plus fréquents – ont été répartis principalement en fonction du type d’activités auxquelles les défunts se livraient au moment de trépasser (tableau 3). Sur l’ensemble de la période, les accidents liés aux transports (routes, rails et voies maritimes) sont les plus nombreux (77 décès). Ce sont les routes, au XXe siècle, qui feront le plus de victimes. Si on recense quelques naufrages et accidents de voitures à traction hippomobile, reste que la majorité des accidents liés aux transports ont été causés par des véhicules à moteur (63 décès). Plusieurs enfants sont morts d’une fracture du crâne en voulant traverser la route en courant ou sont tombés sous un véhicule qui reculait. Deux fillettes sont mortes écrasées sous les roues d’un camion alors qu’elles glissaient en traîneau dans la rue[49]. La plupart des collisions et emboutissages résultent d’une perte de contrôle ou d’un capotage provoqués par de mauvaises conditions météorologiques, l’état de la route, une fausse manoeuvre ou encore une tentative de dépassement. Dans un cas, un camionneur, fatigué, a dévié de sa voie et a percuté une automobile qui arrivait en sens inverse et dans laquelle prenaient place un couple et leurs deux enfants[50]. La vitesse, parfois conjuguée à l’alcool, est aussi à l’origine de quelques décès. Un groupe de jeunes hommes a terminé son chemin dans un fossé parce que le conducteur n’a pas su négocier un virage en raison du brouillard[51]. Dans ce genre d’affaires, l’état d’ivresse du conducteur au moment de l’accident est difficile à établir pour le coroner.

Tableau 3

Décès en fonction des circonstances de la mort, 1850-1950

Décès en fonction des circonstances de la mort, 1850-1950

* Affection soudaine : symptômes qui se manifestent 24 heures ou moins avant la mort. Maladie chronique : symptômes qui perdurent depuis plus d’un an. Maladie de courte durée : symptômes qui persistent depuis moins d’un an, mais plus de 24 heures. Maladie infantile : décès d’enfants de 5 ans et moins touchés par une affection dont la prévalence s’observe particulièrement chez eux.

** Comprend certaines affaires pour lesquelles des témoins présument des circonstances de décès ainsi que les cadavres ayant été retrouvés « noyés ».

*** Circonstances précises pour lesquelles il est impossible d’en déterminer la nature (accidentelle, naturelle, etc.) avec certitude.

Sources :  BAnQ-TR, TL33 S26 SS1 ; TP9 S3 SS26 SSS1 ; TL257 S1 SS26 SSS1. Dossiers des années 1850, 1870, 1891, 1918, 1930 et 1950

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Les accidents de travail arrivent au second rang (54 décès) et regroupent la majeure partie des chutes, des électrocutions, des explosions et des heurts. Les travailleurs paient cher l’industrialisation de la Mauricie ; les activités forestières et le secteur des pâtes et papiers font beaucoup de victimes. Dans les chantiers, des bûcherons pourtant expérimentés meurent assommés par des arbres. Le maniement et le déchargement du bois ont également leurs dangers. Un journalier, dont le travail consistait à pousser des bûches dans des glissoires, est mort d’un enfoncement du crâne après avoir été frappé par l’une d’elles. L’un de ses collègues explique : « assez souvent depuis qu’ils ont fait ce nouveau convoyeur il s’échappait souvent des bûches qui étaient frappées par la chaîne. Nous étions avertis et il fallait se surveiller. D’après moi, il y aurait moyen il me semble d’empêcher les bûches de tomber à côté de la glissoire en mettant des gardes de bois sur les côtés[52] ». Au XIXe siècle, des dizaines de décès sont attribuables au flottage du bois en Mauricie[53]. Les progrès technologiques du début du XXe siècle et la seconde industrialisation n’ont pas présenté plus de garanties pour les travailleurs, loin de là. Des accidents de grande ampleur se produisent dans des entreprises électrochimiques, entreprises implantées principalement à Shawinigan. En 1918, une puissante déflagration à l’usine de la Canadian Electro Products fait quatre morts tandis qu’en 1930, un journalier de la Shawinigan Chemicals périt, asphyxié, après avoir inhalé des vapeurs résiduelles d’acide acétique glacial[54].

D’autres travailleurs, manifestement jamais harnachés, perdent pied alors qu’ils manipulent des outils ou des matériaux à des hauteurs parfois considérables. Dans certains cas, le facteur humain est déterminant : l’ivresse, le manque d’expérience, une mauvaise coordination entre employés ou l’exécution d’une tâche défendue occasionnent des pertes de vie. À la Shawinigan Electro Metals Co., un jeune homme de 16 ans a voulu remettre en place une courroie sur une machine. Adélard G., électricien et mécanicien, relate les circonstances de l’accident :

Il arrive assez souvent que les courrois [sic] se déplacent. […] Son gant s’est pris entre la courrois [sic] et la poulie et il a été emporté par le tournant de la poulie. Ce n’est pas l’habitude d’arrêter les machines pour remettre les courrois [sic]. Quand c’est un novice on arrête les mouvements pour leurs [sic] montrer l’ouvrage qu’il y a à faire. […] Le défunt faisait cet ouvrage depuis 6 mois[55] .

Dans cette entreprise, notons-le, six mois semblent suffire à transformer un novice en travailleur expérimenté.

La pratique des loisirs, qui ne font pas encore l’objet d’une culture de la sécurité, pouvait aussi s’avérer fatale. Trente-neuf personnes ont ainsi perdu la vie, principalement par noyade (31 sur 39). La baignade a fait le plus grand nombre de victimes (16 sur 39), majoritairement des garçons et des jeunes hommes[56]. Une seule est une femme. L’expérience de la mort soudaine est profondément genrée : la relégation à la sphère privée, aux tâches domestiques, la pudeur et la réserve attendues des filles, peut-on croire, ont paradoxalement sauvé la vie de bien des filles et jeunes femmes, alors que les « exploits » et gageures des garçons, formes particulières et genrées de socialisation, en tuent plusieurs[57]. Les témoignages recueillis révèlent que plusieurs individus ne savaient pas nager, ni même certains témoins qui n’ont pu leur porter secours. Les abords des étendues d’eau où les enfants – surtout des garçons, à nouveau – ont pour habitude de s’amuser, se révèlent dangereux. La mère d’Albert R., 12 ans, raconte que son fils était parti jouer sur les estacades de la rivière Bécancour lorsqu’elle a appris qu’il s’était noyé d’une manière inconnue[58]. Des jeux de toutes sortes peuvent avoir des conséquences funestes. Un garçon de 13 ans, qu’un ami a mis au défi de grimper dans une tour en échange d’une cigarette, a reçu une décharge électrique de 12 000 volts lorsqu’il est tombé à plat ventre sur les lignes de la North Shore Power[59]. Jamais une adolescente ne meurt dans des circonstances semblables.

Les accidents domestiques ou ceux liés à la propriété et à son usage ont fait 38 morts. Si la relégation à la sphère privée - relégation qui n’est évidemment pas absolue, considérant la longue période étudiée, entre autres choses - « protège » les adolescentes et les femmes, de piètres conditions matérielles et les lourdes charges qui échoient aux mères et ménagères se soldent par la mort de plusieurs poupons. Les brûlures et les noyades touchent presque toujours des enfants en bas âge. Un bambin a tiré sur la manche de sa mère alors qu’elle tenait une tasse d’eau bouillante destinée à réchauffer les biberons[60]. Danielle B., âgée de 22 mois, s’est noyée dans la baignoire pendant que sa mère s’affairait à d’autres tâches[61]. D’autres petits sont morts empoisonnés après avoir ingurgité des médicaments ou des produits d’usage domestique. Si certains auteurs y voient de la négligence parentale et un défaut de vigilance[62], d’autres pointent du doigt le manque d’éducation populaire, l’accessibilité à certains médicaments en vente libre, l’utilisation répétée de certains produits et l’exiguïté des foyers[63]. Une mère, dont le fils est mort après avoir bu la moitié d’un contenant de sirop d’anis Gauvin, prenait pourtant ses précautions : « j’ai habitude de tenir cette bouteille dans un bureau caché [sic] dans du linge[64] ».

« Mon père souffrait du coeur » : les morts naturelles

Comme Forbes le fait remarquer, les morts naturelles examinées par le coroner « …reflect not all deaths from illness but rather those that were believed to require an inquest because they occurred suddenly or under unusual or suspicious circumstances[65] ». Le type de maladie en cause, la présence et la longévité des symptômes permettent de définir cinq sous-catégories de circonstances médicales à l’origine de 40,4 % de tous les décès (tableau 3). Toutes les victimes, ou à peu près, pouvaient vaquer à leurs occupations quotidiennes. Rares sont celles qui étaient inactives ou alitées, d’où l’intervention du coroner.

Par conséquent, ce sont les affections soudaines – en majorité des attaques cardiaques et cérébrovasculaires – qui occasionnent le plus grand nombre de décès (71), puisque ce type de cas concerne directement le mandat du coroner. Les témoins rapportent que certains individus ont été pris de « faiblesse » ou se sont plaints de douleurs quelques minutes ou quelques heures avant leur décès. Leurs proches les découvrent morts dans leur lit. « Cette femme n’avait jamais été malade[66] », soutient la fille d’une dame de 62 ans décédée d’une coronarite aiguë.

À la différence de ces morts foudroyantes, les proches de défunts emportés par une maladie chronique (44) sont évidemment plus au fait de leur état de santé. La maladie dont ils étaient atteints est bien identifiée par les témoins et par le médecin de la famille venu constater la mort, le cas échéant. Ces gens souffraient entre autres d’affections neurologiques, comme l’épilepsie, de troubles cardiovasculaires, de diabète ou d’asthme. Le fils de Richard S., mort d’une myocardite chronique et d’un collapsus cardiaque, raconte :

Mon père souffrait du coeur : Il y a 3 ans alors qu’il sciait du bois dans sa cave, il s’évanouit ; une autre fois ce fut dans sa baignoire ; et cette fois ce fut après avoir monté la côte de la 7e rue [à Shawinigan], car il disait souvent les côtes me fatiguent ; qu’il s’évanouit sur le trottoir près de sa demeure : on le trouva mort[67].

Les maladies de courte durée (25 décès), quant à elles, rassemblent pour l’essentiel des troubles de l’appareil circulatoire, respiratoire et digestif. Neuf cas d’influenza ont été examinés par le coroner, la plupart à l’automne 1918, année où Trois-Rivières, comme le reste de la province de Québec, est touchée par l’épidémie de grippe espagnole. Les défunts sont majoritairement des enfants en bas âge et des femmes.

Certaines enquêtes portant sur des cas de maladies de l’enfance (23 décès) attribuent indirectement le décès à la précarité des conditions de vie et au manque de soins, témoignage on ne peut plus éloquent quant aux inégalités sociales face à la mort à l’époque considérée[68]. L’exposition aux risques ainsi que la capacité de réaction, de prévention et de compensation de ceux-ci dépendent particulièrement de la condition socioéconomique des ménages en cause[69]. Parfois, le verdict est sans équivoque. En 1950, les recherches menées sur le cadavre d’un bébé de 11 mois, décédé d’entérite aiguë, font état que « le milieu où vivait cet enfant avec sa famille n’était pas des plus hygiénique [sic] et sans aucun doute, les parents très pauvres ne pouvaient faire mieux[70] ». La même année, le coroner relie le décès de deux autres petits au manque d’hygiène et de propreté de la résidence où ils demeuraient[71]. Ainsi, on meurt encore de pauvreté en Mauricie après la Seconde Guerre mondiale. Cette fragilité de l’enfance a une longue histoire derrière elle. En décembre 1850, Pierre C., âgé de 19 jours, est mort subitement à la suite de convulsions. Le témoignage de sa grand-mère explique qu’il était couché avec sa mère « …faute de moyen pour chauffer la maison et […] pour avoir des couvertures pour le tenir dans son bed pendant la nuit. […] C’est la grande nécessité qui obligeait sa mère à le coucher avec elle. Elle craignait que son enfant vînt à geler ou périr de froid en le laissant dans son bed[72]. »

La plupart des enfants qui ont succombé à des maladies infantiles sont des poupons âgés de moins de 1 an. Les enquêtes du coroner font écho, indirectement, aux taux effarants de mortalité infantile qui ont longtemps affecté la démographie québécoise[73]. Onze décès sur 23 sont attribuables à une pneumonie ou à une maladie infectieuse : choléra infantile, coqueluche, diphtérie, gastroentérite, rougeole, etc. Des symptômes apparaissent souvent quelques jours ou quelques heures avant le décès. Toutefois, il arrive que des bambins déjà atteints d’une maladie depuis leur naissance décèdent d’une infection, leur état de santé précaire ayant accru leur vulnérabilité. Même des bébés apparemment en bonne santé meurent de cause « inconnue » ou « naturelle »[74]. Ces coups du sort s’apparentent cependant à ce que l’on désignera plus tard comme le syndrome de mort subite du nourrisson.

« Il m’a dit qu’il allait se jeter à l’eau » : les récits de suicides

Bien que presque tous les verdicts et les témoignages mentionnent la maladie mentale comme facteur déterminant du suicide, 4 cas sur 14 semblent lui être réellement imputables. Avant de mourir, ces personnes (deux femmes et deux hommes) présentaient déjà des signes de détresse psychologique. « …Elle était dérangée dans son esprit depuis plus d’un an ; quelques fois elle venait bien ; mais depuis dimanche dernier elle était tout à fait troublée[75] », indique une connaissance au sujet d’une dame de 50 ans qui s’est jetée dans un puits.

La misère noire ne tue pas seulement des enfants, mais également des adultes. « Je connaissait [sic] le défunt sous le nom de Ti Jean la bombarde. Il était la risé [sic] de tout le monde. C’était un quêteux cheminot [sic]. C’était un fou[76] », dit-on au sujet d’un mendiant qui s’est suicidé en se pendant à un arbre. Pour d’autres, la tristesse et la solitude deviennent insupportables. « …C’est assez triste. Je serais bien mieux morte[77] », a déclaré une mère qui appréhendait le départ de son fils pour le pensionnat. Quelques heures plus tard, elle ingurgitait du vert de Paris. Des problèmes de santé et l’abus d’alcool peuvent aussi pousser au suicide. Confrontée à la maladie depuis plusieurs années, une veuve, ivrognesse et tenancière de bordel reconnue d’après les témoins, a avalé plusieurs comprimés d’un puissant calmant. Une voisine, venue s’occuper d’elle à la demande du curé, explique qu’après avoir lancé le flacon, la défunte a dit « …qu’elle était pour dormir longtemps[78] ». Du reste, les difficultés conjugales, lorsqu’elles n’incitent pas au meurtre[79], peuvent mener l’un des conjoints au suicide. Un mari jaloux et possessif a retourné une arme à feu contre lui. Après cinq années d’union, son épouse témoigne : « d’après moi il était monté par la jalousie et ne me paraissait pas sain d’esprit. Il était impossible d’avoir la paix lorsqu’il était à la maison[80]… ».

Les motifs de deux suicides demeurent inconnus. C’est le cas d’un journalier de 49 ans qui, selon le verdict rendu au terme d’une enquête menée sans jury, est mort « d’asphyxie par submersion[81] ». Les circonstances de l’événement sont fort révélatrices. Sa belle-mère raconte : « …le défunt a passé la nuit de samedi à dimanche tantôt debout tantôt couché disant qu’il ne pouvait pas dormir. Le matin vers 6 hrs il est descendu et en sortant […] il m’a dit qu’il allait se jeter à l’eau. Je courrus [sic] alors éveiller M. Piché qui s’est rendu trop tard pour empêcher le défunt de se jeter à l’eau[82]. » Quelques dossiers d’enquête où la cause immédiate de décès est connue (ex. : asphyxie, noyade, décharge d’une arme à feu, etc.), tout en étant survenu dans des circonstances obscures, laissent penser à un suicide ou à un acte criminel. Selon Atkinson, « many deaths by drowning could be suicides, but the obvious problems involved in proving intent make it not surprising that most of them are recorded as accidental[83] ». Ce fait, combiné entre autres à la rareté des autopsies pratiquées[84] – seulement onze autopsies, un test sanguin et une analyse chimique ont été faits parmi les 460 enquêtes de notre corpus – pointe en direction d’une sous-représentation des suicides. Le coroner et les jurés préféraient sans doute rendre un verdict de mort accidentelle lorsque les circonstances n’étaient pas assez flagrantes.

La rareté des actes criminels

Les verdicts de meurtre rendus à la suite d’une enquête du coroner sont très peu fréquents[85]. Comme dans le cas des suicides, les méthodes d’investigation sont vraisemblablement en cause. « If there were no witnesses, no obvious signs of violence, and no obvious suspects, if the victims were poor, unknown, unimportant, why bother with an extensive and expensive investigation[86] », soutient Emmerichs. Par ailleurs, il n’est pas dit que lorsque la Cour du coroner conclut à un acte criminel, le ou les individus fautifs finissent par être identifiés pour autant.

Deux hommes ont été reconnus coupables et condamnés à la suite de collisions frontales provoquées par un dépassement, événements assez difficiles à passer sous silence ou à dissimuler. En juin 1930, Harry W., un chauffeur noir au service d’un couple new-yorkais, aurait de l’avis des témoins « coupé » une courbe alors qu’une voiture arrivait en sens inverse[87]. Le prévenu, qui a plaidé coupable, a reçu une sentence de neuf mois de prison[88]. La dénonciation fait état d’une vitesse excessive tandis que l’accusé explique l’accident par la fatigue. En 1950, un cas semblable implique un journalier âgé de 25 ans. Faute de preuves pour l’inculper d’homicide involontaire, un magistrat de district opte pour une accusation réduite « …d’avoir conduit un véhicule à moteur insensément [sic], ou d’une manière dangereuse pour le public[89]… », cela après avoir écarté de la preuve l’état d’ivresse supposé de l’accusé pour ne retenir que la vitesse comme élément de faute. Il est condamné à 100 $ d’amende ou trois mois de prison, peine assortie d’une interdiction de conduire pendant un an.

Dans certains cas, les présumés coupables demeurent inconnus. Dans l’enquête tenue en 1930 à la suite de la découverte de ce nouveau-né retrouvé mort sur une galerie, l’autopsie a démontré qu’il n’était atteint d’aucune affection. Mais les examens révèlent des signes non équivoques d’asphyxie causée par un manque de soins à la naissance[90]. « Placé dans des conditions normales cet enfant aurait vécu[91] », certifie le médecin légiste. Il semble que l’avis des médecins et la viabilité du nouveau-né constituent des facteurs déterminants pour porter des accusations criminelles en cas d’infanticide. De même, le fait que l’identité d’un enfant et, du coup, celle de sa mère, soient inconnues influence les diagnostics des médecins qui seront davantage portés à conclure à une mort violente, selon Cliche[92]. Une ou des personnes inconnues ont été aussi déclarées criminellement responsables du décès d’une mère de famille qui a péri dans l’incendie de sa demeure. Un baril contenant un peu de gaz a été retrouvé dans une ruelle tout près de la bâtisse[93].

Conclusion

Cet article avait pour objectif d’identifier et de contextualiser, sur le temps long, les risques encourus par la population mauricienne d’autrefois et de caractériser certaines particularités du travail accompli par le coroner, notamment en ce qui a trait à la façon dont la mort subite était étiquetée, mise en discours. Bien que les données tirées des enquêtes du coroner ne livrent pas un reflet exact de la mortalité en Mauricie entre 1850 et 1950, elles constituent néanmoins une fenêtre ouverte sur la façon dont une partie de ses habitants mouraient et sur les différents risques auxquels ils étaient soumis au quotidien. Analyser, comme nous l’avons fait, tous les types de décès examinés par le coroner permet au demeurant de dépeindre avec plus de justesse le travail qui incombait à cet officier de justice, car les morts soudaines et violentes recouvrent des aléas de la vie en société fort distincts les uns des autres. De toute évidence, l’industrialisation et l’urbanisation ont précarisé la vie en Mauricie de manière spécifique entre 1850 et 1950. Des piétons paient de leur vie l’augmentation du trafic routier, des journaliers font les frais d’un outillage défectueux, tandis que l’insalubrité des logements emporte des enfants dans la tombe.

Les verdicts rendus montrent que les accidents et la maladie sont les plus susceptibles de provoquer une mort subite. Ce sont les noyades et les collisions/dérapages impliquant un véhicule à moteur qui font le plus de victimes parmi les décès accidentels. La maladie constitue la seconde cause de décès la plus fréquente avec, au premier rang, les affections cardiaques. Si ces affections cadrent bien avec les attributions spécifiques du coroner, le coeur, au dire de certains médecins de l’époque, constituait un responsable commode et « à la mode » en tant que cause de décès. Du reste, rares sont les verdicts de suicide ou d’acte criminel, bien que la cause et les circonstances de la mort demeurent inconnues dans quelques cas.

Les inégalités face à la mort sont sociales, genrées et dépendent fortement de l’âge des individus. Il existait des pôles sociodémographiques de mort subite. Déjà confrontés, en général, à des taux élevés de mortalité, bien des enfants se noient ou meurent écrasés par un véhicule. Chutes, coups mortels, explosions, électrocutions et accidents de voiture fauchent la vie de bien des hommes, sans compter les noyades, nombreuses chez les 16-30 ans. Les femmes et les personnes âgées sont quant à elles plus souvent touchées par la maladie. Les rapports sociaux de sexe attachent les adolescentes et les jeunes femmes à la sphère privée, tout en les « protégeant » des noyades survenues lors de la drave, d’une baignade intempestive et des accidents de travail. Des jeunes mères sont indirectement victimes, néanmoins, de la précarité des conditions d’existence et d’habitation.

Les circonstances de décès, reconstituées à partir des dépositions des témoins, permettent de mettre en contexte les verdicts rendus par les coroners et de rendre compte des vulnérabilités spécifiquement associées au monde du travail, aux loisirs et à l’espace privé, pour ne nommer que ces sphères d’activités. L’inexpérience d’un jeune travailleur en usine lui a coûté la vie. Des jeux innocents entre garçons se sont terminés en tragédies. Des enfants s’empoisonnent avec des produits domestiques. La soudaineté de ces décès ou leur caractère inexplicable – à première vue – déterminent l’intervention du coroner. En revanche, les dossiers des enquêtes du coroner en Mauricie cachent à n’en pas douter d’autres facettes de la mort, facettes obscurcies notamment par des techniques d’enquête appelées à évoluer et les exigences morales du temps.

Ces constats pavent la voie à une étude axée sur les méthodes d’investigation du coroner. Comme ce personnage oeuvre à la confluence de trois ensembles de normes – juridiques, scientifiques et sociales –, un examen rigoureux des preuves amassées permettrait de préciser l’étendue de son pouvoir discrétionnaire et d’éclairer d’autres modalités de son travail ainsi que les mentalités qui pouvaient peser sur l’énoncé d’un verdict. À cet égard, malgré tous les biais qu’elles comportent, les archives du coroner constituent un laboratoire précieux pour l’étude des rapports entre droit et société, à l’occasion de ces ruptures dans l’ordre des choses que sont les décès soudains ou suspects.