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Introduction

Les formations à l’enseignement visent en général l’appropriation de compétences, mais pourtant la majorité des programmes de formation déclarent viser le développement professionnel. Dans cette acception du terme « développement », il semblerait que cela signifie qu’il y a développement si quelque chose qui n’existait pas est présent en fin de parcours. Toutefois, si nous nous référons à la psychologie du développement, pour parler de développement nous devrions nous fonder sur un changement durable et qualitatif des structures cognitives sur lesquelles le développement de compétences prend appui. En effet, nous ne pouvons réduire le concept de structure à celui de compétence qui n’est qu’un des reflets, plus ou moins évaluable, de son existence. Sans ces structures, qui sous-tendent toute élaboration des compétences, il ne saurait y avoir ni permanence de celles-ci ni évolution. Donc, pas de développement à proprement parler. C’est ainsi que nous devons nous interroger sur ce qui peut favoriser l’élaboration de ces structures. Ceci est d’autant plus important que l’enseignant n’est pas formé une fois pour toutes : il vit dans un monde changeant, aux progrès scientifiques rapides, quoique méconnus, et aux changements de politiques éducatives tout aussi impromptus. Une formation à l’enseignement devrait viser ainsi, au-delà du développement de compétences, un développement professionnel dotant le futur enseignant de structures permettant de futures évolutions autonomes. Pour faire face à cela, l’étudiant devrait, à la fin de la formation, avoir élaboré des structures lui permettant de modifier ses pratiques, d’exercer un jugement critique face aux nouveautés incessantes et, si besoin est, d’élaborer de nouveaux processus pour faire évoluer ses compétences. À partir de ces considérations, nous devons examiner ce qui facilite la construction des structures cognitives indispensables et mettre en valeur ce qui peut favoriser le développement au sens strict de son acception.

Dans cet article, qui se veut une contribution théorique résultant en des pistes d’application pratique, nous présenterons dans un premier temps la problématique liée au développement des structures, pour souligner ensuite certains aspects des formes de pensées impliquées dans la formation à l’enseignement. Nous poursuivrons en présentant des possibilités d’étayage afin de favoriser le développement de celles-ci.

Problématique

Bien souvent, le développement professionnel est compris comme étant le développement d’un ensemble de compétences (Merhan, Ronveaux & Vanhulle, 2007). Ceci amène à mettre l’accent sur les attentes du milieu, de l’institution ou de l’employeur potentiel certifiant les études. Ces attentes sont le plus souvent exprimées sous forme de référentiel de compétences pour pouvoir enseigner. Certains systèmes de formation établissent même, dans leur descriptif, un lien direct entre l’appropriation d’une compétence et les cours ou stages suivis par l’étudiant. Nous remettons en question ce lien direct, à tout le moins quand nous parlons de compétences professionnelles. En effet, une compétence professionnelle ne peut être évaluée que sur la base de performances et de l’explicitation de ces performances (Perrenoud, 2012) et de fait ne saurait faire l’objet d’un enseignement direct. La performance est ici vue comme étant une action qui se déploie dans un contexte. Toutefois, pour pouvoir conclure au développement d’une compétence, il faut qu’il y ait eu répétition de la performance dans des contextes différents ainsi qu’explicitation de ses fondements. Cette transférabilité à différents contextes est ainsi une caractéristique fondamentale de la compétence (Dolz & Ollagnier, 2002). Nous devons dès lors admettre que la compétence ne saurait être en aucun cas un savoir-faire figé, une routine applicable à un nombre limité et circonscrit de situations. La notion même de compétence se fonde sur la nécessité d’une adaptabilité. Il convient donc de s’interroger sur ce qui la permet.

La compétence repose elle-même sur la mobilisation d’un ensemble d’éléments, dont des savoir-faire et des raisonnements (Allal, 2002). Ces éléments ressortent d’une élaboration progressive de capacités et donc, pour reprendre une terminologie piagétienne, de schèmes. Ces structures, qui sous-tendent les observables dans les actions posées, se transforment justement à travers les opérations qui doivent être réalisées et qui sont observables à travers les régulations (Inhelder & De Caprona, 1992) dont font preuve les étudiants et stagiaires. Cela nous amène à nous rappeler que tout ajustement, toute régulation, auquel procède un enseignant, en formation ou non, se fonde sur des structures et que ces régulations finissent par modifier les structures à leur base (Piaget, 1975). Le développement professionnel devrait donc être examiné certes sur la base des régulations qui se manifestent dans les performances observables du stagiaire, mais surtout être analysé en fonction des structures qui paraissent être à la base de ces mêmes régulations. Il s’agit donc d’examiner le développement professionnel sur la base de critères développementaux.

Dans la perspective de la psychologie du développement, le développement professionnel devrait ainsi se comprendre non seulement en tant qu’acquisition de compétences, mais aussi en tant que modification de structures. C’est ainsi que le développement professionnel implique lui aussi cette transformation de structures et l’atteinte d’équilibres relativement durables, mais dynamiques. 

Le développement humain individuel implique des processus incrémentaux et transformationnels qui, à travers un flux d’interactions entre les caractéristiques actuelles de la personne et ses contextes de vie actuels, produisent une succession de changements relativement durables qui élaborent ou augmentent : la diversité des caractéristiques structurelles et fonctionnelles d’une personne et les schémas de ses interactions environnementales, tout en maintenant l’organisation cohérente et l’unité structurale-fonctionnelle de cette personne en tant que tout

Ford & Lerner, 1992, p 49

Cela veut donc dire que le développement professionnel est lui aussi le résultat de la réorganisation des structures à la base des conduites professionnelles et des régulations. Dans cette perspective, l’interaction entre l’étudiant et son environnement de stage, ainsi qu’avec ses différents contextes d’apprentissage, est déterminante. Toute nouvelle interaction a ainsi, particulièrement dans l’univers changeant d’une pratique professionnelle, le potentiel d’engendrer un déséquilibre. Ce déséquilibre est lui-même la source de la remise en question et de la modification des conduites. Ce développement peut se déployer ainsi en profondeur, allant, dans l’imbrication des structures, jusqu’aux structures fondamentales. Ceci correspond à une extension à d’autres systèmes, d’autres structures avec lesquelles les nouvelles structures ont des parentés sans dépendre d’elles dans leur construction (Piaget, 1967/1998). Bien évidemment, cela implique, à la longue, une transformation de l’individu dans l’ensemble de ses comportements et valeurs, dépassant largement le domaine circonscrit de compétences professionnelles énumérables et limitées (Mezirow, 2001).

Dans l’état de nos connaissances, cela implique également des conséquences au plan biologique (Resnick, 1996). En effet, de nos jours, les avancées au plan des connaissances sur la plasticité cérébrale, amènent à penser que si le biologique reste le substrat de tout développement, chaque nouvel apprentissage engendre une modification des réseaux neuronaux, voire de leurs structures (Costandi, 2016 ; Doidge, 2015). Il en ressort également que le développement ne s’arrête pas à un âge donné, mais se déploie tout au long de la vie, quoiqu’éventuellement à des coûts supérieurs en effort de la part de l’apprenant. Ceci signifierait que le développement professionnel, particulièrement chez de jeunes adultes, chez qui les structures de base du cerveau n’ont pas encore atteint une pleine maturité biologique[1], entraine encore plus d’effets structurels qu’à d’autres périodes de la vie. Il en ressort qu’il convient de prêter une attention accrue aux effets développementaux de la formation de jeunes adultes, pour lesquels la recherche de nouvelles conduites peut avoir un effet plus durable sur les structures cognitives.

Toutefois, pour que cette recherche d’une modification des conduites, cette régulation, engendre une modification des structures suffisante pour qu’on soit capable de discerner un développement en tant que modification durable et profonde, il faudrait que l’apprenant soit à la fois :

  • face à une complexité ;

  • dispose du temps pour chercher une régulation en contexte identique ;

  • soit au clair quant à l’objectif à atteindre.

Dans le cadre de la formation à l’enseignement, nous devons prendre en considération les éléments suivants :

  • la complexité est parfois telle que la problématique n’est pas discernable pour un novice ou, au contraire, la complexité est faible dans le cas de stages où la participation est limitée et extrêmement guidée ;

  • le contexte ne se répète que rarement à l’identique, il convient donc d’avoir une aptitude à cerner l’invariant ;

  • les objectifs, tant de formation du stagiaire que les objectifs d’enseignement-apprentissage de la classe ne sont pas toujours clairs.

Néanmoins, à condition d’être bien accompagnée, la nécessité de résoudre une situation problématique porte en elle le potentiel, ne fût-ce que de manière progressive, d’engendrer un développement.

Dans cette perspective interactionniste et constructiviste, le développement dépend donc de la qualité des contextes et des interactions qui amènent l’apprenant à élaborer des structures et à transformer celles existantes pour les adapter. Le jeune adulte en formation n’est pas laissé à lui-même, il est immergé dans une culture professionnelle. De nos jours, on pourrait dire qu’il est soumis à une multiplicité de cultures, dont la culture professionnelle (Buysse, 2012a, 2016). Ceci nous amène à considérer le développement sous un angle qui n’est plus uniquement celui de la modification de structures existantes et de leur bonification, mais aussi de l’apport culturel provenant de l’extérieur de l’individu et modifiant de manière critique son système psychologique (Vygotsky, 1934/1997). Cette perspective historico-culturelle met l’accent sur le fait que nous nous insérons dans une culture préexistante. La culture professionnelle véhicule ainsi inlassablement des savoirs et des outils qui permettent d’agir professionnellement, mais qui permettent aussi d’intérioriser de nouveaux savoirs conformément aux attentes de l’activité. C’est ainsi que nous pouvons nous insérer dans notre activité professionnelle. Au-delà des actions que nous sommes ainsi à même d’accomplir, les significations que nous nous approprions incluent des outils médiateurs, qui sont des organisateurs particulièrement puissants des émotions, de la pensée et des actions humaines (Valsiner, 2005).

Dans cette organisation de la pensée, l’apport de concepts scientifiques, validés au sein de l’activité, joue un rôle déterminant en permettant le développement des concepts quotidiens, mobilisables par l’individu pour interpréter ses expériences. À travers concepts et raisonnements spécifiques, fondés sur une épistémologie adaptée à l’activité, l’activité finit par modifier le cours du développement de l’individu. C’est en effet, sur un plan plus large, comme si la participation à une activité modifiait, à travers les actions attendues, la conscience de l’individu (Leontiev, 1978). C’est ainsi que l’activité socioculturelle va de pair avec une forme de pensée socioculturelle. Celle-ci consiste à la fois dans les finalités traditionnelles vers lesquelles l’activité tend, mais aussi dans les régulations qui lui sont liées, les signes et les outils qui y contribuent, et les contextes traditionnels de son déploiement (Buysse, 2012b). Nous pouvons ainsi situer toute activité humaine comme se déroulant dans le cadre d’une forme, elle-même appliquée dans des contextes différents.

Nous considérons ainsi que la profession enseignante est liée à une forme socioculturelle particulière. Toute formation à cette activité est donc une formation à une ou des formes de pensées particulières qui sous-tendront les raisonnements à la base des actions que les individus déploient (Buysse, 2012a, 2016). Le développement professionnel devrait donc se refléter dans des formes de raisonnement particulières. Ces raisonnements ressortent particulièrement lors de l’extériorisation de la réflexivité de l’étudiant.

En effet, étant donné que la réflexivité exige du sujet d’examiner son processus et de l’externaliser, ceci l’amène à élaborer sa pensée. En même temps, ceci révèle, dans le discours du sujet, son degré d’adhésion et les formes de raisonnement qu’il mobilise (Vanhulle, 2008). L’écoute active de ses propos, ou l’analyse de ses écrits, et la manière dont ils sont exprimés, nous permettent de faire ressortir les structures internes en ré-élaboration constante et de trouver des indicateurs de développement professionnel (Buysse & Vanhulle, 2009). Toutefois, le processus d’interaction qui permet de faire émerger ces énonciations est lui-même porteur de médiations (Vanhulle, 2009).

D’ailleurs, la plupart des dispositifs de formation intègrent des rencontres de formation et autres entretiens de supervisions. Toutefois, ces entretiens se déroulent trop souvent sans que les intervenants soient formés (Cartaut & Bertone, 2009). Dans ce cas, la réflexivité consiste le plus souvent en un simple retour de la part de l’étudiant sur les actions entreprises, sans qu’il bénéficie d’un étayage de la part du formateur. Quand les intervenants sont formés, ils visent le plus souvent l’analyse de situations en vue du développement des compétences (Boucenna, Charlier, Perréard-Vité & Wittorski, 2018), sans pour autant prendre en considération les processus cognitifs sous-jacents à développer.

À notre avis, dans les interactions de formation, il convient de prendre en compte le développement cognitif et global ainsi que les moyens qui peuvent le soutenir. Ces moyens sont autant d’outils psychologiques qui sont intériorisés par l’étudiant. Vu que l’enseignement n’est pas une routine reproductible à l’identique, les processus à proposer n’en sont que plus essentiels. La question devient alors de comment soutenir un développement professionnel qui inclut des changements structurels durables permettant à l’enseignant de faire face au changement de sa profession durant sa carrière. Pour cela, nous mettrons en valeur certains processus impliqués dans le raisonnement et verrons comment soutenir leur développement.

Un des moyens de permettre l’intériorisation de ces outils psychologiques reste le guide d’écriture ou le questionnement lors d’entretiens réflexifs. Même si toutes les interactions peuvent contribuer au développement des compétences, le genre d’intervention des formateurs joue ainsi un rôle essentiel dans l’élaboration de la pensée (Balslev, Filliettaz, Ciavaldini-Cartaut & Vinatier, 2015), donc des structures qui fondent les compétences. Nous avons ainsi pu mettre en évidence à quel point ces interactions et étayages influencent le développement professionnel tel qu’il ressort des écrits réflexifs (Buysse & Renaulaud, 2012, 2014 ; Buysse & Vanhulle, 2009).

Nous présentons ici certaines des caractéristiques des formes de pensées telles qu’elles ont été révélées dans nos recherches précédentes à travers des méthodologies d’analyse de contenu et de discours (voir entre autres Vanhulle, Balslev & Buysse, 2012 ; Vanhulle, 2011) pour ensuite proposer des moyens concrets permettant d’intervenir sur les structures qui fondent le développement global de l’individu. En effet, dans une perspective développementale, ces interventions devraient viser le développement d’une autonomie et de processus cognitifs mobilisés.

Caractéristiques des formes de pensée

Qui dit développement, dit également la capacité d’agir et de penser par la suite de manière autonome, sans que des apports externes ne soient plus nécessaires. Nous reviendrons donc d’abord, brièvement, sur la nécessité de favoriser le développement de l’apprentissage autorégulé, avant de présenter certaines des composantes de la forme de pensée.

Caractère autorégulé

Si nous prenons une perspective développementale, nous devons avant tout nous arrêter sur un élément essentiel pour la compréhension des processus d’appropriation de tout savoir, a fortiori de toute insertion dans une activité professionnelle : l’autorégulation. D’un point de vue cognitif, tout apprentissage repose, au moins en partie, sur un processus d’autorégulation, donc sur une participation active de l’apprenant (Allal, 2007). Ceci est loin d’exclure les apports et l’étayage plus ou moins direct d’un formateur, mais implique que pour qu’il y ait un apprentissage en profondeur, donc ayant un potentiel développemental – homéorhésique, dans le sens où il permet une augmentation du potentiel grâce à une modification des structures (Allal & Saada-Robert, 1992 ; Piaget, 1967/1998) – il doit y avoir une part d’élaboration faite par l’apprenant. Si nous prenons en compte que le développement professionnel implique une future participation à une activité et que celle-ci présente des caractéristiques variables et non répétitives, nous devons considérer que l’autorégulation devient une capacité à se former soi-même et à continuer son développement professionnel, ainsi qu’à ajuster en permanence ses actions pour qu’elles s’insèrent dans l’activité professionnelle désirée.

La notion la plus appropriée devient alors l’apprentissage autorégulé. Celui-ci peut se définir comme étant une préférence pour une certaine manière d’apprendre, mais aussi comme une compétence portant sur une approche de l’apprentissage qui repose sur la fixation d’objectifs, l’utilisation de stratégies, l’autocontrôle et l’ajustement stratégique de l’apprenant pour acquérir des compétences (Zimmerman, Bonner & Kovach, 2000). Ceci implique que les buts sont fixés, du moins en partie, par l’apprenant lui-même ou qu’il y adhère totalement (Boekaerts, 1996). L’apprenant évolue ainsi vers la prise « d’initiative, avec ou sans l’aide d’autrui, pour diagnostiquer ses besoins d’apprentissage, formuler des objectifs, identifier les ressources humaines et matérielles, choisir et mettre en oeuvre les stratégies d’apprentissage appropriées et évaluer les résultats obtenus » (Cosnefroy, 2011, p. 38).

Cette nécessaire autonomie est vitale pour les enseignants dont l’activité exigera des prises de décisions constantes et des résolutions de problème sans cesse renouvelées. On ne saurait ainsi concevoir la formation à une profession, particulièrement l’enseignement, sans viser à encourager le développement de l’apprentissage autorégulé : il faut pouvoir apprendre dans le cours de l’action, de manière autonome. Cela rejoint, d’un point de vue développemental, les constats faits en formation professionnelle quant à la nécessité d’une formation à la pratique réflexive (Schön, 1987).

Processus en oeuvre

Pour comprendre ce qui se déroule d’un point de vue développemental lors d’une formation, il convient de s’intéresser aux processus mobilisés par les étudiants. Lors de recherches précédentes (Buysse, 2012b ; Buysse & Renaulaud, 2012, 2014), nous avons pu relever dans différents contextes d’externalisation, allant des actions posées aux significations inférées, en passant par l’écriture réflexive, différentes dimensions tels le degré de prise en compte des émotions, la mobilisation de différents modes de raisonnement, de différents genres de concepts. Quand nous analysons les raisonnements déployés par les étudiants dans leurs écrits réflexifs, nous voyons émerger différents axes de préoccupations et différentes dimensions prises en compte dans l’élaboration. Ces axes et ces dimensions se retrouvent également dans d’autres cultures professionnelles (voir Buysse, 2012a).

Nous devons également prendre en considération les caractéristiques fondamentalement différentes des processus impliqués dans la compréhension et la résolution de problèmes, selon qu’ils portent sur le contrôle de l’élaboration de la pensée ou sur son élaboration elle-même. Nous considérons ainsi que les processus mobilisés par tout apprenant englobent un aspect réflexif lié au contrôle du processus lui-même, la réflexivité contrôlante, et un autre aspect réflexif qui porte sur la procédure d’élaboration elle-même, la réflexivité structurante (Buysse, 2009). Dans ce sens, le choix d’un axe de préoccupation relève de la réflexivité contrôlante, parce que cela oriente le processus, alors que ce qui permet de le résoudre, la dimension d’élaboration, relève de la réflexivité structurante. Dans un processus qui aboutit, les deux sont inséparables : l’apparition d’une interrogation issue de la réflexivité contrôlante – de quoi devrais-je me préoccuper ? – est suivie par une manière de répondre à cette interrogation grâce à la réflexivité structurante – comment trouver une réponse ; ce mouvement n’est bien entendu pas linéaire, car la tentative de répondre à une préoccupation fait elle-même l’objet d’un contrôle afin de détecter si elle aboutit ou si elle nécessite de faire face à d’autres préoccupations.

Préoccupations et élaboration

Parmi ces dimensions, les plus faciles à prendre en considération pour penser à intervenir dans la formation semblent être les axes de préoccupation et les dimensions de l’élaboration[2] (Vanhulle, Balslev & Buysse, 2012).

Axes de préoccupation

Nous parvenons à discerner dans les écrits des étudiants, plusieurs axes de préoccupation, définis comme étant la centration du raisonnement déployé, ou, si l’on préfère, ce que l’étudiant tente de comprendre ou de résoudre. Pour maintenir le lien avec les paradigmes piagétiens, on pourrait dire : quelles sont les régulations qu’il tente de mener à bien, quels sont les systèmes de régulation sur lesquels il travaille ? Nous pouvons catégoriser ces axes de préoccupation selon qu’ils impliquent des régulations de systèmes liés[3] :

  • à l’action, qui regroupe toutes les interrogations d’ordre praxéologique ;

  • aux conceptions, englobant toutes les investigations d’ordre conceptuel ;

  • aux sous-jacents, portant sur les questionnements d’ordre psychologique, comprenant la motivation du stagiaire lui-même, les motifs personnels fondant en arrière-plan ses orientations et actions.

Quand nous portons un regard sur les axes de préoccupations, nous nous demandons fondamentalement ce que le stagiaire tente de comprendre, d’améliorer, de changer. Il ne s’agit pas ici de se demander ce qu’il mobilise pour le faire, mais bien à quel axe appartient l’objectif visé. Cette vision, jusqu’ici solipsiste du sujet actant en dialogue à lui-même, peut être mise en tension avec la vision de l’activité dans laquelle les actions du sujet se déploient. Dans le cas des stagiaires en enseignement, il conviendra ainsi de se demander quels sont les axes d’interrogations principaux qu’entraine l’activité d’enseignement ou l’activité de formation à l’enseignement. Il s’agit de voir comment les stagiaires sont amenés à cibler tel ou tel autre axe de préoccupation.

Dimensions de l’élaboration

Bien entendu, en tentant de répondre aux questionnements liés à cette préoccupation, le stagiaire va avoir recours à diverses connaissances et à la recherche d’informations complémentaires. Ces dimensions de l’élaboration ont été établies en se demandant ce que l’étudiant prend en considération pour résoudre son problème ou trouver une réponse à une problématisation. Elles correspondent ainsi à des empans réflexifs ou étendus d’informations et de savoirs pris en considération lors du processus d’élaboration de la pensée de l’étudiant sur un sujet.

Nous pouvons ainsi les catégoriser (Buysse, 2011b), en nous inspirant entre autres de Van Manen (1977), selon qu’ils s’étendent à[4] :

  • des dimensions d’autoréférence, comprenant toute référence et information relative à l’étudiant lui-même et à son vécu ;

  • des dimensions techniques, touchant aux méthodologies d’enseignement, aux manuels et au savoir à enseigner ;

  • des dimensions contextuelles, touchant l’apprenant, la classe, le contexte d’enseignement ;

  • des dimensions critiques et s’étendant aux considérations sociales et politiques.

Quand nous portons un regard sur les dimensions de l’élaboration, nous nous demandons ce que le stagiaire mobilise pour résoudre son problème ou comprendre un élément, comment répond-il à sa préoccupation ? Il n’y a, à notre avis, aucun jugement de valeur à apporter quand un étudiant fait appel à une dimension ou l’autre pour trouver une solution. Ce sont là des démarches nécessaires en vue de son développement.

Là aussi, il s’agira d’examiner comment le stagiaire est amené à prendre certains éléments en considération. Le stagiaire n’est pas seul et il convient de s’interroger sur comment lui fournir les outils psychologiques adaptés à ses processus de réflexivité contrôlante – comment trouver à quoi faire attention – ainsi qu’à ses processus de réflexivité structurante – comment choisir ce qu’il faut prendre en considération.

Influencer la pensée

Donc, si, comme nous l’avons vu plus haut, la résolution de problèmes en elle-même ne parvient pas à fournir toutes les conditions développementales vu le cadre de formation, il convient de s’interroger sur les outils psychologiques qui peuvent être fournis au stagiaire. Par outils psychologiques, nous entendons : d’une part, les savoirs et concepts ; d’autre part, les processus intellectuels nécessaires pour les intérioriser et pour résoudre des situations professionnelles. Mais il s’agit aussi de savoir comment les fournir.

Nous devons donc examiner les médiations et l’accompagnement à la réflexivité qui lui sont fournis. Parmi les médiations qui lui sont fournies, il est possible d’observer des médiations contrôlantes et des médiations structurantes tant dans les dispositifs que dans les échanges entre formateurs et stagiaires, selon que les apports touchent à la réflexivité contrôlante ou structurante. Parmi celles-ci, nous relevons des interventions touchant aux axes de préoccupation et aux dimensions d’élaboration, qui semblent jouer un rôle déterminant dans le développement professionnel (Buysse & Vanhulle, 2009).

Il s’agit donc de se questionner sur ce qui est souhaitable en fin de formation. Pour cela, nous avons analysé les travaux de finissants et les préoccupations d’enseignants (Buysse & Renaulaud, 2012, 2014 ; Buysse & Vanhulle, 2009). Dans les deux cas, reviennent un axe de préoccupation par rapport à l’action, bien évidemment soutenu par des préoccupations ou des liens forts par rapport aux conceptions, et, avant tout, une élaboration fondée sur des dimensions contextuelles. Ce dernier point est à nuancer toutefois, car certaines obédiences pédagogiques amènent un complément plus ou moins fort des dimensions techniques, relatives donc au savoir à enseigner.

Cela reflète la nécessité d’une prise en compte de l’apprenant et du contexte multidimensionnel de la classe, dans la perspective de pouvoir enseigner et créer les conditions favorables à l’apprentissage. Bien entendu, les dimensions techniques par rapport au savoir à enseigner et aux fondements conceptuels ne sont pas négligées non plus.

Nous pouvons donc estimer que le futur enseignant, grâce aux apports de la formation (voir Périsset Bagnoud & Buysse, 2008) élaborera progressivement cette combinaison de préoccupations et d’élaborations (voir tableau 1), reflétant ainsi un développement professionnel lui permettant de s’approprier de nouveaux outils par la suite en fonction des situations rencontrées dans sa profession.

Tableau 1

État souhaité des préoccupations et élaborations à la fin de la formation. Le nombre de X désigne l’importance relative souhaitée de la combinaison préoccupation/élaboration

État souhaité des préoccupations et élaborations à la fin de la formation. Le nombre de X désigne l’importance relative souhaitée de la combinaison préoccupation/élaboration

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La réflexivité accompagnée comme vecteur de développement

La question qu’il convient dès lors de se poser est de savoir comment intervenir pour que les médiations influencent les processus réflexifs de l’étudiant durablement, que ces médiations soient proposées par un portfolio structuré (Buysse & Vanhulle, 2010) ou lors d’entretiens de formation et de supervision (Buysse, 2011b). En effet, les questionnements proposés en tant qu’étayage finissent par être intériorisés et permettent ainsi à l’étudiant de développer une forme de pensée. Chaque fois que le stagiaire est amené à se questionner et à élaborer une réponse, il ne fait pas que témoigner de son processus, mais cette formulation est elle-même à la fois un processus d’intellection (Buysse, 2011a) et une élaboration continue de savoir (Vanhulle, 2009). Ce qui ne doit donc pas être considéré comme une simple réflexion est, bel et bien, le déploiement d’une pensée et simultanément l’occasion de son développement. Il s’agit donc de l’extériorisation, dans l’écrit ou dans le dialogue, d’une manière de penser qui permet de cerner le développement de nouvelles structures acquises (Buysse & Renaulaud, 2012, 2014), mais il s’agit aussi du vecteur de l’intériorisation de ces nouveaux processus en cours d’élaboration, grâce justement à l’extériorisation requise. Ces extériorisations, par leur récurrence et cohérence, témoignent du développement en cours ou provisoirement stabilisé de structures internes à l’apprenant (Buysse & Vanhulle, 2009). Elles permettent ainsi de cerner la zone proximale de développement de celui-ci et donc d’orienter les interventions dans le dialogue d’accompagnement réflexif ou à l’étudiant de choisir l’étayage dont il a besoin dans le cadre d’un portfolio interactif.

Nous agissons ainsi en tant que coach dans le processus réflexif de l’apprenant. Notre démarche d’accompagnement réflexif (Buysse, 2011b) rejoint celle ressortant des travaux sur l’accompagnement réflexif dans l’activité (RAA) développé par Zaretskii (2016). Dans le contexte de la formation à l’enseignement, l’accompagnement reprend systématiquement certaines étapes, à travers des questions : 1) description des faits ; 2) isolement des émotions ressenties ; 3) identification de problèmes ou problématisations possibles [5]; 4) restriction du questionnement à une question pertinente ressentie comme pouvant être centrale à la situation observée ; 5) recherche de solutions possibles, si possible à travers des références scientifiques ; 6) évaluation du potentiel de ces solutions et de leur adéquation ; 7) choix d’un cadre de référence et approfondissement ; 8) plan d’implantation de la solution trouvée ; 9) évaluation de l’action qui avait été entreprise à l’origine par rapport à la solution trouvée suite à ce processus réflexif ; 10) évaluation du processus réflexif et mise en valeur de l’apprentissage.

Il est extrêmement important que, à tout instant, l’étudiant se sente actif dans le processus. C’est lui qui trouvera la solution ou du moins il contribuera à la solution. En effet, le formateur se contente d’abord de poser des questions, si l’étudiant ne le fait pas lui-même, puis, si nécessaire, de donner des pistes ou des informations manquantes. L’étudiant reste ainsi l’agent actif du processus et entre vraiment dans une démarche développementale. À chaque étape du questionnement, le formateur peut ainsi déterminer ce que l’étudiant parvient à trouver par lui-même, le mettre en valeur et ajuster son intervention. La qualité des questions, les outils qui sont inhérents à ces questions sont dès lors déterminants. Soulignons à nouveau que le dialogue est ici un dialogue de pensée reflétée et instrumentée tant par l’oral que par l’écrit. En effet, afin de garder son potentiel développemental, nos recherches font ressortir l’importance de garder dans le dialogue des formes d’étayage compatibles avec le développement de l’apprentissage autorégulé (Buysse, 2012b). Ainsi, une vaste revue de littérature (Buysse, Martineau, & Legendre, 2016) a fait ressortir que l’apprentissage autorégulé est favorisé par :

  • Des médiations contrôlantes, reposant sur l’appel indirect, sans fournir de réponse ou procédure à suivre systématiquement, à un travail métacognitif portant sur le contrôle des manières d’apprendre et d’organiser son apprentissage en amenant l’apprenant à questionner lui-même ses démarches ;

  • Une valorisation des démarches et de la capacité à résoudre par soi-même les situations qui se présentent, afin de l’amener à faire preuve de persévérance à travers une meilleure gestion des émotions (coping) et de maintenir sa motivation et son engagement.

  • Des médiations structurantes, amenant à fournir, directement et explicitement si nécessaire, des stratégies cognitives permettant à l’étudiant d’apprendre à ajuster son activité d’apprentissage dans un contexte précis.

Comme nous l’avions suggéré par rapport aux médiations (Buysse, 2009), il ressort de cela que c’est une approche reposant sur une dévolution progressive du contrôle réflexif à l’apprenant tout en lui fournissant des outils structurants de manière claire, ou l’amenant sans ambigüité à les trouver, ce qui semble le plus favorable au développement de l’apprentissage autorégulé.

Médiations contrôlantes

C’est ainsi que, par rapport aux médiations contrôlantes, il est important que le formateur ou le dispositif ne vise pas à apporter d’emblée une solution toute faite à l’étudiant. En effet, une des fonctions principales du formateur et des dispositifs est d’amener à la prise de conscience d’un problème, ou d’un élément qui mérite problématisation, voire d’un objectif à atteindre. Ceci forme le départ de toute régulation, de tout apprentissage. En effet, il doit d’abord y avoir une évaluation de l’état présent et de la nécessité de le modifier pour faire face. Toutefois, dans le cadre d’un métier de l’humain plus que de tout autre, il est impossible de faire une liste exhaustive de toutes les situations et il devient donc plus que jamais essentiel de développer la capacité à déterminer ce qui doit être résolu ou appris.

Dans un premier temps, le formateur agit donc comme miroir, amenant le stagiaire à identifier les éléments qui sont problématiques, que ce soit au sens de nécessiter une amélioration ou de nécessiter une compréhension qui permettra le réinvestissement ailleurs de l’action entreprise. S’il ne le fait pas, sa démarche se transforme rapidement en une approche transmissive. En effet, c’est ici la prise de conscience de l’existence d’un problème qui compte et cela nécessite une capacité à observer les faits et à les évaluer en d’autres termes qu’en sentiment de satisfaction ou d’insatisfaction (Clarke, 1995). C’est face à cette difficulté d’objectiver l’expérience vécue lors de l’enseignement, que les formateurs amènent les stagiaires à se souvenir de faits concrets qui auraient pu être perçus comme particulièrement satisfaisants ou problématiques. Il s’agit de dépasser la tendance des débutants à attribuer les échecs aux élèves ou à des facteurs sociaux (Schempp, Tan, Manross & Fincher, 1998). Il convient de les amener à autoévaluer leur enseignement. Dépasser ces vagues ressentis exige toutefois d’étayer la démarche de l’étudiant, car cela amène l’étudiant à évaluer son action et conséquemment à déterminer ses préoccupations. En étant guidé dans ces questionnements, il développera progressivement la capacité à le faire par lui-même, il aura alors intériorisé la médiation et l’aura intégré à sa propre réflexivité.

Bien entendu, nous constatons que ces axes de préoccupation extériorisés dans les questionnements de l’étudiant, ou dans ses écrits, sont en général en lien avec les questions auxquelles il doit répondre dans des guides d’écriture ou des travaux, ou lors d’entretiens de formation. Parfois, un étudiant réagira en signalant une préoccupation avec laquelle il se sent plus à l’aise. Notamment dans les premières années de formation, il aura tendance à éviter de se poser des questions sur ses conceptions (Buysse, 2011b). Toutefois, ce qu’il tente d’éviter ou les questionnements qui apparaissent spontanément permettent de relever ses axes de préoccupation et d’intervenir pour les influencer.

Nous pouvons ainsi suggérer des questions amenant à prendre en compte certaines préoccupations ou, si l’on préfère, à une volonté de réguler :

  • L’action : qu’est-ce que tu penses de ce que tu as mis en place ? Quel est l’élément de la situation qui est particulier ?

  • Les conceptions : D’après toi, quelles notions théoriques peuvent expliquer ce qui s’est produit ? Sur quelles théories se fondent tes choix ?

  • Les sous-jacents : Comment est-ce que tu te sens par rapport à cela ? Qu’est-ce qui te motive au fond de toi ?

Si nous revenons à la finalité de la formation, il s’agirait progressivement, tout en respectant les besoins de formation de l’étudiant qui peuvent le faire passer à travers différentes préoccupations, de l’amener à fonder ses conceptions et à se concentrer sur ses actions.

Bien entendu, l’amener à se concentrer sur une préoccupation plutôt que l’autre entraine la prise en compte de différentes dimensions. Il se peut fort bien toutefois que cela n’apparaisse pas clairement à l’étudiant dans un premier temps. D’où la nécessité d’intervenir parfois sur le plan des médiations structurantes.

Médiations structurantes

Dès que l’on s’interroge sur un aspect ou l’autre, nous tentons de trouver une réponse et faisons donc appel à des informations, à des savoirs. C’est ce que nous désignons par réflexivité structurante. Là aussi, la manière d’étayer peut favoriser la prise en compte de différentes dimensions dans l’élaboration de la pensée. Par rapport aux médiations structurantes, nous pouvons formuler des questions qui amènent l’étudiant à prendre en compte différentes dimensions :

  • Autoréférencées : Qu’est-ce que tu as vécu qui ressemble à cela ?

  • Techniques : Quelles sont les intentions d’enseignement ? Qu’est-ce qui ressort du Plan de formation ? Quels sont les concepts fondamentaux de la matière à enseigner ?

  • Contextuelles : Quelles sont les difficultés rencontrées par les élèves ?

  • Critiques : Comment pourrait-on mettre en place un dispositif de recherche-action sur ce sujet ? Qu’est-ce qui justifie de soutenir les écoles privées ?

On constate que les étayages structurants semblent comporter aussi une orientation vers une préoccupation. C’est ainsi qu’une question sur le regard posé par l’étudiant a toujours le potentiel d’amener également une réflexion structurante et qu’une question exigeant une réflexion structurante entraine la centration sur une préoccupation particulière.

Toutefois, il arrive que certaines dimensions d’élaboration soient moins appropriées pour trouver une solution à une préoccupation. Ainsi à une question d’ordre purement contrôlant, visant à l’amener à se préoccuper par exemple des actions entreprises auparavant, l’étudiant peut certes sembler s’intéresser à ses actions, mais en tentant de les justifier avec des dimensions de l’élaboration critique, tel le fait qu’il y a de toute façon une reproduction sociale. Il convient dès lors de s’interroger sur les liens entre les axes de préoccupation et les dimensions de l’élaboration, ainsi que sur comment les faire évoluer.

Matrice d’intervention

Nous fondant sur nos différentes études concernant les traces de développement dans les écrits des enseignants (Buysse & Renaulaud, 2012, 2014 ; Buysse & Vanhulle, 2009 ; Vanhulle et al., 2012), nous pouvons émettre l’hypothèse que certains liens entre préoccupations et dimensions d’élaboration ne sont pas particulièrement féconds pour l’élaboration de savoirs professionnels et l’appropriation développementale des processus nécessaires pour y parvenir (voir tableau 2).

Tableau 2

Médiations contrôlantes et structurantes selon leurs liens, favorables ou non, au développement professionnel

Médiations contrôlantes et structurantes selon leurs liens, favorables ou non, au développement professionnel

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Si nous voulons que l’étudiant développe les processus nécessaires, il est clair que le lien entre préoccupation et élaboration est fondamental, ce qui amène à considérer que toute interrogation n’incluant pas un axe de préoccupation précis ni une prise en compte de certaines dimensions pour tenter d’y faire face, n’est pas porteuse de développement. Tenter de trouver une solution à une action menée en classe sur la base d’une référence à son propre vécu peut probablement permettre de sortir d’un blocage, mais ne pourra pas être une solution viable à terme afin de bonifier son enseignement. Par contre, la prise en compte d’éléments touchant aux élèves ou au contexte de la classe (élaboration contextuelle) ou encore touchant à la matière à enseigner (élaboration technique) pour améliorer sa manière d’enseigner (régulation de l’action) semble porteur. Difficile aussi de faire évoluer ses conceptions en se référant toujours à son propre vécu (autoréférence). Pourtant, dans la pratique, les questionnements reposants sur une réflexivité spontanée ont tendance à ouvrir la porte sur un vaste champ de possibles sans ouvrir des voies de résolution (voir tableau 3).

Il est néanmoins possible d’amener l’étudiant à trouver une solution par lui-même, grâce à ces mêmes questions. C’est ce que nous faisons quand nous proposons une médiation structurante avec l’espoir que l’étudiant songera lui-même à interpeler un domaine de préoccupation ou à l’utiliser pour le nourrir même s’il n’a pas été déterminé à l’avance. Par exemple, suite à une question portant très largement sur ce qu’il pense des travaux quant au rapport au savoir dans les banlieues (élaboration contextuelle, sans préoccupations particulières), le stagiaire réalise qu’il ne peut pas prendre pour acquis que tous ces élèves ont le même intérêt pour la matière quand il enseigne, à cause justement de ce rapport au savoir différent (préoccupation pour l’action et élaboration contextuelle). On peut alors en quelque sorte parler de médiation contrôlante indirecte, le stagiaire trouvant par lui-même ou disposant déjà des processus nécessaires (Buysse, 2012).

Tableau 3

Exemples de médiations contrôlantes et structurantes. Préoccupations sans élaborations ou élaborations sans préoccupations

Exemples de médiations contrôlantes et structurantes. Préoccupations sans élaborations ou élaborations sans préoccupations

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Par un processus similaire, une question purement de l’ordre de la médiation contrôlante, peut amener un étudiant à mobiliser des savoirs se rapportant à une dimension d’élaboration particulière pour y répondre. Par exemple, une question portant sur ce qu’il a remarqué de particulier durant son enseignement (régulation de l’action), peut l’amener à signaler que durant son enseignement il avait commencé par questionner les élèves sur leur opinion et que cela avait eu l’air de les motiver (élaboration contextuelle). On pourrait ainsi qualifier cela d’une médiation contrôlante directe, entrainant une médiation structurante indirecte. On peut bien entendu tenter d’amener l’étudiant à prendre en compte directement les médiations nécessaires tant contrôlantes que structurantes. Pour cela, les questions ou guides d’écriture pointent tant vers les axes de préoccupations que vers les dimensions de l’élaboration (voir tableau 4).

Nous avons également pu constater qu’il peut être très efficient d’amener l’étudiant à se questionner sur un axe particulier de préoccupation, et, après l’avoir laissé réfléchir, de le relancer vers une dimension de l’élaboration qui semble pertinente. Encore plus loin dans la discussion, le contenu de cette élaboration, ce savoir structurant, pourrait être apporté directement par le formateur, permettant ainsi à l’étudiant de structurer son raisonnement sur la base de connaissances qu’il ne parvenait pas à trouver par lui-même. Reste que, même dans ce cas, le fait d’avoir procédé par questionnement de plus en plus détaillé aura amené l’étudiant à voir la nécessité de processus, de raisonnements qui forment des structures lui permettant par la suite de se poser les mêmes questions. C’est ce phénomène d’intériorisation que nous avons pu constater en examinant les textes de fin d’études d’étudiants ayant disposé pendant leur formation de canevas d’écriture qui avaient été enlevés ensuite (voir Buysse & Renaulaud, 2012, 2014).

Tableau 4

Exemples de médiations contrôlantes en lien avec des médiations structurantes

Exemples de médiations contrôlantes en lien avec des médiations structurantes

Tableau 4 (suite)

Exemples de médiations contrôlantes en lien avec des médiations structurantes

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Discussion

Si nous souhaitons pouvoir parler de développement professionnel de futurs enseignants, comme de toute autre profession, nous devons nous préoccuper de ce qu’est le développement et de ce qui le favorise. Nous ne saurions restreindre le développement à l’élaboration de compétences. En effet, celles-ci ne sont que le reflet d’une restructuration bien plus profonde, touchant des dimensions identitaires. Il nous semble important de ne jamais perdre de vue le développement global de l’individu au sein du développement professionnel. Ce développement global comporte différentes dimensions tant cognitives qu’émotionnelles qui ne sont que difficilement dissociables. Même si nous avons mis l’accent ici sur le développement cognitif, nous considérons que celui-ci a un effet restructurant qui entrainera des conséquences motivationnelles et de confort émotionnel. Nous pensons que toute formation doit en effet viser, à travers des interventions certes limitées, un développement global, donc oeuvrant à long terme d’un point de vue transformationnel de la personne (Mezirow, 2001 ; Zaretskii & Kholmogorova, 2017).

Nous avons proposé ici une approche qui permet de favoriser à la fois le développement de l’autonomie et d’orienter les préoccupations et élaborations des étudiants dans une direction compatible avec le développement professionnel. Le processus de questionnement qui vise à amener la prise en compte à la fois d’une préoccupation particulière et d’un champ de renseignements particulier semble pouvoir être intériorisé et mobilisé dans d’autres circonstances (Buysse & Renaulaud, 2012, 2014). Ceci témoigne de l’élaboration de structures internes par l’étudiant, donc d’un développement professionnel qui se fonde sur des changements durables. Ces changements sont également observables à travers différents indicateurs de développement qui semblent corrélés avec les processus d’étayage décrits (Buysse & Vanhulle, 2009).

Notre démarche est certes réflexive, voulant impliquer le plus possible l’étudiant et se fondant, tant que possible, sur des situations vécues par celui-ci. Toutefois, nous pensons que des apports, tant de savoirs que de démarches particulières sont indispensables en contexte de formation, à condition de toujours amener l’étudiant à s’impliquer et à s’approprier ces outils psychologiques. Pour favoriser un développement des structures cognitives, il convient, à notre avis, de procéder à travers un accompagnement réflexif qui apporte des outils ciblés de manière à ce que l’étudiant puisse les intérioriser et les mobiliser de manière autonome par la suite.

Le rôle de l’accompagnement réflexif nous semble en effet essentiel dans toute démarche développementale. Cet accompagnement, idéalement dialogique, mais aussi écrit, doit être vu comme complémentaire à d’autres démarches et dispositifs telle la vidéoscopie (Viau-Guay & Hamel, 2017). Toutefois, à notre avis, le potentiel d’une démarche axée explicitement sur la réflexivité ne devrait jamais être remis en question vu son apport tel qu’il a été mis en valeur dans les recherches sur la réussite dans les apprentissages (Hattie & Yates, 2014). Cette approche de l’accompagnement du développement rejoint les travaux sur l’importance de la métacognition et de la réflexivité, sans négliger ceux qui mettent en valeur les rétroactions. Nos travaux vont ainsi dans la même direction que des approches de réflexivité accompagnée dans l’activité (RAA) qui ont démontré des effets favorables sur le développement global (Zaretskii, 2016). Ces démarches semblent en effet pouvoir avoir non seulement un effet sur les résultats obtenus, mais aussi sur d’autres dimensions du développement (Zaretskii & Kholmogorova, 2017), tels la confiance en soi ou l’apprentissage autorégulé. Il semble dès lors utile d’intégrer ce genre de questionnement dans les démarches de formation des enseignants, que ce soit sous la forme de manières de mener un entretien réflexif ou sous la forme de guides d’écriture (Buysse, 2009 ; Buysse & Vanhulle, 2010). Ceci permet à la fois de favoriser un développement global, durable, et le développement de compétences professionnelles (Balslev & Tominska, 2012 ; Dobrowolska, Bota, Balslev, Mosquera Roa, Pellanda Dieci, Perréard Vité & Vanhulle, 2017).

Conclusion

Nous avons recentré le débat sur le développement professionnel autour de la notion de développement cognitif. Nous avons également détaillé les médiations qui peuvent être exercées, au-delà des savoirs qui peuvent être fournis, sur les processus réflexifs des étudiants. Sur cette base, nous avons proposé de sensibiliser les formateurs, ou de tenir compte dans les guides d’écriture, à différentes préoccupations et dimensions et particulièrement à celles qui peuvent être porteuses à terme. Toutefois, il conviendrait d’élaborer encore le lien avec le genre de savoir mobilisé. En effet, il ressort de la recherche que les savoirs scientifiques, par leur rigueur de construction et leur validité interne, sont les plus prometteurs pour permettre le développement professionnel. Cette dimension viendrait toutefois se rajouter à la variété des outils possibles qui a été évoquée ici.