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Introduction

La société civile fait partie des mots clés d'un ensemble hétéroclite d'acteurs allant du Fonds monétaire international (FMI), au régime de Ben Ali, jusqu'à l'Union européenne (UE) et aux organisateurs du Forum social mondial. Nommée dans plusieurs études fiction (Sanchez Salgado, 2011), incantation (Visier, 2003), ou encore la Belle au bois dormant (Camau, 2002), la tendance qui se dégage des usages de celle-ci est l'intégration depuis les années 1990 de la « société civile » à la « gouvernance » (Jobert et Kohler-Koch, 2008). Ce processus passe par la mise en administration de la catégorie par les États et les organisations internationales pour faire participer et encadrer la « société civile » (Ruhlman, 2015). L'Union européenne ne reste pas en marge de cette tendance. Notamment après les difficultés de ratification du Traité de Maastricht et la démission de la Commission Santer, puis du rejet du traité constitutionnel, le cadrage en termes de « société civile » comme partenaire au sein de la « gouvernance européenne » devient progressivement un des éléments clés dans l'effort de légitimation de l’édifice communautaire (Aldrin et Dakowska, 2011; Aldrin et Hubé, 2016).

Pour ce qui concerne les politiques méditerranéennes de l'UE, dès la Déclaration de Barcelone de 1995, les documents officiels font référence à la « société civile » (Visier, 1999). L'institutionnalisation de cette catégorie d'action publique dans les politiques euro-méditerranéennes, en particulier au sein de la Commission européenne, donne lieu à des formes d'appropriations diverses selon les contextes locaux (Cheynis, 2008, p. 52-102)[1]. Après les soulèvements en Tunisie, les communications de l'UE de l'année 2011 réitèrent le rôle clé de la « société civile », en reconnaissance d'une nécessité de réviser la Politique européenne de voisinage (PEV) et de redorer le blason de l'action extérieure[2]. Ces orientations se concrétisent par des programmes et des financements attribués par les instruments thématiques ou lignes budgétaires[3] qui financent des organisations consacrées en tant que porte-parole de la « société civile » ou partenaires dans la mise en oeuvre de l'action extérieure européenne.

Depuis des décennies, des chercheurs en sciences sociales ont mis en évidence les formes de dépolitisation induites par les dispositifs de développement ou de promotion de la démocratie. En mobilisant un discours universaliste, technicien et procédural, ces dispositifs tendent à évider les enjeux de leur caractère conflictuel et politique. Le discours dominant de la politique extérieure des pays occidentaux articule en effet « bonne gouvernance » et « société civile », « comme s'il s'agissait d'une nouvelle forme d'assistance technique sans contenu idéologique ni politique » (Petric, 2012, p. 11). Les travaux de James Ferguson ont ainsi montré que le discours développementaliste présente des questions éminemment politiques, comme la redistribution des ressources, en tant que question technique (Ferguson, 1994). De façon similaire, « l'approche technique ou fonctionnaliste des instruments dissimule [...] les enjeux politiques » (Lascoumes et Le Galès, 2004, p. 29) si l'on part de l'hypothèse que l'instrumentation est révélatrice d'une théorisation du rapport entre gouvernants et gouvernés. L'institutionnalisation et la légitimation de pratiques qui consistent à financer des groupes extérieurs à l’appareil politico-administratif dans un pays tiers se sont pourtant accompagnées de soupçons, voire de dénonciations d'ingérence dans les politiques nationales. La criminalisation d'organisations recevant des fonds étrangers ou les campagnes de dénonciation menées à l'encontre de celles-ci, accusées d'être des agents de l'étranger par certains gouvernements, sont une forme saillante de la conflictualité potentielle de ces dispositifs (Carothers, 2016).

La présente contribution s'inscrit partiellement dans ces questionnements tout en effectuant un pas de côté. Elle part de l'observation que les dispositifs à destination de la « société civile » sont présentés dans l'action extérieure de l'Union européenne sous le registre de l'apolitique. La sélection est en effet légitimée par des procédures bureaucratiques, et déterminée par des critères présentés comme « objectifs », c’est-à-dire supposément à l’abri de la conflictualité ou de la critique. Nous proposons de questionner l'effet de ces dispositifs sur les présentations de soi et les prises de rôle, les formes de justification données à l'action et les transgressions permises ou dissimulées. Pour questionner les règles formelles et informelles des interactions entre les officiels de l'UE, qui animent les dispositifs, et ceux qui sont consacrés en tant que porte-parole de la « société civile », nous proposons de tracer les usages des financements européens dédiés à un projet spécifique. Cette délimitation empirique permet d'étudier les formes d'évitement du politique ou, au contraire, de requalification en des termes politiques. Elle permet également de prendre en compte à la fois les contraintes induites par les procédures bureaucratiques ainsi que les formes de prises au jeu et de présentation de soi qui varient d'un espace à l'autre. Nous étudierons le financement d'un projet financé par l'Instrument Européen pour la Démocratie et les Droits de l'Homme (IEDDH) intitulé « Mobilisation de la société civile dans le suivi des relations entre la Tunisie et l’Union européenne » (entre 2014-2015 pour la première phase et une deuxième phase qui a commencé en 2016 devant se terminer en 2018) et dont les financements ont été attribués à EuroMed Droits. Ces questions rejoignent les travaux qui préconisent une attention à l'échelle microscopique, l'usage de méthodes classiques en sociologie pour appréhender les objets des études européennes et l'élargissement à des acteurs situés en dehors des arènes intergouvernementales (cf. l'introduction de ce numéro; Pasquier et Weisbein, 2004; Dakowska et Neumayer, 2005; Visier, 2013).

L’hypothèse est que la catégorie « société civile » permet de se référer à des objectifs de démocratisation et de changements sociétaux tout en niant les divisions idéologiques parce qu'elle fait en théorie référence à des groupes qui ont un engagement civique, mais ne cherchent pas à accéder au pouvoir (Ottaway et Carothers, 2000, p. 12). Si une dimension politique peut être revendiquée, c'est au sens de changements sociétaux « nobles » comme la démocratisation ou la défense des droits de l'Homme. Ces dispositifs peuvent donc éventuellement se revendiquer comme étant de l'ordre « du politique », mais pas de l'ordre de « la politique », qui implique des luttes, des conflits et une ingérence dans la compétition politique nationale. L'accord tacite dans l'interaction se noue autour de la différenciation entre d'une part la défense d'idéaux « universels » et d'autre part la politique politicienne caractérisée par des luttes[4] (Lagroye, 2003, p. 363).

S'écarter d'une définition essentialiste du politique, c'est-à-dire montrer les nombreuses transgressions des frontières entre secteurs d'activité institutionnalisés, « c'est – d’un même mouvement – dire la vérité des relations sociales qui ne se laissent jamais enfermer dans les dispositifs et les logiques d'un seul champ constitué » (Lagroye, 2003, p. 362-363). De nombreuses recherches portant sur la « société civile » et que nous ne pouvons citer ici de façon exhaustive ont montré les formes de redéfinition des frontières entre ce qui est politique et ce qui ne l'est pas. C'est par exemple l'analyse qu'Élise Massicard (2011) fait du mouvement des sympathisants de Fethullah Gülen, les Fethullahçı, à l'aune de la catégorie de « société civile ». La catégorie parvient à saisir certains traits du mouvement, qui se constitue « par le bas », se présente comme apolitique de par son engagement dans les domaines sociaux et éducatifs, mais « chassez le politique..., il revient au galop » (ibid.) car la catégorie fait justement écran à l'analyse des liens et des interactions entre le mouvement, les partis politiques et l’État, qui ne se laissent pas cloisonner dans des séparations rigides entre État et société ou partis politiques et mouvements civiques. À partir de l'étude de l'émergence du Forum civil au Sénégal en 1993 qui devient ensuite la section locale de Transparency International, Giorgio Blundo (2012) montre, quant à lui, que les discours dépolitisés des bailleurs internationaux sur l'anticorruption n'ont que peu de prises sur l'association.

La compréhension de ces formes de requalification de l'action s'éloigne d'une posture de dénonciation ou d'évaluation des pratiques observées qui chercherait à comparer le discours officiel « apolitique » et à montrer les écarts observés sur le terrain. Cette posture nous paraît limitée pour deux raisons. D'une part, des travaux de sociologie de l'action publique portant sur la mise en oeuvre et ses marges d'interprétation ont largement démontré que l'écart constaté entre les objectifs des politiques publiques et leur mise en oeuvre est plutôt la norme que l'exception (Dubois, 2013; Lipsky, 1980; Pressman et Wildavsky, 1973). D'autre part, ce type d'approche porte l'attention principalement sur les effets attendus et non pas sur l'ensemble des effets inattendus des dispositifs. Plus important sans doute, reprendre à son compte la dénonciation de transgressions entre des univers sociaux découle d'une conception qui fait de la séparation entre les univers sociaux et la distinction des rôles et des pratiques quelque chose de naturalisé, voire de souhaitable (Lagroye, 2003). Cette dénonciation place le politiste en situation d'évaluateur de la conformation aux rôles et aux pratiques prescrites. C'est bien à une posture d'évaluation qui nous donnerait le droit de déterminer quelles sont les frontières légitimes du politique et ce qui doit en être exclu que nous souhaitons échapper, pour au contraire restituer les processus de délimitation et de légitimation des frontières (Arnaud et Guionnet, 2005, p. 15).

Notre raisonnement procédera en trois temps pour dégager des logiques spécifiques, bien qu'en réalité entremêlées. Dans un premier temps, nous exposerons de façon succincte le dispositif étudié et la présentation apolitique faite par des employés de la Délégation de l'UE et dans les documents officiels. Deuxièmement, nous montrerons que l'évitement du politique a des effets bien réels sur la sélection, les formes de conformation et la structuration des organisations en valorisant certaines façons d'agir au détriment d'autres et en influant sur les trajectoires organisationnelles. Enfin, nous montrerons que les salariés d’EuroMed Droits procèdent à une requalification du projet en lui attribuant une portée politique, notamment du fait de leur ancrage dans l'espace associatif local.

Le corpus d'entretiens et d'observations mobilisé pour cet article se concentre sur les individus à la frontière de l'espace associatif local et sur les chargés de mission de la Délégation qui suivent et évaluent la mise en oeuvre du dispositif : les salariés du bureau de Tunis d’EuroMed Droits (matériel principalement recueilli en juillet 2016 et janvier 2017)[5].

1. Comment éviter le politique dans les dispositifs européens à destination de la « société civile » tunisienne?

1.1 Une sélection apolitique?

Nous nous accordons avec de nombreuses recherches qui mettent en avant une méfiance bien fondée envers la notion de « société civile » au vu du flou conceptuel l'entourant ainsi que des usages politiques qui en sont faits, notamment par les gouvernants dans des régimes autoritaires (Camau, 2002). Celles-ci critiquent un usage non contrôlé ou proche du sens commun de la notion (Geisser, 2015). Faut-il pour autant se débarrasser purement et simplement de ce terme pour décrire, analyser et comprendre les processus politiques? La place qu'occupe la notion dans la rhétorique et dans l’ingénierie politique de l'Union européenne justifie en effet l'intérêt de questionner la construction de celle-ci en catégorie d'action publique et les investissements faits par divers entrepreneurs de la « société civile » (Michel, 2007 ; Weisbein, 2003).

Les dispositifs qui fabriquent la « société civile » donnent lieu à des formes de prises au jeu asymétriques. Arrêtons-nous un instant sur la communication politique qui décrit un événement, en l’occurrence une conférence organisée le 7 avril 2016 dans le bureau d’EuroMed Droits à Tunis où la « société civile » est présente en chair et en os. La communication faite par EuroMed Droits décrit le lancement de la deuxième phase du « dialogue tripartite entre l'Union européenne (UE), la Tunisie et la société civile »[6] en présence de Johannes Hahn, Commissaire européen à la politique européenne de voisinage[7]. Relayée par plusieurs médias tunisiens, l'image qui en ressort est celle de l'inclusion de la « société civile » et de ses recommandations dans les négociations entre l’UE en Tunisie sur des questions essentielles comme la politique migratoire de l'UE ou encore l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA). Dans le rapport d'activité de 2017 de la délégation de l’UE à Tunis, on trouve une courte mention de l'événement pendant lequel « le Commissaire Hahn inaugure le bureau du Réseau euro-méditerranéen des droits de l'Homme à Tunis ». Cette inauguration est présentée comme un temps fort des politiques de l’UE visant à enraciner les droits de l'Homme par la « société civile » et qui jouent « un rôle déterminant dans leur diffusion, en vue d’arriver à un système démocratique participatif, transparent et responsable »[8]. Ces cadrages différents de la conférence donnent à voir des formes distinctes de prises au jeu et de présentation de soi. Pourtant, quelle que soit l'asymétrie de celles-ci, ce sont bien ces dispositifs qui rendent à la fois opératoire et visible cette catégorie par la sélection des acteurs, leur financement et la distribution des rôles, et qui forment la trame de la construction de la « société civile ». Être reconnu en tant que porte-parole de la « société civile » dans ce contexte tient à un processus de sélection et de labellisation[9] par les officiels de l’UE. Devenir porte-parole de la « société civile » passe ainsi par une consécration institutionnelle, qui permet l'attribution de ressources (matérielles et symboliques) encadrée par des procédures formelles et des discours normatifs sur le rôle à tenir.

La procéduralisation et l'évitement du politique s'observent dans les financements européens dont nous retraçons les usages. Parmi l'ensemble des dispositifs européens à destination d'associations ou d'ONG en Tunisie, le projet « Mobilisation de la société civile dans le suivi des relations entre la Tunisie et l’Union européenne » confère une place particulière à EuroMed Droits, à la fois par sa pérennité et par les interactions régulières entretenues avec le personnel de la délégation européenne. Financé par l'Instrument européen pour la démocratie et les droits de l’Homme (IEDDH), le suivi administratif du projet s'effectue au sein du service coopération de la délégation. Pour la première phase du projet, le financement est attribué sans passer par un appel à projets (à hauteur de 200 000 euros); le financement de la deuxième phase passe ensuite par un appel à projets (à hauteur de 500 000 euros). Le projet, tel que présenté dans la réponse à l'appel à projets, consiste principalement à organiser des conférences, notamment dans six régions tunisiennes différentes pour élargir la participation au-delà des organisations à Tunis, à organiser des groupes de travail sur des thématiques prédéfinies[10] et des formations en plaidoyer, et à réaliser des missions de plaidoyer. Le premier financement, pourtant attribué en dehors des procédures habituelles, fait tout de même l'objet d'une justification qui met de l’avant des critères objectifs ainsi que des compétences spécifiques acquises au cours de plus de vingt années d'existence (cf. encadré sur la trajectoire d'EuroMed Droits) et qui présente la nature technique du projet :

« […] c'était une attribution directe pour le réseau vu sa capacité de rassembler; vu déjà qu'il s'agit d'un réseau, qu'il a de l'expérience en Europe et dans le monde et qu'il a démontré sa capacité à faire ce travail, c'est un travail de réseautage au final pour rassembler des associations, des ONG et discuter des thématiques que j'ai mentionnées, essayer de former ces réseaux, les préparer à réaliser ce type de plaidoyer. »

Entretien avec un chargé de mission de la délégation de l'Union européenne, juillet 2016

L'euphémisation de la sélection consacrant certains groupes d'individus et visions du monde au détriment d'autres est une constante de la présentation officielle des dispositifs à destination de la « société civile » et de la présentation de soi des employés responsables de la sélection. La démonstration de la nature apolitique de l'action extérieure de l'UE s'appuie sur la mise en avant des procédures techniques de sélection, de leur objectivité et caractère universel, c'est à dire détaché d'un contexte spécifique :

« Une dernière question que je me posais et, je pense, à laquelle sont confrontés beaucoup de bailleurs de fonds : dans le secteur associatif on observe une polarisation associative assez forte, quand on a des entretiens avec des représentants associatifs. Comment vous positionnez-vous par rapport à ce clivage ?

Alors, les sélections se font de manière très objective [...] par rapport à toutes les associations dans le monde entier ! C'est la même procédure que l'on applique ici en Tunisie, ou plus loin en Algérie ou au Moyen-Orient. Je veux dire, c'est basé sur des critères très objectifs [...] sur l'expérience de l'ONG, sa capacité financière, la pertinence de l'action par rapport aux critères de l'appel à projets. On ne regarde jamais des questions liées à l'appartenance, la tendance... idéologique ou politique de l'ONG en question. Je vous donne un exemple : on nous a reproché dans le cadre d'un appel à projets qu'on a lancé d'avoir financé le projet d'une ONG qui s'appelle la Fondation Jasmin […]. Parce que, apparemment, c'est la fille de Ghannouchi[11] qui en fait partie... on tend à croire qu'ils ont des tendances islamistes ou islamiques. Alors que l'action qui a été proposée par la fondation Jasmin est de loin [...] meilleure que plusieurs autres actions ou projets proposés par d'autres associations ou ONG. »

Entretien avec un chargé de mission de la délégation de l'Union européenne, juillet 2016

Ce n'est pas tant la « véracité » de ce témoignage que nous souhaitons questionner ici. L'entretien s’est déroulé dans un cadre formel au lieu de travail du fonctionnaire à la Délégation de l'UE et l'on peut supposer que des discours non enregistrés auraient pu nous donner des éléments plus nuancés. Cependant, l'affirmation résolue que le processus de sélection ne prend aucunement en compte l'appartenance politique ou idéologique fait partie de la présentation de soi en tant que fonctionnaire devant sélectionner les associations à financer. Elle montre également que ces formes de légitimation permettent de répondre aux critiques portant sur la sélection de certaines associations. Loin d'être un positionnement individuel, cette mise à distance de l'affiliation idéologique ou politique se retrouve dans d'autres documents officiels de l’UE et dans les débats qui animent les espaces réunissant les bailleurs et les associations. Ces espaces, comme les forums thématiques dédiés à la « société civile », sont autant d'espaces dans lesquels s'énonce une vision des choses par rapport à ce que celle-ci devrait être[12]. Les programmes ou financements à destination des ONG ou associations de l’UE articulent l'objectif de « professionnalisation » et l'identification de la « politisation excessive de certaines associations » comme une faiblesse[13]. Les injonctions à la professionnalisation, à la coopération et à la spécialisation thématique en dehors d'engagements qualifiés de « politiques » ne sont pas le propre des programmes européens.

Les formes d'évitement du politique du discours officiel sont donc simples à repérer et associent professionnalisation, expertise et sélection procédurale. Les autres formes d'évitement du politique sont difficiles à saisir de façon exhaustive parce qu'elles ne font pas partie de la présentation de soi lors des moments formels ni de la littérature grise produite. Celles-ci apparaissent pendant les observations de terrain ou dans des cadres moins formels d'interaction. Un coordinateur du Programme d'appui à la société civile, un programme financé par l’UE pour soutenir les associations à travers des bureaux locaux, m'explique ainsi que son premier travail consistait à faire une cartographie des acteurs associatifs pour déceler les associations travaillant sous couvert de partis politiques. Cette affiliation partisane masquée compliquait la tâche de distinguer les associations non partisanes, et donc admissibles au programme, de celles qualifiées au contraire de non indépendantes. L'évitement du politique consistait dans ce cas à essayer d'exclure les associations affiliées à un parti politique. Une autre pratique observée sur le terrain consiste au contraire à employer une grille de lecture idéologique pour étiqueter les associations et chercher à trouver un équilibre entre les courants idéologiques. Par exemple, le directeur d'une fondation étrangère rencontré lors d'une recherche de terrain réalisée en juillet 2016 venait de soutenir un plus grand nombre d'associations étiquetées de « gauche » pour rééquilibrer une surreprésentation d'associations étiquetées « islamistes ». Plusieurs organisations finançant des organisations locales cherchent ainsi à atteindre une forme de « représentation » équilibrée à partir d'un étiquetage des affiliations présumées des associations. Les associations entre elles ont également recours à l'étiquetage pour se caractériser mutuellement, dénoncer éventuellement l'exclusion de certaines tendances ou refuser de travailler avec certaines organisations. Dans le cas du projet de « Mobilisation de la société civile dans le suivi des relations entre la Tunisie et l’Union européenne », plusieurs salariés du bureau d'EuroMed Droits de Tunis affirment ainsi avoir refusé la demande du personnel de la Délégation d'intégrer des associations étiquetées d’« islamistes » dans le dialogue. Dans le milieu associatif existe donc un ensemble de jugements de légitimité sur les formes de politisations acceptables, par exemple défendre un « projet politique », au contraire de formes de politisations jugées inacceptables, comme l'utilisation de fonds étrangers pour faire de la politique partisane.

1.2 Négocier sa place pour sortir d'un projet de « coopération »

Le suivi administratif du projet au sein du service coopération de la Délégation limite également la portée « politique » et la légitimité à porter des revendications plus générales. Même si le fait de mener des plaidoyers leur permet d'avoir un accès régulier aux institutions, les associations de plaidoyer se situent le plus souvent dans une position dominée (Ollion, 2015). Dans le projet de « dialogue », la participation initiale des salariés d'EuroMed Droits et des membres est extrêmement limitée : les interactions avec les officiels européens se résument à des invitations à des réceptions avant le vol de retour des officiels européens[14]. En protestant contre la dimension principalement symbolique des rencontres, les salariés du bureau de Tunis négocient pour être consultés avant les réunions officielles entre la Tunisie et l'Union européenne sur la base de documents préparatoires, afin de systématiser les consultations et de pouvoir émettre des recommandations.

La division du travail administratif au sein de la délégation entre le service politique et le service coopération, qui gère le suivi et la mise en oeuvre du projet, mais également les compétences en matière d'action extérieure de la délégation, limitent pourtant la portée du « dialogue ». L'implication des fonctionnaires du service politique de la délégation, qui sont responsables des dossiers thématiques, demeure sur une base volontaire et difficile à atteindre par le service coopération. Les questions politiques de « très haut niveau »[15], comme le « Partenariat pour la mobilité » (notamment sur la question de la réadmission et la facilitation de visas) ou la négociation de l'ALECA actuellement en cours sont précisément les thématiques pour lesquelles non seulement les négociations ne se situent pas principalement au niveau de la délégation, mais où la volonté d'impliquer les ONG et les associations est moindre. La consultation avant les négociations bilatérales entre l'UE et la Tunisie sur le « Partenariat pour la mobilité » n'a par exemple pas eu lieu avec EuroMed Droits, qui s'est tourné vers une stratégie de médiatisation de ses recommandations et de dénonciation de sa mise à l'écart[16]. Plusieurs réunions ne parviennent ainsi pas à dépasser une procédure « check the box »[17] et se concrétisent principalement par une « prise de notes » des fonctionnaires européens ou représentants des autorités tunisiennes présents. En particulier lorsqu'il s'agit de négociations qui impliquent les États membres et d'autres directions générales de la Commission européenne ainsi que des enjeux à forte charge politique, le « dialogue » est loin d'être garanti. S'il est trop tôt pour pouvoir évaluer une quelconque prise en compte dans les négociations, les financements alloués pour la mise en oeuvre du projet constituent surtout une ressource dans le milieu associatif local ainsi qu'une ressource matérielle et financière sur laquelle peut s'appuyer le bureau d'EuroMed Droits de Tunis.

2. Apprentissages et conformations aux normes administratives : les financements européens en tant que contrainte et ressource

Les procédures bureaucratiques et les instruments financiers européens ont des effets propres qui s’exercent à la fois sur les chargés de mission qui sélectionnent les projets et sur ceux qui candidatent. Pour les organisations qui reçoivent les financements, ils constituent effectivement à la fois une ressource pour l'action et une forme de contrainte spécifique. La contrainte s’exerce à travers des règles formelles, comme les critères des appels à projets, ainsi que par des pressions tacites de conformation et par la valorisation de certains comportements. Ceci rejoint les travaux montrant que les instruments d'action publique ont des logiques propres (Lascoumes et Le Galès, 2004) et que l'appel à projets peut constituer un objet de recherche à part entière (Breton, 2014).

Appréhendées sur le long terme, ces formes de conformation et d'apprentissage, liées à l'insertion dans une configuration d'action publique, influencent le type d'activités menées et conduisent à des transformations organisationnelles. Ainsi, la trajectoire organisationnelle d'EuroMed Droits a pour caractéristique d'avoir été soutenue depuis sa création en 1997 par le ministère des Affaires étrangères danois puis par la Commission européenne (cf. encadré ci-dessous). Ces interactions répétées ont permis l'apprentissage du langage des projets et le développement d'une crédibilité vis-à-vis des bailleurs. De façon plus visible et plus décisive pour la division du travail, elles mènent également à la spécialisation d'une partie du personnel pour répondre aux appels à projets, se consacrer au suivi administratif et financier des projets, et maintenir des liens avec les bailleurs de fonds. Les transformations internes des organisations peuvent donc être comprises en partie par les interactions avec les bureaucraties étatiques ou supranationales (Martens, 2005, p. 23).

L'instrument principal par lequel les financements sont transférés actuellement est l'appel à projets, comme dans le cadre de la deuxième phase du projet que nous étudions. L'appel à projets est un instrument qui permet d'encadrer les conduites par la conformation à la spécificité du langage et des normes promues (Breton, 2014, p. 231). Cet instrument d'action publique permet également de réduire l'incertitude en contractualisant les associations après leur sélection et en permettant de contrôler le respect des engagements contractuels. La réponse à l'appel à projets suit en effet un cadre logique, qui implique de détailler en premier lieu les objectifs généraux, de décrire les façons de les réaliser et de quantifier les actions et les bénéficiaires[18].

L'objectif global formulé dans la réponse à l'appel à projets que nous étudions s'inscrit précisément dans ceux promus par l'Union européenne : il s'agit de « veiller au processus de construction démocratique en Tunisie après l’adoption de la nouvelle Constitution » [...] et de « mobiliser la société civile tunisienne dans le suivi des relations entre la Tunisie et l’UE pour renforcer les libertés fondamentales dans le pays et veiller à ce que les droits de l’Homme soient garantis, respectés et renforcés »[19]. Les formations en plaidoyer, devant permettre aux organisations partenaires d'influencer les politiques européennes et tunisiennes en matière de droits humains, constituent un des objectifs formulés pour les politiques de coopération de l'UE en Tunisie[20]. La sélection d'EuroMed Droits consacre donc une organisation disposant de certaines formes de ressources (capacités administratives, spécialisation thématique, interactions de longue date avec la Commission européenne) et ayant recours à certaines méthodes d’action (plaidoyer, organisation de conférences). L'attribution du financement en lui-même contribue à renforcer ces mêmes ressources (par la possibilité de recruter des salariés, d'accéder à des ressources matérielles) et à encourager ces façons de faire (financement de missions et de formations de plaidoyer).

2.1 Les mondes associatifs en tant que mondes professionnels

Les financements du projet permettent à EuroMed de couvrir des dépenses matérielles (frais de location, acquisition d’équipement tel que matériel informatique ou audiovisuel), mais également de rémunérer les salariés qui mettent en oeuvre « dialogue tripartite ». Les critères de recrutement sont basés sur des critères académiques et professionnels plutôt que sur la prolongation d’un investissement bénévole de longue durée. Si les trajectoires militantes et professionnelles du directeur du bureau Maghreb d'EuroMed Droits sont imbriquées, le recrutement des chargés de mission du réseau valorise en effet les compétences académiques et les expériences professionnelles antérieures.

Le directeur du bureau Maghreb d'EuroMed Droits acquiert une première expérience politique au sein d'un syndicat étudiant et il rejoint le Parti démocrate progressiste[21] et la LTDH au début des années 2000. À la suite d'études en sociologie à Tunis, il entame une carrière au sein de l'ONG ENDA et devient directeur régional du bureau basé à Tunis en 2008, avant d'occuper un poste dans une banque en Algérie. Ces positions et expériences lui permettent d'acquérir des compétences managériales tout en s'inscrivant dans des réseaux de sociabilité militants. Elles se renforcent mutuellement et débouchent sur un poste salarié au sein d'une ONG. Dans le recrutement du personnel intermédiaire cependant, ce sont surtout des critères académiques et professionnels qui priment.

Extrait de la fiche de poste pour le recrutement de l'employé(e) responsable de mettre en oeuvre le projet de « dialogue tripartite »[22] :

Le processus de recrutement mise en particulier sur des jeunes professionnels pouvant suivre des dossiers thématiques techniques, préparer des plaidoyers et organiser des groupes de travail. En priorité, ce sont ces compétences techniques et spécialisées consacrées par l'obtention d'un diplôme académique qui sont déterminantes dans l'obtention d'un poste de salarié, et non un investissement de longue durée dans le militantisme, qui n'est pas perçu comme une garantie de compétence[23]. Comme indiqué dans l'extrait de fiche de poste reproduit ci-dessus, les profils recherchés sont des jeunes possédant un diplôme de master, maîtrisant plusieurs langues et ayant une expérience professionnelle préalable. Les deux chargés de mission du bureau d'EuroMed Droits à Tunis embauchés pour suivre les thématiques du « dialogue tripartite » et organiser les groupes de travail ont ainsi en commun de détenir des diplômes de master obtenus dans des universités européennes. Ces derniers sont recrutés pour effectuer des tâches précises correspondant à la mise en oeuvre du projet financé.

L'engagement au sein d'une ONG peut constituer un début de carrière professionnelle valorisant non seulement du point de vue de la situation financière, mais également en vue du développement d'un réseau et de compétences professionnels, comme l'illustre cet extrait d'entretien avec une chargée de mission du bureau d'EuroMed Droits, employée pour son premier poste après un engagement de courte durée au sein d'une association :

« Et aujourd'hui j'ai 27 ans et oui ça fait un moment [quatre années], mais aujourd'hui j'ai un carnet d'adresses honorable, avec les membres et partenaires du réseau, pratiquement tout le monde me connaît et c'est grâce au réseau. Et moi je suis fidèle à cette structure, parce que vraiment, ils t'aident à ton évolution, ta carrière professionnelle, ton apprentissage. »

Entretien avec une salariée d'EuroMed Droits, janvier 2017

L'insertion au sein des réseaux de sociabilité des associations partenaires apparaît comme une conséquence de l'embauche plutôt que comme une condition préalable. Les ouvertures institutionnelles à des ONG ou associations tendent ainsi à privilégier des organisations caractérisées par un travail salarié plutôt que volontaire tout en renforçant par les financements ces tendances à la salarisation.

3. Faire de la politique autrement : les usages des financements européens au prisme de l’ancrage dans la sphère associative locale

3.1 Revendiquer un rôle politique en dehors des arènes partisanes

Dans les documents officiels, le projet de « Mobilisation de la société civile dans le suivi des relations entre la Tunisie et l’Union européenne » se présente, nous l'avons vu, comme une interface dépolitisée de l'action extérieure de l'Union européenne. Cependant, les logiques sociales de mise en oeuvre du dispositif se traduisent par des formes d'appropriation et de politisation. Ce qui nous intéresse est ainsi le processus par lequel des entrepreneurs de la « société civile » vont imposer un sens politique et procéder à une « requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour des multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d'activités » (Lagroye, 2003, p. 360-361).

Le premier entretien mené dans les locaux d'EuroMed Droits en juillet 2016 avec les deux employés chargés de la coordination du projet met en exergue la signification politique qu'ils attribuent à leur travail. Interrogé sur les façons dont ils parviennent à rassembler les différentes associations par-delà les clivages, le chargé de mission me répond que l'entretien aurait peut-être dû commencer par là, tant la démarche lui semble « évidente ». Les formations et les conférences ne seraient pas organisées comme une fin en soi, mais pour suivre un agenda politique défini en termes de droits humains, ce qui implique de sélectionner les organisations ayant les « mêmes valeurs »[24]. Comme le résume la chargée de projet lors d'un nouvel entretien en janvier 2017 : « On fait de la politique, ça c'est clair, mais on défend les droits humains. Et on essaie toujours de cadrer le débat et de pointer les droits de l'Homme ». Contrairement à la description faite par le fonctionnaire de la délégation d'une tâche formelle de réseautage et de formation en plaidoyer, le travail au sein d’EuroMed Droits peut être vécu comme une façon de faire de la politique autrement, liée aux valeurs des droits humains. La référence à ces droits permet de se saisir de certains enjeux de société clivants comme la défense des droits des minorités sexuelles ou l'égalité dans l'héritage entre Hommes et femmes. En mars et août 2018, EuroMed Droits fait par exemple partie de la coalition d'associations qui appelle à manifester en Tunisie en faveur de l'égalité dans l'héritage, un sujet faisant l'objet de vives controverses dans un contexte de manifestations pour et contre rassemblant plusieurs milliers de personnes.

Si ces salariés d'EuroMed Droits se réclament d'un engagement politique, ils se démarquent d'un engagement au sein d’un parti politique. Les professionnels engagés dans des associations et ONG peuvent par ailleurs avoir des caractéristiques sociales (niveau de diplôme élevé, capital culturel, réseaux d'interconnaissances, engagement politique précédent) similaires à celles de l'élite gouvernante (Ayari, 2016, p. 17-18). Les acteurs qui investissent les arènes partisanes, font partie de l'élite gouvernante ou militent/travaillent au sein des associations ou ONG n’ont pas nécessairement des trajectoires différentes, tant du point de vue de leur capital social et politique que de leur trajectoire militante :

« Nous on n'est pas lié à un parti politique, aucun, aucun, alors là ! D'accord ? Et toutes nos actions. Et d'ailleurs, on a même des problèmes, là où il y a des partis politiques au niveau du gouvernement, y compris aujourd'hui Nidaa Tounes, y compris certaines personnes avec qui nous avons milité. Moi, j'ai beaucoup d'amis, très proches, très très proches hein, à la présidence de la république, au niveau des ministères et au niveau du parlement. C'est des amis ! J'ai grandi avec eux, d'accord ? […] Ils m'ont même accompagné, c'est eux qui m'ont coaché pendant mon adolescence politique et aujourd'hui je prends des positions fermes contre eux ! »

Entretien avec le directeur du bureau Maghreb d'EuroMed Droits, Tunis, juillet 2016

Ce plaidoyer pour une séparation stricte entre la politique partisane et l’engagement associatif n'implique pas un désintérêt pour la politique, mais résulte plutôt de l'absence d'identification avec un parti politique « réellement progressiste et démocratique ». Au contraire, c'est en premier lieu une appétence pour la politique, non au sens d'identification partisane, mais en termes d'influence sur le système politique et de défense de valeurs comme les droits de l'Homme ou de défense d'un « projet de société », qui ressort dans les entretiens.

L'absence d'identification avec les partis politiques élus au sein de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) aux élections de 2014 s'inscrit dans un contexte de rétrécissement du pluralisme partisan en faveur des partis dominants Ennahdha et Nidaa Tounès et d’un déplacement partiel des enjeux politiques en dehors des arènes partisanes. Ce double contexte, qui fait suite à la crise de l'été 2013 marquée par les assassinats de Mohamed Brahmi et de Chokri Belaïd et la résolution technocratique promue, contribue à la difficulté de « faire parti » (Geisser et Perez, 2016). Le « Dialogue national », qui aboutit à l'adoption de la Constitution tunisienne de 2014, est supervisé par le Quartet constitué par le principal syndicat tunisien (l’UGTT), l’organisation patronale (l’UTICA), l’Ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme. Le modèle du « Dialogue national » avec la participation de la LTDH peut alors être mobilisé pour défendre la place de la « société civile » dans les négociations et son rôle dans le système politique. Ce contexte politique renforce la croyance en des formes d'action politique non partisanes, même à travers des activités typiquement politiques comme la préparation d'une proposition de loi. Ainsi, en 2016, plusieurs organisations dont EuroMed Droits présentent à l'ARP un projet de loi pour lutter contre les discriminations raciales.

Comme l’a montré Johanna Siméant, la distinction statutaire entre bénévoles et salariés ne tient pas pour établir une distinction entre « professionnels » et « militants » : « De qui parle-t-on quand on évoque les militants d'une association humanitaire? Des adhérents à l'association, quel que soit le temps qu'ils consacrent réellement à leur activité? [...] Comment mettre en balance l'activité de cette bénévole et celle d'un salarié surchargé et parfois sous-payé, considérant ses nombreuses heures supplémentaires comme autant de preuves de son engagement, alors même que son statut de salarié peut fréquemment l'exclure du droit de vote à l'assemblée générale? » (Siméant, 2001, p. 34). Dans la division théorique des rôles au sein d'EuroMed Droits, les salariés ne sont en effet pas les « militants » par excellence, rôle théoriquement dévolu aux organisations membres et au conseil exécutif élu. Dans certains espaces, comme l'assemblée générale d'EuroMed Droits pendant laquelle ils n'ont pas droit de vote, ce sont en grande majorité les membres qui s'affirment à la tribune comme la voix politique de l'organisation. Les salariés sont dans leur majorité les figures plus discrètes qui veillent à l'organisation logistique de l'assemblée générale, au bon déroulement du processus d'élection, à la prise de notes pour les comptes rendus. Cependant de nombreuses transgressions existent pour affirmer au contraire un engagement militant :

« C'est l'un des points forts que nous avons, c'est qu'on ne perçoit pas notre activité, notre boulot, en tant qu'activité professionnelle. C'est vrai que c'est le cas, on est payé pour ça, mais également, c'est ce volet militant, donc on ne travaille pas de 9 h à 16 h. C'est pas cette logique-là, (…) donc vraiment c'est avec beaucoup d'engagement. »

Entretien avec le directeur du bureau Maghreb d'EuroMed Droits, Tunis, juillet 2016

Tous les salariés ne se perçoivent cependant pas comme des militants, et le statut de salarié peut au contraire parfois être revendiqué pour limiter les heures supplémentaires consacrées au prétexte d'un engagement pour la cause.

3.2 Reconfiguration de réseaux militants

Penser qu'un dispositif institutionnel qui vise à « mettre en réseau » des associations est la variable clé pour expliquer la constitution du réseau d'associations serait une interprétation erronée. Ce que l'on observe est bien plutôt la reconfiguration de réseaux militants existant de longue date au sein d'un nouveau cadre formel. Les financements européens constituent en ce sens un apport important pour asseoir la fonction de coordination d'EuroMed Droits dans le monde des associations et ONG locales (une part conséquente du budget prévisionnel de la deuxième phase du dialogue est destinée à payer des per diem aux participants des groupes de travail et des conférences). L'histoire militante partagée, s'inscrivant principalement dans la gauche tunisienne, est constitutive d'un ensemble de façons de concevoir le militantisme, d'expériences communes fortes, de liens d'interconnaissances et d'amitiés et de la perception d'une opposition entre militants « islamistes » et « gauchistes » (Ayari, 2016) qui se transmet partiellement aux générations suivantes. Ces formes de socialisation au militantisme sous les régimes bourguibiste et bénaliste sont déterminantes dans les façons d'investir les arènes européennes et de sélectionner les acteurs à inclure ou à exclure du processus.

La structuration des sphères militantes selon une opposition entre « islamistes » et « gauchistes » s'inscrit en effet dans la socialisation des étudiants au sein des universités tunisiennes. L'engagement militant étudiant des années 1960-1970 est une expérience politique constitutive dans une situation autoritaire où les universités tunisiennes disposaient d'une liberté d'organisation et de parole inédite. L'université apparaît comme un « champ politique de substitution » (Camau et Geisser, 2003) permettant l'éclosion de discussions politiques et idéologiques. De 1963 à 1975, la gauche indépendante représente le mouvement hégémonique au sein de l'université avec le « Groupe d'études et d'action socialiste tunisienne » (GEAST), connu sous le nom de sa revue, Perspectives. Ces mouvements se prolongent dans les universités françaises, qui comptent un nombre important d'étudiants tunisiens. La socialisation militante de plusieurs membres toujours impliqués actuellement dans EuroMed Droits se déroule dans ces groupes pendant les années 1970.

À la fin des cycles de contestation venant de l'extrême gauche (dominante à partir des années 1960) puis du mouvement islamiste (dominant à partir de la fin des années 1970) qui « se sont transmis le monopole de la ‘subversion’ comme une course de relais » après l'indépendance (Ayari, 2016, p. 20), la contestation quitte l'université comme espace de prédilection. La division et les oppositions parfois violentes entre « gauchistes » et « islamistes » continuent d’influencer la façon dont ces générations d'étudiants se conçoivent et définissent leurs opposants politiques.

Dans les années 1990-2000, les formes de contestation les plus visibles à Tunis s'exercent à travers un secteur multiorganisationnel, composé principalement des partis d'opposition plus ou moins légaux, d'organisations de défense d'intérêts corporatistes (avocats, journalistes) et des ONG. La sphère des associations indépendantes était limitée sous Ben Ali[25] à un nombre restreint d'associations, localisées surtout dans la capitale et caractérisées par un multipositionnement important des individus. La multipositionnalité entre l'UGTT, les organisations des droits de l'Homme et les partis politiques de l'opposition pouvait être vécue comme une stratégie visant à assurer la protection d'un réseau plus étendu :

« A l'époque [début des années 2000] on était obligés, réellement obligés, et c'était un refuge pour nous d'être à la fois à l'UGTT, la centrale syndicale [en parallèle d'un engagement au sein de la LTDH et du Parti démocratique progressiste – le parti politique d'opposition dominant]. »

Entretien avec le directeur du bureau Maghreb d'EuroMed Droits, juillet 2016

Ces réseaux correspondent à un milieu relativement homogène et limité, constitué de militants issus de réseaux d'interconnaissances qui reconvertissent leurs ressources acquises dans le champ militant dans le secteur partisan ou professionnel (Ayari, 2016, p. 283-291). Par rapport au chiffre officiel mis de l’avant par le régime en tant que vitrine démocratique, seule une dizaine d'associations « rebelles » existaient, et faisaient l'objet de répression par des méthodes juridiques, économiques ou policières (Hibou, 2006).

La filiation entre les associations membres[26] d'EuroMed Droits peut être jaugée à l'aune de l'histoire de la création de ces associations, et en particulier des liens avec la Ligue tunisienne des droits de l'Homme (LTDH), que ce soit à travers les formes de soutien à la création d'autres structures, ou les dissidences lorsque la Ligue n'était plus en mesure de contester le pouvoir. L'Association tunisienne des femmes démocrates a ainsi été créée par une partie des militantes de la Ligue ayant en majorité milité au sein du GEAST. Pour dénoncer la mainmise du pouvoir sur la Ligue et associer défense des droits de l'Homme et revendications démocratiques, le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) est créé en 1998 en grande partie par d’anciens membres de la LTDH. Les campagnes menées par le Conseil national pour les libertés en Tunisie trouvent une prolongation en France, en particulier via le Comité pour le respect des libertés et des droits de l'Homme en Tunisie (CRLDHT), pour dénoncer les violations des droits de l'Homme et la nature autoritaire du pouvoir (Chouikha et Gobe, 2009).

La proximité entre ces organisations se traduit également par le multipositionnement des membres entre ces différentes organisations. Le parcours de Kamel Jendoubi, ancien président d'EuroMed Droits à partir de 2003, et son implication dans la création du bureau de Tunis est significative à cet égard. Sa trajectoire s'inscrit initialement dans le cadre des mouvements d'extrême gauche dominants des années 1970, avant de muter vers des formes de contestation au vocabulaire moins révolutionnaire, par le biais d'ONG dans un contexte de militantisme prolongé en France. En 1996, il participe à la fondation du Comité pour le respect des libertés et des droits de l'Homme en Tunisie (CRLDHT). En 2011, à la suite des soulèvements en Tunisie, des membres fondateurs d'EuroMed Droits, le directeur actuel et le président de la FIDH se réunissent au Maroc pour décider de marche à suivre en réaction à la perception d'un changement de la structure des opportunités politiques - impliquant également la possibilité pour Kamel Jendoubi de retourner en Tunisie. La création du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) fait également suite à la perception de nouveaux impératifs et opportunités et regroupe des individus actifs au préalable au sein de diverses organisations. L'adhésion du FTDES à EuroMed Droits correspond donc à la formalisation de liens interpersonnels, comme le montre cet extrait d'entretien avec un membre fondateur du FTDES, également membre du bureau exécutif d'EuroMed Droits, de la LTDH et du CNLT :

« J'étais président de la section de Kairouan de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme et je m'engageais avant pour les droits économiques et sociaux, j'étais porte-parole d'un comité de soutien au bassin minier en 2008. [...] Mais bon je crois que le FTDES c'était un peu... un hors-la-loi, fait par des militants des droits de l'Homme et des syndicalistes en même temps qui ont bien compris que le futur de la Tunisie ça se dessine à partir des problèmes socio-économiques. [...] C'est-à-dire que, au temps de Ben Ali, il n'y avait pas beaucoup d'associations et les associations travaillaient ensemble. C'étaient des kamikazes, que l'on arrête à chaque fois, qu'on ne laisse pas travailler... Mais maintenant, ce sont des associations reconnues et qui se rencontrent sur des points donnés, y inclus l'ALECA, les Accords de libre-échange approfondis et complets. »

Entretien avec un membre fondateur du Forum social tunisien des droits économiques et sociaux, Tunis, juillet 2016

La formalisation dans une configuration telle que le « dialogue tripartite » prolonge ainsi des réseaux militants préexistants, et ce autant dans leur dimension individuelle qu'organisationnelle. Les usages du dispositif européen révèlent l’existence de marges d'action pour sélectionner les participants aux groupes de travail et aux consultations régulières avec la Délégation, comme le montre cet extrait d'entretien avec le directeur du bureau Maghreb d'EuroMed Droits (étudiant en sociologie à partir de la fin des années 1990 à Tunis) :

« La bipolarisation [entre une tendance idéologique proche de l'islam politique et une de la gauche], c'est un état de fait. On a eu beaucoup de difficulté, à un certain moment, à prendre position vis-à-vis de ce qui se passe en Tunisie et face à l'émergence d'une société civile pro-islamiste. Et finalement on s'est trouvé en pleine divergence avec ces gens-là et on a pris la décision de nous limiter dans notre collaboration avec les organisations qui partagent avec nous la même vision et les mêmes valeurs. Et c'est des valeurs, ce n'est pas des valeurs qu'on sort de la poche, c'est la Charte universelle des droits de l'Homme. Si une association veut collaborer avec le réseau, il faut qu'elle soit d'accord sur l'égalité parfaite entre Hommes et femmes sans aucune concession, on ne fait pas de concession là-dessus; deux, on est contre la peine de mort; trois, on est avec les droits de toutes les personnes, quelles que soient leur orientation sexuelle, religieuse, ethnique, couleur. Nous sommes les premiers à initier un groupe de travail sur les LGBT en Tunisie, et c'est un groupe qui fonctionne. Chaque semaine il y a deux ou trois rencontres. »

Entretien avec le directeur du bureau Maghreb d'EuroMed Droits, juillet 2016

La conception bipolaire du militantisme s'inscrit dans la socialisation des activistes au sein des universités tunisiennes et des associations, non seulement de la génération fondatrice d'EuroMed Droits, mais également pour les générations suivantes, malgré une partielle remise en cause par la nouvelle génération. Une partie de la nouvelle génération de salariés du bureau de Tunis a ainsi affirmé un refus que des organisations étiquetées « islamistes » dans le milieu associatif soient intégrées au dialogue tripartite et aux groupes de travail thématiques. Cette perception d'une sphère associative bipolaire ne fait cependant pas l'unanimité. Une salariée m'explique ainsi son refus d'une vision aussi dichotomique et des logiques d'exclusion, quand d'autres militants ne s'identifient tout simplement pas avec l'histoire militante qu'ils n'ont pas vécue.

L’investissement des enjeux et des arènes de la Politique européenne de voisinage et l'exclusion de certains acteurs sont ainsi basés sur des liens personnels forts et sur une histoire de militantisme commune s'articulant principalement autour de clivages préexistants, induits par la socialisation militante des individus.

Conclusion

À partir d'une étude de cas, la contribution a cherché à comprendre comment les frontières du politique sont redéfinies, négociées et légitimées lorsque des ONG ou associations investissent le label de « société civile » dans les interactions avec l'Union européenne. L'analyse du financement d'un projet permet de reconstruire une partie des normes explicites et implicites qui régissent les interactions entre le personnel de la Délégation de l'UE et les salariés d'EuroMed Droits, l'organisation sélectionnée. Ces interactions fondent la trame de la construction de la « société civile » : tout en donnant l'impression d'un consensus entre individus parlant le même langage des projets, nous avons montré que le dispositif fait l'objet d'investissements asymétriques. L'attribution procéduralisée de financements européens est ainsi soumise à une tension entre le discours apolitique et la requalification en tant qu'engagement politique, non pas au sens de politics, mais de défense d'un projet de société.

Si la portée du « dialogue » demeure limitée en termes de prise en compte des recommandations, les usages du dispositif en font une ressource dans le monde associatif. En effet, la reconnaissance institutionnelle fait accéder EuroMed Droits à une position d'intermédiation qui lui permet d'avoir un contact régulier avec le personnel de la Délégation tout en renforçant sa position dans le secteur associatif local. Par la prise en compte non seulement de la trajectoire sociale des individus et des organisations, mais également de leurs représentations, l'investissement de ces arènes peut se comprendre en tant que reconfiguration de réseaux militants. L'attribution des financements européens a donc des effets structurants en tant que vecteur d'exclusion et d'inclusion dans l'accès à des ressources financières et matérielles et à une reconnaissance institutionnelle. Les procédures et instruments de sélection ont, d'autre part, des logiques propres qui contraignent et influencent les possibilités d'action. Appréhendée sur le long terme, la trajectoire organisationnelle d'EuroMed Droits montre les formes de conformation pour répondre aux exigences administratives ainsi que des procédures d'apprentissage de méthodes, comme le plaidoyer ou la réponse à un appel à projet. Sur le long terme, se pose donc la question des effets produits par la socialisation des associations membres et des participants, non seulement aux enjeux spécifiques des politiques européennes, mais également à un type de savoir-faire particulier.