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Vues, mais non entendues démystifie le concept d’hypersexualisation en exposant les engrenages de la crise médiatique des années 2000 au Québec et en y confrontant les perspectives des adolescentes, habituellement écartées des discussions à ce sujet. Lors de cette importante controverse, les choix vestimentaires des adolescentes sont propulsés sous les projecteurs médiatiques où ils sont soumis à un examen moral public peu flatteur. Les diverses désignations, pour la plupart péjoratives, d’un phénomène qualifié de nouveau et d’alarmant font graduellement place à la notion mal définie mais fréquemment relayée d’hypersexualisation. Durant cette crise, les apparences dites excessivement sexualisées des filles sont déplorées, jugées inappropriées pour le contexte scolaire et présentées comme requérant intervention et contrôle. En amont des réflexions menées dans son ouvrage, Caroline Caron constate l’absence flagrante des adolescentes comme interlocutrices sur les nombreuses plateformes où sont échangées des opinions à ce propos, et ce, malgré leur centralité dans la controverse. Pour remédier à cette situation, Caron suit un objectif double : « éclairer et comprendre les processus communicationnels de marginalisation des jeunes dans l’espace public médiatique et corriger cette injustice démocratique en insérant les points de vue d’adolescentes québécoises francophones à propos de ‘ l’hypersexualisation ’ » (p. 3).

Dans la première partie de son ouvrage, Caron vise à éclaircir les moyens par lesquels les discours médiatiques et publics en sont venus à faire de l’hypersexualisation un enjeu prioritaire. Elle sépare ces discours en quatre étapes pour mieux comprendre l’éclosion, le déroulement et l’apaisement de la crise. La deuxième partie de son ouvrage est consacrée à ce que les adolescentes ont à dire à propos des codes vestimentaires dans les établissements scolaires. L’auteure ajoute à cette partie des discussions sur la démarche méthodologique et l’éthique en recherche en se basant sur ses propres expériences lors de ses démarches auprès des adolescentes.

Caron documente quatre phases dans la crise médiatique autour de la mode vestimentaire sexy des jeunes filles au Québec (chapitre 1). Elle compare ces phases à celles qui sont typiquement associées à une attaque de panique : d’abord surviennent le malaise et la perception d’une menace, ensuite l’angoisse et la peur accompagnée d’une recherche de solutions, suivies de l’attaque de panique elle-même qui se résout finalement dans la dissipation des symptômes. Dans l’engouement de la controverse, la mode vestimentaire des jeunes filles devient une préoccupation d’ordre politique qui se traduit dans diverses interventions de l’État. Les processus d’amplification discursive et affective employés par les médias (par exemple, par la répétition de termes connotés comme « trop » ou par la diffusion d’images choquantes) sont centraux au déclenchement de l’attaque de panique. Par une série de glissements et de généralisations, c’est la sexualité adolescente en soi qui en vient à être conçue comme une déviance devant être contrôlée.

Entrent alors en jeu les experts et les expertes (chapitre 2). Leur position d’autorité confère la légitimation nécessaire au passage à l’action dans la controverse, leur expertise fournissant l’assentiment scientifique justifiant la discipline des jeunes filles et la prescription d’un code vestimentaire. La rhétorique avancée cible particulièrement les parents « démissionnaires » soumis au règne des « enfants rois » faillant à leur tâche d’inculquer les « bonnes » valeurs à leurs enfants et de les protéger contre les dangers engendrés par les nouvelles technologies. Le ton est alarmiste et moralisateur, parfois condescendant, et la responsabilité est jetée sur le dos des parents, en particulier des mères.

Ces discours ne révèlent pas la véritable signification des modes vestimentaires sexy des jeunes filles; ils reflètent le point de vue d’adultes sur une réalité qui n’est pas la leur, celle des adolescentes. Cela suppose qu’il y ait possible discordance entre les contenus de ces discours et les significations données par les filles à leur propre habillement. C’est dans le but d’investiguer cette possibilité que la deuxième partie de l’ouvrage traite exclusivement du point de vue des principales intéressées. En recourant à ce qu’elle appelle une « méthodologie des sensibilités » (chapitre 3), Caron tisse sa démarche de recherche autour des « points sensibles » manifestés par les adolescentes lors de ses interactions avec elles. Cette démarche a pour objectif d’amoindrir le rapport d’autorité dans la relation chercheuse-participante, de rendre compte de la pluralité des voix des adolescentes et de produire des connaissances sensibles aux risques de marginalisation de ces filles.

À partir de cette perspective, le code vestimentaire en milieu scolaire apparaît comme un instrument de contrôle destiné à gouverner les corps (chapitre 4). Sous constante surveillance, les adolescentes sont soumises à de fréquentes répressions, parfois comparables à du harcèlement, justifiées par la mise en application des règlements. La discipline des corps fonctionne selon une logique du « deux poids, deux mesures » ciblant particulièrement la sexualisation des corps féminins. Les adolescentes interrogées approuvent l’existence d’un code vestimentaire dans leur école, mais présentent des perspectives fragmentées à l’égard de son contenu, de son adoption et de sa mise en application. Ce type de code se révèle la source de nombreuses frustrations quotidiennes, d’autant plus que les adolescentes sont habituellement exclues des prises de décision relatives aux politiques vestimentaires à l’interne.

Une autre « sensibilité » déclarée lors de ces entretiens se rapporte à des micropratiques d’altérisation où la figure de la prostituée est mobilisée dans l’objectif de créer des distinctions et des frontières entre les jeunes filles (chapitre 5). Ces pratiques discursives, ancrées dans l’hétéronormativité, sont exercées par les adolescentes et les adolescents à l’endroit de filles dont les choix vestimentaires considérés comme sexy sont méprisés, ainsi qu’envers tout corps ne se conformant pas au sujet de référence hétérosexuel masculin. De tels discours marginalisant à l’endroit des filles trouvent résonance dans les contenus de la crise médiatique sur l’hypersexualisation. Toutefois, Caron juge que les réactions des adultes à la mode « hypersexualisée » sont plus intenses que celles des adolescentes. Les enjeux au coeur des préoccupations des principales intéressées concernent les pratiques harcelantes de contrôle vestimentaire des établissements scolaires, de même que les micropratiques d’altérisation entre élèves, bien plus que le phénomène dit d’hypersexualisation condamné dans les discours publics.

Bien que Caron situe la fin de la controverse sur la mode sexy des jeunes filles au début de l’année 2006, le phénomène continue d’être traité comme une évidence dans les médias et par les spécialistes de la question (Mercier 2017). Au vu des récentes prises de parole et manifestations de la part d’adolescentes[1], Caron a misé juste en s’intéressant aux voix marginalisées de ces dernières dont les témoignages répertoriés dans l’ouvrage, bien qu’ils soient en certains points semblables aux contenus médiatiques présentés dans la première partie, semblent davantage tempérés et nuancés que ceux des adultes. Surtout, ces points de vue sont « fragmentés » et la prise en considération de leurs tensions et contradictions constitue un pas important vers l’ouverture d’un réel débat. Comme le remarque Caron, les paramètres de ce que représente la mode sexy des jeunes filles doivent également être mieux définis pour accorder au phénomène une profondeur analytique. Pour cette raison, elle propose d’abandonner le concept d’hypersexualisation « au profit d’un découpage conceptuel plus précis et mieux ciblé, également plus adéquat au regard des phénomènes multidimensionnels et complexes auxquels renvoie ce qui a été désigné, de manière réductrice, comme un simple problème relié au ‘ sexe dans les médias ’ » (p. 191). Ce dont ce concept témoigne n’est pas tant l’éruption de bouleversements significatifs dans les pratiques et les attitudes sexuelles des adolescentes, mais plutôt le malaise des adultes à l’égard de la sexualité des jeunes filles.

Dans ce contexte, le sujet sexuel féminin adolescent continue d’être un impensé selon l’auteure, car il est constamment confronté aux registres de précocité, d’excès et d’hétérosexualité obligatoire caractéristiques des discours dominants. La sexualisation de l’espace public se révèle un phénomène contemporain occidental touchant l’ensemble de la société (Attwood 2009), mais la controverse sur l’hypersexualisation et les pratiques de surveillance mises en place dans les établissements scolaires visent précisément les filles, comme le remarquent elles-mêmes les principales intéressées. Le mépris envers l’expression d’une sexualité agentive est également réitéré dans les micropratiques d’altérisation des adolescentes répertoriées par Caron, une forme de harcèlement sexuel qui mériterait d’être traité comme tel selon l’auteure.

Outre qu’il contribue à dénouer l’impasse provoquée par la construction d’une controverse entourant les choix vestimentaires des adolescentes, l’ouvrage Vues, mais non entendues offre des discussions utiles sur l’éthique en recherche, en particulier pour celles et ceux qui enquêtent auprès de populations marginalisées. L’auteure présente les avenues méthodologiques empruntées dans l’objectif de donner la parole aux adolescentes plutôt que d’enquêter sur elles. Elle intègre les adolescentes comme interlocutrices en accordant une valeur heuristique à leurs propos au lieu de réduire ceux-ci à une question d’internalisation, comme plusieurs l’ont fait. L’angle suivi par Caron ainsi que ses choix méthodologiques permettent de donner un portrait du quotidien des adolescentes québécoises ne tombant pas dans le catastrophisme des discours sur l’hypersexualisation, mais ciblant des enjeux qui méritent attention.