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Paru dans une collection qui se distingue par son objectif de faire le point sur des sujets d’actualité en associant travail scientifique et positionnement critique militant, l’ouvrage de Sara Garbagnoli et Massimo Prearo met en lumière les origines du mouvement « anti-genre » en France et en Italie. Ils s’appuient sur les résultats des recherches en sciences sociales et leurs propres travaux qui allient la réflexion épistémologique et des enquêtes de terrain. Leur parcours universitaire respectif leur permet cette comparaison pour deux pays, la France et l’Italie, dans une perspective transnationale.

Garbagnoli et Prearo veulent « mettre en évidence les axes du dispositif discursif ‘ anti-genre ’ et les processus de politisation de ce discours » (p. 13). Leur double objectif s’inscrit dans le plan du livre où la première partie, rédigée par Garbagnoli et intitulée « Pourquoi et comment le Vatican s’en prend-il au genre? », retrace les étapes d’élaboration du discours pontifical pour s’opposer aux mouvements féministes et aux personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, trans, queer et intersexuées (LGBTQI) qui ont fait bouger les positions politiques et les règles juridiques dans plusieurs pays. Le Vatican se focalise sur le genre car, si « pour celles et ceux qui utilisent le genre ce concept dénaturalise, pour le Vatican il ‘ dénature ’. Rien de plus antinomique, donc : pour les premier-e-s les normes sexuelles sont du social naturalisé, tandis que pour le Vatican, elles relèvent d’un ‘ ordre naturel ’ » (p. 25).

L’auteure analyse l’élaboration de ce discours « anti-genre » et indique deux procédés à l’oeuvre pour discréditer le concept : l’euphémisation et la déformation. Constatant que l’appel à la soumission des femmes ne passe plus, le Vatican valorise désormais l’« égalité dans la différence » (p. 29). Hommes et femmes sont complémentaires, doivent s’entraider, sont égaux. L’Église peut ainsi dénoncer les maltraitances faites aux femmes sans remettre en question l’ordre social puisque celui-ci repose, à ses yeux, sur le déterminisme corporel. Par nature, la femme est faite pour être mère. Le Vatican promeut donc un « nouveau féminisme » qui, en fait, conforte l’oppression des femmes. De plus, l’ordre social à préserver reposant sur la division sexuelle homme/femme, les revendications des personnes LGBTQI constituent des menaces à contrer.

Garbagnoli retrace avec justesse à la fois les termes de la croisade contre le genre et les canaux de l’élaboration de cette « anathémisation » (p. 42). La Conférence de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur la population et le développement (le Caire, 1994) et la 4e Conférence onusienne sur les femmes de Pékin (1995), consacrée à la lutte pour l’égalité, le développement et la paix, ont été l’occasion d’une accélération de la mobilisation des autorités catholiques associées aux mouvements anti-avortement. C’est à ce moment que les « féministes du genre » deviennent la cible des attaques. À partir des années 2000, les expressions « théorie du genre » et « idéologie du genre » se répandent dans les textes du Vatican. Elles sont porteuses d’amalgames et de caricatures qui nourrissent la dénonciation et facilitent leur pénétration dans la sphère médiatique et politique. Garbagnoli en souligne les enjeux profonds : « Quand le Vatican dit genre, il désigne trois autres questions – l’homosexualité, la famille et la reproduction de l’ordre social – qu’il articule dans une vision hétérosexiste, familiariste et nationaliste qui pense la famille (hétérosexuelle) comme la cellule de base de l’ordre national » (p. 59).

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Prearo décrit ce « contre-mouvement sexuel » en mettant d’abord en évidence les « laboratoires de production du savoir ‘ anti-genre ’ » qui, pour s’adapter à la société sécularisée, n’avancent pas les arguments théologiques, mais plutôt des références issues des sciences sociales : « Autrement dit, [l’élaboration d’un savoir ‘ anti-genre ’] permet l’effacement de sa racine théologique et son déguisement en des figures théoriques à consonance ‘ anthropologique ’, ‘ psychanalytique ’, ‘ philosophique ’ ou ‘ sociologique ’ qui lui donne une forme pseudo-scientifique, davantage en mesure de s’infiltrer dans le débat public des temps modernes » (p. 71). Le Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, publié par le Conseil pontifical pour la famille en 2005, illustre cette démarche. Ses contributeurs et contributrices ont, par la suite, rayonné dans des congrès internationaux.

Puis Prearo consacre un chapitre à la « fabrique de l’activisme ‘ anti-genre ’ ». Il établit les circuits de mobilisation qui ont alimenté les grandes manifestations en France et en Italie. Il montre que des conférences dans les paroisses de France et d’Italie ont permis à des spécialistes, issus des laboratoires identifiés, de diffuser leur argumentaire et surtout d’instiller la peur dans leurs auditoires pour les inciter à exprimer leur désaccord sur la place publique et à intégrer le débat politique. Prearo identifie précisément les mouvements ecclésiaux qui ont joué un rôle fondamental : charismatiques et membres du Chemin néocatéchuménal, autant de groupes bien structurés qui travaillent à « la revanche identitaire des catholiques » à laquelle l’auteur consacre son dernier chapitre. Ces groupes sont devenus les « représentants, garants et défenseurs d’une identité pure et dure, contre l’agir mou des ‘ autres ’ catholiques » (p. 114).

Ce bref ouvrage a le mérite essentiel, pour un public élargi, de déconstruire la rhétorique « anti-genre » et de mettre au jour les réseaux qui l’alimentent. Il invite à la vigilance devant la mobilisation réactionnaire qui a gagné le champ politique et à la poursuite des recherches sur le phénomène et sur les mutations du catholicisme contemporain en l’occurrence.