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L’ouvrage sous la direction de Berit von der Lippe et Rune Ottosen est le résultat d’une conférence qui s’est tenue en octobre 2015 au Collège universitaire Oslo et Akershus sur le thème « Reportage : genre, guerre et conflit ».

Les récits, tels qu’ils sont rapportés de l’histoire, de la guerre, de la défaite, du printemps de la victoire et de la gloire, des mémoires, des ambitions, de l’humiliation et des espoirs masculinisés, nous parviennent racontés essentiellement rapportés d’un discours provenant d’hommes en position de pouvoir et de reporters masculins. Les temps ont changé parce que, entre autres choses, la présence de femmes à titre de journalistes et de reporters de guerre est devenue importante. Est-ce en raison de perspectives différentes?

Les reportages de guerre sont des histoires de vie et de mort. Les questions de genre comptent autant en situation de guerre et de conflit que dans la vie réelle. Le problème qui perdure est celui d’une perspective « genre », de lunettes « genre », encore marginalisées, dans les reportages de guerre.

La question du journalisme de paix, si elle a posé la problématique des contenus sur la paix et la sécurité en mettant l’accent sur les causes profondes des conflits et sur les solutions plutôt que sur les antagonismes, est-elle porteuse de cette possible intégration de genre?

Quel est donc le lien, le chaînon manquant? C’est l’objet de la présente publication articulée autour de quatre grandes problématiques :

  • Intégrer le genre dans les structures professionnelles;

  • Voir des femmes face à des structures les excluant;

  • Mettre l’accent sur des perspectives postcoloniales;

  • Analyser masculinités, construction de héros et d’héroïnes et de victimes.

Intégration du genre dans les structures professionnelles

Le texte intitulé « Guerre aux corps ou corps en guerre : les dangers encourus par les reporters de guerre femmes » et présenté par Linda Steiner offre une analyse historique où, à travers certains témoignages, ceux des correspondantes de la Seconde Guerre mondiale ou encore de la guerre du Vietnam, par exemple, elle montre comment ces dernières devaient faire face à la discrimination et à l’hostilité, et donc devaient prouver encore plus leurs compétences. L’accent sera mis sur leur sexe, leur sexualité et non sur leurs réalisations et aucun reportage ne dira la violence subie par ces femmes qui sont reporters. L’auteure mentionne aussi les nouveaux dangers au xxie siècle, celui des revendications citoyennes et des foules en colère où, dans un intégrisme grandissant, une journaliste exprime le sentiment d’être « de la viande fraîche face aux lions » (p. 39).

Sarah Macharia plaide pour un professionnalisme journalistique sensible au genre dans son texte qui a pour titre « Récits intégrant le genre : sur paix, sécurité et redevabilité des médias envers les femmes ». Elle axe son propos sur trois préoccupations : le droit des femmes à la liberté d’expression, une déontologie sensible au genre et un journalisme de paix sensible au genre.

La méthode de Macharia est calquée sur le monitorage des médias réalisé par la World Association for Christian Communication (WACC) depuis 1995. Sur une période de 3 jours en avril 2015, les contenus de 83 publications sur les questions de paix et de sécurité, soit 876 articles, sont examinés. Le résultat démontre qu’une représentation injuste et erronée des femmes ne fait que légitimer une culture d’inégalité et d’injustice. L’alternative, à savoir construire un contre-discours, qui renforce les groupes victimes de subordination, a peu de chances de succès dans une culture d’informations dominée par la masculinité. Pour Macharia, le sexe de la personne qui agit comme reporter fait une différence en matière de contenus intégrant ou non le genre. Les femmes comme sujets ou sources de nouvelles seraient plus présentes dans un reportage fait par des femmes qui sont journalistes. Ce qui est rarement le cas dans les couvertures journalistiques faites par des hommes.

Le journalisme de paix pourrait-il servir de base à un journalisme plus sensible au genre?

Lilian Ngusuur Unaegbu se pose la même question dans son texte « Reportage sur les conflits au Nigeria : quel équilibre de genre? » Des interviews avec des femmes qui sont journalistes révèlent une tendance à la discrimination contre les femmes à plusieurs niveaux dans les reportages quotidiens. La violence de Boko Haram a induit un cadre spécifique de masculinité hégémonique. Ainsi, à travers le journalisme de guerre orienté précisément vers la violence, la couverture de l’enlèvement des écolières de Chibok a créé une atmosphère de passivité et de désespérance. Quant à la publicité excessive sur les porteuses de bombe, elle réduit les actes des femmes à un prolongement des diktats masculins, et donc à un trait culturel.

Marte Hoiby, dans son texte titré « Violence sexuelle contre les journalistes dans les zones de conflit, et pratiques de genre et culture dans les salles de rédaction », remet en question l’affirmation selon laquelle les femmes qui sont reporters ont besoin d’une protection supplémentaire au motif que la violence qu’elles subissent est différente de celle que vivent les hommes. Si la violence peut, en effet, être autre, Hoiby se demande où se niche la distinction. Serait-ce le contexte de violence sexuelle? En mettant l’accent sur la violence subie par les hommes, l’auteure refuse toute dichotomisation entre hommes et femmes reporters et suggère une analyse plus nuancée et complexe.

Femmes exclues, en manque d’agence médiatique

Dans son texte intitulé « “ Il n’y a pas de femmes ” ‒ La guerre en Libye dans les nouvelles télévisées », Eva Boller utilise une analyse de contenu démontrant que les femmes sont absentes des nouvelles télévisées. La couverture de la guerre en Libye en 2011 par trois groupes de télévision en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne montre que les femmes ne sont visibles ni devant ni derrière la caméra dans au moins 60 % des reportages. Peut-être est-ce parce que le champ de bataille se révèle plus important que le focus sur les populations civiles? Il s’agirait donc de changer la cible des reportages et d’améliorer la qualité des reportages de guerre à travers la présence de plus de femmes à titre de reporters.

Dans le texte d’Elisabeth Eide, « Guerre et voix de femmes : l’approche genre de la plus grande agence de nouvelles de l’Afghanistan », l’idée est de montrer la place qu’y occupent les femmes et leur voix au quotidien. Simplifier les discours politiques conduit à présenter les Talibans comme la seule force responsable derrière les interprétations extrêmes du traitement des femmes dans l’islam. Eide présuppose que les journalistes afghans, connaissant l’histoire et la culture du pays et pouvant s’exprimer dans les langues locales, pourraient donner des perspectives et des récits plus larges des Afghanes. Dans la réalité, beaucoup d’hommes parlent au nom des femmes. Et, la plupart des voix qui émergent sous le maigre chapeau « Femmes » est bien la leur; beaucoup sont de l’élite, mais il y a aussi des femmes au niveau communautaire, surtout des victimes. Mettre en avant les élites est une convention journalistique universelle. Alors, privilégier le journalisme de paix pourrait-il y changer quelque chose?

« Être une femme journaliste sur la ligne de front » : tel est le titre du texte de Daisy Pirmasari qui partage l’expérience d’être la seule journaliste musulmane dans un environnement dominé par les hommes durant la guerre en Libye et dans un contexte culturel où des voix de femmes indépendantes ne sont pas les bienvenues. Identités négociées, mise en avant de leur appartenance au pays, ont été nécessaires pour créer de la proximité et éliminer les barrières à la couverture des évènements sur le terrain. En ce qui concerne les soulèvements en Libye : aucune femme. L’existence de femmes rebelles est-il un impératif pour la libération des femmes en Libye? Ce qui est sûr pour Pirmasari, c’est que l’intervention de l’OTAN a aggravé les aspects agressifs de la masculinité dans la région.

Pour sa part, Marta Kollarova montre la manière dont sont construites, reconstruites les combattantes dans les reportages faits par les journalistes professionnels en Occident. Dans son propos intitulé « Bon ou mauvais agents. La fascination occidentale et la construction d’objets femmes pendant la crise ISIS/ISIL (État islamique en Irak et en Syrie/État islamique en Irak et au Levant) », elle montre l’ambivalence des médias occidentaux à travers l’agentivité (agency) des femmes et des jeunes filles comme soldates. Ces médias présentent à la fois des Yazidi réduites en esclaves, sexuellement agressées par les terroristes de l’État islamique, et des musulmanes (Kurdes) comme des héroïnes n’ayant d’autre choix que de prendre les armes. Les Kurdes sont perçues comme belles et pleines de style, tandis que les femmes rejoignant l’État islamique en Irak et en Syrie sont présentées comme fantomatiques, manipulées.

Images binaires, représentations dichotomiques qui créent les « bonnes » combattantes et les « mauvaises » femmes et alimentent la perception de la violence des femmes et de leur engagement dans les conflits politiques.

Avec Edward Said (1995 : 227-288), Kollarova propose une hiérarchisation de la subordination, toutes les féminités étant subordonnées à la masculinité hégémonique. En ce qui concerne cette dernière, il y a une subordination des masculinités « non blanches », ce qui conduit souvent dans la couverture des questions d’extrémisme violent à la déshumanisation et à la démonisation du terrorisme, et donc des hommes musulmans.

Perspectives postcoloniales

La proposition de Sadia Jamil, dans son texte « Journalisme et liberté d’expression : défis et contraintes au Pakistan », relève d’une théorie féministe postcoloniale.

Les concepts utilisés, tels liberté et égalité, sont attachés à des privilèges issus de l’Occident. Ils ont des connotations différentes dans les pays du tiers-monde postcoloniaux et reflètent les différences liées à la nationalité, à la race, à l’ethnicité, à la religion et à la classe des femmes. Le Pakistan partage un passé colonial commun avec l’Inde et le Bangladesh. Bien qu’il ait hérité de beaucoup d’idées occidentales, leur mise en pratique a été problématique. Ainsi en est-il de l’absence de respect pour les droits des femmes et de son impact sur les journalistes pakistanais et sur les contenus médiatiques.

L’interview de 51 femmes qui sont reporters révèle les attaques physiques et le harcèlement subis lorsqu’elles couvrent des évènements politiques. Les contraintes de l’environnement au Pakistan ne sont pas seulement liées à l’attitude coercitive du gouvernement, des militaires, des partis politiques et des groupes de pression. La plupart des reporters, et plus encore les femmes dans ce rôle, affirment que le contenu des articles dans les reportages de guerre n’est pas une affaire de différence de genre.

Berit von der Lippe relie, dans son texte intitulé « Récits de guerre philanthropique et dangereux scenarii de protection », le reportage de guerre englué dans une perspective postcoloniale et le genre du ou de la reporter de guerre. Elle narre les reportages et les photos faits par des journalistes « embarqués[1] » dans une localité de l’Afghanistan où des femmes sont convaincues, au nom d’un féminisme philanthropique, d’exprimer leur difficile situation, et ce, en ayant enlevé leur voile. Contradictions lorsque les productions journalistiques révèlent, en représentant la victimisation des femmes, dans un prétendu scénario de protection des femmes, la manière dont cette exposition met en danger la vie de celles que l’Occident est censé protéger et promouvoir.

De son côté, Quhramaana Kakar discute de la résolution 1325 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Dans son texte ayant pour titre « Facteurs clés et défis pour comprendre le rôle des femmes dans le processus de paix en Afghanistan », elle donne à voir les difficultés d’application des cadres internationaux dans des contextes concrets. Leur manque de souplesse et de compréhension du contexte, y compris de la part des médias, leur fait percevoir les femmes juste comme des victimes et des bénéficiaires passives de l’aide internationale. Kakar montre que les mêmes femmes, en dépit des portraits des médias internationaux, ont été des agentes effectives de changements sociaux et politiques.

Au contraire, les choix faits par des intervenants internationaux, les programmes occidentaux ont contribué à mettre un voile sur le travail des femmes et leurs aspirations, en particulier au niveau local.

« La paix est-elle une femme souriante? » se demande Kristin Skare Orgeret. À travers plusieurs articles publiés en Norvège, elle analyse dans son texte la façon dont la question de genre est traitée dans les efforts de rétablissement de la paix en relation avec les guerres dans le monde. Elle examine comment les oppositions binaires traditionnelles, comme féminisme impérialiste/féminisme postcolonial, peuvent être utilisées pour mettre dans un cadre et construire l’« Autre ». Elle mentionne le lien possible entre école de féminisme postcolonial et champ théorique de journalisme de paix en vue de faire émerger plus de voix et de perspectives. Enfin, elle ouvre le champ à des représentations multifaces de « féminités » et de « masculinités » afin de contrer les stéréotypes de genre.

Masculinités, héros et victimes

Autant les féminités que les masculinités sont au coeur de la compréhension du système de la guerre comme tel, mais aussi pour circonscrire la manière dont ces constructions influent sur les reportages de guerre.

La masculinité hégémonique est un concept, popularisé par le sociologue R.W. Connell, de pratiques mises en avant qui promeuvent la position sociale dominante des hommes. C’est le cas dans les discours sur la sécurité, sur la guerre, sur la victoire. Dans son article titré « Masculinités, iconisation et héros de guerre de fiction », Rune Ottosen met l’accent sur la manière dont les médias opèrent une distorsion des expériences mâles sur le champ de bataille.

Il est clair pour Toby Miller, dans son texte « Pourquoi la guerre ‒ encore? Albert rencontre Sigmund dans l’ultime confrontation », que les responsables de chronique qui continuent de commander des rubriques et des vidéoclips, utilisent l’occasion de la guerre pour pousser une ligne d’action à l’interne en faveur du pouvoir mâle.

De son côté, Anette Bringedal Houge, dans son texte intitulé « Victimes subversives », remet en question l’orthodoxie selon laquelle seules les femmes sont sujettes aux abus sexuels et au viol à une échelle massive, durant les guerres. Les hommes le sont aussi et en sortent traumatisés. Cependant, les médias n’en rendent que peu compte. L’idée du viol d’un homme dérange les stéréotypes de la masculinité hégémonique. Dans la plupart des esprits, l’homme est le protecteur, et donc tout ce qui fait référence à son humiliation remet en cause masculinité et patriarcat. La prise en considération de la réalité de la violence sexuelle dont sont victimes hommes et femmes montre que ce qui est personnel est politique.

Vu dans le contexte du modèle de Johan Galtung, pour le journalisme de paix, l’absence de perspective de genre claire n’offre pas de solution réelle pour expliquer comment une position de journalisme de paix pourrait traiter l’utilisation systématique de la violence sexualisée comme une arme dans la propagande de guerre.

Dépassant la simple propagande de guerre, l’ouvrage Gendering War and Peace Reporting. Some Insights – Some Missing Links montre à quel point, que ce soit de la perspective des femmes, victimes ou non, ou encore des femmes qui jouent le rôle de reporters de guerre, la couverture des conflits reste l’archétype du rapport traditionnel hommes-femmes. La violence de ce rapport semble exacerbée en période de guerre, et pourtant les médias n’ont pas vraiment trouvé les outils pour la déconstruire de manière systématique.

Le journalisme de paix qui pourrait être une porte d’entrée, pour tout au moins en rendre compte, n’a pas suffisamment remis en cause les catégories espace privé-espace public, socialisation, perspective de pouvoir-postcolonie, qui, dans les guerres, masculinisent à l’extrême la réalité et surtout la restitution de la réalité telle qu’elle est perçue par les médias et opèrent une catégorisation des hommes et des femmes, ainsi que des femmes entre elles.

Cette publication ouvre donc un vaste chantier.