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La critique féministe de la philosophie s’est toujours montrée discrète et l’explosion de l’approche genrée des savoirs, notamment de ceux qui sont enseignés dans les lycées, n’a pas introduit de changement décisif dans une discipline qui n’a pas encore opéré sa révolution épistémologique à l’aune du genre. Pourtant, des publications fondamentales auraient pu amorcer des tournants déterminants dans l’histoire de la philosophie et de son enseignement, mais cela n’a pas été le cas. Ainsi, Michelle Le Doeuff (1980 et 1989) relève la suprématie numérique des professeurs de philosophie et en analyse les effets[1]; elle étudie avec sagacité le phallocentrisme, voire la misogynie inscrits dans les marges et les parenthèses du canon philosophique; enfin, elle propose une relecture d’un célèbre texte sartrien à l’aune du genre. Sarah Kofman (1982), pour sa part, a procédé à une étude sans concession des conceptions rousseauiste et kantienne des places respectives des sexes. Cependant, ces deux professeures d’université demeurent des figures isolées et n’ont pas un statut de véritables pionnières, comme leurs consoeurs historiennes. Dans cette discipline, la transmission s’est bien effectuée entre Michelle Perrot et les générations suivantes (notamment Mari-Jo Bonnet, Christine Bard, Anne Cova).

Rien de tel en philosophie. Le Doeuff et Kofman ont produit une oeuvre singulière, mais elles n’ont pas bouleversé le paysage universitaire français et encore moins le cadre normé de l’enseignement de la philosophie du secondaire. Les philosophes travaillant sur les problématiques de genre se tournent avant tout vers la recherche et l’écriture, et s’associent à des chercheuses ou à des chercheurs d’autres disciplines, notamment de sciences humaines en s’inscrivant dans une démarche pluridisciplinaire ou interdisciplinaire; depuis trois décennies elles sont quelques-unes (par exemple, Fraisse, Dorlin) à mener une réflexion qui demeure en marge de la philosophie institutionnelle, celle qui continue imperturbablement à être enseignée à l’université et dans les lycées et se nourrit des mêmes auteurs – toujours des hommes – en s’appuyant sur les textes canoniques de la philosophie classique dont l’universalité et l’androcentrisme ne sont jamais interrogés. Ainsi se dessine un paysage de la philosophie française où une frontière s’établit entre les terrains de la recherche où une écriture libre se développe sans trop de contraintes (Hoquet 2015) et le territoire réservé de l’enseignement au lycée où la philosophie continue à être enseignée sub specie aeternitatis, à l’abri et dans l’ignorance – et/ou l’indifférence – des recherches et des débats qui se développent en dehors. L’ouvrage Les femmes et la philosophie de Platon à Derrida (Collin, Pisier et Varikas 2000) a fait événement et bon nombre de professeures et de professeurs de philosophie l’ont lu, mais sans pour autant s’en emparer sur le plan professionnel, comme si un interdit pesait sur la parole enseignante dès lors qu’elle est délivrée au sein de l’institution scolaire.

La frontière qui partage tacitement des territoires serait-elle plus poreuse que l’on pourrait supposer? Car enfin les professeurs et les professeures de philosophie sont fils et filles de leur temps : ces personnes écoutent sans doute les débats portant sur les problématiques politiques et épistémologiques de genre. Comment s’accommodent-elles de cette absence de toute référence dans les programmes, dans les manuels et dans les formations? Ressentent-elles un manque, une difficulté? Craignent-elles ou redoutent-elles de se trouver en porte-à-faux avec une inspection réputée pour son attachement à la transmission d’un canon philosophique? Afin de mieux saisir les réserves de la plupart des enseignants et des enseignantes de philosophie, nous avons souhaité nous tourner vers ceux et celles qui déclarent se préoccuper de ces questions en faisant l’hypothèse que la compréhension de leurs mobiles peut, en creux, permettre d’expliquer les motifs du silence du plus grand nombre.

La contextualisation

Notre hypothèse est la suivante : l’omerta relative au genre qui pèse sur la philosophie enseignée en France ne s’explique pas seulement par la définition que la philosophie propose d’elle-même, pensée de l’universel qui invalide a priori toute critique interrogeant ses conditions de production ou remettant en cause ce neutralisme universel (Fraisse 1992). Le silence pourrait aussi s’expliquer par les rapports qu’entretiennent les professeures et les professeurs de philosophie à leur institution, rapport fait à la fois de distance et presque d’indifférence qui s’accommode du plus grand conservatisme. Il pourrait aussi s’éclairer par le rapport que ces personnes entretiennent à leur métier. Un fort individualisme règne dans la profession, et ce, d’autant plus que, suivant une longue tradition, la recherche didactique est largement évincée. Aussi, les professeures et les professeurs de philosophie affichent une posture de liberté largement revendiquée, de repliement sur soi et de souci d’exigence théorique qui les rend circonspects à l’égard de tout changement en profondeur. La crainte d’une quelconque prescription, quand bien même elle serait innovante et révolutionnaire, les amènerait-elle à éprouver de la défiance à l’égard de l’institution même?

En France, la classe de philosophie occupe une place singulière au sein du cursus scolaire; elle est conçue comme le dernier carré humaniste et culturel résistant, la première et l’ultime classe dans laquelle on forme à l’exercice canonique de la dissertation. L’inspection de philosophie conserve des privilèges assez étonnants. Alors même que les textes officiels rappellent l’importance d’introduire dans tous les enseignements les problématiques de l’égalité entre les sexes et de travailler les valeurs afférentes[2], la philosophie semble ne pas être touchée : aucune allusion n’y est faite dans les quelques courriers qui émanent de l’inspection; la formation semble hermétiquement imperméable et, plus surprenant encore, on ne trouve aucune référence ni article dans les brochures de philosophie ou sur les sites Web des deux principales associations de philosophie[3]. Les résistances sont donc liées à la conception que la philosophie se fait d’elle-même, à un déficit de réflexion sur la place occupée par cette discipline au sein de l’Éducation nationale et enfin au profil des principaux protagonistes, c’est-à-dire les enseignantes et les enseignants attachés à leur indépendance intellectuelle et, pour cela même, s’accommodant d’un programme qui se reforme environ tous les 30 ans (Poucet 1999).

Notre recherche s’est donc orientée vers quelques professeurs et professeures qui introduisent une réflexion sur les problématiques liées à l’égalité des sexes et au genre dans le contexte de leur enseignement de philosophie, alors que ces problématiques ne sont pas au programme[4] et que l’inspection n’assure aucune formation en ce domaine.

S’agit-il de professeures ou de professeurs qui se considèrent ou sont considérés en rupture avec l’institution? D’où provient leur désir? Est-il question d’une approche pionnière ou dissidente? Quels sont leur formation, leur profil et leur conception de l’enseignement et de la philosophie?

Les enjeux de notre recherche qui débute sont les suivants : quel effet pourrait avoir l’introduction des problématiques de genre sur l’enseignement de la philosophie? Serait-elle de nature à modifier et la conception de son enseignement et la place de la philosophie elle-même dans le cursus scolaire, notamment dans ses rapports avec les autres savoirs? Qu’en est-il du statut que prétend occuper la philosophie dans le champ universitaire français?

La démarche méthodologique

Dans le présent article, nous nous appuyons sur quatre entretiens : un homme et deux femmes ayant une vingtaine d’années d’ancienneté et une plus jeune professeure. Cette approche est destinée à être complétée par d’autres entretiens et, le cas échéant, par une observation des pratiques pédagogiques. Ces personnes ont répondu à un appel lancé dans des réseaux syndicaux[5] ou associatifs[6]. Les entretiens d’une durée minimale de 45 minutes en présence ou par téléphone ont été enregistrés[7].

Les questions ont porté sur le parcours de ces personnes, leur approche du programme par les problématiques de genre, la conception qu’elles se font de la philosophie, leur rapport à l’institution, à l’enseignement, aux élèves, au milieu professionnel.

L’origine de l’intérêt pour les problématiques de genre

L’introduction des problématiques de genre dans les cours de ces enseignantes et de cet enseignant n’est pas contemporaine de leur entrée dans la profession et encore moins dans la philosophie. Toutes soulignent n’en avoir jamais entendu parler pendant leur année de Terminale ou à l’université, c’est-à-dire durant les années 90. Bénédicte souligne même que, bien qu’elle ait bénéficié de l’enseignement de Sarah Kofman sur Nietzsche, celle-ci n’a pas abordé cette thématique.

La prise de conscience du caractère androcentré de la philosophie intervient donc plus tard, souvent après celle des problèmes de sexisme dans la société; elle conduit alors au besoin d’aborder ces questions avec les élèves parce que c’est une question civique essentielle, indépendamment de la philosophie.

C’est le cas de Laurent qui relate sa rencontre avec La domination masculine de Bourdieu (1998), « une révélation », et commence à s’intéresser personnellement à ces questions par l’entremise de la sociologie et à estimer indispensable de les traiter avec les élèves. Étudiant dans une université de province, il a suivi des cours dispensés exclusivement par des enseignants. Il déclare lui-même avoir été un professeur classique peu sensibilisé à ces questions et reconduisant sans doute des pratiques et des discours empreints de stéréotypes.

Anne, de son côté, s’est intéressée très jeune aux questions de sexe et de genre; néanmoins, la prise de conscience de l’androcentrisme philosophique ne s’est pas opérée durant sa formation universitaire en région parisienne où elle a bénéficié d’enseignements délivrés par des femmes, mais à l’entrée dans la profession où sa position de professeure l’a alors mise en porte-à-faux. « Ce point aveugle » de l’enseignement de la philosophie a suscité sa « colère » de femme philosophe devant se référer à un corpus où seuls sont légitimés les penseurs; elle s’est trouvée confrontée aux interrogations des élèves (« Et vous, êtes-vous philosophe? ») soulevant implicitement la question de savoir si l’on pouvait philosopher en tant que femme. Elle exprime quel a été son malaise à véhiculer, à travers l’enseignement institutionnalisé de la philosophie, une représentation très masculine du personnage « du philosophe », participant ainsi à sa propre exclusion et délégitimation.

Certaines des personnes que nous avons interrogées s’étonnent aujourd’hui de leur cécité sur ce sujet durant leur formation; une philosophie masculine leur était transmise, et elles n’y voyaient rien à redire, signe de la force de l’intériorisation des normes.

Bénédicte en est venue à interroger progressivement son rapport à la philosophie à partir d’une pratique militante « périphérique » mais néanmoins ancrée au sein du lycée : elle est en effet l’une des cofondatrices d’une association sur le sexisme et la violence à l’égard des filles, créée après un drame survenu dans la ville où elle enseigne; c’est peu à peu qu’elle s’est sentie assez solide pour aborder ces questions en cours de philosophie.

Seule Louise, la plus jeune, souligne que sa découverte s’est faite pendant le temps de sa formation à l’Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM)[8] et, fait rarissime, par l’intermédiaire d’une formatrice en philosophie elle-même sensibilisée à ces questions; cette prise de conscience a coïncidé avec ses propres questionnements identitaires.

Questionnement sur soi-même et sur des sujets civiques sensibles semblent donc sinon des préalables au questionnement sur la philosophie, en tout cas une composante à laquelle on ne peut pas échapper.

Ainsi, Bénédicte précise que, même si elle conçoit que des professeures ou des professeurs de philosophie accèdent à ces interrogations par un biais purement théorique, par exemple en découvrant à l’université les études de genre, il n’empêche qu’il leur faudra assumer l’héritage militant féministe qui préside à la réflexion sur ces questions. Ainsi, une mise à distance neutre, dépourvue de tout engagement personnel, lui paraît inimaginable, et c’est peut-être, avance-t-elle, une des raisons qui expliquerait que peu d’enseignantes ou d’enseignants de philosophie traitent ces questions dans leur cours, malgré leur intérêt à cet égard, du moins le croit-elle.

Trois des personnes interrogées ont par ailleurs un engagement que l’on peut qualifier de féministe au sein de leur établissement : elles ne se contentent pas de travailler ces questions dans leur discipline, et leur prise en charge excède de loin l’espace de la classe, voire y est plus prégnante. Par exemple, Louise est « référente égalité filles-garçons » dans son établissement, tandis qu’Anne travaille cette thématique dans le contexte du projet d’établissement.

Ces personnes se sentent déjà responsables de porter ces questions non en tant qu’enseignantes et enseignants de philosophie, mais en tant que citoyennes et citoyens, intellectuelles et intellectuels ainsi qu’éducatrices et éducateurs éclairés sur les rapports de domination et ont le souci de les faire découvrir à leurs élèves.

Le cours de philosophie : espace de formation possible mais pas nécessairement privilégié

Si le cours de philosophie est souvent le lieu de la formation sur les problématiques de l’égalité entre les sexes, d’autres espaces sont aussi privilégiés. En effet, les personnes que nous avons interrogées commencent à faire mention de leurs interventions dans d’autres espaces d’enseignement ou activités pédagogiques.

Ainsi, les activités personnalisées (soutien individualisé ou en petits groupes), des ateliers d’épistémologie dans lesquels Anne invite par exemple les élèves à travailler sur l’approche genrée de la biologie, les cours d’enseignement moral et civique (EMC) – anciennement l’éducation civique, juridique et sociale (ECJS) – sont des lieux permettant de travailler les discriminations et les rapports de pouvoir. Louise parle longuement de ses activités de référente égalité filles-garçons qui la conduisent à faire venir des conférencières avant de nous signaler ce qu’elle fait dans la discipline qu’elle enseigne.

Pourquoi l’espace du cours de la philosophie où la parole des professeures et des professeurs semble la plus autorisée et la plus aisée n’est-il pas également celui où seraient travaillées de façon prioritaire les questions de genre?

Plusieurs raisons sont avancées par les personnes interrogées, qui mettent toutes en jeu la question de la légitimité. Le cadre du programme sans les en empêcher ne les y invite pas de façon explicite : « il faut chercher l’entrée la plus adéquate », explique Laurent.

Pour sa part, Bénédicte admet qu’elle a dû dépasser le sentiment de transgression qu’elle a éprouvé au regard de la façon dont la philosophie est enseignée, et même de la pratique de la philosophie : « Faire correspondre les deux pratiques féministe militante et la pratique professionnelle n’est pas évident. » En outre, ajoute-t-elle, le travail sur ces questions n’est pas circonscrit ni dans le fond ni dans la forme : « On ne sait pas où on s’aventure ni combien de temps, ni vers quelles directions les élèves vont nous entraîner dès qu’on lève le voile sur ces problèmes. » Enfin, il faut parvenir à mettre à distance ses propres réactions émotionnelles devant des résistances ou un sexisme qui est renvoyé brutalement par les élèves.

Aborder ce sujet en cours de philosophie constitue donc une prise de risques pluriels : l’absence de formation, de balisage institutionnel, de corpus textuel sur lequel on puisse s’appuyer, de références dans les manuels fragilise les professeurs et les professeures, et plus encore, la nature et la portée des propos qui peuvent être tenus ou les questions abordées. Ainsi, Laurent s’interroge sur sa légitimité, en tant qu’homme, à traiter des violences faites aux femmes devant des filles qui en savent plus long que lui sur la question.

C’est donc la crédibilité de la parole philosophique qui est ici remise en question dès lors qu’elle s’aventure en dehors du champ de l’histoire de la philosophie, mais aussi peut-être du répertoire de situations historiques, sociales et politiques dans lesquelles les professeurs et les professeures puisent traditionnellement leurs exemples. En effet, on peut supposer que les élèves sont bien invités à penser la violence dans ses manifestations contemporaines, mais tout se passe comme si la réflexion sur les violences conjugales risquait de faire verser le discours philosophique en dehors de ses limites et de faire douter de son identité.

Remarque analogue de la part de Bénédicte : il suffit qu’elle prenne deux ou trois exemples relatifs aux rapports de domination masculine dans trois cours différents pour que les élèves comprennent que ce thème lui tient à coeur, alors qu’ils et elles ne font pas de déduction particulière quand elle se saisit d’autres exemples de façon récurrente. Les élèves rapidement associent la professeure et la discipline à son féminisme, remettant en cause indirectement sinon la légitimité, du moins la place prise par cette thématique. Il semblerait que dans un cours institué les professeures et les professeurs se sentent investis de la responsabilité d’une parole qui doit demeurer en congruence avec certaines attentes philosophiques. Et même s’ils et elles sont convaincus de la dimension philosophique de leur propos, ils et elles tiennent compte de l’effet produit auprès des élèves.

Cependant, il se pourrait aussi que la philosophie par nature, ou en raison de la forme qu’elle prend dans l’enseignement en Terminale, ne soit peut-être pas la mieux placée pour aborder ces questions. Le travail de déconstruction ne se ferait-il pas de façon plus efficace en d’autres lieux, voire en d’autres disciplines? suggère Laurent. Nous reviendrons sur ces dernières raisons.

Ces hésitations initiales laissent ensuite place à une sorte d’évidence; malgré ces tensions, les quatre personnes interrogées ont désormais intégré ces questions à leurs cours : « Je m’aperçois que je prends très souvent des exemples qui mettent en jeu les rapports de domination de sexe ou de race, c’est devenu une habitude », observe Bénédicte.

« C’est devenu un passage obligé chaque année, je m’impose de le faire même si ce n’est pas au programme, et tant pis si ce n’est pas au programme », renchérit Laurent.

Il convient maintenant d’interroger les modalités de ces cours.

La place de la philosophie : des problématiques de l’égalité à une approche genrée de la philosophie?

Si ces enseignantes et cet enseignant travaillent les problématiques de l’égalité entre les sexes, ils n’estiment pas pour autant développer une approche systématiquement genrée du programme. C’est sans doute sur ce point que les positions sont les plus divergentes. Il et elles considèrent unanimement que l’entrée par la notion de culture s’impose. Même si le couple conceptuel nature/culture n’est plus au programme depuis 2003, les quatre collègues s’accordent sur l’opportunité de travailler les concepts inné/acquis, la construction des identités, le devenir homme et femme, les rôles sociaux de sexe, le déterminisme éducatif et surtout la déconstruction de l’argument naturaliste (par exemple l’argumentation de Calliclès dans le Gorgias). Bénédicte donne des extraits de Margaret Mead et d’Élisabeth Badinter sur l’instinct maternel, elle fait réagir les élèves à la célèbre phrase de Simone de Beauvoir. Anne se souvient avoir donné en sujet de dissertation : « Naît-on femme ou le devient-on? » Quant à Louise, elle traite des questions d’identité ou d’intersexualité.

D’autres se saisissent du cours sur la liberté et les déterminismes, ou encore de celui portant sur la justice. Ainsi, Bénédicte explique comment elle a commencé de façon modeste en utilisant des exemples sur différents thèmes : dès que surgit la question de la domination, elle en propose une illustration; ainsi, un texte de Rousseau sur la tyrannie la conduit à évoquer le tyran conjugal.

Si aucune des personnes interrogées n’a entrepris une approche systématiquement genrée du programme, les raisons sont de plusieurs ordres :

  • Laurent estime qu’une telle orientation serait réductrice, car les notions se prêtent à de multiples problématiques. Aussi délimite-t-il nettement son approche : de deux à quatre heures par an, selon les classes, sont consacrées aux questions de discriminations et aux rapports de domination de sexe et de genre;

  • Louise pense que cette perspective pourrait s’avérer contreproductrice et agacer les élèves résistant à une entreprise de persuasion forcée, surtout lorsqu’ils et elles soupçonnent l’établissement de vouloir les sensibiliser à cette problématique en raison de tensions dans le climat de leur classe. En fait, depuis quelques années, soulignent certains d’entre eux et certaines d’entre elles, les élèves ne découvrent plus la thématique des rapports sociaux de sexe; on peut remarquer un effet de saturation – qu’il faudrait bien sûr interroger –, voire de rejet violent dès que les élèves (principalement les classes de garçons) sentent qu’on les invite à remettre en cause leur comportement. On comprend alors la crainte éprouvée à l’idée de braquer ces élèves en les réinvitant, dans le cours de philosophie, à travailler à nouveau ces représentations;

  • Bénédicte et Anne explorent cette question différemment. Pour la première, l’approche des notions à travers le prisme du genre devrait se faire naturellement, car c’est vraiment l’impensé du programme; ainsi, quand on aborde le politique ou les sciences, ou encore le langage, la référence aux discriminations devrait aller de soi. L’obstacle majeur consiste en ce que cette relecture du programme est un énorme travail qui reste à faire. Toutefois, Bénédicte s’aperçoit qu’elle parvient de mieux en mieux à tisser des liens entre les concepts et les questions vives de genre telles qu’elles se posent dans la société, par exemple cette année la question de la langue inclusive. En fait chaque thème l’y ramène : « Quand Rousseau évoque les citoyens, j’introduis de façon problématisée et délibérément anachronique les citoyennes », explique-t-elle;

  • Pour Anne, l’effort devrait porter principalement sur les conditions de production du discours philosophique qui n’est jamais situé, mais s’offre dans l’illusion d’une neutralité universelle. Aussi attire-t-elle l’attention des élèves sur la liste des auteurs composée d’hommes blancs, à deux exceptions près, « l’Arabe (Averroès) et la femme (Hannah Arendt) » introduites en 2003.

Cette contextualisation devrait se faire systématiquement : n’est-il pas paradoxal que la philosophie, discipline de la pensée critique, se refuse à faire un retour réflexif sur elle-même? Il faudrait pouvoir offrir aux élèves des textes permettant de penser la façon dont est constitué le corpus.

Plusieurs s’aperçoivent que c’est dans l’exercice quotidien de la philosophie en classe que leur pratique se heurte à cet impensé de la philosophie que redouble et reflète le programme. Les trois enseignantes et l’enseignant disent rencontrer des contradictions qui les placent dans une situation d’empêchement de leur exercice professionnel.

Les stratégies diffèrent à cet égard : si Anne n’hésite pas à censurer certains textes trop lourds de préjugés racistes ou sexistes, Laurent estime parfois nécessaire, bien que cela soit embarrassant, d’admettre un postulat irrecevable pour accéder au raisonnement de l’auteur (par exemple, le concept de hiérarchie chez Aristote) et comprendre ce que ce philosophe veut expliquer. Ces passages obligés le font douter de l’efficacité à moyen et à long terme de son travail de déconstruction des représentations, car c’est tout le programme de philosophie qui est masculiniste.

La langue véhicule des représentations expressives de la domination masculine. Anne explique comment elle est de plus en plus mal à l’aise quand elle mentionne l’homme ou les hommes (« l’homme pense, travaille »); alors elle cherche d’autres manières de parler et de penser – « l’humain, la personne humaine » – sans être tout à fait convaincue.

Le corpus philosophique serait-il incompatible avec une approche genrée de l’enseignement de la philosophie?

On peut en effet remarquer que les quatre personnes interrogées utilisent comme supports des textes de sciences humaines, des extraits de films, des vidéos. Laurent s’appuie sur le documentaire de Patric Jean intitulé La domination masculine[9], car il estime les textes de philosophie difficiles d’accès; il lui est arrivé toutefois de proposer des textes de Carol Gilligan, en abordant la question du soin (care), mais encore faut-il que les élèves suivent.

Même Anne, sensible à ce corpus masculin, indique qu’elle propose des textes d’auteures contemporaines essentiellement scientifiques, bien qu’elle fasse également lire des extraits de Simone Weil, d’Hannah Arendt et de Simone de Beauvoir. Elle s’efforce de « faire surgir des femmes » en anthropologie, en ethnologie, en psychanalyse, en histoire. En revanche, Laurent reconnaît ne pas faire appel systématiquement et délibérément à des auteures mais plutôt de façon ponctuelle « seulement parce que les arguments de certaines sont intéressants ». La remarque laisse penser que, là encore, une forte raison est indispensable pour présenter un texte signé d’une femme, alors qu’Anne souligne a contrario que certains auteurs ont été introduits dans la liste officielle alors même que le contenu philosophique de leurs oeuvres ne s’impose pas avec une évidence absolue.

Seule Bénédicte va faire étudier pour la première fois pour l’oral du baccalauréat l’oeuvre d’un auteur qui s’est expressément confronté à la question (L’asservissement des femmes, de John Stuart Mill), mais elle aussi reconnaît que, jusque-là, elle n’avait pas fait travailler les élèves frontalement sur ce que les philosophes ont pu dire de la domination masculine.

Une révolution du programme? Le rapport à l’institution

On peut supposer que les personnes que nous avons interrogées sont en attente d’une incitation institutionnelle. En effet, trois sur quatre considèrent comme nécessaire que ces problématiques soient inscrites dans le programme, ce qui leur donnerait plus de légitimité aux yeux des élèves et de leurs collègues. Une telle initiative marquerait un réel engagement institutionnel, car rien ne laisse penser actuellement que cela soit souhaitable : « S’il y avait des signes montrant que ce sont des objets philosophiques à part entière, cela faciliterait la démarche auprès de l’ensemble des collègues qui ne se sentent pas la responsabilité d’introduire ces questions dans leurs cours ou craignent d’être hors programme », explique Bénédicte, car malgré tout « on est toujours à la limite ». Les élèves sentent rapidement que c’est un centre d’intérêt particulier de la professeure, et non un objectif institutionnel du programme de philosophie. Un repère philosophique (sexe/genre) ou un chapitre consacré à la question ou encore une question d’approfondissement semblerait légitime.

Seule Louise marque sa réserve : pour les élèves comme pour les professeurs et les professeures, ce qui est trop marqué du sceau de l’institution est entaché de suspicion. Par ailleurs, une inscription au programme risque d’être suivie de prescriptions trop précises. Au fond, le statut hors programme sert cette thématique et suscite l’intérêt des élèves. Attachée à sa liberté pédagogique, elle se réjouit de cette situation qui lui permet de travailler comme elle l’entend parce que si rien n’y incite, rien ne l’interdit non plus. Elle explique qu’il lui déplairait que l’inspection balise la manière d’aborder ces thèmes, car une prescription se révèle vite contraignante. Cette position renvoie à des tensions traditionnelles chez les professeures et les professeurs de philosophie : oui à un programme, mais non à un programme trop cadré[10]. L’approfondissement de cette proposition les conduit à remettre en question leur conception de la philosophie et sa place dans les programmes. En effet, la philosophie apporte-t-elle un éclairage spécifique sur les problématiques de genre? Les réponses des quatre personnes interrogées sont nuancées.

Si Bénédicte envisage possible l’approche du programme à travers le prisme systématique du genre, Laurent doute de la pertinence d’une approche spécifique. Il estime que la philosophie permet peut-être de mettre des mots sur des problèmes, mais que le travail de déconstruction est souvent fait ailleurs et de façon plus satisfaisante parce qu’il est nourri par d’autres sciences humaines, notamment la sociologie.

La philosophie est-elle la discipline la mieux placée pour travailler les rapports sociaux de sexe? Dans les faits, les quatre collègues font appel aux ressources des sciences humaines et sont plus à l’aise pour aborder ces questions en dehors des cours.

Si ces questions doivent être traitées dans des cours de philosophie, il importe que celle-ci entre en un dialogue beaucoup plus serré avec les sciences humaines à l’intersection desquelles elle se situe souvent. On sait qu’il s’agit d’un point de tension dans l’enseignement puisque voici quelques années il a été question de reconfigurer la Terminale littéraire qui aurait été beaucoup plus ouverte aux sciences sociales, ce qui aurait entraîné une réduction de l’horaire de philosophie.

Les oeuvres philosophiques ne suffisent pas pour traiter des questions contemporaines, affirme Anne. Les auteurs du programme ne sont pas représentatifs de la société dans laquelle on vit; pour pouvoir réfléchir à ces questions contemporaines, il faut se penser et pouvoir se situer dans celle-ci. On ne peut aborder des questions aussi importantes que l’égalité par le seul concept « purement » philosophique. C’est l’illusion produite par l’injonction à l’universalité. Il importe plutôt de montrer très concrètement la façon dont on discrimine, dont on domine, dont on subit la domination. Et ce serait très bien que l’on puisse donner cet éclairage aux élèves en introduisant une interdisciplinarité, un dialogue fécond entre sciences sociales et philosophie.

Là encore le programme de philosophie n’interdit pas ce travail, mais ce dialogue systématique reste à construire.

L’approche genrée de la philosophie consiste avant tout à effectuer un retour critique de la philosophie sur elle-même et sur la façon dont on l’enseigne, insiste Anne. Pour comprendre le discours de Rousseau sur les femmes, il faut analyser les conditions historiques et sociologiques de la production du discours philosophique. Toute l’histoire de l’enseignement de la philosophie sous cet angle reste à faire. Laurent la rejoint sur ce point : en philosophie, comme en sciences ou en éthique, on doit réfléchir aux critères masculinistes qui norment les savoirs.

Lorsque les élèves arrivent en dernière année, « on compte pour du beurre, on a un pouvoir symbolique », explique Anne. À la différence de Louise qui se réjouit de la grande liberté accordée par l’institution, Anne déplore que celle-ci les laisse tranquilles, « trop tranquilles ». Certes, les programmes de philosophie ne sont pas suivis à la loupe par les politiques (à la différence de ceux d’histoire), mais il serait temps que l’on pose de vraies questions subversives. Et ce serait donc à la philosophie de le faire, pas à elle seule mais en dialogue avec les autres disciplines.

Or le programme est étroitement adapté aux sujets des examens.

L’introduction d’un sujet au baccalauréat, ne serait-ce qu’un texte portant sur cette problématique ou d’une notion à l’agrégation serait un signe d’avancée notable : proposer un texte de Mill représenterait « une révolution symbolique », remarque Bénédicte. Les trois enseignantes et l’enseignant estiment que dans l’état actuel cela paraît hautement improbable.

Quant à un thème mis au programme de l’agrégation, cela semble encore plus irréaliste : les jurys masculins produisent des sujets masculins, entendons des sujets d’histoire de la philosophie « l’homme et Dieu… », résume Anne. « Tout cela est de l’impensé dans la profession. »

Alors que cela a du sens de soulever ces questions au Québec, observe Laurent, cela reste marginal en France parce que la philosophie humaniste est héritière des Lumières. Et Anne d’observer que les tensions entre philosophie, genre et institution ne sont pas résolues pour la bonne raison qu’elles n’en sont même pas au stade d’être pensées. En France, la philosophie sera toujours la discipline qui sera toujours reformée en dernier. Il faudrait que la révolution ait déjà été faite ailleurs.

Dans quelle mesure ces collègues s’engagent-ils et elles dans une éventuelle réforme? C’est la dernière question que nous examinerons.

Le partage des préoccupations dans le milieu professionnel

Les quatre personnes interrogées parlent généralement peu de leur intérêt à leurs collègues de philosophie. On les sent très sensibles à tous les signes qui leur sont renvoyés et qui laissent transparaître des positions différentes, voire contraires. Ce sujet délicat divise et certaines remarques sur la langue inclusive ou sur la complicité de genre entre professeure ou professeur et élèves ont dissuadé Anne et Bénédicte de discuter de ces questions. Anne avance le besoin de garder des relations conviviales et estime que sa colère est loin d’être partagée. Bénédicte, de son côté, déclare que sa collègue est très focalisée sur l’histoire de la philosophie et, à ce titre, considérerait peut-être comme hors programme ce travail.

Cette réserve interfère avec la problématique de l’accommodement relationnel dans le milieu professionnel, aspect particulièrement sensible chez les professeurs et les professeures de philosophie; dans le contexte des équipes pédagogiques, il y a peu d’échanges sur leurs pratiques philosophiques, surtout lorsque celles-ci sont très divergentes. Or aborder les questions de genre en philosophie est une signature pédagogique. L’intérêt porté à ce sujet signifie que l’on pratique une philosophie du débat, de la confrontation à l’actualité et non la leçon magistrale appuyée avant tout sur l’histoire de la philosophie. Cette opposition qui peut sembler caricaturale reste néanmoins encore forte dans le milieu professionnel. D’où la pratique de l’évitement : on peut discuter à la rigueur de philosophie, mais non de ce qui se passe dans les classes. Une conception de la philosophie en prise avec les problèmes du monde n’est pas partagée unanimement. S’il leur arrive d’aborder ces questions, c’est selon des modalités précises (l’humour, les taquineries), et ce, afin de désamorcer toute réelle polémique.

Toutefois, les quatre personnes que nous avons interrogées ont le sentiment qu’une légère évolution se dessine peut-être : la rencontre de telle ou tel jeune collègue leur laisse penser que les choses progressent, que le sujet devient moins tabou.

Cependant, les signaux sont discrets, et les trois enseignantes et l’enseignant interrogés reconnaissent ne pas toujours passer à l’offensive ou faire du militantisme. Par manque d’occasion, à leur avis; de fait, les lieux de rencontre sont rares : on note les commissions d’harmonisation du baccalauréat, où les sujets choisis n’offrent aucune entrée, ou encore les rares stages de formation qui ne portent pas sur ces thmatiques.

Et personne n’ose introduire ce sujet dans un cadre associatif professoral ou syndical. Il semble que se mette en place une autocensure entre collègues mobilisés par d’autres préoccupations.

Quant à s’en ouvrir à l’inspection, cela ne vient pas à l’esprit des quatre personnes interrogées parce qu’elles la jugent soit plutôt hostile à ces problématiques, soit poliment indifférente. Deux collègues insistent sur le fait que l’inspection place l’enseignant ou l’enseignante dans une situation défensive : il faut alors éviter de prêter le flanc à la critique.

Ainsi, personne n’a proposé un cours portant sur cette question devant un inspecteur ou une inspectrice ni même songé à le faire. Quant à l’inspection elle-même, ceux et celles qui en ont la charge ne prêtent pas attention à ces entrées en compulsant le cahier de textes ni ne posent de questions à ces collègues sur leurs activités et leurs engagements au sein du lycée. Les personnes interrogées n’attirent pas non plus l’attention sur ces points.

De même, ce professeur et ces professeures ne pensent pas à réclamer une formation en ce domaine même s’il et elles estiment qu’une formation solide et labellisée par l’institution serait bienvenue. La formation à l’échelle individuelle est essentiellement autodidacte.

En résumé, il faut un cadre de confiance pour s’ouvrir de ce que l’on fait dans sa classe de philosophie, et cette confiance n’est guère présente dans le corps professionnel. Si la parole se fait plus libre en direction d’autres collègues déjà sensibilisés, ils et elles comptent sur leur engagement personnel en dehors de la philosophie pour faire avancer cette cause, et ce, en travaillant sur le projet d’établissement (Anne), en favorisant des rencontres grâce à sa mission de référente égalité filles-garçons (Louise) et en travaillant avec des partenaires associatifs (Bénédicte).

Ainsi, Anne attire l’attention de la direction sur la différenciation involontaire (orientations, pratiques éducatives, absence de mixité) : « Comment faire pour créer une mixité de genre dans un établissement où elle n’existe pas? » Tel est son objectif et, à cette fin, elle fait venir des chercheurs et des chercheuses de l’Institut national d’études démographiques (INED) pour travailler ces questions.

Conclusion

Les préoccupations de ces trois enseignantes et de l’enseignant que nous avons rencontrés dépassent largement la seule approche philosophique. Ces collègues s’interrogent autant sinon plus sur leurs pratiques pédagogiques et font preuve de vigilance pour éviter de différencier, de stigmatiser, tout en prenant conscience de leurs propres stéréotypes et en montrant une réelle préoccupation à l’égard d’une éducation à l’égalité (Morin-Messabel 2013).

Ces personnes se définissent-elles comme des professeures ou un professeur de philosophie féministes? Sans aucun doute, et c’est ainsi que les perçoivent leurs collègues et les élèves, même si les quatre personnes ne revendiquent pas toujours cette appellation en raison des malentendus induits par les représentations du féminisme.

Il existe donc une tension entre l’engagement fort manifesté dans les pratiques pédagogiques de ces quatre personnes, voire leur activité militante hors du cours de philosophie et leur discrétion (leur engagement n’est jamais mentionné dans leur espace professionnel disciplinaire).

Ces précautions à l’égard des collègues, de l’institution et, en un certain sens, du cours de philosophie lui-même laissent penser que la réserve ainsi manifestée pourrait se rattacher à une conscience plus ou moins grande du fait que les enjeux d’une introduction des problématiques du genre au coeur du cours de philosophie dépassent la légitimité de cette problématique. N’agit-elle pas comme une pierre de touche obligeant à interroger la pertinence du programme de philosophie et la place qu’il occupe dans le cursus scolaire? À l’heure où les travaux des sciences humaines nourrissent et bouleversent le champ de la pensée, quelles sont la spécificité et la force de la philosophie? Comment la légitimer en en montrant le caractère indispensable, tout en acceptant de la faire descendre de son piédestal, d’entamer de façon constructive un dialogue avec les autres savoirs? Est-ce possible si elle reste confinée dans la classe de Terminale et si les enseignantes et les enseignants de philosophie en sont à faire des acrobaties plus ou moins réussies et justifiées afin de jeter des ponts entre elle et les questions socialement vives qui accrochent les élèves en interrogeant leurs identités de sujets et de citoyens et citoyennes?

Ce début de recherche permet donc d’éclairer les résistances de l’ensemble du corps professionnel. Il est probable que, à l’instar de leurs collègues d’autres disciplines, la plupart des professeurs et des professeures de philosophie ne considèrent pas que les discriminations de sexe et genre devraient faire l’objet d’une attention particulière et constituer un objet d’enseignement, parce qu’il ne leur a pas été donné de développer en ce domaine une pensée critique ni surtout de recevoir de formation sur leurs effets sur le système éducatif, leurs pratiques pédagogiques et sur l’enseignement de la philosophie : la plupart ne partage ni le cheminement ni les prises de conscience des quatre collègues et leurs résistances sont les mêmes que celles qui ont déjà été mises en évidence dans d’autres études (Petrovic 2013; Guilpain 2010)

Deux autres résistances nous paraissent plus décisives et caractéristiques. La première touche à la conception du programme de la philosophie et de ses objets : alors même que celui-ci s’avère fort peu contraignant et offre de multiples entrées, il est remarquable que subsiste la crainte, même chez certaines des personnes interrogées, de se trouver sinon hors du programme officiel, du moins hors de la représentation de son contenu légitime, telle qu’elle est partagée par l’ensemble d’une communauté composée des inspecteurs et des inspectrices, mais surtout des membres du corps professoral, des élèves, voire des parents. D’où cette attente d’une inscription validant ce qui, sans elle, apparaît comme une interprétation contestable. Ainsi la tradition largement véhiculée par une culture commune non interrogée se révèle-t-elle plus coercitive que les textes officiels.

La seconde résistance relève d’un vrai débat autour de la conception de la philosophie en Terminale mais aussi de l’identité épistémique des questions de genre. Y a-t-il une approche réellement spécifique du genre en philosophie, si l’on écarte toutes les analyses légitimes relatives à l’histoire de la philosophie et à ses normes? Le genre n’est-il pas un concept des sciences humaines auxquelles seules revient le devoir de le traiter? Et selon la conception que l’on se fait de la philosophie en Terminale (mais peut-être pas uniquement), on considère comme justifié – ou non – d’en faire un objet de cours. D’où le choix de la plupart de remettre cette charge à d’autres ou de traiter le sujet en d’autres lieux (EMC, ateliers, etc.).

Au-delà du chantier qui consiste à révéler les potentialités du programme de philosophie en matière de genre et à les mettre à la disposition de toutes et de tous (Guilpain 2016), on mesure l’importance de ces enjeux identitaires pour la philosophie et pour le genre.