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Il n’est pas rare de considérer que les Lumières et l’avènement de la modernité sont une sorte de saut qualitatif en fait de société, accompagné, voire provoqué par une vie intellectuelle et philosophique prolifique. En créant des systèmes théoriques où l’être humain et la société peuvent répondre d’eux-mêmes sans avoir à passer par des figures divines et basés sur des citoyens et des citoyennes autonomes, la philosophie aurait ouvert la possibilité d’un monde d’égalité de chance et de considération pour tous et toutes. Le propos de notre article n’est pas de nous pencher sur l’actualisation dans la communauté civile d’un système philosophique, mais de sonder la stabilité même de l’idée philosophique d’autonomie et de modernité, en particulier en ce qui concerne sa capacité à inclure les femmes en son sein.

On trouve un témoin célèbre de cette imbrication entre philosophie et effervescence sociale dans l’article de Kant (1853) intitulé « Qu’est-ce que les Lumières? » Il commente les évènements contemporains, tout en développant une théorie émancipatrice des êtres humains. L’élément moins connu est qu’il s’agit d’une réponse à une tribune écrite par le pasteur Zöllner, quelques mois plus tôt (1783). Celui-ci voyait la décadence de la société dans la sécularisation du mariage amenée par les Lumières et le désintéressement des femmes pour la piété. Kant répondra en faisant disparaître la problématique féminine. Ce sera la préfiguration d’une crispation entre l’universalisme des Lumières et leurs rapports aux femmes.

En effet, cet idéal est toujours tronqué de moitié par les personnes mêmes qui l’érigent. La philosophie moderne prive les femmes d’entendement : voilà un réflexe misogyne pouvant être rattaché à la formule « autres temps, autre moeurs ». Pourtant, force est de constater que dans cette discipline (Haslanger 2008) ou sur le plan politique (Childs et Krook 2006 et 2008), les femmes sont toujours sous-représentées.

Nous proposons d’explorer ce noeud par l’étude des constructions successives des concepts de sujet philosophique et de modernité, éclairée de l’ouvrage de Carole Pateman Le contrat sexuel (2010) reprenant les textes majeurs des Lumières, et ce, afin de comprendre comment en pensant « l’homme libre » et « la raison », la philosophie a créé une catégorie politique arbitraire : les « femmes ». D’où un point aveugle dans notre travail : notre méthodologie nous fait étudier les « femmes » de la façon dont elles sont assignées dans les textes, nous empêchant d’enclencher une réflexion sur les individus que l’on assigne et mésassigne « femmes » dans la modernité, y ayant véritablement vécu. Il y a, dès lors, un voile sur ce que les textes n’ont pas pensé. Notre article se borne à sonder le sexisme moderne en suivant la construction du sexe comme catégorie arbitraire inventée par la philosophie moderne, pour justifier son concept de personne libre et raisonnable.

Les femmes et l’ordre social des Lumières

L’héritage patriarcaliste

Pateman commence son analyse par l’ordre social précédant le contractualisme, et auquel ce dernier s’oppose : le patriarcalisme, ou la justification de l’ordre social par une autorité dont le pouvoir boucle entre religion, gouvernement et famille. Pateman s’appuie sur les développements de Robert Filmer dans Patriarcha (1998), qui motiveront par polémique les Traités politiques de Locke (1997) et le Discours sur l’économie politique de Rousseau (2002). Cité par Pateman (2010 : 172), Filmer écrit que « le domaine naturel et privé d’Adam est la source de tout gouvernement et de toute propriété ». Pour sa part, Pateman (2010 : 124) souligne que la famille est « métaphore » de l’ordre public, toute situation de subordination autorité-sujet reproduisant une situation père-fils. Le monarque et le père se confondent, transcendés par la figure religieuse du patriarche. Cependant, on note aussi que le « privé » et « tout gouvernement » (le public) forment un continuum d’autorité qui s’autoalimente. La famille est alors une métonymie de la politique : la politique, le public, n’est qu’une extension du foyer. Le corps social et le corps familial ne font qu’un.

Cette métonymie révèle la triple inexistence des femmes dans ce système politico-familial, suivant Pateman. D’abord, elles sont exclues de la participation civile – seuls les fils sont sujets de l’autorité du monarque. Ensuite, elles n’ont même pas assez de substance pour être sujets de leur père ou mari, comme la femme de Zöllner qui n’a d’intériorité ou de volonté que la vertu religieuse. La vertu féminine n’est pas un devoir : c’est une détermination. Enfin, c’est à l’homme d’endosser la fonction reproductrice du corps social, donc aussi celui de la famille, faisant du corps des femmes un « réceptacle vide » (Pateman 2010 : 130-132). Elles sont le truchement sans substance du père au fils, perpétuant la famille, donc la société. Dans le contrat de mariage religieux, la femme n’« abandonne » même pas son corps/ventre à son mari, et sa vertu à Dieu : elle n’a rien à abandonner. Ce n’est pas qu’un simple moyen de consolider l’assise patriarcalo-religieuse de la société, c’est la condition de la reproduction de cette dernière : ne pas avoir de mère, pour avoir un « omnipère ». D’où l’angoisse de Zöllner envers le contrat de mariage civil, à première vue secondaire devant les Lumières. Il n’est pas question ici d’une simple convulsion traditionnaliste. Pour les patriarcalistes, c’est la modalité même de génération du politique et de l’humain que la sécularisation rend obsolète.

Ainsi, la femme dans la société patriarcaliste n’existe pas dans le public et pas davantage dans la famille ou par son corps. Le patriarcalisme a une sphère privée, privée – dénuée – de femmes. Elles devraient donc avoir tout à gagner avec les Lumières, qui promettent une personne qui s’émancipe de ses maîtres. L’omnipère étant tué, les femmes devraient pouvoir réinvestir leur corps, leur famille, leur société.

Le projet des Lumières, ou l’impossible émancipation féminine

Et pourtant, le contradicteur contractualiste du patriarcalisme, John Locke, écrit dans son Deuxième traité du gouvernement civil (1997 : i, §2, 138), celui-là même contre Filmer : « le pouvoir d’un magistrat sur un sujet doit être distingué de celui d’un père sur ses enfants, d’un maître sur son serviteur, d’un mari sur sa femme et d’un seigneur sur son esclave ». Comment expliquer que la subordination patriarcale reste paradigmatique après la chute du patriarcalisme?

Reprenons l’exposé contractualiste lockéen. Dans l’état de nature, les fils sont éduqués par les deux parents, mais la mère est systématiquement citée après le père comme figure d’autorité (Locke 1997 : iv). Les fils donnent ensuite leur consentement à la gouvernance du père (ibid. : §24). C’est là que l’autorité naturelle s’ouvre au consentement, créant un continuum entre le privé et public, entre nature et personne éclairée.

Toutefois, les fils n’accorderont jamais leur consentement à l’autorité maternelle. Et les filles ne développeront pas de notion de consentement. Seuls les fils (Locke 1997 : iv, §9), devenus majeurs, se détourneront définitivement de l’autorité du père, créant par là l’espace civil, une fraternité sans père, autonome, sans maître. Là commence le projet lumineux de la civilisation.

Ce n’est pourtant pas le premier acte social, qui, malgré la sécularisation, reste le mariage : « La première société a été celle de l’homme et de la femme; et elle a donné lieu à une autre qui a été entre le père, la mère et les enfants » (Locke 1997 : vii, §1, 179). C’est une protosociété, différente de la sphère civile, mais qui a été donnée par Dieu aux êtres humains, car il n’est pour eux « pas bon d’être seuls » (ibid.). Alors « la société conjugale a été formée, par un accord volontaire, entre l’homme et la femme […] elle consiste particulièrement dans le droit que l’un a sur le corps de l’autre, par rapport à la fin principale et la plus nécessaire, qui est de procréer des enfants » (Locke 1997 : §2, 181). La femme est incapable d’atteindre la majorité ou le consentement, soumise à l’ascendant naturel de son mari sur elle. Et pourtant, c’est bien pratique, elle est paradoxalement investie d’un pouvoir de pacte. Le mariage, base même de l’accès au civil pour Locke, repose sur une contradiction – qui se trouve dans toutes les théories politiques des Lumières, même antagonistes.

Pateman (2010 : 141) souligne l’argument spécieux de la force physique. Cependant, nous ajoutons également que Locke est pris dans une boucle infernale. Il faut bien que soient reproduits les corps des citoyens, qui sont des frères sans père, le patriarche-utérus de Filmer étant tué. Locke a besoin d’une zone tampon, floue, entre état de nature et société civile. C’est la zone des femmes. Si elles veulent des enfants, ce n’est pas par raison, ou sens de la responsabilité sociale dont elles sont dénuées. C’est l’expression de leur détermination naturelle. Seulement, la société devant assurer les libertés naturelles, elle devrait garantir le règne des femmes sur la famille. Toutefois dans ce paradigme, ce serait les mères qui seraient tuées par les enfants, qui deviendraient soeurs. Ce point de perméabilité, de continuum entre espace public et privé, renverserait les rapports de genre – on risquerait le matriarcat.

Seule solution : tordre son modèle, formuler un contresens, et doter les femmes, malgré leur détermination totale, d’un entendement suffisant pour abandonner consciemment leur pouvoir à leur mari. On sent l’intuition lockéenne que sa proposition d’ordre social est injuste; que les femmes, une fois investies d’un rôle social même seulement reproducteur, pourraient s’en détourner immédiatement, mettant en péril la reproduction sociale. Il faut alors justifier théoriquement une coercition envers elles, même si l’argument doit être boiteux.

Les corps de femmes, risque subversif de la société moderne

Ce refoulement ne s’effectue pas par une désubstantialisation et une réappropriation des caractéristiques attachées au féminin, comme dans le patriarcalisme. Au contraire, elles sont renforcées (procréation, éducation). L’emprisonnement des femmes au foyer devient capital à l’ordre social. Une préoccupation d’autant plus urgente chez un auteur comme Rousseau, deuxième moment du contractualisme, et incontournable dans la doxa contemporaine de concevoir la démocratie.

Dans la fresque rousseauiste de l’état de nature (1762), on ne trouve aucun ascendant masculin naturel, ce qui rend la justification d’un ordre social sexiste postpatriarcaliste encore plus fragile. En effet, écrit-il dans Émile ou De l’éducation, si les femmes cessaient d’être « modestes », « le genre humain périrait par les moyens établis pour le conserver [les femmes reproductrices]. Tyrannisés par elles, [les hommes] seraient enfin leurs victimes, et se verraient tous traînés à la mort » (Rousseau 1852 : 632).

Nous émettons l’hypothèse que les corps de femmes sont à refouler, car ils sont le rappel constant du mensonge originel quant à leur « consentement » pour un pacte social patriarcal, le mariage, qui commence à apparaître comme la fondation de la société des Lumières, quelle que soit la théorie considérée.

La philosophie des Lumières a inventé conjointement la femme-citoyenne, sa servitude volontaire, et son incapacité paradigmatique à atteindre la raison et la majorité politique; et l’architecture même des concepts d’individu raisonnable et de société repose sur le refoulé de cet argument spécieux. L’individu raisonnable et autonome, l’adulte sans père, ne peut exister que si les femmes reproduisent la société. À condition qu’elles-mêmes ne deviennent jamais raisonnables et autonomes. Pas de Lumières sans coercition des femmes.

Voyons à présent la justification philosophique « en raison » de cet état de fait, ou comment la philosophie a dénié aux femmes leur capacité à se penser, donc à s’émanciper.

La raison patriarcale, condition philosophique de la modernité

La raison phobique de l’hétéronomie

« Qu’est-ce que les Lumières? » (Kant 1853) deviendra un texte canonique de la philosophie occidentale et de ses projets politiques. Il présente une raison commune à tous et à toutes, et une liberté qui tend vers les mêmes principes communs. La moralité, c’est donc suivre la loi que l’on s’est soi-même trouvée, et qui est identique pour chaque personne. L’autonomie du sujet kantien est entièrement refermée en cercle, chaque point rayonnant vers tous les autres, ne semblant souffrir aucune hétéronomie douteuse qui serait reportée sur les femmes comme chez Locke ou Rousseau.

Même le privé n’est plus refoulé. Il consiste lui aussi en une obéissance aux principes de la liberté partagée par tous et toutes, donc une fonction civile comme une autre, rendant caduc le déni de l’existence des femmes. Enfin l’égalité? Non.

Le contrat de mariage kantien est « la liaison de deux personnes (Menschen) de sexe différent, qui veulent pour toute la vie la possession réciproque de leurs facultés sexuelles » (Kant 1993 : §23). Or une fois contracté, le mariage entre dans la catégorie du droit personnel des choses. Et il n’est pas question que du partage des meubles : les femmes deviennent, une fois mariées, aussi « choses » (Dingen) (Kant 1993 : §22 et suiv.).

Pateman (2010 : 237) souligne que la « possession réciproque des facultés sexuelles » équivaut à « permettre à une autre [personne] du sexe opposé à satisfaire par elle ses désirs ». L’acte sexuel est un acte d’usage de l’autre, alors utilisé comme un moyen (de satisfaction), et non comme une fin. Ce qui est profondément immoral, donc contraire à la liberté. Alors pour faire entrer le mariage dans la légalité de la liberté, « la seule condition sous laquelle je puis librement faire usage de mon inclination sexuelle est que je bénéficie d’un droit de disposer de l’entièreté de la personne de l’autre » (Kant 1997 : 294). On retrouve ici la vieille pirouette : le contrat ne peut se nouer qu’entre deux personnes – la femme est Mensch, mais elle doit se laisser consommer pour que le mari en ait la jouissance et elle devient Ding.

L’hypothèse que nous avançons en étirant les remarques de Pateman est que, si Kant « chosifie » les femmes, c’est qu’il a besoin de les faire taire par deux moyens :

  1. Elles sont rendues handicapées à l’exercice de la raison, donc au discours civil (« la plus grande partie des hommes (et avec eux le beau sexe tout entier) tiennent pour difficile, même pour très-dangereux, le passage de la minorité à la majorité » (Kant 1853 : 281)), malgré un delta spécieux permettant la contractualisation;

  2. Elles sont rendues choses, donc muettes, par leur mariage, qui est un commercium sexuale justifiant leur remise au silence.

Cependant, quelle est la raison de la mise au silence des femmes? Que pourraient-elles dire de risqué, de scandaleux?

Le « scandale », pour Kant, c’est le mésusage de la critique dans la « fonction civile », dans le pacte citoyen – donc ultimement dans la liberté de chaque personne. C’est l’ouverture à l’instabilité, une « critique insolente… au moment [de] l’obligation », qui « pourrait occasionner des résistances (“ Widersetzlichkeiten ”, que l’ont peut aussi traduire par “ rébellion ”) générales » (Kant 1853 : 284). Nous supposons qu’il s’agirait ici d’une révolution sexuelle, donc une déstabilisation politique. Nous avançons l’hypothèse supplémentaire que le secret que détiennent les femmes muettes est que leurs maris les désirent, les veulent comme moyens et non comme des fins. Voilà une aporie à la raison parfaite et infinie des maris, qui ne se satisfait pas d’elle-même et se révèle en réalité hétéronome. Ce que refoule la subjectivité raisonnable, ce n’est pas tant son pendant sensible, impressionnable, faillible, que son désir appréhendé comme le signe de l’incomplétude de la raison. La raison kantienne n’éteindra jamais l’irrationalité du désir sexuel et de la volonté de possession, soit, selon Kant, la réduction d’un ou d’une autre au statut de moyen. Une société se voulant autonome, donc libre, ne peut pas courir le risque d’y inclure les femmes et, par là, l’hétéronomie.

Le sujet moderne, mouvant, désirant, patriarcal

Tournons-nous alors vers Hegel, marqueur philosophique de la modernité, qui opposera à Kant un sujet mû uniquement par la force de son désir, et non par une maxime a priori, donc où les individus désirants et leurs sexualités ne sont plus un obstacle à l’autonomie. Judith Butler (2011) qualifiera La phénoménologie de l’esprit (1941) hégélienne de roman d’initiation (Bildungsroman). Cette initiation est celle de la conscience subjective, qui apprend à comprendre le monde et les autres en même temps qu’elle-même, pour s’épanouir éthiquement en sujet philosophique rationnel dans l’État.

Mue par le désir de comprendre le monde, la conscience se l’approprie – donc le nie. Ce désir connaît un moment particulier quand la conscience en rencontre une autre (Hegel 1941 : iv) : voilà un ou une autre-moi, et non un élément du monde que je peux assimiler à ma connaissance. Les deux consciences, encore jamais confrontées à l’altérité, doivent reconnaître leurs désirs propres comme particuliers (elles ne sont plus seules), tout en affirmant l’universel de leur liberté/volonté, au risque de se perdre elles-mêmes. Pour ce faire, elles doivent admettre la même infinité à l’autre, dans un geste symétrique. Voilà où s’articulent particulier et universel. C’est la dialectique « du maître et du serviteur » : les deux consciences échoueront dans cette articulation, l’une prenant toujours le dessus sur l’autre.

Sauf avec l’amour. Le mariage, comme l’a exposé Hegel dans les Principes de la philosophie du droit (1940), est un échange de voeux : de perdre sa liberté pour la fidélité, de mettre des barrières à son désir, d’élire un objet (sujet!) de désir. Ce n’est pas un contrat : c’est un acte de désir (Hegel 1940 : §75). C’est la naissance de la reconnaissance. Comprendre l’autre comme un ou une autre-soi, tout en se laissant saisir par l’autre en miroir, dans un dessaisissement de soi-même – c’est le « consentement » mutuel de deux désirs (Hegel 1940 : §162).

Dans l’amour et le mariage, la conscience est pleinement rationnelle. Les deux parties savent qu’elles accomplissent, par la limitation volontaire de leur désir, la possibilité même de l’éthique, en articulant universel et particulier : « L’élément arbitraire du besoin particulier de l’individu […] se transforme ici en prévoyance et en acquisition pour un être collectif, donc, en quelque chose d’objectivement moral » (Hegel 1940 : §170). Raison, éthique et désir se nouent pour former la révolution d’une subjectivité nouvelle. Si Hegel déborde Kant à ce moment-là, c’est parce qu’il n’a pas peur des scissions, des hétéronomies, et qu’il les met en avant pour mieux les surmonter (scissions du monde, scissions du sujet). Pour la première fois, la participation égale des femmes semble être une des clés de la modernité. En effet, la reconnaissance étant enfin possible grâce au mariage, on peut construire la sphère de l’éthique et de l’État, de l’égalité et de la protection de la liberté de chacun et de chacune.

Cependant, pour arriver à cette sphère civile, les hommes doivent confronter leur désir à la mondanité : « dans le combat et le travail aux prises avec le monde extérieur et avec soi-même, de sorte qu’il ne conquiert l’unité substantielle qu’au-delà de sa division intérieure » (Hegel 1940 : §166). La raison (chez Hegel, l’Esprit) de l’homme moderne est quelque chose qui se gagne contre le monde. La raison subsume les scissions du monde et se fonde par et en elle-même, sans hétéronomie. Se saisir du monde est donc l’acte moderne par excellence. Et il semble bien être réservé à l’homme : « la formation de la femme se fait on ne sait trop comment, par l’imprégnation de l’atmosphère que diffuse la représentation, c’est-à-dire davantage par la circonstance de la vie que par l’acquisition de connaissances » (Hegel 1940 : §166). La femme ne travaillerait, ne transformerait, ne mériterait pas. Elle n’est, encore une fois, que la performance de sa détermination naturelle. Une sous-conscience.

En nous basant sur l’observation de Pateman, nous pouvons supposer que si le mariage est un moment de reconnaissance, alors que les deux consciences mâles y échouaient, c’est en fait parce que la conscience (un bien grand mot) de la femme n’a pas un besoin de re-« connaissance » comme autre-homme. La réelle reconnaissance reste en fait impossible. Hegel, étant coincé, a développé une demi-conscience, un marchepied à l’éthique. Ce qui signifie que la sphère hégélienne éthique ne tient en réalité que sur une jambe, le mariage étant une parodie de reconnaissance.

Hegel dissimule exactement le même mariage que Kant, c’est-à-dire le dessaisissement d’une conscience et le saisissement par l’autre, sans réciproque, dans un mouvement subordonnant et dé-substantifiant. Ironique alors de relire ceci : « On ne peut donc subsumer le mariage sous le concept du contrat. Cette subsumption est établie chez Kant, dans toute son horreur » (Hegel 1940 : §75). Une fois encore, la femme est assez capable pour être contractante, mais dès que le contrat est entériné, il est inutile de la doter plus longtemps d’entendement, et la femme redevient irrationalité négligeable. La nouvelle subjectivité, créée par le mariage, et qui porte au public, est en fait celle du mari. Lui seul devient un être moral et civil; ce n’est pas l’esprit du couple. La famille et l’État étant inséparables (« Le mariage, et essentiellement la monogamie, est un des principes absolus sur lesquels repose la moralité d’une collectivité » (Hegel 1940 : 166)), il s’ensuit que la raison philosophique et la raison éthique, comme l’État moderne, sont nécessairement patriarcales. On comprend alors que les notions conjointes de « sujet » et d’« autonomie », utilisées comme des immanences essentielles et inséparables dans les textes de la modernité, sont tout autant des créations philosophiques que « les femmes », et que leur existence n’a rien d’évidente.

L’ambiguïté de la critique de la modernité

L’autonomie des Lumières est donc une autonomie négative, c’est-à-dire adossée à, définie contre, l’irrationalité féminine. C’est l’aveu de son échec systématique à théoriser une subjectivité comme autonome, extensible, universelle, totale; caché sous le tapis en enfermant les femmes au foyer.

Laissons ici Pateman qui s’attaque par la suite à la question du travail, et penchons-nous sur ce moment moderne, liant monde, autonomie, subjectivité et critique, afin de comprendre cette aporie logique. Pour Habermas (2011), Hegel est le premier « moderne » à se comprendre comme tel, c’est-à-dire à rassembler, grâce à la puissance de la raison, l’éclatement du moment moderne. D’après Habermas en effet, la raison se libère de la tradition par la Réforme et les Lumières. Ce faisant, elle fait éclater un monde patriarcaliste, lisse et sans hétéronomie, laissant un monde creusé de sillons qu’il appartient à la raison de surmonter. C’est le « problème » (Habermas 2011 : 52) de la raison et de la modernité. Après avoir tourné sa vision de la critique vers le monde, qu’elle a profondément transformé de sa puissance, Hegel veut qu’elle le réunifie. La modernité s’avère donc une attitude philosophique par rapport au monde. C’est transformer le monde en philosophie.

Toutefois ce faisant, continue Habermas, on ferme le monde à jamais. Philosophie et monde sont alors si imbriqués que la philosophie et le sujet raisonnable emportent le monde avec eux et ne sont plus en mesure de produire un discours sur ce dernier. Pour la subjectivité moderne, qui s’est donc développée dans une attitude de connaissance par rapport au monde, c’est la mélancolie de la modernité. Et nous ajoutons que pour les femmes, à la subjectivation jusqu’ici déniée, c’est un monde fermé à jamais à leur devenir sujet. La modernité a développé en même temps l’exigence d’une attitude philosophique totalisante, assimilatrice, dont le projet avoué est de refermer le monde, ses scissions, donc ses possibles. Habermas écrit (2011 : 53) que, « pour les successeurs de Hegel, [un] tel travail sur la modernité n’est désormais tout simplement possible qu’à l’expresse condition de donner au concept de raison un tour plus modeste ». On peut dire que la philosophie moderne ne s’est jamais relevée de Hegel, et son sexisme non plus. Qu’en est-il alors des critiques philosophiques de la modernité? Permettent-elles de sortir de l’essentialisation des notions de subjectivation, d’autonomie ou de femmes?

On trouve en la personne de Theodor W. Adorno le critique incontournable de la modernité et sa philosophie. Il écrit dans les Minima Moralia (2001) que cette dernière n’est plus qu’un « triste savoir » (voir la section « Dédicace ») dont les prises dérapent sur le manque d’aspérités d’un monde totalement organisé, réduit à des mouvements rationnels et implacables. Toute personne vit dans un monde déjà moderne, transformé par des processus logiques qui lui ont échappé pour se fonder en systèmes, eux, bien autonomes. Elle n’a plus aucun accès ni au monde tel qu’il est, ni aux autres, ni à elle-même. L’accès à la totalité se révèle impossible : la vie est mutilée.

La philosophie change alors radicalement d’optique. Traquer chaque scission, vouloir unifier le monde, est une spirale infernale vouée à l’échec et à l’uniformisation violente et forcée (Adorno 2001 : 265) : « Il faudrait établir des perspectives dans lesquelles le monde soit déplacé, étranger, révélant ses fissures et ses crevasses [] Obtenir de telles perspectives sans arbitraires ni violence [] telle est la seule tâche de la pensée ». Il faut partir de soi-même, ses mutilations, témoigner, apprendre à découvrir où se cache la domination au quotidien. Faire de la pensée quelque chose de concret, d’« attaché » (Adorno 2001 : 81) : « La connaissance ne peut apporter un élargissement des perspectives que là où elle s’attache à l’individuel avec une telle insistance qu’elle finit par le déloger de son isolement ».

C’est encore grâce à la pensée, mais cette fois-ci en tant qu’exercice d’une hétéronomie, d’une particularité, d’une diversité, que l’on peut recréer un collectif (« déloger de son isolement » (Adorno 2001 : 81)) qui ne soit pas soumis à la falsification des échanges marchands qui chosifient toute personne. La sortie de la domination, selon Adorno, est un négatif des Lumières kantiennes : elle se fait aussi dans l’exercice collectif de la pensée, mais dans l’hétéronomie. La subjectivité pensante se construit pour Adorno dans le frottement à l’altérité, les sillons d’un paysage mutilé. La sortie des femmes hors des foyers et de tous les secrets qu’elles portent sur les failles de l’autonomie, de la raison, de leur mari semble enfin être possible en philosophie.

Et pourtant, la philosophie d’Adorno paraît tout aussi sexiste que celle de ses prédécesseurs. Il a senti de façon frappante que la modernité tenait d’une façon ou d’une autre sur la reproduction sociale du rôle féminin, mais sa lecture s’éloigne considérablement de la nôtre.

La figure de la femme tient une place fondamentale dans l’oeuvre d’Adorno, comme le montre Eva-Maria Ziege (2004). Dans une lettre précoce adressée à Erich Fromm en 1937, Adorno propose de substituer, au paradigme de la reproduction sociale par l’autorité familiale, celle de la marchandise; et il compte le prouver « à partir d’une analyse de la position de la femme dans l’économie; [] montrer que ces traits [féminins] oeuvrent justement au maintien de la société, et qu’enfin c’est à partir de ceux-ci que sont formés les idéaux débouchant en fin de compte sur la reproduction fasciste de la bêtise » (Adorno 2003 : 543). Ultérieurement, son analyse quant aux femmes ne bougera pas. Par leur exclusion de la production économique, et leur fièvre acheteuse, elles se sont transformées en bourgeoises, garde dégénérée de la modernité : « chez la plupart des femmes, du fait de leur situation économique particulière, la formation du moi n’est qu’imparfaitement accomplie » (Adorno (2003) cité par Ziege (2004 : 9)). Et quand elles accèdent à l’emploi, « elles continuent d’être ce qu’elles furent dans la famille, des objets » (Adorno 2001 : 101). Puisque pour Adorno, nous l’avons vu, sans émancipation de la société dans sa totalité, point de salut à l’échelle individuelle. Encore moins pour les femmes, pivots de la reproduction moderne.

Selon Adorno (2001 : 101), les femmes se complaisent d’ailleurs dans leur mutilation abominable. Elles n’ont de propre ni désir ni intériorité, elles n’ont aucune autre substance que la soumission. Cela jusque dans leur sexualité qu’Adorno qualifie de morne et sans entrain qui n’est qu’un échange marchand, même dans la révolution sexuelle qui se veut antibourgeoise (Ziege 2004 : 10 et 14) teinté d’une honte pour la convenance (Adorno 2001 : 99), pour mieux laisser faire la chosification de leur sexualité. Adorno développe une sorte de sociologie du genre avant l’heure, en étudiant comment la modernité se reproduit au travers des corps de femmes. Cependant, le sexisme de ses postulats, enrobés d’une justification douteuse (« [mon] travail ne doit pas être compris comme une quelconque ‘attaque’ contre les femmes, mais comme leur défense contre la société patriarcale » (Adorno 2003 : 543), ne propose à aucun moment une quelconque solution. Les femmes doivent attendre la chute (impossible) de la modernité pour regagner la capacité de penser, impossible sans émancipation collective – donc sans hommes. Pas de sortie du sexisme sans la pensée du mâle.

La femme d’Adorno est aussi morte que la femme d’Hegel, sans la subjectivation, la pensée, ou le désir que ces philosophes attribuent à leurs sujets, mais elle se révèle aigrie en plus. Dans son ouvrage Minima Moralia, Adorno empile les clichés grotesques, les amantes cupides et les mégères armées de rouleau à pâtisserie, trahissant l’outil, en même temps que la limite, de sa philosophie : l’exagération.

La pensée, selon Adorno, ne doit jamais formuler des affirmations, qu’elles soient positivistes ou d’une dialectique affirmative hégélienne (assimilation). La pensée n’est, et ne doit impérativement rester, qu’une interprétation, une exagération (Adorno 2001 : 137) : « En faisant un effort exagéré dans la direction du trop, elle extrapole afin de maîtriser – sans espoir comme toujours, l’inévitable trop peu. » On comprend alors que les scènes de boulevard de l’ouvrage Minima Moralia, au travers de leur exagération, permettent de saisir quelque chose de vrai de ces situations.

Toutefois, Adorno semble oublier que cette exagération ne divulgue rien sur la réalité des femmes. Elle dit une réalité sur ce qu’il ressent de la relation qu’elles entretiennent à lui, un homme. Cependant, il outrepasse largement les capacités de sa conception de la pensée lorsqu’il formule un jugement à propos d’une vie mutilée de femme, à laquelle lui-même n’a aucun accès. Un tel postulat est positiviste, assimilateur, tout ce qu’il craint.

Le retour féministe à Hegel

La philosophie d’Adorno comporte deux faces. Sa façon de ramener la pensée critique dans le quotidien, l’acte de se raconter, se retrouve dans les philosophies féministes. Cependant, c’est aussi la condamnation de toute possibilité de résistance au sexisme sans l’aide d’un homme pour penser à la place des femmes, retombant grossièrement dans les travers modernes. Nous proposons donc d’explorer une sortie de l’impasse hégélienne délivrée par Butler, en dialogue avec Malabou (2010). Chacune longe d’un côté différent la même scission dans Hegel, empruntant des marqueurs adorniens, et les détournant dans une filiation pirate avec ces deux auteurs.

Butler embrasse une position qui, si elle est héritée de Foucault, n’est pas exempte d’Adorno : reprenant l’ambiguïté du terme, elle affirme qu’un sujet est pour elle avant tout assujetti à un pouvoir, et de là émerge la subjectivité. La forme du sujet est, pour Butler et Malabou (2010 : 67-68), « [un] processus temporel ainsi qu’un ensemble de relations ». Le sujet ne peut pas s’émanciper totalement, revenir à une pureté originelle, puisqu’il est toujours déjà en formation, incomplet – mutilé.

Butler reprend l’interpellation d’Althusser (1976), qui veut que lorsque le policier crie : « Hé vous, là-bas », « Un individu se retourne, croyantsoupçonnantsachant qu’il s’agit de lui, donc reconnaissant que “ c’est bien lui ” qui est visé par l’interpellation » (Butler et Malabou 2010 : 114). Ce policier matérialise l’idéologie, assignant les sujets à la place qu’elle leur destine. Il n’y a pas d’extérieur à cette idéologie : les individus sont toujours déjà interpellés par elle (Butler et Malabou 2010 : 306-307); donc toujours déjà sujets. C’est pour cela qu’on se reconnaît dans l’interpellation, sans entendre son nom : on ne peut pas s’appréhender autrement que personne assujettie. Butler en déplie les conséquences ainsi : pour les individus émergés du social que sont les femmes, sans reconnaissance de la part de leurs semblables, c’est la mort assurée. Et la seule façon pour une personne d’être reconnue, c’est d’être identifiable selon les normes qui dessinent le réel, l’idéologie. Être sujet/assujettie est la seule manière pour une personne de rester vivante.

Pourtant, Butler (2002 : 196) décèle un moment d’enrayement dans cette inextricabilité : « Si la conscience est une forme que l’attachement passionné amène à l’existence, alors l’échec de l’interpellation est à trouver précisément dans l’attachement passionné qui lui permet également de fonctionner. » Un moment où la résistance à l’assignation est possible. Cela a parfois été attribué à un réflexe vitaliste deus ex machina (Fischbach 2009; Žižek 2007). À tort, car le sujet butlérien n’est jamais détaché de l’aliénation, malgré une construction basée sur Hegel.

Butler reprend en effet à son compte la dialectique hégélienne « maître/ serviteur » en y incorporant l’interpellation althussérienne. Pour rappel, quand deux consciences se rencontrent pour la première fois, une prend le dessus sur l’autre, car celle-ci ne veut ne pas disparaître et préfère entrer dans la servitude. Le « serviteur » travaille alors pour le « maître », devient son corps. Assimilant la nature par son travail, il regagne sa capacité d’objectivation. Cependant, Butler souligne qu’il ne pourra jamais être sujet total, libre, comme la modernité voudrait le penser : il portera toujours le corps du maître. Les deux parties sont dans le déni de ce transfert. Si le mensonge était éventé, le maître ne pourrait plus nier ce corps qu’il a délégué, et le serviteur ne pourrait plus regagner sa subjectivité par le travail. Alors le serviteur reste attaché au corps. Cette conscience de soi, malheureuse, car elle est toujours attachée, amène le serviteur à adopter le dégoût de son propre corps comme position éthique (Butler 2002 : 65).

L’attachement au corps devenant la règle, on s’attendrait que la liberté vienne du détachement, d’une émancipation. Seulement, ce détachement ne peut exister qu’en étant un attachement aux « instances [] constitutives du sujet » (Butler 2002 : 93). Pour pouvoir se détacher, il faut qu’une personne soit attachée aux règles du jeu qui l’attachent : « Sans règle, pas de plaisir » (Butler et Malabou 2010 : 47). Tout se joue (littéralement) dans ce lien au corps, d’une part (grand impensé de la modernité, témoin des irrationalités, des stigmates, de la mutilation, lieu des femmes) et la règle, d’autre part.

Nous supposons que là se trouve la résistance – jamais achevée dans l’émancipation totale, le lien au corps ne pouvant être rompu sous peine de mort.

Vouloir vivre, c’est pour une personne être attachée à sa dissolution toujours imminente entre deux pôles : 1) les processus sociaux qui la créent et la dépassent; et 2) la tension vers la maîtrise (acte d’abstraction). Selon Butler (Butler et Malabou 2010 : 104), « [1] [si] le soi-corps s’attache à lui-même sans égards pour les autres, il est alors incapable de vivre; [2] s’il se détache complètement de lui-même, il suit une autre route vers la mort. Ces deux spectres de la non-vie constituent la vie propre. » On comprend que « la vie n’est jamais exclusivement la nôtre » (Butler et Malabou 2010 : 102) et que l’autonomie est illusoire. Devenir sujet, exister, c’est un assujettissement et une aliénation, une torsion d’un soi-même qui n’existe pas avant la torsion, la menace de la destruction de l’identité, en même temps que sa formation. La « Vie du corps » est cette zone de rencontre et de répulsion, dans le double mouvement de l’attachement et du détachement. L’aliénation est donc une donation de forme au sujet. Pas de sujet, ni de corps, sans aliénation. L’aliénation humaine est la seule forme, et les tensions contradictoires entre assujettissement et émancipation, deux pôles de dissolution, sont la vie du corps. La pensée critique comme émancipation, comme détachement, semble alors totalement impossible. Ici, nous observons deux embranchements.

Il y a la voie empruntée par les théories marxiennes, mais aussi par Adorno : la pensée critique comme l’étude et la lutte contre les structures (capitalisme, famille, etc.) supra-individuelles, qui donnent leur forme à l’individu. C’est un des côtés du sillon que Butler creuse dans la lecture de Hegel. Elle en emprunte l’autre versant, mettant en valeur un « chiasme […] mais pas de schisme » (Butler 2002 : 97).

Comme le note Philippe Sabot (2011 : §20), « au lieu d’y voir l’expression d’une pure négativité, inscrite au coeur du désir et de la conscience de soi (qui n’accède à elle-même qu’à travers une histoire marquée par les luttes et par le travail), elle propose de souligner plutôt l’ambiguïté native de cette figure ». Butler assume de ne pas proposer une sortie à l’assujettissement, mais plutôt de penser la lutte contre l’aliénation. Lectrice d’un certain Foucault, elle semble substituer ou plutôt ajouter aux superstructures et aux grands mouvements de libération « non pas tant des figures sociales préétablies et fondamentalement antagoniques [] que des êtres humains » (Sabot 2011 : §20). Ce qui est accentué à la lumière d’un écrit plus ancien intitulé Trouble dans le genre (Butler 2005).

Le corps queer de l’ouvrage Trouble dans le genre est sans cesse interpellé pour mieux disparaître, assigné par l’idéologie. Contrairement à ce qu’énonce Althusser, c’est ici un corps bien dissident que l’on hèle; et une fois le corps retourné, il n’est plus que sujet. Cela ouvre une possibilité massive de résistance. Le corps, extériorité fondamentale, lieu de scission du sujet hégélien, est le lieu de l’injure : je suis un ou une « rien-qu’un-corps », de queer, femme, personne racisée; et « les interpellations injurieuses » de ce corps « constituent l’identité à travers la blessure » (Butler 2002 : 163), consolident cette identité idéologique, le stigmate que porte le corps indétachable. Pour autant, « [c]ela ne veut pas dire que cette identité demeure à jamais enracinée dans la blessure, mais que les possibilités de re-signification vont re-travailler et déstabiliser l’attachement passionné à l’assujettissement sans lequel la formation du sujet – et sa re-formulation – ne sauraient réussir » (ibid.). Cette re-signification siège dans le lien sans cesse renouvelé du corps et son aliénation. La reproduction incessante est la force du pouvoir, mais aussi sa faiblesse (ibid. : 156). Il est possible de « travailler les rapports de pouvoir qui nous travaillent » (ibid. : 41), car le lien qui unit chacune et chacun au pouvoir se situe dans le corps, lieu de repoussement et d’attachement, récepteur et donateur de forme, donc temporalisé. Le « soi » est ainsi « attaché à un futur, lequel se définit par sa relation négative avec ce qui existe » (Butler et Malabou 2010 : 102-103). Il est le mouvant. Ce n’est pas (seulement) l’immonde mutilation d’un corps jamais « authentique » ou « vraiment soi-même » : « Comment puis-je être attachée à moi-même si je ne sais pas encore quel soi je suis en train de devenir ou peux devenir? Être attaché à soi, c’est donc être attaché à ce que je ne suis pas et ne peux encore connaître, à ce que je ne peux jamais connaître entièrement » (ibid. : 103). C’est au contraire la possibilité de la critique, et de la résistance, de la guérilla.

La critique alors n’est « pas une pratique qui relève de l’hyper-réflexivité, mais la rencontre avec la limite qui rend toute connaissance possible » (Butler et Malabou 2010 : 102). C’est une critique de la limite de la connaissance, dans la tradition moderne – pour mieux la tordre. L’exercice d’une « liberté » (ibid. : 103) (l’auteure ne justifie pas l’emploi de ce mot très étonnant), non pas dans la subjectivité solitaire, mais dans le lien. La pensée critique est un violent mouvement de projection dans l’inconnu : « Si la critique est une vertu, elle est peut-être celle du courage, requis par l’exercice de la liberté qui défie les limites des schémas d’intelligibilité » (ibid.). Adorno voyait dans les petites convenances féminines à la Rousseau la fin de l’espoir. La critique butlérienne dirait : « Puisque que cela est, et je le suis, comment en faire une invention; une arme. »

C’est donc le retournement total de la subjectivité philosophique autonome, ou un nouveau Bildungsroman. Une critique qui joue sa vie certes, mais qui joue, ce que tout le monde sait et peut faire. Qui tente, rate; qui a fait le deuil de l’autonomie pour investir pleinement l’hétéronomie de la vie. Le corps joueur de l’ouvrage Trouble dans le genre se glisse entre les mailles de l’intelligibilité, floute les frontières, met en crise l’assignation idéologique en montrant son arbitraire, glisse entre les mailles de l’assignation en retournant l’interpellation de l’injure. C’est le courage de l’expérimentation et de la découverte au risque de la perte de soi. Une philosophie à la limite, et sur la limite.

Nous espérons avoir réussi à montrer, grâce au travail de Pateman, que la philosophie des Lumières repose sur un refoulé féminin, qu’elle crée et essentialise en même temps. Puis nous avons voulu approfondir le propos de Pateman en montrant comment, sur le plan philosophique, la notion moderne d’autonomie échoue systématiquement à se déployer sans refouler l’hétéronomie féminine, prouvant ainsi que les notions de « sujet » et d’« autonomie » tendent à être essentialisées dans la philosophie moderne, alors qu’elles sont aussi arbitraires et récentes que la notion de femmes.

Cela signifie deux choses. Premièrement, que les femmes, catégorie artificielle et temporalisée de la modernité, ne trouveront aucun espoir d’émancipation dans la modernité ou dans une référence aux Lumières, régulièrement prêchée sur la scène politique, voire recommandée à certaines communautés (musulmanes par exemple). Deuxièmement, que la modernité étant de toute façon advenue, nous devons chercher derrière elle. Une philosophie critique de la modernité n’y suffit pas. Elle ne peut, si elle veut se donner les moyens de ses fins émancipatrices, ou tout du moins de guérilla contre la domination, qu’être féministe. Elle ne doit pas non plus hésiter à prendre et tordre des textes dont la force de la pensée est tournée avec violence contre nos vies, comme l’a fait Butler avec Hegel : là où ce dernier crée une essence féminine débilisée pour justifier d’une reconnaissance au rabais permettant le détachement de la relation de servitude, Butler cherche le delta d’émancipation dans ce lien indéfectible à la servitude et au corps.

Nous pouvons désormais avancer qu’une critique viable commencerait par la mise en danger de l’identité même du ou de la philosophe, pas dans sa consolidation – qui trouve une acmé dans l’Esprit absolu d’Hegel et le moment moderne. Les philosophes des Lumières ont conçu des appareils extrêmement puissants mais au ressort critique, nous l’avons vu, empêtré dans l’aporie de l’autonomie, aux dépens des femmes. Cependant, la puissance de ces appareils, entre les mains pirates des femmes, n’est jamais perdue.