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Le 21 mars 2016, la chambre de première instance III de la Cour pénale internationale (CPI) a reconnu Jean-Pierre Bemba Gombo coupable de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Sa responsabilité pénale a été retenue en tant que supérieur hiérarchique pour les meurtres, viols et pillages commis par les forces sous son autorité et son contrôle effectifs[1]. Ce jugement constitue un précédent majeur dans la jurisprudence de la CPI, car il consacre la première reconnaissance de culpabilité pour viols. Faudrait-il y voir l’impact du mode de responsabilité retenu contre l’accusé, à savoir la responsabilité du supérieur hiérarchique (RSH) ?

Cet article analyse de façon générale l’interaction entre les modes de responsabilité et la répression des crimes sexuels à la CPI. Plus précisément, il tente de montrer les difficultés inhérentes à l’établissement de la responsabilité pénale des hauts responsables (hauts dirigeants politiques et militaires) pour des crimes sexuels en vertu des modes d’action prévus à l’article 25 (3) du Statut de Rome de la CPI, principalement la coaction et la complicité résiduelle de l’article 25 (3) (d). De l’expérience de la CPI, la satisfaction des critères objectifs et subjectifs exigeants de ces modes d’action a souvent constitué un goulot d’étranglement pour la répression effective des crimes sexuels.

Partant, à la lumière de l’affaire Bemba, la présente contribution met en exergue le rôle que peut jouer la responsabilité du supérieur hiérarchique pour établir la culpabilité des plus hauts responsables qui sont dans le collimateur de la Cour. Elle offre d’abord à titre de mise en contexte certains éléments importants pour l’analyse, soit un rappel des procédures de l’affaire Bemba, une brève présentation du régime juridique sexospécifique de la CPI et des limites de son application en pratique, une discussion des mythes et des hésitations qui constituent des obstacles à la répression des crimes de nature sexuelle et un préambule quant à l’importance et pertinence de la RSH pour la répression des crimes sexuels (1). Ensuite, à la lumière de l’affaire Bemba, elle analyse certains éléments objectifs (2) et subjectifs (3) de la RSH dans une perspective comparée avec les éléments constitutifs des principaux modes discutés dans les affaires menées à terme à la CPI et comprenant des crimes sexuels, à savoir la coaction et la complicité résiduelle prévue à l’article 25 (3) (d).

I. Mise en contexte : la lente reconnaissance des crimes de nature sexuelle et les obstacles persistants

A. Rappel de la procédure de l’affaire Bemba

Jean Pierre Bemba Gombo était le commandant en chef de l’armée de libération du Congo (ALC), branche armée du mouvement de libération du Congo (MLC) dont il était le président[2]. Entre le 26 octobre 2002 et le 15 mars 2003, il fit déployer trois bataillons de l’ALC (environ 1500 hommes) en République centrafricaine (RCA), à la demande du président de la RCA d’alors, Ange Félix Patassé, aux prises avec une rébellion[3]. Durant cette intervention, les troupes de l’ALC auraient commis de nombreux actes de pillage, de viol et de meurtre[4]. Le 10 juin 2008, la chambre préliminaire III de la CPI a délivré un mandat d’arrêt contre Bemba pour crimes contre l’humanité (viol, torture et meurtre) et pour crimes de guerre (viol, torture, atteinte à la dignité, meurtre et pillage) en tant que coauteur indirect[5]. À la phase de confirmation des charges, les juges ont ajourné l’audience et demandé au procureur d’envisager la modification du mode de responsabilité, car au regard de la preuve la RSH semblait selon eux la plus pertinente[6]. Ce faisant, les charges de meurtre, de viol et de pillage furent confirmées en vertu de la RSH le 15 juin 2009[7]. Finalement, Bemba a été reconnu coupable en tant que supérieur hiérarchique de toutes les charges susmentionnées[8] et condamné à dix-huit ans de prison[9]. L’accusé a fait appel de sa condamnation et de la peine qu’on lui a imposée, la Procureure a fait de même pour la peine. Les audiences devant la Chambre d’appel se sont déroulées en janvier 2018 et les arguments des parties concernent notamment la nature et l’interprétation de la RSH[10].

Le caractère unique du jugement Bemba, au regard de la culpabilité pour les crimes de viol, montre les limites de la mise en oeuvre du régime juridique pourtant favorable mis en place par la CPI pour la répression des crimes sexuels.

B. Le régime juridique sexospécifique de la CPI et ses limites dans la pratique

La CPI consacre un développement juridique significatif pour la répression des crimes sexuels. En effet, le Statut de Rome de la CPI[11] contient la plus longue liste de crimes sexuels constitutifs de crimes contre l’humanité[12] ou de crimes de guerre[13]. De façon plus significative, il est prévu des clauses résiduelles permettant d’élargir cette palette des infractions à caractère sexuel[14]. Aussi, les violences sexuelles peuvent être constitutives de génocide[15]. Au-delà des incriminations, il est prévu des aménagements procéduraux et techniques adaptés et favorables à la poursuite des crimes sexuels. Il en est ainsi notamment de l’exigence faite aux organes de la CPI de prendre des mesures tendant à la protection des victimes et témoins des violences sexuelles en particulier et à faciliter la participation desdites victimes à la procédure[16], de l’existence de règles particulières d’administration de la preuve relative aux crimes sexuels[17] et de la création de l’Unité des violences sexistes et des violences contre les enfants au sein du Bureau du Procureur[18].

Sur le plan des poursuites, ce mandat d’action contre les violences sexuelles semble être mis en oeuvre. En effet, sur les onze situations font l’objet d’enquêtes devant la CPI, neuf[19] contiennent des charges relatives à des crimes sexuels (soit 80 %). De façon plus explicite, en date de mars 2018, sur les vingt-trois affaires relatives aux crimes de l’article 5 du Statut de Rome, quinze[20] contiennent des charges crimes sexuels (soit plus de 65 %).

Toutefois, si la tendance de confirmation des charges de violences sexuelles s’est améliorée ces dernières années[21], le bilan en termes de condamnation est peu reluisant. En fait, depuis l’entrée en vigueur du Statut de Rome en 2002, sur les trois affaires comprenant des charges de crimes sexuels conclues par un jugement définitif[22], seul le jugement Bemba a consacré un verdict de culpabilité pour crimes sexuels. Les deux autres affaires se sont conclues par des acquittements soit pour toutes les charges[23], soit uniquement pour celles relatives aux crimes sexuels[24]. Cette difficulté à traduire en termes de condamnation le mandat sexospécifique dévolu à la CPI s’explique par la persistance devant les juridictions pénales internationales des obstacles résultant de la nature spécifique des crimes sexuels.

C. Mythes et hésitations quant aux crimes sexuels : obstacles à la répression

Les crimes sexuels, notamment commis pendant les conflits armés, ont longtemps été considérés comme des infractions de gravité mineure. La banalisation de ces crimes a été soutenue au moins par deux mythes persistants. Le premier consiste à les considérer comme des « actes privés » résultants des comportements opportunistes de soldats renégats[25]. Tandis que le second considère la commission des crimes sexuels inévitable en temps de conflit armé[26]. Ces mythes semblent avoir un impact sur l’approche de traitement des crimes sexuels par les juridictions pénales internationales et expliquent les obstacles qui minent leur répression.

Rappelons tout d’abord que les tribunaux militaires internationaux institués à Nuremberg et à Tokyo au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale ont largement ignoré les nombreux crimes sexuels commis durant le conflit[27]. Les tribunaux pénaux internationaux (TPI) ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda (TPI ad hoc) ont également eu au début de leur fonctionnement une tendance à concentrer leurs enquêtes sur d’autres crimes jugés plus graves[28]. La CPI n’a pas échappé à cette tendance. Dans sa toute première affaire (Lubanga), le procureur a décidé de se concentrer sur le seul crime d’enrôlement, de conscription et de participation active aux hostilités d’enfants de moins de quinze ans[29], au détriment des autres crimes, mais en particulier des crimes sexuels, dont la commission était pourtant intrinsèquement liée au seul crime retenu contre le suspect[30].

De plus, l’omission d’incriminer les crimes sexuels en tant que tels et l’application effective d’un standard de preuve plus élevé pour ces crimes constituent des obstacles à relever en phase de poursuite et de procès.

En effet, pour que la répression des violences sexuelles soit satisfaisante, elle doit avoir lieu sous les chefs de crimes sexuels[31]. Si l’absence de sélection des chefs de crimes sexuels par les TPI ad hoc pouvait s’expliquer en partie par les limites de leurs statuts[32], cette excuse ne vaut pas pour la CPI, dont le cadre juridique permet la poursuite des crimes sexuels en tant que tels. Bien que ce cadre favorable existe dans le Statut de Rome, il est important de noter que certaines chambres de la CPI sont réticentes à qualifier d’« autres formes de violence sexuelle » des faits au caractère sexuel pourtant parfois non équivoque. Il en a été ainsi du rejet par les juges de la qualification de violence sexuelle au profit d’actes inhumains pour les actes de circoncision forcée dans l’affaire Kenyatta [33]; tout comme de la substitution, dans l’affaire Bemba, de la qualification d’atteinte à la dignité à celle d’« autre forme de violence sexuelle » pour des faits de nudité forcée et publique[34], cela à rebours de l’évolution de la jurisprudence internationale[35].

En ce qui a trait au standard de preuve appliqué aux crimes sexuels, on remarque que les juges internationaux semblent parfois exiger un niveau de preuve plus élevé que celui requis pour les crimes non sexuels pour imputer ces crimes à de hauts responsables. L’expérience des TPI ad hoc tendait ainsi à confirmer un double standard dans le traitement des crimes sexuels, quel que soit le mode de responsabilité discuté[36].

En effet, s’agissant de l’ordre, si la jurisprudence TPI ad hoc admettait de façon générale qu’un ordre de commettre des crimes peut être déduit des circonstances, y compris des actes et omissions de l’accusé[37], les juges exigeaient parfois pour les crimes sexuels la preuve d’un ordre exprès ou la présence de l’accusé pendant la commission desdits crimes[38].

Les violences sexuelles subissaient un traitement différent également lorsque l’instigation était le mode de responsabilité discuté. En fait, ce mode ne requiert pas que soit prouvé que le crime n’aurait pas été commis sans l’intervention de l’accusé. Il suffit de démontrer que l’incitation a été un élément déterminant du comportement d’une autre personne qui a commis le crime ; les déclarations publiques et la fonction de l’accusé pouvant notamment être pertinentes à cette fin[39]. Au contraire, pour les crimes sexuels, il a parfois été exigé de prouver que l’incitation avait concouru substantiellement à la commission des crimes, au-delà notamment des déclarations publiques explicites de l’accusé et de sa fonction de maire[40].

La tendance des juges des TPI ad hoc à exiger un niveau de preuve plus élevé pour imputer des crimes sexuels à des auteurs indirects émerge également à travers l’application de la RSH. En effet, s’il était établi que la connaissance effective du supérieur pouvait également être prouvée par des preuves indirectes[41], il est arrivé que soit exigée en matière de crimes sexuels une connaissance directe par le supérieur de la commission de crimes par ses subordonnés, et notamment que soit requise la preuve d’ordres donnés ou la présence du supérieur sur les lieux de perpétration des crimes[42].

Le recours à l’entreprise criminelle commune (ECC) a permis de pallier cette lacune originelle des TPI ad hoc dans l’établissement de la responsabilité pénale des hauts dirigeants pour des crimes sexuels. En effet, l’ECC, par ailleurs amplement critiquée[43], a servi à imputer aux hauts responsables politiques et militaires les crimes sexuels commis par des « exécutants » sans requérir un standard plus élevé de preuve : ces crimes étaient souvent considérés comme une conséquence prévisible de la mise en oeuvre de cette entreprise criminelle commune[44].

La situation est différente à la CPI, car l’ECC n’y est pas consacrée[45]. Ainsi, le recours aux modes d’action prévus par le Statut de Rome, comme nous le verrons dans cet article, complique davantage les exigences de preuves relatives à la responsabilité pénale des hauts responsables pour les crimes sexuels matériellement commis par des exécutants. Ce qui renforce la pertinence de la RSH dans le cadre de la CPI.

D. Importance et pertinence de la RSH pour la répression des crimes sexuels

La RSH permet d’imputer la responsabilité des crimes commis par des subordonnés à une personne en position d’autorité qui a manqué à son obligation de contrôle. Ainsi, la RSH est par essence même un instrument de prévention, surtout pour les crimes sexuels. En effet, la résolution 1820 du Conseil de Sécurité des Nations Unies considère expressément la RSH comme un moyen de lutte et de prévention des violences sexuelles pendant les conflits armés[46]. Cela repose sur le rôle clef de supervision que jouent les supérieurs à l’égard des forces sous leur contrôle, car ce sont eux qui ont la responsabilité ultime de s’assurer que leurs subordonnés ne commettent pas de crimes sexuels[47].

En effet, comme le rappelle l’étude d’Elisabeth J. Wood, les crimes sexuels ne sont pas inévitables, notamment dans les conflits armés[48], et la probabilité de leur survenance ou non repose en grande partie sur l’attitude des supérieurs[49]. Le fait que certains groupes armés ne commettent pas de crimes sexuels renforcerait davantage la pertinence d’engager la responsabilité des commandants dont les troupes en commettent[50]. Le faible taux de prévalence des crimes sexuels dans un groupe armé reposerait sur la répulsion institutionnelle de ces crimes (recrutement et formation militaire prenant en compte l’interdiction de ces crimes) et sur la mise en oeuvre disciplinaire effective de celle-ci au sein de ce groupe[51]. Ainsi, la poursuite des commandants pour les crimes sexuels commis par leurs subordonnés renforce le rejet institutionnel de ces crimes, par le biais de l’interdiction et de la sanction effectives[52].

En plus d’être importante pour la prévention des crimes sexuels, la RSH est également pertinente pour établir efficacement la responsabilité pénale des hauts dirigeants à la CPI. Cette pertinence résulte, comme on va le voir, des difficultés de mise en oeuvre des modes principaux discutés à la CPI dans les affaires comprenant des crimes sexuels. Les exigences des éléments objectifs et subjectifs de ces modes influent négativement sur l’imputabilité des crimes sexuels à de hauts dirigeants qui n’ont pas matériellement commis lesdits crimes et n’étaient pas présents sur les lieux de leur commission. Cela est d’autant plus inquiétant que la grande majorité des personnes poursuivies devant la CPI sont de hauts responsables en position d’autorité, qui auraient ordonné ou organisé la commission des crimes internationaux[53]. Partant, au regard du contexte de commission des crimes impliquant ces hauts responsables, le recours à la RSH est plus que pertinent pour établir efficacement la responsabilité pénale de ces auteurs indirects, car elle est à certains égards moins exigeante que les modes d’action de l’article 25 (3) du Statut de Rome.

Ainsi, pour mieux relever la pertinence de la RSH dans la répression effective des crimes sexuels à l’encontre des hauts responsables, nous allons, à la lumière de l’affaire Bemba, analyser certains éléments objectifs et subjectifs de la RSH dans une perspective comparée avec les éléments constitutifs des principaux modes discutés dans les affaires menées à terme à la CPI et comprenant des crimes sexuels, à savoir la coaction et la complicité résiduelle prévue à l’article 25 (3) (d) du Statut de Rome.

II. Pertinence de la RSH au regard de ses exigences objectives

Selon Statut de Rome, la RSH exige au plan objectif (actus reus) les éléments suivants : le lien de subordination entre le supérieur et les auteurs matériels des crimes en cause, le défaut de prise de mesures nécessaires et raisonnables afin d’empêcher, de réprimer ou d’en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuite et le lien de causalité[54] entre la commission des crimes et le fait que le supérieur n’ait pas exercé le contrôle qui convenait[55]. Le contrôle effectif du supérieur sur les subordonnés est l’élément central pour établir l’existence d’une relation supérieur/subordonné. Il repose sur la preuve de la capacité matérielle du supérieur à empêcher ou à réprimer l’exécution des crimes par ses subordonnés ou d’en référer aux autorités compétentes[56].

Le contrôle effectif sur les subordonnés va nous servir de balise sous ce chapitre pour mettre en lumière les impacts sur la répression des crimes sexuels de deux éléments objectifs de la coaction, caractéristiques du contrôle sur le crime : l’exigence d’un plan commun et le contrôle sur l’auteur matériel des crimes (coaction indirecte).

A. Contrôle effectif vs contrôle sur le crime : de l’exigence du plan commun

La coaction, comme les autres modes de commission, exige que le défendeur dispose d’un contrôle sur le crime. Caractéristique de la criminalité de groupe, la coaction repose sur la prémisse que chacun des membres du groupe (coauteurs) apporte une contribution essentielle à la réalisation du crime résultant du plan commun convenu entre eux[57]. Ainsi, le contrôle sur le crime est partagé par les coauteurs, en ce sens que chacun d’eux peut compromettre la commission du crime s’il n’exécutait pas la tâche qui lui est assignée en vue de la réalisation de l’infraction[58]. Partant, le test de contrôle sous la coaction a trait à la contribution du coauteur à la réalisation du plan commun dont la mise en oeuvre entraine la commission du crime international.

Ce lien entre le plan commun et la commission de crimes peut poser des difficultés lorsqu’il s’agit des crimes sexuels. En effet, s’il est établi que le plan commun entre les coauteurs n’a pas à être intrinsèquement criminel, il doit tout au moins comprendre un élément essentiel de criminalité, à savoir que sa mise en oeuvre emportait un risque suffisant que dans le cours normal des évènements, un crime soit commis[59]. Ainsi, le plan commun doit impliquer explicitement ou implicitement la commission du crime reproché à l’accusé[60]. À l’exception de situations particulières (notamment la commission à grande échelle de crimes sexuels par des coauteurs, ou des ordres exprès), il est souvent difficile d’établir que le plan commun liant de hauts dirigeants impliquait la commission de crimes sexuels. En fait, la majeure partie des plans communs liant de hauts dirigeants ont pour but la conquête ou le maintien au pouvoir, parfois par l’usage de la force contre des civils. Dans ce cas de figure, à la différence des autres crimes internationaux, il demeure difficile de prouver que la commission de violences sexuelles constitue un élément du plan, ou une conséquence quasi inéluctable de sa mise en oeuvre.

Il n’est pas fortuit de rappeler que dans les affaires Lubanga et Al Madhi, où la culpabilité des accusés a été établie en vertu de la coaction, la commission des crimes poursuivis était étroitement liée au plan commun. En fait, dans l’affaire Lubanga, le plan commun entre l’accusé, président d’une organisation politico-militaire et ses coauteurs consistait à mettre sur pied une armée efficace afin d’assurer à leur organisation le contrôle politique et militaire de la province de l’Ituri en RDC[61]. Dans le cours normal des évènements, la mise en oeuvre de ce plan a eu pour conséquence la conscription, l’enrôlement d’enfants de moins de quinze ans et leur utilisation pour les faire participer activement aux hostilités[62]. Qui plus est, l’accusé avait visité des camps où ces jeunes recrues étaient formées et avait dans sa garde rapprochée de très jeunes enfants soldats[63].

Plus encore, dans l’affaire Al Madhi, le plan commun consistant à attaquer les mausolées et mosquées de Tombouctou était criminel en soit, et l’accusé a supervisé l’attaque et participé personnellement à la destruction de certains monuments[64].

Dans la même logique, en se référant à trois affaires récentes (Ntaganda, Ongwen et Gbagbo), dans lesquelles les juges ont établi que les crimes sexuels résultaient directement ou indirectement de la mise en oeuvre du plan commun convenu par les coauteurs, la différence de traitement entre les dirigeants de haut rang et ceux de rang intermédiaire mérite d’être relevée et analysée. Dans les affaires Ntaganda et Ongwen, les suspects étaient des chefs militaires de groupes armés qui avaient aussi des fonctions opérationnelles, se caractérisant par la conduite des opérations militaires sur le terrain. Ainsi, leur présence sur les lieux de commission des crimes sexuels par leurs subordonnés, la commission desdits crimes par eux-mêmes, l’ordre qu’ils ont donné à leurs subordonnés pour la commission de violence sexuelle, ou encore l’existence au sein de leurs groupes armés d’un système d’enlèvements et de réduction en esclavage sexuel des filles, ont été des éléments pertinents permettant aux juges de conclure à l’unanimité que les crimes sexuels étaient un élément explicite ou implicite du plan commun[65].

Par contre dans l’affaire Gbagbo, la décision prise à la majorité par la chambre préliminaire établissant que le plan commun emportait la commission de crimes, y compris sexuels, parait discutable et justifie l’absence d’unanimité entre les juges. En effet, la chambre a confirmé l’existence d’un plan commun entre le président Gbagbo et son entourage immédiat visant à conserver le pouvoir par tous les moyens, y compris par l’emploi de la force contre des civils[66]. Cette conclusion est déduite notamment des réunions entre Gbagbo et les autres hauts dirigeants politiques et militaires du pays et des déclarations publiques des présumés coauteurs relatives à la mobilisation pour la défense de la république, de l’ordre et de la paix, dans une situation de crise politique et de conflit armé[67]. Ce faisant, la commission d’actes de violence contre les civils (notamment les meurtres, les viols, et les autres traitements inhumains) par les forces loyales à Gbagbo a été considérée comme un élément criminel inhérent au plan commun[68]. La juge Christine Van den Wyngaert, dans sa dissidence[69], a mis en doute la pertinence de cette conclusion de la majorité. Elle a soutenu que la preuve du procureur ne permettait pas de conclure que le plan commun allégué comprenait explicitement la commission des crimes contre des civils[70]. De même, elle ne lui apparaissait pas prévisible que des meurtres et des viols adviendraient dans le cours normal des évènements[71]. Les péripéties de l’accusation dans cette affaire[72] semblent soutenir le bien-fondé de cette dissidence de la juge Van den Wyngaert et mettent davantage en lumière les difficultés à lier, en dehors des circonstances exceptionnelles, des hauts dirigeants à un plan commun comprenant un élément de criminalité. Au-delà du risque général pour l’imputation de tous les crimes à l’accusé dans cette affaire, le cas des viols est encore plus inquiétant, en ce sens que leur lien avec le plan commun parait encore moins évident.

Partant, si ultimement la coaction n’est pas prouvée hors de tout doute raisonnable, les juges seraient amenés à se rabattre sur les deux modes accessoires confirmés par la chambre préliminaire, à savoir l’ordre, la sollicitation et l’encouragement, et la contribution de toute autre manière à la commission d’un crime par un groupe de personnes agissant de concert[73]. L’imputation à Gbagbo des crimes sexuels en vertu de ces deux modes de complicité ne semble pas aisée non plus.

En effet, à la confirmation des charges, l’ordre ou l’incitation de commettre les crimes (y compris les viols) avaient été inférés notamment des ordres donnés par Gbagbo en matière de maintien de l’ordre, de déploiement de l’armée dans un quartier en proie à une insurrection armée, ou de l’encouragement des jeunes à se joindre aux forces loyales pour défendre la nation contre une rébellion armée[74]. La juge C. Van den Wyngaert s’est dissociée également de cette position majoritaire, car selon elle la preuve ne permettait pas de conclure que Gbagbo a ordonné ou encouragé explicitement ou implicitement les crimes commis contre les civils par ses supposés partisans[75]. Cette dissidence à une étape de la procédure où la norme de preuve est moins élevée constitue une véritable alerte sur le sort de l’imputabilité pour les viols au terme du jugement. En fait, au regard de l’expérience des TPI ad hoc évoquée précédemment, les juges internationaux semblent réticents à inférer des preuves circonstancielles l’ordre, la sollicitation ou l’encouragement à commettre des crimes sexuels. Qui plus, est dans le cas présent les ordres et encouragements en cause ne sont pas explicitement criminels par nature.

S’agissant de la contribution au crime d’un groupe agissant de concert, ce mode maintient l’exigence de la preuve d’un plan commun. En fait, la notion de « groupe de personnes agissant de concert dans la poursuite d’un dessein commun » a été interprétée à la lumière du plan commun requis par la coaction[76]. Partant, il faudrait établir que les auteurs des crimes imputables à Gbagbo ont agi dans le cadre d’un dessein commun, et que les crimes commis faisaient partie de ce dessein[77]. Ce qui peut constituer une tâche ardue pour imputer à Gbagbo les viols commis par ses partisans.

Au regard de ces difficultés de la coaction et des deux modes accessoires, la non-confirmation des charges contre Gbagbo en vertu de la RSH[78] constitue une limite qui pourrait être rédhibitoire aux crimes de viol dans cette affaire. La RSH aurait été un mode pertinent en l’espèce, car elle permet de contourner l’exigence du plan commun.

En effet, le contrôle effectif du supérieur hiérarchique requis par la RSH porte sur les subordonnés et non sur les crimes commis par ceux-ci. La RSH ne requiert pas l’existence d’un plan commun ni une contribution (encore moins essentielle) du supérieur à la commission des crimes par ses subordonnés. Le test de contrôle dans la RSH ne se rapporte donc pas au lien entre le supérieur et le crime commis en tant que tel. Ainsi, le fait que les crimes des subordonnés soient ou non liés (directement ou indirectement) à un éventuel plan commun n’influe pas sur la responsabilité pénale du supérieur, celle-ci demeure tant qu’il est prouvé qu’il avait un contrôle effectif sur les subordonnés en cause et qu’il a manqué à ses obligations de prévention et de répression.

Dans le jugement Bemba, les juges de la Chambre de 1ère instance de la CPI sont parvenus à la conclusion que Bemba, en tant que personne faisant effectivement fonction de chef militaire, exerçait une autorité et un contrôle effectifs sur les troupes de l’ALC ayant commis les crimes, y compris les viols, lors de leur déploiement en RCA[79]. Pour ce faire, la chambre a d’abord établi que l’accusé avait une autorité et un contrôle effectifs sur le MLC et l’ALC de façon générale, en prenant en compte notamment ses fonctions au sein de ladite organisation, ses pouvoirs en matière de promotion et de sanction, son contrôle sur le financement de l’organisation et sa capacité à donner des ordres opérationnels de nature militaire[80]. Ensuite, s’agissant du contingent déployé en RCA et auteur des crimes, la chambre a conclu qu’il était demeuré sous le contrôle effectif de l’accusé, car ce dernier a conservé le commandement du contingent en RCA, notamment ses pouvoirs de donner des ordres opérationnels, de décider des matières disciplinaires et des affaires extérieures et de décider du retrait des troupes en RCA[81]. La satisfaction de cette exigence a permis, sous réserve des autres critères de la RSH, d’imputer à Bemba les crimes commis par ses subordonnés, y compris les viols.

Ce test du contrôle effectif sur les subordonnés serait également plus aisé à établir dans l’affaire Gbagbo, à la différence de l’exigence du plan commun requis par la coaction. En effet, pendant la période de commission des crimes, l’accusé en tant que président de la République était également le commandant suprême des forces de défense et de sécurité de son pays. Ainsi, comme le précise la juge Van den Wyngaert les crimes commis (y compris les viols) par les membres des forces de défense et de sécurité ou par les miliciens et mercenaires agissant dans les structures de commandement desdites forces peuvent être imputés à Gbagbo en tant que supérieur hiérarchique, compte tenu également de sa connaissance de ces crimes et de son manquement à prendre des mesures nécessaires pour assurer leur répression[82].

De ce qui précède, il ressort que le recours à la RSH permet de contourner les difficultés de prouver que les crimes sexuels résultent directement ou indirectement du plan commun impliquant de hauts responsables politiques et militaires.

B. Contrôle effectif vs contrôle sur le crime : du contrôle sur l’auteur matériel des crimes

La coaction indirecte permet d’établir la responsabilité d’une personne pour avoir conjointement commis un crime perpétré par l’intermédiaire d’une ou de plusieurs personnes, ou d’une organisation[83]. Ce mode complexe regroupe les éléments constitutifs tant de la coaction que de la commission indirecte. Notre analyse du test de contrôle sur le crime sous la coaction indirecte va donc principalement porter sur la relation entre le coauteur indirect et l’intermédiaire, qui a physiquement commis le crime.

Dans la commission indirecte, le test porte sur l’étendue du contrôle détenu par le suspect (véritable « auteur derrière l’auteur »[84]) sur la volonté de l’auteur matériel des crimes. Il est rempli s’il est prouvé que l’auteur principal (auteur intellectuel) a utilisé l’exécutant (auteur matériel ou direct) comme un simple instrument ou outil pour commettre le crime[85]. De ce rapport entre l’auteur principal et l’auteur matériel, il ressort que le premier détient le contrôle sur le crime, car par son contrôle sur la volonté du second il décide de la commission ou non de l’acte criminel. La commission indirecte peut également s’appliquer en présence d’un appareil de pouvoir organisé et hiérarchisé. C’est le cas lorsque l’auteur principal exerce un contrôle sur cet appareil, de telle sorte que ses décisions (notamment de commettre des crimes) soient exécutées avec automaticité par les membres de l’organisation[86]. La responsabilité pénale ne peut être imputable qu’aux responsables de l’organisation qui exercent un contrôle et une réelle autorité sur l’organisation, dont la structure garantit le caractère fongible et interchangeable des exécutants[87]. Ainsi, le supérieur n’a pas à contrôler la volonté de chacun des exécutants ; mais par son contrôle sur l’organisation, il s’assure de l’exécution des ordres émis, peu importe l’identité de l’exécutant.

Ce type de contrôle sur une organisation peut se rapprocher de celui exigé pour le supérieur hiérarchique, car il est aussi fondé sur des relations entre supérieurs et subordonnés[88]. Toutefois, il est important de relever que le contrôle sur l’organisation requis pour établir la responsabilité du supérieur en tant qu’auteur indirect doit permettre de conclure que ce dernier « n’ordonne pas simplement la commission d’un crime, mais, en vertu du contrôle qu’il exerce sur cette organisation, il décide fondamentalement si l’infraction sera commise et comment elle le sera »[89]. Ce contrôle porte donc fondamentalement sur le crime et doit être entendu comme exigeant de l’auteur indirect qu’il utilise au minimum une partie de l’appareil de pouvoir qui lui est subordonné afin de l’orienter, intentionnellement, vers la commission d’un crime, et ce sans avoir à laisser à l’un de ses subordonnés le pouvoir de décider ou non de l’exécution du crime[90]. Ce critère peut s’avérer très compliqué à établir, et avoir ultimement une incidence négative sur l’imputabilité des crimes sexuels à de hauts responsables, comme l’a révélé le jugement Katanga.

En effet, amenée à se prononcer sur la responsabilité de Katanga en tant que coauteur indirect des crimes commis (y compris viols, esclavage sexuel[91]) par des membres de la milice dont il était le « Président », la chambre de 1ere de la CPI a conclu que le test du contrôle sur l’organisation n’était pas rempli[92]. La chambre a constaté que les preuves n’établissaient pas au-delà de tout doute raisonnable que « Germain Katanga était investi [...] d’un pouvoir hiérarchique effectif sur tous les commandants et les combattants de la milice » [nos italiques][93]. En fait, la chambre avait au préalable examiné dans quelle mesure le contrôle exercé par Katanga sur la milice s’étendait : (1) à tous les domaines de la vie militaire (2) à tous les commandants (3) à tous les combattants et (4) à tous les camps de l’organisation, de telle sorte que l’accusé puisse être vu comme détenant un commandement ou une autorité centralisés[94]. Cette conclusion a été ultimement préjudiciable aux crimes sexuels.

Après avoir conclu à l’absence de contrôle de l’accusé sur la milice tel que requis par la coaction indirecte, les juges ont requalifié le mode de responsable pour retenir la complicité résiduelle de l’article 25 (3) (d) du Statut de Rome[95]. La mise en oeuvre de ce dernier mode a conduit à l’acquittement de Katanga pour tous les chefs de crimes sexuels pour absence de mens rea comme nous le verrons plus tard. Le recours à la RSH aurait pu conduire à un sort différent pour les crimes sexuels.

Si le mode de responsabilité plaidé était la RSH, la chambre se serait demandé simplement si l’accusé est pénalement responsable en vertu de son manquement à prévenir, punir ou reporter aux autorités compétentes les crimes de ses subordonnés, tant qu’il dispose de la capacité matérielle à cette fin. Ainsi, il n’y aurait aucune pertinence pour la chambre de se demander si Katanga avait autorité sur tous les aspects de la vie militaire de la milice, sur tous les commandants, encore moins sur tous les combattants et tous les camps[96]. Il aurait fallu établir qu’il avait un contrôle effectif sur les membres de sa milice qui ont commis les crimes. Ainsi, son contrôle effectif sur les auteurs des crimes de viol et d’esclavage sexuel aurait été suffisant pour établir sa responsabilité pénale en tant que supérieur hiérarchique. Par ailleurs, l’existence même de plusieurs autres responsables ou commandants (notamment intermédiaires) dans la milice n’aurait eu aucun impact sur l’imputabilité de la RSH à l’accusé, tant que ce dernier dispose d’un contrôle effectif sur les subordonnés auteurs des crimes. En effet, la RSH ne requiert pas que le supérieur exerce seul ou de façon exclusive l’autorité et le contrôle sur les forces qui ont commis les crimes, de telle sorte que plusieurs supérieurs hiérarchiques peuvent être tenus responsables en même temps d’actes commis par des subordonnés[97]. Partant, le recours à la RSH aurait probablement conduit à une issue différente pour les crimes sexuels dans l’affaire Katanga. Qui plus est, la RSH ne requiert pas, contrairement à la coaction, la preuve du contrôle de la volonté criminelle des subordonnés par les coauteurs indirects. Ce qui rend non pertinent la nature du crime commis ultimement par les subordonnés, qu’il s’agisse de meurtre, torture ou de crimes sexuels, tant que sont également établis la connaissance et le manquement du supérieur à prendre des mesures nécessaires et raisonnables à l’encontre de ses subordonnés.

De ce qui précède, il ressort d’une part que les éléments matériels du mode principalement utilisé (la coaction) par la procureure de la CPI pour établir la responsabilité pénale des hauts dirigeants présentent des difficultés quand il s’agit en particulier des crimes sexuels, et d’autre part que le recours à la RSH permet de contourner ces obstacles, car ses éléments matériels semblent plus aisés à établir.

Par ailleurs, plus que les éléments matériels, les éléments subjectifs de la RSH rendent encore plus pertinent le recours à ce mode pour la répression des crimes sexuels à l’égard des hauts dirigeants poursuivis par la CPI.

III. Pertinence de la RSH au regard de ses éléments subjectifs

L’une des difficultés majeures pour la répression des crimes sexuels à la CPI est de prouver l’élément mental des hauts dirigeants qui ne sont pas des auteurs matériels de ces crimes. À ce titre, la mens rea plus souple de la RSH renforce l’utilité de ce principe de responsabilité dans la répression des crimes sexuels. Ainsi, nous allons présenter les éléments subjectifs de la RSH et ensuite faire une comparaison avec la mens rea de la coaction et de la complicité de l’article 25 (3) (d) du Statut de Rome.

A. Les éléments subjectifs de la RSH

À la différence des TPI ad hoc, les exigences de la mens rea requises pour la responsabilité du supérieur hiérarchique en vertu du Statut de Rome varient selon qu’il s’agisse d’un supérieur militaire ou d’un supérieur civil.

Pour le supérieur militaire (de jure ou de facto), le Statut de Rome envisage deux normes de mens rea[98]. La première se rapporte à la connaissance effective du supérieur (« savait »), tandis que la seconde renvoie à ce qui s’apparente à de la négligence coupable (« aurait dû savoir »).

S’agissant de la connaissance effective, il faut prouver que le supérieur savait effectivement que ses subordonnés allaient commettre des crimes ou les ont commis. Cette connaissance effective ne se présume pas, elle doit être établie au moyen de preuves directes ou indirectes[99]. Certains indices pertinents en l’espèce ont été cités dans le jugement Bemba[100].

Quant à la norme « aurait dû savoir », elle permet d’engager la responsabilité pénale du supérieur militaire sur la base d’une négligence coupable correspondant au manquement à ses obligations légales au titre du commandement responsable[101]. Cette norme alternative n’a pas connu encore d’application pratique dans la jurisprudence de la CPI[102]. Mais la chambre préliminaire dans l’affaire Bemba a donné quelques orientations. En fait, cette norme alternative de mens rea impliquerait une double obligation pour le supérieur militaire, qui consiste à mettre en place les mesures nécessaires pour s’informer sur le comportement de ses troupes et à se renseigner, indépendamment de la disponibilité ou non d’informations à ce moment-là, sur la commission du crime[103]. Plus encore, elle s’appliquerait s’il est prouvé que le supérieur militaire a « simplement négligé de se renseigner sur le comportement illégal de ses subordonnés »[104]. Cette dernière interprétation risque de heurter le principe de la culpabilité personnelle[105], surtout pour les infractions les plus graves[106].

Toutefois, la chambre préliminaire a précisé que les critères ou indices élaborés par les tribunaux ad hoc pour déterminer s’il est satisfait à la norme « avait des raisons de savoir » peuvent également se révéler utiles au moment d’appliquer la norme « aurait dû savoir »[107]. Cette norme alternative du supérieur retenue par les TPI ad hoc ne couvrait pas l’hypothèse du manquement du supérieur à s’informer des comportements criminels de ses subordonnés[108]. En fait, elle ne s’appliquait que s’il est prouvé que le supérieur avait à sa disposition des informations particulières l’avertissant de la commission des crimes dont il n’a pas pris connaissance ou des informations générales connues de nature à mettre en garde contre d’éventuels agissements criminels de ses subordonnés[109]. Ainsi, à la suite de cette suggestion de la chambre préliminaire de la CPI qui rejoint la position de la majorité de la doctrine[110], la norme « aurait dû savoir » devrait s’appliquer dans l’hypothèse où il est établi que le supérieur militaire, en plus d’avoir manqué à son obligation de contrôler ses subordonnés avaient en sa possession des informations de nature à le mettre en garde contre d’éventuels agissements criminels de ceux-ci.

Le supérieur civil est également soumis à une double norme de mens rea[111]. La première renvoie à la connaissance effective telle que requise pour le supérieur militaire. La seconde norme a trait à une « négligence délibérée » qui est différente de la « négligence coupable » retenue pour le supérieur militaire, malgré les incertitudes qui demeurent sur son interprétation. En effet, pour établir la mens rea minimale du supérieur civil, il faudrait d’une part prouver l’existence d’informations indiquant clairement que les subordonnés commettaient ou allaient commettre des crimes, et d’autre part, démontrer qu’il a délibérément négligé d’en tenir compte[112].

À la suite de cette présentation des normes de mens rea requises pour la RSH, nous allons les comparer avec les éléments subjectifs de deux modes d’action, pour mettre en évidence leurs impacts sur l’imputabilité des crimes sexuels aux hauts responsables.

B. Les crimes sexuels et les exigences de mens rea du coauteur

Pour remplir la mens rea sous la coaction, le suspect doit : a) satisfaire aux éléments subjectifs des crimes qui lui sont reprochés ; b) savoir et admettre de façon partagée avec les autres coauteurs que la réalisation des éléments matériels des crimes peut résulter de la mise en oeuvre du plan commun ; et c) connaître les circonstances de fait qui lui permettent d’exercer sur les crimes un contrôle conjoint avec les autres coauteurs[113]. Le second élément de la mens rea du coauteur (savoir et admettre de façon partagée avec les autres coauteurs que la réalisation des éléments matériels des crimes peut résulter de la mise en oeuvre du plan commun) a constitué un obstacle pour établir la culpabilité des hauts responsables, notamment pour les crimes sexuels.

Cette exigence selon la jurisprudence de la CPI renvoie principalement à deux types de dol : le dol direct de 1er degré et le dol direct de 2e degré[114]. Dans le premier cas, le suspect veut ou souhaite délibérément parvenir au résultat prohibé[115]. La contribution du coauteur est ainsi apportée avec l’intention de provoquer la réalisation des éléments matériels du crime, notamment parce que celui-ci est par exemple clairement envisagé dans le plan commun. Dans le second cas (dol direct de 2e degré), le suspect, sans avoir l’intention concrète de provoquer les éléments objectifs du crime, a conscience que de tels éléments résulteront nécessairement, presque inévitablement de ses actions ou omissions[116]. Il s’agit d’une quasi-inéluctabilité, d’une certitude virtuelle[117]. Cela se rapporte à l’hypothèse où, compte tenu des circonstances, les coauteurs sont conscients que dans la mise en oeuvre du plan, des crimes adviendraient dans le cours normal des évènements[118].

En application de cette norme de mens rea, deux affaires ont mis en lumière les difficultés d’établir la responsabilité de hauts responsables, notamment pour les crimes sexuels.

En effet, dans l’affaire Bemba, les juges de la chambre préliminaire, ont, dans leur décision de confirmation des charges, conclu qu’il n’existait pas de preuves suffisantes donnant des motifs substantiels de croire que Bemba était conscient que les meurtres, viols et pillages adviendraient dans le cours normal des événements du fait de l’envoi des troupes de l’ALC en RCA et de leur maintien sur place[119]. Plus spécifiquement pour les viols, la chambre préliminaire a constaté qu’elle ne voyait pas de lien entre l’envoi de troupes en RCA et la perpétration des viols pouvant justifier la mens rea de Bemba en tant que coauteur[120].

Dans la même lignée, la décision de confirmation des charges dans l’affaire Katanga et Chui a aussi révélé les difficultés d’établir la mens rea des coauteurs pour les crimes sexuels. Tout d’abord, la chambre préliminaire a établi que le crime de guerre d’atteinte à la dignité des femmes[121] ne faisait pas partie du plan commun mis en place par les suspects ou qu’il ne résultait pas de la mise en oeuvre du plan dans le cours normal des évènements[122]. La non-confirmation de ce chef est en droite ligne avec la réticence des juges internationaux à considérer les crimes sexuels comme étant liés directement ou indirectement au plan commun, parfois au prix de raisonnements incohérents. En fait, la mens rea des suspects pour les autres crimes sexuels (viols et esclavage sexuel) a été établie principalement en vertu de preuves indirectes[123]. Les juges ont paradoxalement considéré celles-ci non suffisantes pour établir le crime sexuel d’atteinte à la dignité, constitué en l’espèce par le fait d’obliger une femme capturée à se déshabiller et à marcher nue devant les soldats[124]. Si, notamment lors des attaques passées, des miliciens relevant des suspects ont commis de façon répétée contre des femmes et filles capturées des violences sexuelles très graves (viols et esclavage sexuel), comment ne pas conclure que dans le cours normal des attaques par les mêmes miliciens, les suspects admettaient qu’ils puissent (moindrement) faire défiler nues leurs victimes féminines ?

Ensuite, dans la même décision de confirmation des charges, les charges de viol et d’esclavage sexuel n’ont été confirmées qu’à la majorité des juges et sur la base du dol direct de 2e degré, c’est-à-dire que Katanga et Chui savaient que la commission de ces crimes sexuels adviendrait dans le cours normal des évènements[125]. À l’égard de cette décision de la majorité, la dissidence de la juge Anita Ušacka montre une fois de plus la complexité d’établir la mens rea des hauts dirigeants pour des crimes sexuels en vertu de la coaction. En effet, la juge Ušacka a rappelé la différence fondamentale qui existe entre le fait pour l’auteur de savoir sciemment que ses actes auront des conséquences certaines et celui de savoir qu’en adoptant un comportement donné, il prend un risque injustifiable de provoquer des conséquences préjudiciables[126]. La première hypothèse étant celle retenue par la majorité[127], elle suggère son application stricte, tout en reconnaissant les difficultés qu’elle engendre pour les crimes sexuels :

Je conçois qu’il puisse être difficile pour l’Accusation d’obtenir des éléments de preuve qui établiraient un lien direct entre un suspect et ce type de crimes lorsque sa responsabilité pénale est mise en cause en vertu de l’article 25‐3 -a du Statut sur la base de l’existence d’un plan commun. Je mesure l’ampleur de la charge qui incombe à l’Accusation, en application de l’article 30 du Statut, de prouver que les suspects soit entendaient que soient commis les crimes de viol et d’esclavage sexuel, lorsqu’elle ne les accuse pas d’être des auteurs directs de ces crimes, soit savaient que ces crimes adviendraient dans le cours normal des événements, lorsqu’elle mettait en cause leur responsabilité pénale, en vertu de l’article 25‐3 -a du Statut, pour avoir commis ces crimes par l’intermédiaire d’autres personnes. […] Au vu des éléments de preuve produits, je ne suis pas « intimement convaincue » qu’il existe des motifs substantiels de croire que les suspects entendaient que les crimes de viol et d’esclavage sexuel soient inclus dans le plan commun consistant à attaquer le village de Bogoro le 24 février 2003. Selon moi, les éléments présentés ne suffisent pas à établir l’existence d’un lien direct ou étroit entre Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui et ces crimes.[128]

Ces deux décisions caractéristiques de la difficulté à établir la mens rea des coauteurs pour les crimes sexuels n’auraient probablement pas eu les mêmes conclusions si la RSH avait été le mode retenu contre ces hauts dirigeants. En fait, l’exigence de mens rea dans la RSH requiert de prouver de façon directe ou indirecte que le supérieur savait que ses subordonnés commettaient ou allaient commettre des crimes. Ce faisant, dans l’affaire Bemba, la chambre préliminaire, après avoir requalifié le mode de responsabilité, a établi la connaissance du suspect en vertu de la RSH en se fondant sur les mêmes éléments qu’elle avait considérés insuffisants au regard de la mens rea de la coaction. Ainsi, l’ampleur, la durée et le caractère notoire des actes illégaux ont conduit les juges à conclure que Bemba savait que ses subordonnés commettaient ou allaient commettre des crimes, y compris des viols[129].

Par ailleurs, la connaissance a posteriori des crimes des subordonnés par le supérieur permet d’établir sa responsabilité en vertu de la RSH, s’il ne prend pas des mesures pour réprimer ou en référer aux autorités compétentes. Ce qui n’est pas le cas, rappelons-le, pour les modes de commission du Statut de Rome, notamment la coaction.

Aussi, à défaut de prouver la connaissance effective, il demeure plus aisé d’établir la norme minimale « aurait dû savoir » pour le supérieur militaire. En fait, il suffirait de prouver que, selon les circonstances, le supérieur militaire a manqué à son obligation de contrôle et avait en sa possession des informations de nature à le mettre en garde contre d’éventuels agissements criminels de ses subordonnés. Dans la même logique, la norme de négligence délibérée applicable au supérieur civil est moins exigeante que la mens rea requise par la coaction.

À la lumière de ce qui précède, nous pouvons relever que le recours à la RSH peut être grandement pertinent pour établir la mens rea des hauts dirigeants pour les crimes sexuels lorsque la preuve permet difficilement de remplir les exigences strictes de la coaction. De même, il n’est pas exagéré d’affirmer que le même constat s’impose concernant le mode de complicité prévu à l’article 25 (3) (d) du Statut de Rome, dont l’utilisation a aussi été préjudiciable à la répression des crimes sexuels à la CPI.

C. La répression des crimes sexuels et la difficile preuve de la mens rea du complice conformément à l’article 25 (3) (d) du Statut de Rome

Selon la jurisprudence de la CPI, l’art 25 (3) (d) du Statut de Rome est une forme résiduelle de responsabilité du complice qui permet de sanctionner les contributions au crime ne pouvant pas être considérées comme des ordres, des sollicitations, des encouragements, une aide, un concours ou une assistance au sens des alinéas b) ou c) de l’article 25 (3), en raison de l’état d’esprit dans lequel elles ont été apportées[130]. En termes de mens rea, ce mode exige que la contribution du complice soit intentionnelle et selon le cas : i) vise à faciliter l’activité criminelle ou le dessein criminel du groupe ou ii) être faite en pleine connaissance de l’intention du groupe de commettre le crime[131]. Cette disposition recouvre donc deux éléments subjectifs : un plus général relatif à la contribution et l’autre plus spécifique se rapportant à l’une des exigences des alinéas (i) et (ii) de l’article 25 (3) (d) du Statut de Rome. Ainsi, pour établir la mens rea en vertu de ce mode, il faut démontrer que le complice entendait adopter le comportement qui constitue une contribution et, également, qu’il était conscient que ce comportement contribuait aux activités du groupe de personnes agissant de concert selon l’un des termes de l’alternative prévue aux alinéas (i) et (ii)[132].

Dans le jugement Katanga, la chambre de 1ère instance, après avoir requalifié le mode de responsabilité, pour retenir la complicité de l’article 25 (3) (d)[133], a acquitté l’accusé de toutes les charges de crimes sexuels, faute de mens rea[134]. Cette décision fatale uniquement aux crimes sexuels mérite une analyse un peu plus détaillée.

Tout d’abord, quant au caractère intentionnel de la contribution, c’est à dire de l’exigence que les agissements de l’accusé soient conscients et délibérés[135], les juges ont répondu par la positive. En effet, en se basant principalement sur le témoignage même de l’accusé, la chambre a conclu que « l’accusé a donc agi délibérément et il était pleinement conscient que son comportement contribuait aux activités de la milice »[136]. Toutefois, quant à la question de savoir si la contribution de l’accusé a été faite en pleine connaissance de l’intention du groupe de commettre les crimes sexuels, la réponse des juges fut négative. En fait, cet élément subjectif spécifique qui est prévu à l’alinéa (ii) de l’article 25 (3) (d) du Statut de Rome exige d’une part d’établir que le groupe de personnes agissant de concert avait l’intention de commettre le crime en cause, et d’autre part de prouver que le complice connaissait cette intention. En ce qui a trait à l’exigence d’intention du groupe de commettre les crimes sexuels, elle n’est remplie que s’il est prouvé que relativement à la conséquence que constitue le crime, le groupe entendait causer cette conséquence ou savait que le crime adviendrait dans le cours normal des évènements[137]. S’agissant de la connaissance que l’accusé doit avoir de l’intention du groupe, ce dernier doit être conscient que cette intention existait au moment où il a adopté le comportement qui constituait sa contribution[138]. La chambre a par ailleurs précisé que ce critère de connaissance de l’accusé devra être démontré pour chacun des crimes spécifiques commis par le groupe ; de sorte que la connaissance de l’intention criminelle générale du groupe n’est pas suffisante pour prouver que l’accusé savait que le groupe avait l’intention de commettre chacun des crimes qui faisaient partie du dessein commun[139].

Partant, la chambre a établi que la milice considérée comme un groupe de personnes agissant au titre de l’article 25 (3) (d) du Statut de Rome avait pour dessein commun d’attaquer le village de Bogoro pour effacer de cette localité non seulement les éléments militaires ennemis, mais aussi, et à titre principal, les civils qui s’y trouvaient[140]. De même, elle a conclu au regard des opérations antérieures de la milice, de la pratique de la guerre dans la région et du contexte spécifique de déroulement de l’attaque en cause, que les crimes de meurtres, d’attaques contre des civils, de pillage et de destruction de biens faisaient partie du dessein commun ou adviendraient dans le cours normal des évènements[141], permettant de conclure à la connaissance de l’accusé de l’intention du groupe de commettre ces crimes.

Par contre, la chambre a considéré que les crimes de viol et de réduction en esclavage ne relevaient pas du dessein commun de la milice et ainsi ne pouvait relever de la connaissance de l’accusé[142]. Pour soutenir cette conclusion, elle a constaté qu’au regard des preuves dont elle dispose, les actes de viol et de réduction en esclavage sexuel n’ont pas été commis en nombre et de façon répétée lors de l’attaque et que l’effacement du village de Bogoro ne passait pas obligatoirement par la commission de tels actes[143]. Dans la même veine, la chambre a constaté que contrairement aux autres crimes faisant partie du dessein commun, il n’a pas été démontré que les combattants de la milice avaient, antérieurement à la bataille de Bogoro, commis des crimes de viol ou de réduction en esclavage sexuel[144]. De façon plus confuse, elle a également soutenu que bien que les actes de viol et de mise en esclavage aient fait intégralement partie du projet de la milice de s’en prendre à la population civile de Bogoro, elle ne pouvait toutefois pas conclure, sur la base des éléments de preuve dont elle dispose, que l’objectif criminel poursuivi lors de cette attaque comprenait nécessairement la commission des crimes sexuels en cause[145].

L’acquittement de Katanga pour les chefs de viols et de réduction en esclavage matérialise une fois de plus la difficulté d’établir la mens rea des hauts dirigeants pour des crimes sexuels lorsqu’ils sont notamment absents du lieu de commission de ces crimes. En fait, malgré la preuve rapportée par le représentant légal du groupe principal des victimes quant à la commission de viols et d’esclavage sexuel dans les attaques antérieures du groupe en cause[146], la chambre n’a pas été convaincue hors de tout doute raisonnable. Cela démontre également la différence de traitement des crimes sexuels à la CPI et surtout l’impact des modes de responsabilité dans l’imputabilité de ces crimes aux hauts responsables.

Ici encore, sous réserve des autres éléments constitutifs, la mens rea requise pour la RSH aurait été largement remplie si ce mode avait été invoqué. En effet, l’analyse aurait porté sur la question de savoir si l’accusé savait que ses subordonnés commettaient ou allaient commettre des crimes ou, à défaut sur la norme minimale « aurait dû savoir », l’accusé ayant été considéré au moins comme une personne faisant effectivement fonction de chef militaire[147]. Par ailleurs, la connaissance des crimes après leur commission n’éteindrait pas sa responsabilité pénale s’il n’avait pas pris des mesures nécessaires et raisonnables pour réprimer ou référer aux autorités compétentes. Encore une fois, le recours à la RSH avec une mens rea moins rigoureuse aurait permis d’obtenir une condamnation pour les crimes sexuels. Cela est certes théorique, car la chambre avait préalablement conclu que l’accusé ne disposait pas à l’échelle de toute la collectivité de la capacité matérielle de donner des ordres et d’en garantir leur exécution ni encore moins le pouvoir d’infliger des sanctions disciplinaires aux commandants[148]. Mais comme évoqué précédemment, ce pouvoir avait été analysé sous l’angle du contrôle sur le crime, et non selon le test du contrôle effectif sur les subordonnés qui aurait été moins exigeant que le premier.

***

La mise en oeuvre de la responsabilité pénale des hauts responsables pour les crimes sexuels commis par leurs « subordonnés » représente encore un défi majeur pour les juridictions pénales internationales. À la CPI, les exigences des modes d’action, notamment la coaction (directe et indirecte), principalement allégués contre de hauts dirigeants, ont souvent à terme été rédhibitoires à la répression effective des crimes sexuels. Aussi, il a été démontré que la RSH, telle qu’interprétée dans l’affaire Bemba, apparait comme une solution plus que viable pour l’imputabilité des crimes sexuels aux hauts dirigeants politiques et militaires poursuivis par la CPI.

Le Bureau du procureur de la CPI semble avoir pris la mesure du défi. Il a ainsi adopté un document de politique générale relatif aux crimes sexuels[149] qui contient des pistes de solutions très intéressantes pour renforcer l’efficacité des enquêtes et des poursuites contre les auteurs de ces crimes spécifiques[150]. Le Bureau s’engage notamment à porter davantage des accusations en vertu de la RSH dans les cas appropriés pour encourager les supérieurs hiérarchiques à prévenir et traiter de façon efficace la commission de crimes sexuels par leurs subordonnés[151]. Cette mesure est en droite ligne avec la pratique récente de la procureure consistant à plaider alternativement tous les modes de responsabilité pertinents en vue de leur confirmation par les chambres préliminaires[152].

Toutefois, cette nouvelle approche doit se matérialiser dans une démarche tendant à plaider convenablement la RSH dans toutes les affaires qui s’y prêtent et non pas considérer ce mode comme un pis-aller. En effet, dans les affaires récentes contenant des charges de crimes sexuels, malgré le plaidoyer alternatif de tous les modes pertinents, y compris la RSH, il apparait que l’argumentation juridique et l’ensemble de la preuve de l’accusation tendent souvent à établir la responsabilité pour commission, en particulier la coaction, au détriment des autres modes de responsabilité qui ne sont parfois que très sommairement présentés[153]. Une telle pratique peut s’avérer ultimement nuisible pour l’imputabilité des crimes sexuels, si comme on l’a vu la RSH n’est pas retenue contre le défendeur. Ce risque se dessine dans l’affaire Gbagbo.

En fait, dans sa décision de confirmation des charges, la chambre préliminaire a refusé de confirmer les charges contre Gbagbo en vertu de la RSH au profit des modes d’action (coaction et modes de complicité), car selon elle, au regard des preuves dans leur ensemble, l’omission coupable du prévenu était une composante de son effort délibéré de conserver le pouvoir à tout prix, y compris par la commission des crimes[154]. Ainsi, pour la chambre, confirmer les charges conformément à l’article 28 du Statut de Rome « would require the Chamber to depart significantly from its understanding of how events unfolded in Cote d’Ivoire during the post-electoral crisis and Laurent Gbagbo’s involvement therein »[155]. Ce faisant, l’absence de la RSH dans les charges portées contre Gbagbo devant la chambre de 1ere instance[156] peut faire craindre une issue moins heureuse pour les crimes de viol, comme on l’a vu dans l’affaire Katanga.

Ainsi, la reconnaissance par le Bureau du Procureur de la CPI de la pertinence de la RSH pour la répression des crimes sexuels doit donc s’accompagner d’une argumentation solide basée sur des preuves suffisantes et précises tendant à prouver dans les cas appropriés que le défendeur encourt (aussi) une responsabilité pour omission en vertu de l’article 28. Qui plus est, à la CPI, la RSH n’est pas un mode de responsabilité de gravité hiérarchiquement inférieure aux modes d’action[157]. C’est à ce prix que les avantages escomptés de la RSH pour la répression effective des crimes sexuels à l’encontre de hauts responsables, tels qu’évoqués dans cet article, pourront se traduire dans la réalité.