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« L'impunité en matière pénale est particulièrement choquante, car elle rend la justice illusoire et incite par conséquent à la répétition des mêmes crimes, ou à la perpétration de nouveaux crimes sous l'aiguillon de la vengeance non assouvie ».

Louise Arbour

La justice pénale internationale a connu un développement intermittent qui s’est accéléré à la fin du 20e siècle[1]. Trouvant ses fondements modernes dans la fin de la Seconde Guerre mondiale, par la création des Tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo pour juger les criminels nazis et les puissances de l’axe, son évolution connaîtra un ralentissement jusqu’à la fin de la guerre froide. De nouveaux conflits en ex-Yougoslavie et au Rwanda rappelleront les horreurs de la Seconde Guerre mondiale par des tueries de masse et des épurations ethniques, et pousseront le Conseil de sécurité des Nations unies à créer par résolutions deux nouvelles juridictions pénales internationales ad hoc en vue de rétablir et de maintenir la paix : le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPY)[2] en 1993 et le Tribunal international pénal pour le Rwanda (TPIR)[3] en 1994. Quelques années après la création de ces juridictions ad hoc suivra la création de la Cour pénale internationale (ci-après CPI ou la Cour) dont le Statut est adopté par des représentants de 120 États réunis à Rome le 17 juillet 1998[4]. Cette dernière est permanente et a une vocation universelle.

En parallèle à ces juridictions pénales internationales se sont développés d’autres mécanismes visant également la lutte contre l’impunité des auteurs de crimes graves. On peut citer parmi ceux-ci les juridictions hybrides alliant caractères international et national (le Tribunal spécial pour le Liban, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, les Chambres extraordinaires au sein des Tribunaux cambodgiens, la Chambre pour les crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine, les Chambres africaines extraordinaires et la Cour spéciale pour la Centrafrique)[5], la compétence universelle des juridictions nationales et les modes alternatifs de justice entrant dans une approche plus globale de justice transitionnelle.

Pour revenir à la CPI, elle commémore cette année son vingtième anniversaire, ou plus précisément le vingtième anniversaire de l’adoption du Statut de Rome qui l’institue[6]. Il convient donc de dresser le bilan de ces années d’existence et d’évoquer les faits qui ont marqué son fonctionnement. Sans en aborder tous les aspects, il convient d’évoquer dans ce cadre les aspects judiciaires et politico-judiciaires de ce bilan.

Sur le plan judiciaire et juridique, la CPI compte aujourd’hui dix examens préliminaires en cours, quatre examens préliminaires clos avec décision de ne pas poursuivre et dix autres ayant débouché sur des décisions d’ouvrir une enquête[7]. Elle compte aussi onze situations qui font l’objet d’une enquête[8], vingt-cinq affaires[9] et quarante-et-une personnes mises en cause, dont huit en fuite, sept affaires closes, deux condamnations, six détenus, une personne en liberté provisoire, trois personnes non détenues et un acquittement[10]. Trois affaires ont atteint le stade de réparations/compensations aux victimes[11]. En plus de ces procédures judiciaires, il faut ajouter quelques avancées en matière des droits de la défense et l’intégration du crime d’agression dans la compétence ratione materiae de la Cour[12]. On pourrait conclure de prime abord que le bilan judiciaire de la CPI est positif, car on peut observer un véritable tribunal international luttant contre l’impunité en poursuivant les auteurs de crimes graves. De nombreuses critiques assaillent la Cour, mais celle qui menace davantage son développement est sans doute la sélectivité apparente des situations et affaires auxquelles elle choisit de s’intéresser, ce qui a d’ailleurs conduit à des réactions politico-judiciaires.

Le bilan politico-judiciaire renvoie principalement aux problèmes liés à l’obligation de coopération des États et organisations internationales avec la CPI. À ce sujet, la Cour a fait face principalement à l’opposition de certains États membres et à l’inaction du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU). Ce bilan est plutôt mitigé à cause de nombreuses controverses qu’elle a dû traverser.

Les situations soudanaise et kenyane sont des plus illustratives. En effet, les États africains ont constamment soutenu que l’action de la CPI (deux mandats d’arrêts visant le président en exercice Omar Al Bashir et les poursuites contre le président Uhuru Kenyatta et le vice-président Samuel Ruto), pendant que les conflits sont encore en cours sur ces territoires, sape les efforts diplomatiques visant à y mettre fin et à ramener la paix et ne respecte pas les immunités des chefs d’État en exercice[13]. Dans l’affaire Bashir, l’une des raisons évoquées par les autorités sud-africaines pour justifier leur refus d’exécuter les mandats d’arrêt de la CPI était leur engagement dans le processus de paix et de réconciliation[14]. Ainsi, plusieurs demandes de suspension et de sursis ont-elles été adressées au procureur de la CPI et au Conseil de sécurité de l’ONU concernant ces affaires par l’Union africaine[15]. Face au refus et à l’inaction qui lui ont été opposés, l’Union africaine (UA) décide de lancer une campagne de retrait collectif des États africains du Statut de Rome et d’entamer en parallèle un processus de régionalisation de la justice pénale internationale selon ses propres critères.

Concernant le projet de retrait collectif, il ne fait pas l’unanimité au sein de l’organisation et s’avère être un échec puisqu’à ce jour un seul État africain, à savoir le Burundi, l’a mené jusqu’à son terme sur les trois États qui ont engagé le processus[16]. Les deux autres, l’Afrique du Sud et la Gambie, ont interrompu le processus en retirant leurs instruments dans des circonstances non similaires. Aucun autre État africain, malgré les menaces et critiques incessantes à l’égard de la CPI, n’a déposé un instrument de retrait (le dernier État qui a déposé son instrument de retrait est un État non africain, à savoir les Philippines)[17]. Cependant, le processus de régionalisation de la justice pénale internationale a été engagé par l’adoption du Protocole de Malabo fusionnant la Cour africaine de justice et la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, pour créer la Cour africaine de justice et des droits de l’homme avec une section pénale internationale[18]. L’objectif clairement affiché est de mettre en oeuvre une justice parallèle à celle de la CPI, sur la base de principes quelque peu différents. Ce qui pose le problème de la nature de la complémentarité future entre la CPI et ses États membres parties au Protocole de Malabo.

Un des principes au coeur de la CPI, tiré de la pratique constante des juridictions pénales internationales depuis Nuremberg, est la non-pertinence de la qualité officielle en tant que motif exonératoire de responsabilité prévu à l’article 27 de son Statut. Le Protocole de Malabo quant à lui reconnaît l’immunité de juridiction aux hauts dirigeants en exercice en son article 46(A) bis[19]. Il faut également ajouter que la Cour africaine a une compétence matérielle plus élargie que la CPI. Le fait que la CPI ait organisé au début de l’année 2018 un séminaire judiciaire sur la complémentarité et la coopération entre les juridictions nationales, régionales, internationales[20] suscite des interrogations sur la nature de cette complémentarité. Quels types de rapports les deux juridictions pourraient-elles entretenir ? Si la Cour africaine refuse de poursuivre pour cause d’immunité, la CPI poursuivrait-elle quand même ? Dans une telle situation, comment résoudre la question de la coopération des États doublement membres de la CPI et de la juridiction régionale ? La Cour africaine ne viendrait-elle pas finalement faire écran à l’action de la CPI ?

Les enjeux liés aux questions d’immunité sont sans aucun doute les plus importants pour le présent et le futur de la Cour et de ses relations avec les États, parties comme non-parties à son Statut. L’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement de l’UA avait envisagé en 2012 de solliciter un avis consultatif de la Cour internationale de justice sur cette question des immunités des hauts fonctionnaires en exercice en droit international[21]. Ce souhait a été réexprimé plus récemment avec l’intention manifestée au trentième sommet de l’UA d’adresser une demande à l’Assemblée générale de l’ONU en vue de saisir la juridiction[22]. Aujourd’hui encore, si la responsabilité pénale individuelle des hauts fonctionnaires pour crimes graves semble définitivement établie depuis Nuremberg, les avis divergent sur le fait de savoir de manière concrète si les autorités nationales d’un État peuvent exécuter un mandat d’arrêt de la CPI à l’encontre d’un haut fonctionnaire en exercice d’un État tiers bénéficiant d’une immunité de juridiction devant les tribunaux étrangers en droit international coutumier. La réponse à cette question pourrait radicalement bouleverser les rapports diplomatiques entre États et renforcer ou fragiliser la justice pénale internationale.

C’est dans ce contexte que paraît le présent numéro thématique de la RQDI qui aborde certaines de ces questions, sans s’y limiter. Les textes, majoritairement produits par des étudiants et des jeunes chercheurs provenant de régions variées du monde, font ressortir trois axes principaux. Le premier contient une analyse critique et une évaluation du rôle du Procureur et de l’évolution de la jurisprudence de la CPI, le deuxième questionne le phénomène de régionalisation de la justice pénale internationale et le troisième termine par des perspectives de criminalisation des atteintes à l’environnement au niveau international.

Le premier axe s’ouvre avec l’article de Claire Magnoux qui s’appesantit sur la liberté d’appréciation du Procureur de la CPI concernant les situations et affaires auxquelles il choisit de s’intéresser. À cet égard, le Statut de Rome lui octroie le pouvoir discrétionnaire d’apprécier entre autres les critères des intérêts de la justice et de la gravité sur la base desquels il évalue respectivement l’admissibilité et la recevabilité d’une affaire avant d’entamer ses enquêtes ou de les soumettre à la Cour. L’auteure part du constat que le Procureur n’a jamais fait usage du critère des intérêts de la justice pour justifier ses choix, préférant systématiquement l’écarter au profit du critère de gravité. Elle estime que l’interprétation stricte adoptée par le Procureur à propos du critère des intérêts de la justice contribue à alimenter les critiques sur son indépendance et son impartialité. Pour elle, il est nécessaire pour le Procureur de prendre en compte ce critère dans la détermination du choix d’ouvrir ou non une enquête.

Ensuite, Jacques B. Mbokani s’intéresse à l’un des modes de responsabilité établie par le Statut de Rome, à savoir la responsabilité des supérieurs hiérarchiques à la lumière de la décision de la Chambre de première instance III dans l’affaire Bemba. Pour lui, ce mode de responsabilité est plus facile à établir vis-à-vis d’agents gouvernementaux que de rebelles. Dans une posture critique, il démontre que s’il est possible pour le supérieur hiérarchique rebelle de prendre des mesures préventives pour déjouer les projets criminels des hommes qui sont sous son commandement, il lui est en revanche impossible d’appliquer des mesures répressives à leur égard lorsque les crimes ont été déjà commis, étant entendu que ces mesures doivent être prises conformément aux droits de l’homme et non dans l’arbitraire.

Le même mode de responsabilité est ensuite étudié par Moussa Bienvenu Haba et moi-même au regard de la poursuite des crimes sexuels devant la CPI. Nous tentons, à la lumière de la décision de la Chambre de première instance III dans l’affaire Bemba et par une analyse comparée avec les éléments objectifs et subjectifs de certains des modes de responsabilité prévus à l’article 25 (3) du Statut de Rome, de démontrer que la responsabilité du supérieur hiérarchique est particulièrement bien adaptée pour imputer une responsabilité aux hauts dirigeants politiques ou militaires pour les crimes de violence sexuelle commis par leurs « subordonnés ».

Suivent les enjeux du procès Al Mahdi devant la CPI analysés par Émile Ouédraogo. Ce procès a un caractère historique parce que pour la première fois, la CPI connaît du crime de destruction de biens culturels (les mausolées de Tombouctou) en tant que crime de guerre et un accusé soumet un plaidoyer de culpabilité. Partant de divers points de vue, l’auteur fait ressortir les retombées de ce procès à l’endroit des acteurs impliqués.

Ce premier axe se termine par l’article de Tiphaine Demaria sur les nouveaux développements relatifs à l’article 98 (1) du Statut de Rome énonçant les conditions de coopération des États non parties avec la Cour, à la lumière de l’affaire Omar Al Bashir. Il constate tout d’abord que dans sa jurisprudence, la CPI a adopté trois positions contradictoires sur la question pour aboutir à la même conclusion, à savoir que les États parties ont l’obligation d’arrêter le président soudanais. L’auteur commence par une présentation des immunités du Chef de l’État et de l’article 98 (1), et débouche sur une analyse des trois décisions de la Cour dont la dernière, datant du 6 juillet 2017, bien qu’innovante, peine également à convaincre. Alors que la Chambre d’appel s’apprête à entendre et décider de ces questions dans une affaire concernant la Jordanie[23], l’étude ici présentée constitue un outil de référence utile.

Le deuxième axe de ce numéro qui concerne la régionalisation de la justice pénale internationale regroupe les articles de Abdoul Kader Bitié et de Nestor Nkurunziza. Le premier auteur souligne les enjeux juridiques d’une africanisation de la justice pénale internationale motivée par des raisons politiques. Ces dernières sont principalement la concentration à la CPI d’affaires africaines et la question des immunités des hauts fonctionnaires en exercice. À cause de ces divergences, un processus de régionalisation aux conséquences équivoques a été entamé par les créations successives des Chambres africaines extraordinaires auprès des tribunaux sénégalais et de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme.

Le second auteur aborde dans la même optique les dynamiques de régionalisation de la justice pénale internationale dans le contexte africain. Il met en exergue la fragmentation et la superposition de mécanismes de justice pénale et transitionnelle à plusieurs niveaux : universel, régional et sous-régional. Il propose, en prenant le cas de la situation burundaise, la création d’une juridiction pénale sous-régionale au sein de la Communauté des États de l’Afrique de l’Est, qui devra s’inspirer de la régionalisation entamée au niveau africain et du projet initié au plan national. L’objectif est de rapprocher le plus possible la justice du lieu de commission des crimes. Dans cette perspective, lorsqu’un conflit de compétence survient, il doit être tranché en faveur du mécanisme judiciaire le plus proche du justiciable, car celui-ci est le mieux qualifié pour apprécier et trancher le litige. Cette architecture répond, selon l’auteur, au voeu d’une complémentarité positive promue en droit international pénal entre les différents niveaux de juridiction.

Le numéro se termine enfin par le troisième axe composé de l’article de Christian Tshiamala Banungana qui propose d’intégrer dans la compétence ratione materiae de la CPI les atteintes à l’environnement. Pour lui, les systèmes législatifs et juridictionnels nationaux laissent régner une certaine impunité, car ils sont inadaptés pour réprimer efficacement les crimes environnementaux. D’où la nécessité de modifier le Statut de Rome pour y ajouter le crime international d’écocide afin de réduire ou de supprimer cet espace d’impunité.

Ces articles reflètent l’actualité dans le domaine du droit international pénal et tentent d’apporter des réponses aux problématiques nouvelles et non résolues. Ils mettent en exergue plus particulièrement les limites de la CPI dans la mise en oeuvre de la justice pénale internationale et proposent des pistes de solution. Le phénomène de régionalisation de la justice pénale internationale observé en Afrique, né de la contestation de la CPI, suscite également des interrogations sur la configuration future de la répression internationale des crimes et sur la nature de la complémentarité à entretenir.