Corps de l’article

Les sciences sociales ont mis en lumière différentes formes d’oppression basées, notamment, sur la classe sociale, l’âge, le sexe, le genre, l’orientation sexuelle ou l’appartenance ethnique. Dans cet article, nous allons explorer l’expérience de la violence vécue par des jeunes en fonction de trois formes d’oppression – le racisme, l’hétérosexisme et le cissexisme – et leurs combinaisons. L’Organisation mondiale de la santé définit la violence comme toute « menace ou utilisation intentionnelle de la force physique ou du pouvoir contre soi-même, contre autrui ou contre un groupe ou une communauté qui entraîne ou risque fortement d’entraîner un traumatisme, un décès, des dommages psychologiques, un mauvais développement ou des privations » (Dahlberg et Krug, 2002, p. 5). La violence est désormais reconnue comme un problème de santé publique chez les jeunes (Dahlberg et Mercy, 2009 ; Mian, 2004). Ses conséquences sur les jeunes sont importantes : réduction de l’estime de soi, peur et évitement de l’école, absentéisme scolaire, symptômes de stress post-traumatique, suicidalité, consommation d’alcool et de drogues, etc. (Esbensen et Carson, 2009 ; Kowalski, Giumetti, Schroeder et Lattanner, 2014 ; Reisner, Greytak, Parsons et Ybarra, 2014).

Les formes d’oppression et leurs combinaisons

Le racisme, l’hétérosexisme et le cissexisme sont des formes d’oppression qui ciblent respectivement l’origine ethnique, l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Le racisme décrit le traitement inégal que subissent les personnes catégorisées dans des groupes distincts sur la base de caractéristiques physiques (couleur de la peau, texture des cheveux, forme des yeux, etc.) ou de leur origine ethnoculturelle (pour une discussion, voir notamment Anthias et Yuval-Davis, 1993, chapitre 1), en accordant une valeur aux caractéristiques ou origines du groupe majoritaire (en l’occurrence, en contexte québécois, aux personnes blanches de descendance européenne). L’hétérosexisme hiérarchise les individus selon leur orientation sexuelle déclarée ou présumée et il « nie, dénigre et stigmatise les comportements, les identités, les relations ou les communautés non hétérosexuels » (Herek, 1990, p. 316-317) pour accorder une plus grande valeur à l’hétérosexualité. Le cissexisme exprime l’idée que toutes les personnes désignées comme étant de sexe masculin à la naissance deviennent des hommes et que toutes les personnes désignées comme étant de sexe féminin deviennent des femmes (Bauer et al., 2009), établissant comme préférable la correspondance entre le genre et le sexe déterminé à la naissance. Le racisme, l’hétérosexisme et le cissexisme se traduisent par des préjugés dont la violence à l’égard des personnes et des groupes concernés est une des manifestations. Par exemple, une étude réalisée à Terre-Neuve a rapporté que plus de 80 % des étudiantes et étudiants postsecondaires ont vécu des propos ou des comportements racistes ou en ont été témoins (Baker et Bittner, 2013). De tels incidents sont souvent minimisés ou interprétés comme des blagues par les pairs, contribuant ainsi à invisibiliser l’expérience singulière des jeunes racisés (Raby, 2004).

La victimisation hétérosexiste ou homophobe touche 22 % des étudiantes et étudiants au Canada, quelle que soit leur orientation sexuelle, avec des variations de 14 à 26 % selon les provinces et un risque plus élevé pour les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, queer ou en questionnement (Peter, Taylor et Chamberland, 2015). Au Québec, la victimisation de nature verbale basée sur l’orientation sexuelle touche 34,7 % de la population étudiante et la victimisation de nature physique, 8,5 % (Peter et al., 2015). Dans les écoles secondaires québécoises, les personnes non hétérosexuelles présentent des taux de victimisation homophobe significativement plus élevés que les personnes hétérosexuelles. Cénat, Blais, Hébert, Lavoie et Guerrier (2015)particularly among youth. This study documents cyberbullying, homophobic bullying and bullying at school or elsewhere and their correlates among both heterosexual and sexual-minority high school students in Quebec (Canada rapportent des taux de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle sur une période de 12 mois variant de 7 à 47 % chez les personnes lesbiennes, gaies ou bisexuelles de 14 à 18 ans, comparativement à 1,7 % chez les personnes hétérosexuelles. Chamberland, Richard et Bernier (2013) rapportent que 69 % des jeunes lesbiennes, gais, bisexuel.le.s ou queer (LGBQ) de 14 à 17 ans ont vécu des incidents homophobes de divers ordres, contre 35,4 % des jeunes hétérosexuels. Près de la moitié des personnes d’un échantillon composé de personnel enseignant canadien disent avoir entendu des remarques homophobes tous les jours ou toutes les semaines dans leur établissement d’enseignement, une fréquence plus élevée que pour les remarques sexistes ou relatives au poids, notamment (Taylor et al., 2015).

En ce qui concerne la victimisation fondée sur l’expression de genre, elle est particulièrement élevée chez les étudiantes et étudiants trans ou en questionnement de leur identité de genre (60 %) et non exclusivement hétérosexuels (11 à 47 %), comparativement à des taux de 5-6 % chez les personnes se désignant comme exclusivement hétérosexuelles et cisgenres (Blais et al., 2013). Lorsque les enseignants sont interrogés, 50 % d’entre eux rapportent avoir été témoins de harcèlement, de la part d’autres étudiant.e.s, envers des garçons qui étaient considérés comme féminins et 30 % envers des filles qui étaient considérées comme masculines (Taylor et al., 2015).

Dans cet article, nous allons documenter les violences vécues par des jeunes du Québec à travers le prisme du racisme, de l’hétérosexisme et du cissexisme en adoptant une perspective intersectionnelle. La théorie de l’intersectionnalité nous invite à considérer ces formes d’oppression non pas séparément, mais dans leurs combinaisons. Cette théorie postule que les personnes peuvent être exposées à plusieurs formes d’oppression simultanément et que les effets de ces formes d’oppression sur les personnes varient non seulement selon le nombre de formes d’oppression susceptibles de les affecter, mais aussi selon leurs combinaisons particulières. Par exemple, l’expérience d’une personne trans, hétérosexuelle et racisée sera différente de celle d’une personne cisgenre, racisée et gaie ou lesbienne, même si toutes deux sont affectées par deux formes d’oppression simultanément.

Méthode

L’enquête

Les données utilisées pour cet article sont un sous-ensemble des données colligées auprès de deux échantillons entre 2011 et 2014, l’un composé de jeunes recrutés dans des écoles secondaires et l’autre, de jeunes lesbiennes, gais, bisexuelles, bisexuels, trans ou en questionnement de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre (LGBTQ) recrutés en ligne. Le premier échantillon est composé de 8 194 élèves de 14 à 18 ans de 34 écoles secondaires francophones et anglophones sélectionnées aléatoirement à travers le Québec qui ont rempli un questionnaire papier en classe. Le second échantillon est formé de 336 jeunes LGBTQ de 14 à 23 ans qui ont rempli un questionnaire en ligne. Plusieurs stratégies ont été mises en place pour recruter les jeunes LGBTQ, notamment l’affichage de publicités en ligne (Google Ads) et sur les médias sociaux (Facebook), l’envoi de courriels sur des listes de diffusion ainsi que la distribution de dépliants promotionnels dans des organismes communautaires oeuvrant auprès de cette population.

Dans le cadre du présent article, seules les personnes pour lesquelles nous avons pu déterminer si elles étaient racisées ou non, cisgenres ou trans (ou en questionnement de leur identité de genre), et hétérosexuelles ou non ont été incluses. Ainsi, l’échantillon analysé dans la présente étude est composé de 2 276 personnes âgées de 14 à 23 ans (moyenne = 16,0 ; écart-type = 1,7). Elles étaient 95 % à se déclarer cisgenres et 5 % à se déclarer trans ou en questionnement de leur identité de genre. Elles étaient majoritairement blanches ou d’origine caucasienne (83 %) et 17 % appartenaient à un groupe racisé. En ce qui a trait à l’orientation sexuelle, 66 % ont rapporté une attirance sexuelle exclusivement pour des personnes de l’autre sexe/genre et 33,9 % une attirance non exclusivement hétérosexuelle. Une majorité de jeunes résidaient avec deux parents (57 %) au moment de l’enquête, 23 % avec un parent et 13 % en garde partagée. Environ une personne sur cinq était en 3e secondaire (22 %), 36 % étaient en 4e secondaire et 28 % étaient en 5e secondaire, alors que 14 % étaient aux études postsecondaires. La plupart, soit 93 %, avaient le français comme langue le plus souvent parlée à la maison, 3 %, l’anglais et 4 %, une autre langue.

Variables

Caractéristiques individuelles ou de groupe. Nous avons classé les répondantes et les répondants selon trois caractéristiques qui pouvaient les exposer aux formes d’oppression raciste, hétérosexiste et cissexiste. L’appartenance à un groupe racisé a été déterminée à partir de la question « À quel(s) groupe(s) ethnique(s) ou culturel(s) tes parents appartiennent-ils ? » Les participant.e.s ayant répondu Québécois ou Canadien, Européen de l’Ouest ou Européen de l’Est ont été classé.e.s comme personnes non racisées et les autres, comme personnes racisées (Autochtones, Premières Nations, Inuits ou Métis ; Latino-Américains ; Afro-Américains/Afrique noire ; Asiatiques ; Caribéens/Antillais ; Afrique du Nord (Maghreb)/Moyen-Orient ; autres). L’orientation sexuelle a été déterminée à partir de la réponse à la question suivante : « Les gens sont différents dans leur façon d’être attirés par les autres. Laquelle des descriptions suivantes représente le mieux tes sentiments ? Tu es sexuellement attiré/e… ». Les personnes ayant répondu « seulement par des personnes de l’autre sexe » ont été classées comme hétérosexuelles et les autres, comme non exclusivement hétérosexuelles (y compris celles qui ont indiqué n’être attirées par personne ou être incertaines ou en questionnement). Nous avons déterminé le parcours cisgenre ou trans des jeunes à partir de l’énoncé suivant : « Quand leur sexe de naissance et leur identité de genre (sentiment d’appartenir à un sexe) ne concordent pas, certains se définissent comme une personne trans (transgenre, transsexuelle, transidentifiée). Te considères-tu comme une personne trans ? » Les personnes qui ont répondu oui ou incertain/en questionnement ont été considérées comme des jeunes trans ou en questionnement de leur identité de genre et les autres, comme cisgenres.

Victimisation interpersonnelle. Six types de victimisation ont été évalués par la question suivante : « Au cours des 12 derniers mois, environ combien de fois… » Ces types étaient : l’intimidation dans les interactions en face à face, à l’école et ailleurs (« quelqu’un t’a harcelé/e (rumeurs, intimidation, menaces, etc.) à l’école ou ailleurs (excluant par voie électronique) ? ») ; l’intimidation en ligne (« quelqu’un t’a harcelé/e (rumeurs, intimidation, menaces, etc.) par voie électronique (Facebook, Myspace, MSN, courriel, texto, etc.) ? ») ; le harcèlement sexuel verbal (« as-tu été la cible de commentaires, de blagues ou de gestes à connotation sexuelle (l’autre siffle, imite une fellation, etc.) ? ») ; le harcèlement sexuel physique (« une autre personne que ton chum ou ta blonde t’a touché/e, agrippé/e ou s’est frotté contre toi d’une manière sexuelle (en sachant que tu ne serais probablement pas d’accord) ? ») ; la discrimination basée sur l’orientation sexuelle (« as-tu personnellement été traité/e de façon injuste à cause de ton orientation sexuelle ? ») ; ainsi que la discrimination basée sur l’expression de genre (« as-tu personnellement été traité/e de façon injuste parce qu’on considérait que tu étais trop féminin ou pas assez masculin/trop masculine ou pas assez féminine ? »). L’échelle de réponse allait de 0 (jamais) à 3 (6 fois ou plus). Nous avons calculé des mesures de prévalence (Jamais vs Au moins une fois) pour chacun des six types en plus d’un indicateur général indiquant le fait d’avoir vécu (1) ou non (0) au moins un des types de discrimination.

Analyses statistiques

Nous avons analysé la prévalence des types de victimisation (variables dépendantes) en fonction des trois caractéristiques ciblées par les formes d’oppression considérées ici (variable indépendante) suivant trois approches : unitaire, multiple et intersectionnelle (Bauer, 2014)developed to address the non-additivity of effects of sex/gender and race/ethnicity but extendable to other domains, allows for the potential to study health and disease at different intersections of identity, social position, processes of oppression or privilege, and policies or institutional practices. Intersectionality has the potential to enrich population health research through improved validity and greater attention to both heterogeneity of effects and causal processes producing health inequalities. Moreover, intersectional population health research may serve to both test and generate new theories. Nevertheless, its implementation within health research to date has been primarily through qualitative research. In this paper, challenges to incorporation of intersectionality into population health research are identified or expanded upon. These include: 1. L’approche unitaire consiste à estimer les prévalences de victimisation en considérant séparément l’appartenance ou non à un groupe racisé, l’orientation sexuelle (personnes LGB ou non exclusivement hétérosexuelles, comparées aux personnes exclusivement hétérosexuelles) et l’expérience d’un parcours trans ou d’un questionnement de l’identité de genre (comparativement aux personnes présentant un parcours cisgenre au moment de l’étude). L’approche multiple consiste à comparer les prévalences de victimisation en fonction du cumul de ces caractéristiques et nous avons testé l’hypothèse d’une augmentation linéaire de la victimisation à mesure qu’augmente ce nombre (de 0 à 3). Par exemple, une personne racisée, homosexuelle et cisgenre est exposée à deux des trois formes d’oppression considérées ici (racisme et hétérosexisme) alors qu’une personne non racisée, présumée hétérosexuelle et présumée cisgenre n’est à priori exposée à aucune de ces formes d’oppression (sans considérer d’autres formes possibles non prises en compte ici). L’approche intersectionnelle utilisée ici consiste à comparer les prévalences de victimisation en fonction des huit combinaisons singulières des formes d’oppression. Pour déterminer s’il existait des différences significatives entre les groupes comparés, nous avons effectué des tests de chi carré qui permettent de déterminer si la variation des prévalences de victimisation est associée ou non aux caractéristiques considérées. Lorsque la taille des effectifs dans certaines cellules était inférieure à 5, nous avons rapporté la valeur du test exact de Fisher, qui est recommandé en raison de sa précision plus grande que celle du test du chi carré dans ces circonstances.

Résultats

Au total, 63,1 % des répondants ont rapporté avoir vécu au moins un des types de victimisation évalués (tableau 1). Le type rapporté par le plus grand nombre de jeunes était le harcèlement sexuel verbal (35,4 %), suivi de l’intimidation, à l’école ou ailleurs (28,4 %), de la cyberintimidation (25,7 %), du harcèlement sexuel physique (20,1 %), puis de la discrimination basée sur l’expression de genre (14,6 %) ou sur l’orientation sexuelle (8,8 %). La comparaison des groupes selon l’approche unitaire a révélé que les personnes racisées et non racisées ont subi dans des proportions égales la majorité des formes de victimisation ici étudiées, mais que les personnes racisées étaient plus nombreuses à avoir vécu du harcèlement sexuel de nature physique dans les 12 mois précédant l’enquête (26,9 %). En ce qui concerne les personnes non hétérosexuelles, elles étaient plus nombreuses que les personnes hétérosexuelles à avoir vécu les six types de victimisation considérés. Enfin, les personnes trans ou en questionnement de leur identité de genre étaient plus susceptibles que les personnes cisgenres d’avoir été victimes de cyberintimidation (34,7 %), de harcèlement sexuel verbal (45,7 %), de discrimination basée sur l’expression de genre (52,1 %) ou sur l’orientation sexuelle (35,8 %).

La comparaison des taux de victimisation selon l’approche multiple (tableau 2) a montré que le nombre de personnes rapportant des expériences de victimisation augmentait avec le cumul des caractéristiques ciblées par le racisme, l’hétérosexisme et le cissexisme, mais cette tendance linéaire n’est vraiment confirmée statistiquement que pour deux indicateurs de victimisation, soit la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle (hétérosexiste) et celle fondée sur le genre (cissexiste).

En nous intéressant aux expériences de violence en fonction des combinaisons des caractéristiques considérées (approche intersectionnelle), nous pouvons constater que certaines combinaisons de ces caractéristiques entraînent davantage de victimisation (tableau 3), comme le prévoit la théorie intersectionnelle. Ainsi, les personnes non racisées, hétérosexuelles et cisgenres étaient significativement moins nombreuses à rapporter des expériences de victimisation que les personnes racisées, non hétérosexuelles et trans ou en questionnement de leur identité de genre. Dans l’ensemble, les personnes qui avaient des attirances non hétérosexuelles ou encore un parcours trans (ou un questionnement de l’identité de genre) ont rapporté des prévalences plus élevées de victimisation. Les personnes exclusivement hétérosexuelles n’ont rapporté aucune expérience de cyberintimidation, de harcèlement sexuel de nature physique ou de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou le genre.

Tableau 1

Expériences de victimisation selon l’approche unitaire

Expériences de victimisation selon l’approche unitaire

Note : n.s. = différence non statistiquement significative.

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Tableau 2

Expériences de victimisation selon l’approche multiple

Expériences de victimisation selon l’approche multiple

Note : n.s. = différence non statistiquement significative.

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Tableau 3

Expériences de victimisation selon l’approche intersectionnelle

Expériences de victimisation selon l’approche intersectionnelle

Notes : NR = non racisé.e ; R = racisé.e ; H = hétérosexuel.le ; NH = non-hétérosexuel.le ; C = cisgenre ; T = parcours trans ou en questionnement de l’identité de genre.

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Discussion

Dans une approche s’inspirant de la théorie de l’intersectionnalité, cet article explore l’expérience de victimisation chez des jeunes du Québec, sur une période de 12 mois, à travers trois formes d’oppression auxquelles elles et ils sont exposé.e.s en raison de leur origine ethnoculturelle, de leur orientation sexuelle ou de leur parcours trans (ou de leur questionnement sur leur identité de genre) : le racisme, l’hétérosexisme et le cissexisme. Pour ce faire, des analyses secondaires ont été réalisées sur un échantillon de 2 276 jeunes recrutés au Québec, dans des écoles secondaires et en ligne. L’analyse des données selon l’approche unitaire a révélé que les personnes racisées étaient plus nombreuses à vivre du harcèlement sexuel de nature physique, mais que les proportions étaient similaires entre personnes racisées et non racisées pour les autres indicateurs de violence mesurés (intimidation à l’école ou ailleurs, cyberintimidation, harcèlement sexuel de nature verbale, discrimination fondée sur l’orientation et sur le genre, ainsi que l’expérience d’au moins l’une des six formes). Les personnes non hétérosexuelles ou en questionnement de leur orientation sexuelle étaient plus susceptibles de rapporter une expérience de violence à chacun des sept indicateurs de victimisation mesurés. Quant aux personnes trans ou en questionnement de leur identité de genre, elles étaient plus susceptibles que les personnes cisgenres d’avoir été victimes de cyberintimidation, de harcèlement sexuel verbal, de discrimination basée sur l’expression de genre ou sur l’orientation sexuelle, ainsi que de rapporter au moins l’une de ces six expériences. L’approche unitaire montre clairement une augmentation de la victimisation en fonction de l’orientation sexuelle et du parcours trans (ou du questionnement de l’identité de genre), mais ne permet pas de dégager un effet clair de l’appartenance à un groupe racisé, sauf en combinaison avec les deux autres caractéristiques. Ces observations concordent avec les travaux antérieurs qui rapportent des taux plus élevés de victimisation chez les personnes non hétérosexuelles, trans ou en questionnement (Chamberland et al., 2013 ; Peter et al., 2015), rappelant l’existence persistante de l’homophobie et de la transphobie dans les écoles et les communautés ainsi que la vulnérabilité des jeunes de la diversité sexuelle et de genre à ces violences.

Les résultats ont aussi montré que l’expérience de victimisation augmente avec le nombre de formes d’oppression auxquelles les personnes peuvent être exposées en raison de ces caractéristiques, sans que les tests statistiques puissent confirmer cette tendance pour quatre des sept indicateurs de victimisation. L’approche multiple trouve donc un soutien mitigé, probablement en raison de la faible occurrence de certains types de victimisation, mais aussi en raison de la petite taille des effectifs dans certains groupes, ce qui augmente les marges d’erreur. L’analyse d’un échantillon comportant un plus grand nombre de personnes racisées, non exclusivement hétérosexuelles et présentant un parcours trans pourrait permettre de confirmer la tendance observée.

Les analyses comparatives ont aussi révélé que l’exposition à la violence ne varie pas seulement selon le nombre de formes d’oppression, mais aussi selon leurs combinaisons spécifiques, une conclusion qui appuie la théorie intersectionnelle. Bien que les effectifs de certains sous-groupes dans la présente étude soient trop faibles pour tirer des conclusions robustes, les tableaux croisés permettent d’illustrer certaines tendances qui concordent avec la théorie de l’intersectionnalité. Ainsi, les personnes non hétérosexuelles et ayant un parcours trans (ou de questionnement de leur identité de genre) sont davantage victimes de violence, ce qui peut découler de l’hétérosexisme et du cissexisme auxquels elles sont exposées. Le poids du cissexisme apparaît clairement à travers les taux de victimisation des personnes trans ou en questionnement de leur identité de genre, et ce, quelles que soient les autres formes d’oppression qui les affectent. Comme plusieurs personnes des communautés LGBTQ présentent elles-mêmes des biais cissexistes, les personnes aux parcours trans ou en questionnement de leur identité de genre peuvent y être confrontées autant dans les communautés gaies, lesbiennes et bisexuelles que dans la société en général, comme le constate notamment l’étude ontarienne de Klein, Holtby, Cook et Travers (2015).

Le poids du racisme est apparu moins clairement dans l’analyse unitaire, sauf pour les formes sexualisées de victimisation que les personnes racisées rapportent dans des proportions importantes. Ces résultats font écho aux travaux sur le racisme sexuel, selon lesquels la sexualisation des personnes racisées constituerait une forme du racisme contemporain (Corneau, Després, Caruso et Idibouo, 2016). Chez les personnes racisées qui sont aussi trans (ou en questionnement de leur identité de genre) et non hétérosexuelles, l’expérience de victimisation augmente de façon importante, illustrant les effets combinés du racisme, de l’hétérosexisme et du cissexisme. Ainsi, les personnes LGBT racisées peuvent être exposées non seulement au cissexisme, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des communautés LGBT, mais aussi au racisme (Corneau et al., 2016 ; Logie et Rwigema, 2014 ; Nakamura, Chan et Fischer, 2013). De même, les personnes LGBT racisées sont aussi susceptibles de vivre de l’homophobie et de la transphobie au sein même de leur communauté d’origine. En effet, bien que la catégorie désignant les personnes racisées dans cette étude rassemble des groupes ethnoculturels très variés, on peut envisager que ces groupes, qui sont principalement issus de l’immigration nord-africaine, latino-américaine, caribéenne, antillaise, asiatique, afro-caribéenne ou afro-américaine, accordent tout autant ou plus d’importance aux normes hétérosexistes et cissexistes que la population générale.

Certaines combinaisons des formes d’oppression chez les personnes trans ou en questionnement de leur identité de genre n’étaient associées à aucun des types de victimisation considérés ici. Ce résultat, à priori contre-intuitif, peut s’expliquer par des facteurs conceptuels et méthodologiques. Sur le plan conceptuel, ces personnes se décrivaient comme hétérosexuelles, ce qui peut laisser penser que l’hétérosexualité protège en partie de ces types de victimisation, même lorsque les personnes sont exposées à d’autres formes d’oppression. Sur le plan méthodologique, il faut souligner que le petit nombre de personnes exposées aux trois formes d’oppression étudiées ici fait que les taux observés sont extrêmement dépendants de l’expérience de quelques personnes seulement. Si la taille de ces groupes avait été plus importante, nous aurions possiblement observé un portrait différent.

Limites et implications pour la recherche

Certaines limites importantes doivent être soulignées. La première concerne l’analyse de données secondaires qui nous oblige à composer avec des questions et des choix de réponses qui ne permettent pas de décrire adéquatement l’hétérogénéité des expériences intersectionnelles. Par exemple, les choix de réponses de l’enquête n’ont pas permis d’identifier des répondants intersexués ou non binaires. Il est important que les enquêtes futures permettent l’expression des catégories à travers lesquelles les personnes se définissent elles-mêmes, y compris des catégories non binaires, pour mieux saisir la diversité des positions intersectionnelles et leurs impacts sur les personnes. Il est possible que certaines personnes aient été mal classées en conséquence. De même, parce que la formulation des questions sur le sexe ou le genre des répondants n’était pas adaptée aux personnes trans, nous n’avons pas inclus l’axe du sexisme dans nos analyses.

Une autre limite concerne l’impossibilité de documenter certaines combinaisons et de produire des résultats robustes en raison du petit nombre de personnes exposées à plusieurs formes d’oppression. L’approche intersectionnelle exige des échantillons de très grande taille permettant de constituer des groupes d’une taille suffisante pour tester avec robustesse les effets des intersections sur l’exposition à la violence et ses conséquences. Il est donc important de sur-échantillonner certains groupes qui, bien que représentant une proportion plus faible de la population générale, présentent des expériences qui agissent comme des révélateurs des formes d’oppression à l’oeuvre dans la société et peuvent donc éclairer des processus dont les effets sur le bien-être et l’inclusion sont importants.

Il faut aussi souligner que l’exposition à la violence varie selon les indicateurs mesurés. L’absence d’indicateurs mesurant la discrimination fondée explicitement sur l’origine ethnique a ainsi pu mener à sous-estimer les taux de victimisation chez les personnes racisées. Il est aussi probable que les personnes ayant participé à l’enquête soient aussi affectées par d’autres formes d’oppression (capacitisme, classisme, âgisme, etc.), en combinaison ou non avec les trois formes étudiées ici, ce qui peut avoir conduit cette étude à sous-estimer les formes d’oppression à l’oeuvre et leur impact sur les jeunes. Les travaux quantitatifs s’inscrivant dans une approche intersectionnelle devraient donc mesurer autant des types de victimisation susceptibles d’être vécus par tout le monde que des types spécifiquement basés sur d’autres formes d’oppression, ce qui permettrait non seulement de faire progresser notre connaissance sur le vécu associé à différentes combinaisons de formes d’oppression, mais aussi de tester avec plus de rigueur la théorie intersectionnelle.

En raison de leurs limites, ces résultats demandent à être confirmés dans une nouvelle enquête, plus robuste et planifiée dans l’objectif explicite de les confirmer. Néanmoins, ils sont, dans l’ensemble, conformes à la théorie intersectionnelle et aux enquêtes empiriques sur le sujet, montrant l’exposition accrue à la violence de certains groupes aux croisements du racisme, de l’hétérosexisme et du cissexisme. Les intersections étudiées ici sont multiples et exposent à des vulnérabilités différentes, mais les personnes trans ou en questionnement de leur identité de genre ainsi que les personnes non hétérosexuelles étaient particulièrement exposées à la victimisation dans cet échantillon. Si elles appartenaient aussi à un groupe racisé, alors leur vulnérabilité à la violence était encore plus élevée. Dans une perspective de santé publique et de politiques sociales, ces résultats sont importants. Si les portraits chiffrés peuvent soutenir la mobilisation autour d’enjeux parfois invisibilisés, il est nécessaire d’enrichir les travaux quantitatifs par des approches qualitatives permettant de mettre en lumière les différents parcours des personnes concernées.