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L’élaboration du mythe de Paris a connu une période particulièrement faste entre 1830 et 1848. Comme l’a remarqué Pierre Citron dans son essai La Poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire, la Seine prend sa place à l’intérieur de ce processus de mythification de la ville, mais d’une manière hétéroclite : « la Seine est alors soit grandiose, soit boueuse, gémissante et truffée de cadavres » (2006 : t. II, 175). La tendance générale des romanciers est de restituer de toutes petites images, des fragments du fleuve parisien : Victor Hugo et Sainte-Beuve par exemple, les observateurs les plus attentifs de la Seine selon Citron (2006 : t. II, 176), racontent souvent leurs flâneries sur les quais de la Seine, évoquant les bouquinistes qui, à cette période, s’y étaient déjà installés. Des poètes comme Banville et Ulback décrivent aussi la Seine comme un endroit en dehors du chaos de la ville. Si chaque écrivain restitue l’image de la Seine de façon personnelle, il est pourtant possible d’identifier un thème commun : « le seul thème fréquent, que l’on puisse suivre tout au long du romantisme, est celui des lumières que reflète la Seine dans la nuit. […] C’est Paris éclatant plutôt que Paris charmant » (Citron 2006 : t. II, 177).

Dans ce cadre général, Honoré de Balzac, le fondateur du roman urbain (Stierle 2007 : 16[1]), constitue un cas à part : si certains de ses personnages flânent près des rives de la Seine, il est vrai aussi que le centre de leurs réflexions est rarement le fleuve, qui reste au deuxième plan ; on ne rencontre que deux ou trois allusions au Paris éclatant qui se reflète sur les eaux de la Seine. Il s’agira donc ici d’évoquer les passages les plus saisissants où l’auteur de La Comédie humaine représente la rivière, afin d’éclairer son rôle dans la poétique de la narration balzacienne.

À la recherche de la Seine dans La Comédie humaine

Du point de vue historique, sous la Monarchie de Juillet, la Seine fait encore partie de la vie quotidienne parisienne. Le fleuve est utilisé comme route commerciale ou comme lieu de travail. Aujourd’hui nous disposons de beaucoup d’informations sur l’évolution de la Seine comme port commercial et comme source d’eau des Parisiens, grâce aux travaux de chercheurs tels que Jean Millard (1994) et Pierre Miquel (1994), qui montrent combien le fleuve et ses berges étaient animés à cette époque. Philippe Cebron de Lisle offre des données sur l’essor des établissements de bains et lavoirs publics (1991 : 206-215) tout à fait significatives dans ce sens. De même, Isabelle Backouche (2000) décrit les activités de la Seine autour de 1830, en soulignant que la présence massive de marchés flottants et des établissements sédentaires constituait une telle entrave à l’écoulement des eaux et à la circulation fluviale que l’inspecteur général de la navigation avait décrété leur élimination progressive.

Grâce à la canalisation de la Seine en 1838, qui maintient l’eau à un niveau fixe, le fleuve est aussi un centre de loisir : « Cette domestication a pour objectif premier l’essor d’une batellerie industrielle, elle a aussi pour conséquence d’attirer de nouveaux types d’usagers : l’apprenti nageur, le canotier en herbe, le pêcheur du dimanche » (Laurent 2013 : 41), même si les baignades dans la ville sont interdites depuis 1783. Les bateaux de bains deviennent aussi le sujet d’un nouvel intérêt chez les Parisiens, grâce aux théories hygiénistes du début du xixe siècle. C’est à partir de 1837, souligne Pierre Citron, que les écrivains commencent à s’intéresser à ces images de la vie quotidienne autour de la Seine et de ses quais : « Les détails concrets apparaissent : les bateaux, presque inaperçus jusque-là, prennent de l’importance » (2006 : t. II, 177). Mais ce sont les physiologistes et les caricaturistes qui exploitent à fond, d’un point de vue satirique, ce sujet-là. Eugène Briffault, auteur d’une physiologie dont l’objet d’étude est la Seine et ses habitants, Paris dans l’eau[2], exalte l’unicité de la Seine comme un motif d’orgueil national contre la prépondérance mondiale de la Tamise (1844 : 7). Le volume de Briffault, illustré par Bertall, est véritablement la physiologie des « Séquaniens », c’est-à-dire des habitants des rives de la Seine[3]. Ceux-ci représentent un spectacle original : « Lorsque de par-delà Bercy on explore et l’on parcourt le double littoral parisien jusqu’au-delà de Chaillot, on est ravi par la variété de tableaux que présentent les hommes et les choses avec une vigueur de coloris toujours nouvelle ; rien n’est plus charmant et plus animé » (Briffault, Paris dans l’eau : 6).

Figure 1

Couverture de Paris dans l’eau.

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Figure 2

Les pêcheurs de Paris dans l’eau par Bertall.

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Parmi les caricaturistes, Daumier est sans doute l’un des plus prolifiques sur ce thème : entre 1839 et les années 1860, il a dessiné des séries entières sur Les baigneurs et sur tous les types qui gravitent autour de la Seine, comme le pêcheur et le canotier (Laurent 2013).

Dans l’oeuvre balzacienne, on ne trouve aucune image de ce « théâtre » du fleuve et de ses berges. Dans La Comédie humaine, les références à la sphère de la vie quotidienne autour de la Seine sont vraiment très rares : on n’y voit presque jamais de bateau à vapeur, de lavandière, de cheval à l’abreuvoir, ou de description du port fluvial. Le lecteur rencontre parfois quelque allusion au fait que l’eau du fleuve est considérée encore potable ; dans La Cousine Bette, par exemple, alors que Josépha parle de la pauvreté d’une petite couturière qui serait une amante parfaite pour le baron Hulot, la courtisane affirme que cette grisette « boit de l’eau de l’Ourcq aux tuyaux de la Ville, parce que l’eau de la Seine est trop chère » (Balzac, La Cousine Bette : 360). Il y a aussi des petites allusions aux maisons construites le long du fleuve, comme dans Modeste Mignon et dans Catherine de Médicis, sans oublier ce M. Dacheux qui, dans La Peau de chagrin, fait commerce des personnes noyées et repêchées dans la Seine – sous l’enseigne « secours aux asphyxiés » (Balzac, La Peau de chagrin : 65). Toutefois, au-delà de ces mentions, ce sont d’autres aspects de la Seine que la narration balzacienne préfère mettre en lumière.

On a souvent évoqué la surprenante pauvreté de la description de la Seine dans La Comédie humaine. De fait, le sujet n’a suscité aucune étude particulière et se trouve exclu de certains ouvrages consacrés aux motifs de la géographie balzacienne. À ce propos, la Seine n’est objet d’enquête ni dans l’essai de Georges Raser (1970), ni dans le volume collectif dirigé par Nicole Mozet et Philippe Dufour (2004). Dans son Paris à l’époque de Balzac, Jean Ygaunin se contente de donner des détails historiques, sans se référer à aucun texte balzacien : « La Seine est sale : c’est le collecteur des égouts ; de plus elle reçoit les ruisseaux souillés par les teinturiers et les droguistes, notamment la Bièvre » (Ygaunin 1992 : 39-40). Jeannine Guichardet, qui a écrit une thèse très fouillée sur Balzac « archéologue de Paris » (1986), ouvre ainsi le paragraphe dédié à la Seine balzacienne : « Le trait le plus caractéristique de cette illustre “vallée de plâtras” est un relief en creux : la Seine. Balzac n’aime guère la Seine, semble-t-il. Elle forme avec la verte Loire scintillante au soleil, un contraste absolu » (Guichardet 1986 : 57). Opposition qui se montre dès Les Contes drolatiques, comme le remarque Pierre-Georges Castex, directeur de l’édition Pléiade, dans le « Glossaire et Index géographique des Contes drolatiques » : « Seine (fleuve) : contrastant avec la Loire lustrale, inséparable de l’image de l’enfance, comme l’image de Paris contraste, en noir, avec celle de la gaie Touraine, la Seine “drolatique” est une eau malfaisante, porteuse de mort. Trois des quatre occurrences du nom dans Les Contes drolatiques coïncident d’ailleurs avec une scène de meurtre » (Oeuvres diverses : t. I, 1838).

S’il est vrai que les fleuves de province sont généralement associés à une sensation de sérénité, on ne doit pas conclure pour autant que la Seine se réduit à être la rivière noire. Les images de la Seine, éparpillées dans les écrits de Balzac comme les nombreuses tesselles d’une mosaïque à reconstruire, forment en réalité un tableau bien plus complexe, comme nous allons le voir. De même, il faut interroger de manière plus approfondie l’image de la Seine comme Styx de la ville infernale parisienne, souvent évoquée dans les études balzaciennes, mais qui reste assez vague, en tant que présence « d’une eau funeste, stygienne, traînant en elle les sanies des villes » (Steinmetz 1969 : 10). La remarque de Steinmetz mérite d’être mise en relation avec cette réflexion de Raphaël de Valentin dans La Peau de chagrin :

Combien de fois n’ai-je pas vêtu de satin les pieds mignons de Pauline, emprisonné sa taille svelte comme un jeune peuplier dans une robe de gaze […] ; je l’eusse adorée ainsi, je lui donnais une fierté qu’elle n’avait pas, je la dépouillais de toutes ses vertus, de ses grâces naïves, de son délicieux naturel, de son sourire ingénu pour la plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le coeur invulnérable, pour la farder de nos crimes, pour en faire la poupée fantasque de nos salons, une femme fluette qui se couche au matin pour renaître le soir, à l’aurore des bougies

Balzac, La Peau de chagrin : 143-144, nous soulignons

La Seine est véritablement le Styx de la mythologie grecque : en effet, nous allons démontrer comment Balzac revisite dans une perspective moderne et personnelle le mythe du fleuve infernal, qui participe à la connotation de Paris-Enfer par une collection d’images qui renvoient aux caractéristiques mortifères du Styx.

L’enfer au féminin : une vision dualistique

Outre La Comédie humaine, un autre ensemble de textes mérite d’être analysé dans la présente étude, à savoir les volumes de la correspondance générale de l’auteur. La comparaison des récurrences du mot « Seine[4] » dans ces deux corpus met en lumière le fait que Balzac n’avait pas une seule vision de la rivière : l’écrivain nous donne à voir au moins deux images très contrastées de la Seine.

Dans certaines lettres qu’il écrit à Mme Hanska à propos de la maison qu’il cherche à Passy pour s’y installer, Balzac souligne que sa recherche l’amène le long des rives de la Seine. D’abord, il essaie d’acheter l’ancienne maison de campagne de la princesse de Lamballe, située « en face sur le bord de la Seine » (Balzac, Lettres à Mme Hanska, I : 870) ; puis, il voit une maison « située sur la croupe de cette roche qui domine Paris et même tout Passy », où « des quatre côtés, on a la plus admirable vue ; tout Paris, d’abord, puis tout le bassin de la Seine » (Balzac, Lettres à Mme Hanska, II : 62). L’auteur imagine encore le fleuve seulement comme un facteur de sérénité : « Vos trois lettres, lues coup sur coup, me baignaient l’âme d’affections pures et douces, comme l’eau patriale [sic] de la Seine me rafraîchissait le corps » (Balzac, Lettres à Mme Hanska, I : 221). Les lettres de Balzac témoignent donc d’un attachement filial de l’auteur à la rivière, qui lui transmet cette sensation de paix que la critique, nous l’avons vu plus haut, confère généralement aux fleuves de province.

En revanche, cette vision de la Seine comme « eau patriale » ne se montre presque jamais dans La Comédie humaine. Là, la Seine participe à la fondation du mythe de Paris comme un signe difficile à déchiffrer mais dense de significations et d’interprétations. On sait que Balzac construit un « Paris courtisane », un « Paris femme », contrairement à la vogue qui donne à la ville un sexe masculin (Citron 2006 : 8). De même, chez Balzac, la Seine est souvent associée au sexe féminin et, comme l’a remarqué Jeannine Guichardet, le romancier préfère utiliser le mot « rivière » plutôt que « fleuve » pour désigner la Seine. La ville et la rivière trouvent ainsi un premier lien, implicite mais essentiel, qui annonce la base sur laquelle Balzac fondera La Comédie humaine, aussi bien que la clé de son succès : le personnage féminin.

En outre, au niveau narratif, La Comédie humaine propose principalement deux images de la Seine : l’image peu séduisante de son eau, « sale et froide » (Balzac, La Peau de chagrin : 65), et la vue de son cours, qui traverse la ville entière. Dans le tableau « à vol d’oiseau » de Paris, dont la colline du cimetière du Père-Lachaise est l’un des points de vue privilégiés, la Seine est un élément immanquable. Le panorama de Paris, vu de la colline du cimetière, donne une vision complète de la ville : là, le « Paris réel » et le « Paris poétique » (Citron 2006 : 182) se mêlent, et de leur fusion naît l’image du Paris enfer. La scène finale du Père Goriot est bien connue : Rastignac, dépouillé de toutes ses illusions, regarde Paris « tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières » et s’exclame « À nous deux maintenant ! » (Balzac, Le Père Goriot : 290).

La même perspective est décrite dans les dernières pages de Ferragus, avec le personnage de M. Jules, marié à la fille du chef des Dévorants. Deux Paris y sont représentés : un Paris « microscopique, réduit aux petites dimensions des ombres, des larves, des morts, un genre humain qui n’a plus rien de grand que sa vanité » ; puis « Jules aperçut à ses pieds, dans la longue vallée de la Seine, entre les coteaux de Vaugirard, de Meudon, entre ceux de Belleville et de Montmartre, le véritable Paris, enveloppé d’un voile bleuâtre, produit par ses fumées, et que la lumière du soleil rendait alors diaphane » (Balzac, Ferragus : 898). Dans les deux cas, il semble que la Seine n’est nommée que pour donner des points d’orientation : elle est l’axe qui sépare les deux côtés de la ville, rive droite et rive gauche, et, au niveau symbolique, le beau monde et le monde de la bourgeoisie, des marchands et des pauvres. Pourtant, la Seine n’a aucun de ces traits monstrueux qui ont connoté les rues et les hôtels parisiens au début du roman, lesquels font de Paris « le plus délicieux des monstres : là, jolie femme ; plus loin, vieux et pauvre ; ici, tout neuf comme la monnaie d’un nouveau règne ; dans ce coin, élégant comme une femme à la mode. Monstre complet d’ailleurs ! » (Balzac, Ferragus : 794).

Même dans La Fille aux yeux d’or, dont le célèbre prologue met en avant l’image du navire, symbole de Paris, on ne trouve aucune allusion directe au fleuve. L’oeuvre met en scène un univers complexe, infernal, dominé par « l’or et le plaisir », où « tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume » (Balzac, La Fille aux yeux d’or : 1040). La ville-monstre paraît alors caractérisée exclusivement par le feu proliférant dans les cercles « de cet enfer, qui, peut-être, un jour aura son DANTE » (Balzac, La Fille aux yeux d’or : 1046).

Cependant, on y trouve une référence, indirecte, à l’élément liquide : « Cette ville ne peut donc pas être plus morale, ni plus cordiale, ni plus propre que ne l’est la chaudière motrice de ces magnifiques pyroscaphes que vous admirez fendant les ondes ! Paris, n’est-il pas un sublime vaisseau chargé d’intelligence ? » (Balzac, La Fille aux yeux d’or : 1052). Le lien qui unit la ville au fleuve qui la traverse est très subtil mais fort : la Seine est la base de tout Paris, véritable extension métonymique de la ville et de ses habitants. Bien qu’au premier coup d’oeil la Seine paraisse située aux marges de la ville mythique, elle se montre au contraire en son centre – cachée, mais toujours bien présente. Paris est un navire voguant sur les eaux de la Seine, une cité-fleuve, et la Seine y est présente partout. Dans « Histoire et physiologie des boulevards de Paris », article paru dans Le Diable à Paris, Balzac considère les boulevards parisiens comme un autre fleuve, « cette seconde Seine sèche » (1993 : 46), en renforçant encore la métaphore de la cité-fleuve implicitement évoquée dans l’Histoire des treize (1052).

Il est possible d’identifier trois autres images clés, toutes liées à celle de la Seine comme fleuve infernal, à travers lesquelles Balzac construit une vision tout à fait personnelle de la rivière : la Seine comme porte vers le passé, comme cadre du pouvoir et comme lieu de mort. Perspectives dont on trouve des traces dans le vocabulaire et les expressions métaphoriques de Balzac : on rencontre souvent, à côté de l’image des eaux malsaines de la Seine, celle du « fleuve-vie » (Balzac, La Cousine Bette ; Ferragus), antinomique par rapport à la Seine comme lieu de mort, et, en même temps, du « fleuve du crime » (La Peau de chagrin ; Le Cousin Pons), qui renvoie à la question de la Seine comme cadre de pouvoir et comme lieu de mort.

La Seine comme porte vers le passé

Deux textes en particulier retiennent l’attention de celui qui suit le cours de la Seine balzacienne : Les Proscrits et L’Envers de l’histoire contemporaine. Ceux-ci ont une caractéristique en commun : le lieu du récit, à savoir l’île de la Cité. Les îles de Paris incarnent le Paris du Moyen Âge, de ce qui en reste au xixe siècle. On ne s’étonne pas que les récits se déroulant sur l’île de la Cité soient les seuls qui nomment le fleuve dès le départ : plusieurs romans balzaciens commencent avec la description d’un lieu, et la Seine est ici l’un des éléments principaux du panorama de l’île. Cependant, un tel incipit, placé sous le signe de la rivière, mène à une construction du milieu qui est tout à fait particulière : la Seine participe à l’édification d’un espace saturé de temps passé, désormais éteint, dont il ne reste que quelques témoignages autour de la cathédrale Notre-Dame de Paris. L’eau de la Seine prend en charge cette mémoire, en conférant à l’endroit un air mélancolique qui conditionne aussi bien ses rives que les personnages qui y habitent.

À cet égard, c’est surtout Les Proscrits qui présente des stratégies intéressantes. Paru pour la première fois dans la Revue de Paris en 1831, peu après Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, Les Proscrits est intégré à la section des Études philosophiques au moment où Balzac recueille ses ouvrages pour l’édition Furne. Ce récit bref évoque la rencontre entre le jeune Godefroid comte de Gand, Sigier et Dante Alighieri – celui-ci exilé, de passage à Paris en 1308[5]. Le paysage fluvial est donc lié d’abord au temps passé, à un épisode loin du présent de l’auteur, où la Seine imprime sa condition d’isolement – spatial et temporel – aux lieux attenants : le récit commence avec une description de la maison du sergent de ville Joseph Tirechair, le premier homme à bâtir un logis « sur le Terrain formé par les alluvions et par les sables de la Seine, en haut de la Cité, derrière l’église Notre-Dame » (Balzac, Les Proscrits : 525). Au premier étage de la « bicoque », deux chambres sont louées aux étrangers ; leurs vitraux donnent sur la rivière :

Par l’une, vous n’eussiez pu voir que les rives de la Seine et les trois îles désertes dont les deux premières ont été réunies plus tard et forment l’île Saint-Louis aujourd’hui, la troisième était l’île Louviers. Par l’autre, vous auriez aperçu à travers une échappée du port Saint-Landry, le quartier de la Grève, le pont Notre-Dame avec ses maisons, les hautes tours du Louvre récemment bâties par Philippe-Auguste, et qui dominaient ce Paris chétif et pauvre, lequel suggère à l’imagination des poètes modernes tant de fausses merveilles

Balzac, Les Proscrits : 526

La description de la maison se termine enfin dans l’ombre projetée par Notre-Dame : « Alors comme aujourd’hui, Paris n’avait pas de lieu plus solitaire, de paysage plus solennel ni plus mélancolique » (527). « La grande voix des eaux » (527), seule, trouble le silence du lieu, prédominant sur les autres éléments du paysage. Même s’il n’y a pas de description de son eau ou de son bassin, la Seine se présente comme le véritable « cadre » de la maison Tirechair et de ses deux proscrits. Non seulement l’action se jouera tout le long de ses rives, mais l’île entourée par l’eau deviendra aussi la métaphore de la condition d’exilés de ses habitants. Comme Jean-Luc Steinmetz l’a écrit, l’eau dans La Comédie humaine « est toujours porteuse de sens. En elle se concentrent les idées ; elle devient parfois la matérialisation de notions abstraites » (Steinmetz 1969 : 24). En ce cas, le fleuve incarne la limite de l’espace habitable par les deux proscrits : même si la Seine ne bénéficie d’aucune caractérisation, elle laisse pourtant son signe, sa marque sur les personnages. D’abord, le visage du mystérieux inconnu, reconnu comme Dante seulement à la fin du récit, paraît complètement dominé par des forces liquides, en laissant des plis qui lui confèrent un air mélancolique :

Tout ce qui formait un creux dans sa figure paraissait sombre. Vous eussiez dit le lit d’un torrent où la violence des eaux écoulées était attestée par la profondeur des sillons qui trahissaient quelque lutte horrible, éternelle. Semblables à la trace laissée par les rames d’une barque sur les ondes, de larges plis partant de chaque côté de son nez accentuaient fortement son visage, et donnaient à sa bouche, ferme et sans sinuosités, un caractère d’amère tristesse. Au-dessus de l’ouragan peint sur ce visage, son front tranquille s’élançait avec une sorte de hardiesse et le couronnait comme d’une coupole en marbre

Balzac, Les Proscrits : 532, nous soulignons

De la même façon, la comparaison concernant Godefroid, « enfant abandonné comme Moïse au gré des flots » (Balzac, Les Proscrits : 533), évoque la situation réelle du jeune ange qui, en se sentant égaré, loin de sa vraie patrie – le ciel –, en vient à essayer de se tuer pour la rejoindre.

L’omniprésence de la Seine et de son rôle de limite de l’action s’affirme aussi dans l’un des moments les plus poétiques du récit. Godefroid et Dante, les deux proscrits, après avoir suivi la leçon de Sigier rue de Fouarre[6] remontent sur la barque ; soudain un événement naturel confère à la scène une atmosphère épique :

Au moment où la barque flotta sur la vaste étendue de la Seine en imprimant ses secousses à l’âme, le soleil, semblable à un incendie qui s’allumait à l’horizon, perça les nuages, versa sur les campagnes des torrents de lumière, colora de ses tons rouges, de ses reflets bruns et les cimes d’ardoises et les toits de chaume, borda de feu les tours de Philippe-Auguste, inonda les cieux, teignit les eaux, fit resplendir les herbes, réveilla les insectes à moitié endormis. Cette longue gerbe de lumière embrasa les nuages. C’était comme le dernier vers de l’hymne quotidien

Balzac, Les Proscrits : 545

Le spectacle de la nature sublime touche Dante. Ce scénario lui rappelle sa patrie, Florence, qu’il avait quittée à ce moment de l’histoire. Mais la comparaison entre les deux villes établit une relation antinomique : Paris est inondé par le soleil qui brûle tout, et qui teint la ville de rouge, rouge du feu que l’eau de la Seine reflète, alors que la Florence décrite par Dante est dominée par la couleur dorée des édifices, par le bleu de la rivière et par la lumière scintillante des étoiles, dessinant une atmosphère de sérénité. Bien que la beauté de la nature semble donner une sensation de paix, la symbolique liée aux couleurs pointe vers une autre interprétation : en fait, Paris est dominé par le feu, et donc par le rouge infernal, alors que Florence est caractérisée par le bleu du ciel. Dante pourrait être ici associé à la figure d’Adam, chassé du Paradis, et condamné à vivre sur la terre, sur le terrain de l’île de la Cité.

Quand la vision de Dante se termine et que l’Italien retourne à sa chambre, dans son isolement, le narrateur commente : « Bientôt la grande clameur de Paris propagée par les eaux de la Seine s’apaisa, les lueurs s’éteignirent une à une en haut des maisons, le silence régna dans toute son étendue, et la vaste cité s’endormit comme un géant fatigué » (Balzac, Les Proscrits : 547). La figure mythologique du géant, ennemi des dieux, renforce encore l’image de la ville infernale, et la Seine, vecteur des bruits parisiens, ramène Dante à la réalité, en lui rappelant la condamnation qui lui a été imposée : il ne pourra jamais revoir sa patrie. De la même façon, la Seine ramène Godefroid à la réalité, après sa tentative de suicide : « Godefroid marcha dans la ceinture de lumière tracée par la lune à travers la chambre dont le vitrail était ouvert, il revit la Seine frémissante, les saules et les herbes du Terrain. Une nuageuse atmosphère s’élevait au-dessus des eaux comme un dais de fumée » (Balzac, Les Proscrits : 548). Ainsi, la rivière se dessine encore comme une limite presque impossible à franchir, qui renvoie toujours les deux exilés à leur réalité, en ne permettant aucune évasion ni aucun réconfort hors de ses rives et de son atmosphère de mélancolie.

On peut observer une certaine circularité dans le fait que les deux romans faisant une place de choix à la Seine se situent au début et à la fin de la carrière de Balzac écrivant sous son nom. De plus, on remarque que le traitement de ce thème suit une certaine démarche circulaire. Comme Les Proscrits, L’Envers de l’histoire contemporaine s’ouvre par la description de lieux autour de l’île de la Cité, cette fois-ci au temps présent :

En 1836, par une belle soirée du mois de septembre, un homme d’environ trente ans restait appuyé au parapet de ce quai d’où l’on peut voir à la fois la Seine en amont depuis le Jardin des Plantes jusqu’à Notre-Dame, et en aval la vaste perspective de la rivière jusqu’au Louvre. Il n’existe pas deux semblables points de vue dans la capitale des idées. On se trouve comme à la poupe de ce vaisseau devenu gigantesque

Balzac, L’Envers de l’histoire contemporaine : 217

Un vaisseau qui évidemment navigue sur les eaux du passé : « On y rêve Paris depuis les Romains jusqu’aux Francs, depuis les Normands jusqu’aux Bourguignons, le Moyen-Âge, les Valois, Henri IV et Louis XIV, Napoléon et Louis-Philippe. De là, toutes ces dominations offrent quelques vestiges ou des monuments qui les rappellent au souvenir » (Balzac, L’Envers de l’histoire contemporaine : 217). La Seine se présente ici comme le véhicule de cette vision des « vestiges » de l’histoire française, comme la ligne qui parcourt toutes les périodes passées en les éclairant, en les rendant visibles au présent. Le désert de l’ancien Terrain, surtout, encore « jonché des ruines de l’archevêché », devient le point focal de cette vision, puisqu’il est le lieu où « l’âme embrasse le passé comme le présent de la ville de Paris » (Balzac, L’Envers de l’histoire contemporaine : 217). Ce coin est « le coeur de l’ancien Paris, en est l’endroit le plus solitaire, le plus mélancolique. Les eaux de la Seine s’y brisent à grand bruit, la cathédrale y jette ses ombres au coucher du soleil » (Balzac, L’Envers de l’histoire contemporaine : 218). La rivière semble alors un élément immanquable dans les récits qui évoquent le temps passé, où la Seine se pose comme une véritable limite, temporelle et spatiale, impossible à franchir.

La Seine comme cadre du pouvoir

Si, dans Les Proscrits, la Seine se dessine comme métaphore de la limite des exilés, dans L’Envers de l’histoire contemporaine elle devient la limite du Pouvoir. Le roman raconte l’histoire d’un homme de trente ans, nommé Godefroid. Ce n’est pas le même personnage que celui des Proscrits, mais cette coïncidence paraît quand même étrange. Ce nom possède une racine médiévale : il combine les mots germaniques « God », dieu, et « frid », paix. Godefroid serait donc le dieu de la paix (Blum 2007 : 196), mais aucun des deux Godefroid ne semble l’incarner ; au contraire, ils sont plutôt ceux qui cherchent la paix, dans une quête qui paraît assez difficile. Dans l’Envers de l’histoire contemporaine, Godefroid rejoint une société secrète à but charitable, « Les Frères de la consolation ». Cette association représente l’« envers » des sociétés secrètes que Balzac avait imaginées dans les précédentes études de moeurs, comme celle des « Treize » de Ferragus ou des « Dix mille » de Trompe-la-Mort, composées notamment d’anciens forçats évadés du bagne. L’association des « Frères de la consolation », présidée par Mme de la Chanterie, occupe une maison située « au coeur du silence » :

Cette partie de l’île qui se nomme le Cloître a conservé le caractère commun à tous les cloîtres, elle semble humide, froide, et demeure dans le silence monastique le plus profond aux heures les plus bruyantes du jour. On doit remarquer, d’ailleurs, que toute cette portion de la Cité, serrée entre le flanc de Notre-Dame et la rivière, est au nord et dans l’ombre de la cathédrale. Les vents d’est s’y engouffrent sans rencontrer d’obstacles, et les brouillards de la Seine y sont en quelque sorte retenus par les noires parois de la vieille église métropolitaine

Balzac, L’Envers de l’histoire contemporaine : 227

On remarque déjà une différence assez importante, par rapport aux autres sociétés secrètes : le centre du pouvoir du Bien est clairement localisé, même si le logis reste en quelque sorte isolé par le silence et par les brouillards de la Seine, qui intensifient le mystère de l’endroit, plongé au coeur d’un temps révolu. À l’inverse, les sociétés de Ferragus et de Trompe-la-Mort se caractérisent par l’absence d’un centre géographique du pouvoir : la ville entière est leur territoire. L’action de l’Histoire des Treize et celle de Splendeurs et misères des courtisanes explorent plusieurs quartiers de Paris. Il reste néanmoins que la Seine semble fonctionner comme catalyseur soit des forces du Bien soit des forces criminelles. La rivière devient le territoire où se déploie la réflexion de Balzac sur le pouvoir, et plus généralement sur la justice.

On a déjà remarqué le choix, assez significatif selon nous, de situer le domicile de l’unique force du « Bien » de la Comédie, à savoir la société de Mme de la Chanterie, sur l’île de la Cité, tout près de la rive du fleuve. L’auteur a exilé le Bien dans le territoire du passé, comme s’il ne pouvait plus réellement entrer dans le présent que par de petites incursions[7].

Il est de même indéniable qu’il existe, chez les criminels de Balzac, une fascination esthétique pour la Seine tout à fait remarquable. La Seine et le crime vont de pair dans le Code des gens honnêtes, où l’eau de la Seine représente un poison aux yeux de la cuisinière (66) ou bien un médicament assez coûteux selon l’« honnête » médecin. De plus, le lecteur voit Vautrin (alias Trompe-la-Mort, le criminel le plus connu de La Comédie humaine) fréquenter la Seine à deux occasions au moins. Dans la première, il est avec Lucien et Esther, alors qu’il a élaboré son plan pour obtenir l’argent indispensable à Lucien pour acheter les terres de Rubempré, en exploitant la passion du baron Nucingen pour Esther :

Au moment de quitter la maison du Garde, il amena Lucien et la pauvre courtisane au bord d’un chemin désert, à un endroit d’où l’on voyait Paris, et où personne ne pouvait les entendre. Tous trois ils s’assirent au soleil levant, sous un tronçon de peuplier abattu devant ce paysage, un des plus magnifiques du monde, et qui embrasse le cours de la Seine, Montmartre, Paris, Saint-Denis

Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes : 569

Le panorama fluvial confère à cette scène une nuance poétique, qui marque le pressentiment fatal d’Esther. On trouve aussi Trompe-la-Mort encore plus proche de la rivière lorsqu’il reçoit des nouvelles : « à minuit, Paccard, le chasseur d’Esther, trouva l’abbé sur le pont des Arts, l’endroit le plus favorable à Paris pour se dire deux mots qui ne doivent pas être entendus. Tout en causant, le chasseur regardait d’un côté pendant que l’abbé regardait de l’autre » (Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes : 546). Comme l’a remarqué Jeanine Guichardet, le Pont des Arts « apparaît chez Balzac dans un contexte souvent maléfique » (1986 : 65) : il n’est pas seulement le pont des promenades, mais le pont des suicides, ainsi que le lieu où on trouve finalement « d’inquiétants personnages auxiliaires du destin » (1986 : 65), parmi lesquels Trompe-la-Mort.

C’est encore dans Splendeurs et misères des courtisanes, précisément dans le troisième livre de l’oeuvre, intitulé Où mènent les mauvais chemins, que l’île de la Cité se dévoile comme le véritable espace de la lutte entre Trompe-la-Mort, la police secrète et les juges, et où la Seine joue un rôle de premier plan. Quand le faux Espagnol est arrêté, il est amené à la Conciergerie, dont Balzac offre une description détaillée. Parmi les diverses informations données par le narrateur, on peut lire que

La première demeure des rois de France, le palais de saint Louis qui a gardé ce nom de Palais tout court, pour signifier le palais par excellence, est tout entier enfoui sous le Palais-de-Justice, il en forme les caves, car il était bâti dans la Seine, comme la cathédrale, et bâti si soigneusement que les plus hautes eaux de la rivière en couvrent à peine les premières marches

Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes : 708

Balzac rappelle que le centre du pouvoir de la Cité avait été bâti « dans la Seine », soulignant le glorieux passé de ces monuments, étroitement liés au fleuve qui, initialement, était la défense naturelle de ces lieux de pouvoir. Il nous semble que l’intrigue jouée à la Conciergerie donne la même impression que celle restituée par la maison de l’association des « Frères de la consolation » : la Justice a été pétrifiée dans ses monuments, symboles d’un passé glorieux – et juste – qui s’éteint, et qui laisse la place au pouvoir des intérêts, clé de toute l’histoire de Splendeurs et misères des courtisanes.

C’est à partir de cette donnée historique que Balzac construit l’allégorie de la rivière comme fantôme de la Justice s’attardant dans les couloirs de la Conciergerie, un fantôme qui se manifeste à la mort de Lucien, pendu dans sa cellule. Dans la lettre d’adieu qu’il écrit à Trompe-la-Mort – lettre qui apparaît deux fois dans le roman  –, Lucien déclare : « je me trouve au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantements d’un rêve ; mais, malheureusement, ce n’est plus la rivière de mon pays où j’allais noyer les peccadilles de ma jeunesse ; c’est la Seine, et mon trou, c’est un cabanon de la Conciergerie » (Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes : 790). La phrase étonne, car Lucien ne meurt pas noyé, mais pendu. On a l’impression que c’est l’eau qui est le véritable tribunal de Lucien, qui fonctionne comme une sorte de « flux de conscience », d’où lui arrive la sensation d’avoir passé outre la limite posée par la justice. En considérant le système des personnages offert par Balzac dans ce roman, on pourrait effectivement dire que Lucien est le seul qui s’estime toujours du côté des « mauvais » : entre la raison « politique » de la police secrète, et la « loi alternative » des forçats, il n’y a que Lucien qui se mette dans un système de lois qui lui sont étrangères, qu’il ne partage pas. Il n’est ni l’envers ni l’endroit, pour utiliser les termes de Pingaud (1970), de l’histoire contemporaine. Tout au long du récit, Lucien reste comme suspendu, dans l’attente d’un destin qui n’a été que retardé :

Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l’être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d’une séparation suprême. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m’avez précipité dans les abîmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que j’entendais bruire les grandes ailes du vertige planant sur moi

Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes : 789

La mort de Lucien crée une image assez suggestive : la Seine, comme le Styx de l’époque grecque, punit Lucien pour n’avoir pas respecté la loi – aucune loi. En fait, pour tous les autres personnages, les édifices putatifs de la Justice, comme la Conciergerie, ne seront que le lieu du partage du pouvoir : non seulement Trompe-la-Mort deviendra le chef de la police, mais il réussira aussi à sauver de l’exécution un de ses anciens compagnons, Théodore Calvi.

La Seine attire donc aussi bien les forces du Bien que celles du Crime, dans une lutte qui se joue tout au long de ses quais. Il est vrai que, comme l’affirme Bernard Pingaud, « la mythologie balzacienne, directement héritée du roman noir, veut que la force règne par le mystère et que tout vrai pouvoir soit occulte » (Pingaud 1970 : 9) ; sous cet aspect, l’île de la Cité, plongée dans les brouillards de la Seine, est sans doute un choix stratégique. Mais, en même temps, la comparaison avec les lieux d’action des sociétés secrètes de L’Envers de l’histoire contemporaine et de Splendeurs et misères des courtisanes semble justifier notre hypothèse. Selon Bernard Pingaud, chez Balzac « le pouvoir veut le secret, il s’exerce dans “l’envers de l’histoire” » (Pingaud 1970 : 13) ; il est également vrai que le pouvoir tend à investir « l’envers des lieux », c’est-à-dire, qu’il réclame des endroits cachés, isolés, mais riches en symboles, tels l’île de la Cité.

La Seine comme tombeau d’Ophélie

Lucien n’est pas le seul personnage de La Comédie humaine qui songe à se noyer. Le thème de la noyade revient souvent dans les récits balzaciens, et concerne toutes les rivières qui y sont citées : la Seine, la Sarthe, la Loire. Mais, à bien y réfléchir, il faut faire la distinction entre la noyade dans les rivières de province et celle dans la Seine. Les cours d’eau de province, généralement, « balisent la géographie balzacienne » (Steinmetz 1969 : 9) en conditionnant l’habitat des personnages ; l’eau y est liée à l’image « d’un bonheur uniforme » (Steinmetz 1969 : 9), laquelle est représentée surtout par les cours d’eau de la Touraine. Le suicide dans les rivières de province semble donc associé à un acte poétique, mélancolique : c’est le cas d’Athanase Grandson dans La Vieille fille, qui, en proie à des chagrins d’amour, va se noyer dans la Sarthe ; avant d’accomplir son acte, il admire le paysage naturel inondé par la lumière lunaire. Encore, Félix de Vandenesse, dans Le Lys dans la vallée, menace plusieurs fois de se tuer dans les eaux de la Loire, se plaignant de la froideur de Mme de Mortsauf.

Du côté des aspirants noyés dans la Seine, on peut aussi citer plusieurs exemples. À commencer par Balzac lui-même, qui parle à Mme Hanska de son chagrin pour la maladie de Mme de Berny, entre décembre 1834 et janvier 1835 : « Se trouver presque fou de chagrin, et se voir condamné au travail. Perdre cette noble et grande partie de ma vie, et vous savoir si loin, c’est à se jeter dans la Seine » (Balzac, Lettres à Mme Hanska, I : 221). Effectivement, ce n’est pas la première fois que Balzac envisage ce geste : selon Étienne Arago, un soir de 1824, Balzac, encore très jeune, est en proie au désespoir de l’insuccès littéraire et s’arrête sur un des ponts de la Seine, regardant couler l’eau, se demandant s’il ne va pas se « coucher dans ses draps humides » (Arrigon 1924 : 185).

La Seine a le pouvoir – paradoxal par rapport aux qualités naturelles de l’eau – de pétrifier ceux qui la traversent, de les changer soit en statues, comme dans le cas de Dante et de Godefroid[8], soit en de véritables corps morts, corps de personnages mais aussi de lieux : l’île Saint-Louis, qualifiée de « cadavre des fermiers généraux, est comme la Venise de Paris » (Balzac, Ferragus : 793). On trouve encore un autre type assez intéressant de noyé dans Illusions perdues :

Je ne juge pas votre poésie, elle est beaucoup supérieure à toutes les poésies qui encombrent les magasins de la librairie. Ces élégants rossignols, vendus un peu plus cher que les autres à cause de leur papier vélin, viennent presque tous s’abattre sur les rives de la Seine, où vous pouvez aller étudier leurs chants, si vous voulez faire un jour quelque pèlerinage instructif sur les quais de Paris, depuis l’étalage du père Jérôme, au pont Notre-Dame, jusqu’au Pont-Royal

Balzac, Illusions perdues : 341-342

Si ce sont ici des livres, et non des personnages, qui sont emportés, c’est le signe que la Seine devient le collecteur de ceux qui sont destinés à disparaître, à être oubliés.

Il existe aussi des personnages féminins qui, semble-t-il, n’ont pas vraiment le droit de se jeter dans la rivière, bien qu’ils aient le désir ou la volonté de se tuer. C’est le cas de Lydie Peyrade et d’Esther van Gobseck, dans Splendeurs et misères des courtisanes. Lydie, fille de l’agent de la police secrète Peyrade, enlevée et violée par des complices de Trompe-la-Mort, devient folle, criant qu’elle devrait être « sur le sable au fond de la Seine » (Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes : 679) ; son destin sera de passer le reste de sa vie dans une maison de santé. Esther, par contre, est consumée par le rôle de courtisane que Trompe-la-Mort lui fait jouer avec le baron Nucingen. Elle n’accepte pas de déshonorer son amour pour Lucien ; en cherchant à se conserver pure pour lui, elle menace deux fois de se jeter dans la rivière : « plutôt finir dans la Seine » (Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes : 598, 603). Seule l’idée de Lucien abandonné à lui-même l’empêche de s’exécuter. De plus, Esther semble être consciente que la noyade n’est pas son destin, lorsqu’elle écrit à Nucingen : « il n’y a rien de plus sacré que les dettes de déshonneur. Je n’ai pas le droit de liquider en me jetant dans la Seine » (Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes : 603). Le verbe « liquider » est bien ici un jeu de mots : Esther blague sur la possibilité de se noyer et sur le signifié financier de ce mot, alors qu’elle-même a été traitée comme une marchandise par Lucien et par le baron. La volonté de se suicider au lendemain de sa nuit d’amour avec Nucingen ne sera pas prise au sérieux par le baron. La réaction de Trompe-la-Mort à cette lettre effraiera Esther, qui se verra désormais victime de la puissance du faux prêtre : « quand Lucien sortira de Saint-Thomas-d’Aquin, gendre du duc de Grandlieu, si vous voulez entrer dans la Seine… eh ! bien, mon amour, je vous offre la main pour faire le plongeon ensemble. C’est une manière d’en finir » (Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes : 612). Encore dans sa lettre d’adieu à Lucien, la courtisane, en narrant ses dernières heures, écrit : « j’ai pris un bain, j’aurais voulu pouvoir faire venir le confesseur du couvent où j’ai reçu mon baptême, me confesser, enfin me laver l’âme. Mais c’est assez de prostitution comme cela, ce serait profaner un sacrement, et je me sens d’ailleurs baignée dans les eaux d’un repentir sincère » (Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes : 759). Alors qu’Esther est malheureuse non à cause de Lucien, qui l’aime en retour, mais à cause de l’ancien forçat qui les manipule, elle paraît dans l’impossibilité d’accomplir son désir de noyade purificatrice. Elle n’interprète pas Ophélie, mais plutôt Juliette, qui, entravée dans son amour, s’empoisonne. Un indice, en ce sens, est donné par les noms choisis par Esther pour ses chiens – Roméo et Juliette – et par le destin de ce chien mâle, qui mourra empoisonné par sa propriétaire ; mort qui annonce celle de Lucien : l’intrigue exige le suicide de Lucien, bien qu’il n’ait rien à voir avec le Roméo de Shakespeare, alors que ce dernier, comme le remarque Alex Lascar (2016 : 147), n’est pas du tout responsable de la mort de Juliette, contrairement à Lucien.

Mais si, comme le soutient Steinmetz, « l’eau de la Seine que Balzac a parfois montrée dans ses romans accueille le long de ses parapets tous ceux dont les illusions furent déçues » (1969 : 10), à bien y voir, on ne compte en fait qu’un seul type de personnage qui ait le droit de se noyer dans la Seine. Comme a observé Lucette Besson, dès l’un des romans de jeunesse assez connus, La Dernière fée, les seuls personnages qui vont se noyer dans la rivière parisienne seront quasi exclusivement les jeunes filles convaincues que leur amour n’est pas partagé : ce sont les descendantes, ou « ombres » de l’Ophélie de Shakespeare (Besson 2003 : 315). Au moment où Abel se dirige vers Paris avec la duchesse de Sommerset, il croit avoir aperçu le cadavre de Catherine, noyée : « On venait de retirer de l’eau une jeune fille… Elle avait si bien cousu ses vêtements avant de se précipiter dans la Seine, que les bateliers n’avaient pu la saisir que par ses cheveux » (Balzac, La Dernière fée : 128, nous soulignons). C’est bien Catherine la jeune fille qui a essayé de se noyer, folle de douleur en raison du mariage d’Abel avec la duchesse. Cependant, on découvre à la fin du roman qu’elle a été sauvée in extremis ; elle se déguisera en serviteur pour rester toujours aux côtés d’Abel.

Selon Gaston Bachelard, l’eau est la patrie soit des nymphes vivantes soit des nymphes mortes : elle est « la vraie matière de la mort bien féminine » (1942 : 96). Le personnage d’Ophélie de Shakespeare est devenu le symbole du suicide féminin dans l’eau :

Elle est vraiment une créature née pour mourir dans l’eau, elle y trouve, comme dit Shakespeare, « son propre élément ». L’eau est l’élément de la mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans le drame de la vie et de la littérature, elle est l’élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste. L’eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont ses yeux sont si facilement « noyés des larmes »

Bachelard 1942 : 98

Ophélie, dans la tragédie de Shakespeare, était la victime du hasard, des événements écrasant son amant, Hamlet. Dans cette perspective surgissent dans La Comédie humaine d’autres soeurs d’Ophélie : des femmes qui meurent noyées par un accident occasionné par leur mari. Fraisier, dans Le Cousin Pons, raconte une histoire similaire à Mme Manerville : un magistrat de Louis XI, en voulant se débarrasser de son épouse, avait mis du sel dans la nourriture des chevaux, et les avait privés d’eau ; au moment où sa femme sortait pour se promener en calèche, elle était tombée dans la rivière avec les chevaux qui s’y étaient précipités à boire (Balzac, Le Cousin Pons : 666-667). Même si elle ne s’est pas jetée dans la Seine, Flore Bridau, à la fin de La Rabouilleuse, très malade, indirectement tuée par son mari, montre l’aspect d’une noyée :

Sous l’angle aigu d’une mansarde, sans papier de tenture, et sur un lit de sangle dont le maigre matelas était rempli de bourre peut-être, les trois jeunes gens aperçurent une femme, verte comme une noyée de deux jours, et maigre comme l’est une étique deux heures avant sa mort. Ce cadavre infect avait une méchante rouennerie à carreaux sur sa tête dépouillée de cheveux. Le tour des yeux caves était rouge et les paupières étaient comme des pellicules d’oeuf. Quant à ce corps, jadis si ravissant, il n’en restait qu’une ignoble ostéologie

Balzac, La Rabouilleuse : 536

L’image de la mort de Flore, marquée par l’eau, prend valeur de symbole : avant d’être accueillie au sein de la maison Rouget, Flore était « la rabouilleuse », c’est-à-dire une fille qui agite l’eau pour rabattre les écrevisses vers les pièges ; de la même façon, Flore meurt à Paris, près des eaux malsaines de la Seine, qui marquent métaphoriquement sa mort.

En revanche, les personnages masculins qui sont associés à la rivière par certaines caractéristiques physiques, ne sont guère touchés par la noyade. Le Chevalier d’Espard, qui dans L’Interdiction soutient sa belle-soeur, la marquise d’Espard, par intérêts économiques, est décrit ainsi : « ce seigneur avait une figure à lame de couteau, froide, âpre, dont le teint ressemblait aux eaux de la Seine quand elle est trouble et qu’elle charrie les charbons de quelque bateau coulé » (Balzac, L’Interdiction : 457).

C’est Ferragus qui offre l’exemple le plus représentatif du thème de la noyade des nouvelles Ophélie chez Balzac. Dans le premier volume de l’Histoire des Treize, Ida Gruget, amante de Ferragus, en voyant souvent la belle Mme Jules chez le chef des dévorants, croit qu’elle entretient une liaison avec Ferragus. Elle se présente donc à l’hôtel Jules pour causer avec Clémence :

Cette demoiselle était le type d’une femme qui ne se rencontre qu’à Paris. Elle se fait à Paris, comme la boue, comme le pavé de Paris, comme l’eau de la Seine se fabrique à Paris, dans de grands réservoirs à travers lesquels l’industrie la filtre dix fois avant de la livrer aux carafes à facettes où elle scintille et claire et pure, de fangeuse qu’elle était. Aussi est-ce une créature véritablement originale. Vingt fois saisie par le crayon du peintre, par le pinceau du caricaturiste, par la plombagine du dessinateur, elle échappe à toutes les analyses, parce qu’elle est insaisissable dans tous ses modes, comme l’est la nature, comme l’est ce fantasque Paris […]. De ce vaste portrait, un peintre de moeurs ne peut rendre que certains détails, l’ensemble est l’infini. C’était une grisette de Paris, mais la grisette dans toute sa splendeur

Balzac, Ferragus : 850, nous soulignons

Ida, type de la grisette de Paris, est aussi marquée par les eaux de la Seine, qui lui donnent l’un de ses traits les plus distinctifs. L’assimilation de la femme à l’eau de la rivière, filtrée une dizaine de fois avant d’être « claire et pure », a l’effet non seulement d’introduire la question de l’artifice chez la femme balzacienne, mais aussi de lier indissolublement le destin de la grisette à la Seine. Ida ne connaît ni les secrets de Ferragus ni l’existence de la fille de son amant ; elle continue donc de croire que Mme Jules est sa rivale, et, refusant de partager Ferragus avec quelqu’un d’autre, décide de se noyer. Le lecteur apprend le sort d’Ida en même temps et de la même façon que la mère de la jeune fille, c’est-à-dire par la lettre d’adieu qu’elle lui écrit : « je vais me noyer. J’irai au-dessous de Neuilly pour n’être point mise à la Morgue » (Balzac, Ferragus : 878).

Le désir de la grisette, que son corps ne soit pas retrouvé pour éviter d’être mise à la morgue, la « vitrine » des cadavres des inconnus (Bertherat 2005 : 181), ne se réalise pas. Après la mort de Mme Jules, dont le narrateur donne tous les détails, l’action se déplace du cimetière du Père-Lachaise aux rives de la Seine, dans un village à quatre lieues de distance. Là, des tireurs de sable aperçoivent le corps d’une jeune femme échoué sur la berge, « dans la vase et les joncs de la Seine » (Balzac, Ferragus : 898). Le tableau qui se dessine par la description de la découverte du cadavre d’Ida rappelle celui d’Ophélie. La rivière s’est donc révélée le dernier refuge, brisé par la vanité et les intérêts parisiens.

Conclusion : le Styx caché sous le feu

On compte peu de pêcheurs, de canotiers ou de bateaux dans la Seine balzacienne. L’auteur de La Comédie humaine se désintéresse de la vie quotidienne qui se développe à cette époque autour du fleuve : il est plutôt fasciné par les valeurs symboliques qu’il peut lui associer. La rivière, comme élément du décor urbain, est prise dans une vision dualistique, lorsque Balzac l’évoque comme un élément de sérénité et de maternité dans sa Correspondance, ou bien comme le lit du navire qui est la Ville-Enfer parisienne dans La Comédie humaine. Nous avons alors interrogé les textes balzaciens pour détecter les caractéristiques qui font de la Seine le Styx du Paris moderne. Notre analyse a mis en valeur trois aspects de la rivière. La Seine a d’abord la fonction d’être un cadre, temporel autant que spatial : Balzac en fait le protagoniste du paysage quand il doit créer des endroits isolés, loin des lieux fréquentés par la bonne société actuelle et à l’abri du temps présent. C’est au bord de la Seine que l’histoire du passage de Dante à Paris ou l’aventure de Godefroid avec la société secrète de Mme de La Chanterie peuvent trouver une place adaptée à leur intrigue. De plus, la Seine et les deux îles parisiennes sont les lieux du pouvoir officiel, qui attirent non seulement les forces du Bien mais aussi le criminel le plus célèbre de La Comédie humaine, Vautrin. Tout au long de ses quais et de ses ponts, la rivière accueille donc des personnages particuliers ; parmi eux, on distingue un groupe de personnages dont les illusions sont perdues, et qui cherchent une délivrance dans les eaux sales et froides de la Seine. Enfin, le Styx parisien n’accueille pas d’hommes dévorés par la colère, comme dans la Divine Comédie de Dante, mais les nouvelles Ophélie, les femmes trompées par leurs amours. Ainsi, bien que rarement représentée, la Seine est pourtant un élément riche, le véritable Styx caché sous le feu de Paris.