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Au cours du XXe siècle, les femmes ont obtenu le droit de vote, elles sont entrées en masse sur le marché du travail, elles ont acquis des droits leur permettant d’accéder aux responsabilités auparavant réservées aux hommes. Elles ont investi toutes les sphères des emplois, l’égalité et l’autonomie des individus étant définies comme une dimension essentielle. De fait, la Charte canadienne des droits et libertés condamne la discrimination fondée sur le sexe et la Charte des droits et libertés de la personne au Québec mentionne l’égalité entre les hommes et les femmes dans les premières lignes du texte.

Or les droits de cette « modernité avancée », comme le sociologue Ulrich Bech l’a nommée, sont basés sur des contradictions qui mènent à plusieurs tensions entre l’égalité de droit et l’égalité de fait[1]. Dans la pratique, les lois ne suffisent pas à faire disparaître les inégalités : « Si cette mise en asymétrie n’est plus nécessaire ni légitime, elle demeure souvent utile en raison des bénéfices, pour la plupart des hommes et des employeurs, de la division genrée du travail et des discriminations sexistes[2] ». À l’origine de ces inégalités se trouvent tous les stéréotypes de genre que la société transmet dès l’annonce du sexe d’un enfant à naître, menant à une socialisation « […] faite de prescriptions et d’attentes différenciées[3] ». La scolarisation accentue ce phénomène de différenciation.

[Elle] n’est pas pensée en termes hiérarchiques, mais en termes égalitaires. C’est le sentiment partagé, dans les familles et par les éducateurs, d’une « égalité dans la différence » : garçons et filles, hommes et femmes sont considérés comme différents sous de très nombreux aspects constamment soulignés (physiologiques, psychiques, culturels, etc.), mais ils sont considérés et se considèrent comme « pareils » du point de vue de leur qualité d’individus singuliers et autonomes engagés dans des trajectoires sociales[4].

Ainsi, dès les premières années à l’école, ne pas être conforme aux attentes de son genre amène des traitements, des sanctions et des gratifications différentes. Ce que Macé nomme la « discrimination culturelle » a des effets de distribution différenciée dans les filières d’études et d’orientation professionnelle choisies par chacun des genres[5]. Cette différenciation s’étend aussi au niveau familial. Quand les femmes forment un couple, elles sont encore tenues comme les principales responsables de ce qui touche aux soins domestiques et aux enfants. Dans les familles à deux revenus, la mère occupe un double emploi : celui de salariée, tel que le valorise la modernité, et celui d’assumer les tâches domestiques et parentales. Le poids mis sur les épaules des femmes est immense, causant un stress extrême à celles qu’on surnomme les superwomen[6]. Refuser de devenir cette superwoman mène à deux possibilités : soit se désengager du travail pour reprendre le rôle traditionnel de mère au foyer, ce qui diminue le revenu familial, handicape le retour au travail par la suite et n’est pas sans risque de se faire étiqueter d’antiféministe[7] ; soit en faire moins à la maison et compter sur le conjoint pour assumer une partie des tâches.

Le but de cet article est d’explorer les liens entre le partage des tâches, qui continue d’être inégal au Québec, et la manière dont les parents négocient les semaines parentales, au vu des impacts que semblent avoir ces nombreuses semaines sur la spécialisation des genres. Pour ce faire, nous exposerons les résultats d’une étude qualitative effectuée auprès de 31 pères québécois travaillant en technologies de l’information (TI) quant à leurs perceptions à propos de la répartition des tâches ménagères et la façon dont les semaines parentales ont été négociées. Nous présenterons le contexte québécois qui a mené à l’instauration du Régime québécois d’assurance parentale, puis les résultats de l’étude en ce qui a trait au partage des tâches dans le couple, à la négociation de l’utilisation des semaines parentales et aux conséquences d’un congé prolongé pour le père, avant de terminer l’article par une discussion.

Le contexte québécois

L’étude menée par l’Institut de la statistique du Québec, Mieux connaître la parentalité au Québec : Un portrait à partir de l’enquête québécoise sur l’expérience des parents d’enfants de 0 à 5 ans le confirme : les hommes sont plus nombreux à se déclarer très satisfaits du partage des tâches (domestiques ou parentales), alors que parmi les répondants qui ont coché « peu » ou « pas du tout satisfaits », la proportion de femmes est plus élevée[8]. Si l’on se fie aux statistiques qui suivent l’évolution du partage des tâches entre les conjoints, c’est la perception des mères quant au partage inégal qui semble la plus juste :

[…] depuis une dizaine d’années, c’est le statu quo autour du partage des tâches domestiques, les mères consacrent 50 % de plus de temps que les pères à cette activité […] le modèle dominant [demeure] une présence accrue des hommes sur le marché du travail et un surinvestissement féminin dans les tâches domestiques[9]

Pourtant, les heures au travail des mères ne cessent de grimper : « […] les mères actives consacrent environ 42 heures par semaine au travail, temps de déplacement compris ; […] elles jouissent maintenant du plus faible temps de loisir jamais mesuré dans les enquêtes canadiennes[10] ». En comparaison, les pères font des semaines de travail de 50 heures en moyenne (déplacement compris), un taux stable depuis 2005.

Toutefois, la parité des tâches est pratiquement atteinte quant aux soins des enfants. Les pères passent presque autant de temps avec leurs enfants que les mères, une demi-heure séparant les deux parents en 2010, alors que c’était plus de trois heures en 1986, ce que l’étude de Patnaik[11] attribue à un effet tangible du Régime québécois d’assurance parentale. Lorsqu’on décortique plus attentivement cette statistique positive, les choses ne sont pas aussi roses, les mères ayant tendance à cumuler les tâches récurrentes et invisibles, communément incluses dans ce qui a été nommé la « charge mentale », alors que les pères se chargeaient des jeux et de l’entretien de la maison[12].

Le déséquilibre inégal des tâches s’ancre souvent à la venue de l’enfant. Avant le poupon, les couples réussissent à être davantage égalitaires, mais lorsque le bébé naît et que la mère prend un congé prolongé, la spécialisation « maison » de cette dernière s’établit[13]. Lors de l’implantation de son Régime québécois d’assurance parentale, l’État a dû faire des compromis entre les congés fixes, soit les quotas réservés à l’un ou l’autre des parents, et les congés basés sur le choix des parents. Si on prend l’exemple du régime de base (utilisé par 75 % des parents), le temps réservé à la mère, soit le congé de maternité en tant que tel, fixent un quota de 18 semaines, alors que 5 semaines de congé de paternité sont réservées au père. Ces deux congés, des quotas spécifiquement réservés à chacun des parents, offrent les mêmes prestations : un paiement équivalent à 70 % du revenu (jusqu’à un maximum admissible, révisé tous les ans). La majorité des semaines sont dites « parentales » : c’est-à-dire qu’elles peuvent être utilisées par l’un ou l’autre des parents. Ainsi la mère ou le père sont admissibles aux 32 semaines du régime de base, mais le remplacement du revenu est moins généreux : il couvre 70 % les 7 premières semaines, puis il passe à 55 % du plafond admissible pour les 25 semaines suivantes.

Les hommes utilisent peu les semaines parentales. Si 76,5 % des pères ont utilisé le congé de paternité qui leur est réservé en 2013, ils n’ont été que de 34 % à utiliser une partie du congé parental, pour une moyenne de deux semaines, alors que 98 % des mères utilisent ces semaines[14]. Dans les faits, le terme « congé de maternité » est souvent entendu dans le public comme le quota de 18 semaines réservé à la mère, additionné aux 32 semaines parentales, ce qui donne près d’une année au total. Plusieurs raisons sont évoquées pour expliquer cette situation : la tradition qui tend encore vers une préférence maternelle des soins à l’enfant, le rétablissement de la santé de la mère, l’allaitement minimal de six mois recommandé par l’Organisation mondiale de la santé et les salaires généralement plus élevés des hommes[15]. Pourtant, plus la présence du père est prolongée au début de la vie de l’enfant, plus le partage des tâches sera équitable ensuite[16]. Selon une recherche conduite à l’Université d’Islande, les parents islandais de 2003, les premiers à avoir profité de congés de paternité de trois mois, rapportent un meilleur partage que ceux de 1997 et la participation des pères aux tâches a augmenté de 30 % en 2005 à 40,4 % en 2010[17].

Méthodologie

Depuis 2006, le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) offre aux pères la possibilité de prendre trois à cinq semaines de congé de paternité pendant la première année suivant la naissance d’un enfant. Ils peuvent également utiliser les semaines parentales (de 25 à 32 semaines selon le plan choisi). Une enquête qualitative exploratoire a été faite auprès de pères travaillant en technologies de l’information (TI), qui furent interrogés sur la répartition des tâches ménagères après l’arrivée du bébé, mais aussi sur la façon dont le couple avait décidé du partage des semaines parentales. Pour participer à l’entrevue, le père devait avoir un enfant né après 2006, soit la date de la mise en place du RQAP ; avoir pris un congé d’un minimum de trois semaines consécutives, soit le nombre de semaines offert par le régime particulier ; et travailler dans le secteur des technologies de l’information.

Un total de 31 pères furent rencontrés : 12 appartenant à diverses entreprises de jeux vidéo, 8 oeuvrant dans des entreprises privées (consultants et programmeurs pour la plupart) et 9 pères travaillant dans un ministère ou une agence gouvernementale. Deux entrevues ne furent pas utilisées, car les pères avaient eu des enfants nés avant l’implantation du Régime québécois d’assurance parentale. La moyenne d’âge des 29 pères retenus est de 31,5 ans au premier enfant, ce qui correspond aux statistiques québécoises. Toutefois, le revenu moyen des pères rencontrés (75 000 $) est au-delà de celui de la population québécoise (revenu médian évalué à 31 180 $[18]), et même de celui des programmeurs en informatique et des développeurs en médias interactifs qui se situait à 59 000 $ en 2010[19]. Les entrevues furent ensuite divisées en catégories et intégrées dans un tableau afin de faire une analyse de contenu.

Le domaine des TI fut choisi, car c’est un milieu majoritairement masculin et réputé exigeant au niveau du stress et des horaires atypiques. Le nombre d’heures d’un employé en TI est en augmentation constante et beaucoup de travailleurs déclarent avoir fait des heures supplémentaires, pour une moyenne de 3,5 heures par semaine[20]. Cela exerce une pression supplémentaire lorsqu’on parle de conciliation travail-famille.

Un partage inégal

Plusieurs pères nous ont confirmé que leur conjointe en faisait davantage qu’eux, tant au niveau des tâches domestiques que des soins aux enfants.

On ne s’est pas vraiment attribué de tâches. Je dirais que spontanément ma conjointe a pris plus sur elle. Elle était plus en contact avec le bébé dans les bras.

Nico, 1 enfant, 6 semaines de congé

On essaie de se partager les tâches, mais comme dans beaucoup de couples, ça adonne qu’elle fait plus de ménage que moi. Je me fais chicaner un peu là-dessus ! (rires) Moi je fais plus à manger. On a un partage pas pire équitable, mais je suis conscient que souvent elle en fait plus que moi.

Pascal, 1 enfant, 22 semaines de congé

Le discours qu’ils utilisent justifie cet état de fait comme une décision « spontanée », la conjointe étant plus organisée et habile, elle aime mieux cela. Si la conjointe n’est pas retournée sur le marché du travail après le congé, c’est la mère qui assume la charge. C’est le cas de quatre pères rencontrés.

C’est beaucoup ma blonde encore. Comme elle est à la maison… Les soupers c’est tout le temps elle, les soupers, etc. Le ménage aussi. Oui, concrètement, c’est assez classique. [Quand j’étais en congé], je pouvais aider un peu plus, oui… Surtout les plans de rénovation, des trucs pour améliorer. Plus des tâches où il manque de bras, je m’en occupais, je pouvais participer aux soupers, mais en général, elle préfère les faire elle-même, elle aime ça et elle les fait mieux que moi, fait que ! (rires) Elle est plus rapide, moi ça prend…

Marcus, 2 enfants, 24 et 28 semaines de congé

Le lavage, le pliage, la planification des achats et des rendez-vous restent toujours l’apanage des conjointes, et ce n’est pas toujours parce que les hommes n’ont pas les compétences pour le faire :

Il y a des tâches chez nous que je n’ai pas le droit de toucher. Genre le lavage, ça a de l’air hyper… Ce n’est pas que je ne veux pas, quand je restais tout seul, je le faisais très bien, mon lavage ! Ma blonde, elle ne veut pas que j’y touche, pour elle c’est comme une science d’un autre niveau ! Mais sinon au niveau des tâches, c’est un partage relativement équitable je dirais.

Megaman, 2 enfants, 8 et 10 semaines de congé

Étonnamment, cette question du lavage est revenue à plusieurs reprises :

Presque toutes les tâches qui sont reliées aux enfants, c’est ma femme qui s’en occupe. Sinon les tâches vaisselle, c’est divisé, ménage c’est divisé sauf le lavage c’est ma conjointe qui le fait. La nourriture quand je suis là, je le fais le plus souvent possible. Pis tout ce qui est travaux majeurs, c’est moi qui les fais. Rénovations, réorganiser une pièce, ménage plus difficile, laver les autos, ces choses-là.

Ezio, 4 enfants, 5 semaines pour les deux derniers

Plusieurs pères ont mentionné avoir la responsabilité quasi exclusive des tâches extérieures. « Entretenir l’extérieur », « faire les travaux de maintenance » et « faire les travaux de rénovation » sont sur la liste des tâches concrètes que doivent effectuer les parents, qui totalisent 24 points dans les tâches des parents définies par la recherche de Lamalice et Charron[21]. La perception que les tâches extérieures sont plus agréables, car elles permettent d’être dehors et de faire de l’exercice, ce qui est fortement encouragé dans la société actuelle, amène parfois les pères à discuter de la valeur de ces tâches lorsque c’est leur conjointe qui les accomplit : « […] la participation de leur conjointe à des travaux extérieurs (comme la tonte du gazon ou l’aménagement paysager) était définie comme un loisir […] ou une activité accessoire, non essentielle[22]… ». Mais les mères peuvent aussi remettre en question la valeur de ce travail extérieur, ce qui a été souligné par les participants :

Moi, je trouve qu’il y a un déséquilibre, il y a des choses à faire à l’extérieur, comme l’été, j’ai installé un module de jeu sur le terrain pour les enfants. J’ai l’impression que quand je fais des tâches à l’extérieur, ma blonde se dit : « Ah il est dehors » et ça ne compte pas. Quand je remets le pied à la maison, je franchis le cadre de porte, c’est 50-50 la vaisselle genre. J’ai l’impression d’avoir travaillé pourtant… Je pense qu’elle n’a pas conscience non plus de combien de temps ça prend passer la tondeuse ou la fois où je coupe les mauvaises herbes et que ça a rajouté une heure et demie, elle ne le sait pas vraiment.

Link, 2 enfants, 6 semaines chacun

L’instauration du congé de paternité, qui permet au père d’être présent à la maison plusieurs semaines, fut une manière de tenter de percer le mur des responsabilités parentales. Est-ce que cela a fonctionné ?

Le congé semble permettre en effet aux pères de s’impliquer et d’installer une dynamique plus égalitaire, parce qu’ils sont présents à la maison. À ce moment, les tâches se divisent plus également en fonction des goûts de chacun et des possibilités (pour l’allaitement par exemple).

La manière que je l’ai vécue : ma conjointe gérait beaucoup plus les problèmes reliés à l’enfant directement. Moi j’arrivais, je m’occupais de la maison, je m’assurais que tout est propre, bien rangé, tout est prêt, la nourriture pour le bébé est prête. Donc tout ce qui est autour si on veut de l’entité maman-bébé, ça inclut la maison, l’épicerie, la nourriture. Maman nourrissait bébé, je nourrissais maman en même temps. On a une chaîne qui s’installait. Maintenant, quand je rentre, je prends le relais (rires). Je prends la petite, si elle a pas déjà mangé, je la fais manger. Je prends directement le relais de l’enfant.

Prolog, 1 enfant, 5 semaines de congé

En fait, on se divise ça pas mal moitié-moitié. C’est sûr que pour l’allaitement, là, je peux moins participer ! Et comme ma blonde est plus occupée avec l’allaitement, moi je vais faire un peu plus de tâches ménagères : lavage, vaisselle, etc. Fait qu’on est pas mal occupé, autant de temps elle que moi.

Gareth, 1 enfant, 38 semaines de congé

Si plusieurs ont mentionné l’impact que ce congé a eu, certaines habitudes se sont remises en place par la suite :

Quand j’étais papa à la maison, je m’étais remis à cuisiner un peu plus. Je faisais plus souvent le repas, même des fois, quand mon épouse revenait de l’université, j’avais préparé le souper, puis ça je dirais que ça s’est un peu perdu depuis mon retour au travail. En fait, c’est le contraire : je rentre à la maison, le souper est prêt… Je donne le bain, on va coucher notre bébé.

Abel, 2 enfants, 37 et 38 semaines de congé

Pour d’autres pères, le fait que la mère retourne au travail après les semaines parentales permet de tempérer l’inégalité du partage des tâches :

Juste avoir ce congé-là au départ, ça incite plus à mettre les mains dedans au départ, pis à garder ces habitudes-là après… Le congé, c’est le congé, mais après ma conjointe est pas restée à la maison, elle est retournée travailler aussi. C’est sûr que si elle était à la maison à l’année longue, probablement que j’en ferais un peu moins, un peu comme mon père dans le temps… Fait que le fait que les femmes retournent au travail aussi, ben, ça fait partie de l’équation.

Rockman, 2 enfants, 6 et 5 semaines de congé

À propos du partage des tâches, le portrait que dressent les pères semble indiquer que le bilan n’est pas parfait. Mais il semble toutefois que le Régime d’assurance parentale ait réussi à démolir une partie du mur, au moins pendant la période du congé où le père est présent à la maison.

La négociation des semaines parentales

Comment les parents décident-ils du partage des semaines parentales ? Cette étape est l’une des premières à marquer la définition des rôles entre les fonctions de « mère » et de « père » et elle a une large influence sur la perception qu’auront les pères de leurs responsabilités face à l’enfant. Ultimement, ce changement du couple vers le statut de « famille » mène aux premières balises d’une définition des tâches parentales et domestiques qui perdurera au-delà des congés parentaux. Il a été démontré que les pères ayant utilisé un long congé auront davantage tendance à diminuer leurs heures de travail après leur retour en emploi, prenant plus de congés pour les maladies ou utilisant davantage les aménagements de temps de travail[23]. Au Québec, les pères ayant utilisé des congés sont plus « […] disposés par la suite à s’absenter pour des motifs familiaux, ce qui, en retour, contribuerait à changer les mentalités dans les milieux de travail autrefois très réfractaires à l’absentéisme des hommes pour des raisons familiales[24] ».

Dans une étude du Conseil du statut de la femme, il est souligné que les couples discutent peu de la répartition des semaines parentales, cela étant compris par défaut comme un congé pour la mère[25]. Toutefois, les pères rencontrés dans le cadre de cette étude mentionnent qu’ils ont abordé le sujet avec la mère. Même si pour certains, la discussion s’est close rapidement :

Ça n’a pas été une très longue discussion ! Quelqu’un nous a demandé : « Vous autres, comment vous allez vous partager ça ? » Puis là, je me suis reviré vers ma conjointe pis j’ai dit : « Comment on va se partager ça ? » Elle a dit : « Partager ? On ne partagera pas ! » « Ah ok, c’est correct. »

Yoshi, 1 enfant, 5 semaines en congé

On a en parlé, mais tsé, c’était pas mal clair que ma conjointe prenait tout son congé à la maison.

Rockman, 2 enfants, 6 et 5 semaines en congé

On en a parlé, mais moi je ne voulais pas. Pas du tout. Et elle non plus, alors c’était parfait comme ça.

Faris, 2 enfants, 9 semaines pour chacun

Il est intéressant de noter que dans les cas de Yoshi et de Faris, la discussion a été courte, mais il n’était pas nécessairement tenu pour acquis que la mère devait prendre ces congés. Ainsi, même si les deux mères ont conclu fermement qu’elles voulaient utiliser toutes ces semaines, les pères ont rappelé qu’il avait une autre possibilité.

Beaucoup des pères rencontrés ont évoqué des raisons économiques pour ne pas utiliser les semaines parentales, étant donné que la majorité de ces semaines (28 des 32 semaines dans le régime de base) remplacent seulement 55 % du salaire. La plupart des pères en entrevue gagnaient le salaire le plus élevé du couple, alors le revenu familial en aurait été plus affecté. Pour certains, c’était évident que la personne gagnant le plus haut revenu devait prendre moins de congés pour continuer de soutenir financièrement la famille :

Mais aussi, il y a le point de vue salarial… 75 % de mon salaire, ça paraît si le mien est pas là, même si le sien reste total, ça fait une bonne différence…

Sonic, 3 enfants, 7, 5 et 9 semaines de congé

Non, le choix a été facile, parce que ça occasionne vraiment beaucoup de dépenses avoir un enfant. On a acheté une maison, fait qu’il y a l’hypothèque à payer et on ne fait pas le même salaire. Elle gagne moins. Fait que c’est le choix logique. J’ai pris les semaines de paternité. Elle, elle a été arrêtée deux ans en retrait préventif.

Link, 2 enfants, 6 semaines deux fois

On n’en a pas nécessairement parlé. C’était clair dans mon esprit, puisque j’avais un emploi à bon salaire et qu’elle avait un emploi qu’elle n’aimait pas, qu’elle voulait allaiter le plus longtemps possible et qu’elle ne voulait pas retourner à son emploi, que c’était elle qui prenait le plus longtemps et c’était ça.

Jak, 2 enfants, 19 et 9 semaines

L’allaitement et le rétablissement nécessaire après l’accouchement viennent souvent justifier l’utilisation par la mère de la majeure partie des semaines parentales. Les pères québécois rencontrés dans le cadre de cette recherche justifient de la même manière leurs choix familiaux, prenant le mot « congé » au pied de la lettre, c’est-à-dire comme une période plus tranquille que la conciliation des horaires entre le travail et la garderie :

C’est sûr que si elle ne peut pas allaiter, je pourrais prendre demi-demi, mais un : oui c’est dur sur le corps d’une femme on s’entend, j’accepte ça. Deux fausses couches, puis on a réussi. Il est arrivé une complication à la naissance, fait que… Ça a fait que ma blonde avait eu un moment difficile et c’est vraiment à ce moment-là qu’on a décidé qu’elle allait prendre un an au complet, moi je prenais juste le cinq semaines alloué, puis c’était tout. La deuxième, j’ai cédé… Je lui ai laissé. Mais le troisième, moi j’ai mon cinq semaines, puis je prends le dernier mois.

Sonic, 3 enfants, 7, 5 et 9 semaines de congé

J’aimais mieux que ce soit elle qui prenne les 50 semaines parce qu’elle en avait besoin. Le premier, elle l’avait eu à la dure : pas de péridurale rien, pis c’était sorti, elle souffrait, je le sais ! Pis c’était bien qu’elle prenne une année relax avec l’enfant. Pis avec la deuxième c’était pareil, elle avait hâte à ça ! Pis juste moi qu’elle soit contente, qu’elle soit relax dans ses affaires, ça ne me dérange pas d’aller travailler.

Luigi, 2 enfants, 5 semaines pour le dernier

Ainsi, les pères qui souhaitent prendre un congé parental prolongé vivent dans une société où la bénéficiaire légitime des semaines parentales lors de la naissance d’un enfant est la mère et ils le savent. Même si la plupart des femmes souhaitent que le père soit présent et apporte un soutien afin de développer des liens avec son enfant, il reste qu’elles ont le premier choix sur ces semaines parentales, qui sont d’office désignées comme les leurs. Les mots choisis par les pères pour expliquer pourquoi ils ont eu « le droit » de prendre les semaines parentales en témoignent :

J’ai attendu qu’elle me l’offre, je ne lui ai pas demandé. Je trouvais… Comme si c’était son droit de le prendre au complet. Mais quand elle me l’a offert, j’ai fait : « Ah oui ! C’est vraiment une bonne idée ! » Elle avait des cours en première puis en troisième année. Fait que la première année, c’est des nouveaux étudiants qui rentrent. Les troisièmes, ça aurait été capable de s’adapter. Ça a un peu compté. Elle a décidé de me l’offrir.

Pascal, 1 enfant, 22 semaines en congé

Même pour les pères qui se sont fait « offrir » la possibilité de prendre une partie du congé parental par leur conjointe, il n’est pas garanti qu’ils pourront répéter l’expérience si un autre enfant se présente. Car la situation particulière de la mère (sans-emploi, aux études, en recherche ou transition d’emploi, nouveau travail) qui a permis cette implication du père ne se reproduira pas nécessairement et le père ne se sentira peut-être pas « autorisé » à prendre le congé parental :

Admettons que son contrat se termine et qu’elle n’a pas envie de revenir là, est-ce qu’elle voudra séparer son congé en deux, je ne sais pas ! Peut-être que là, elle voudrait prendre son congé au complet, je ne sais pas. Connaissant ce qu’elle n’a pas eu, pis ayant moins de contraintes au niveau de sa carrière…

Cid, 1 enfant, 15 semaines en congé

Une des raisons pourquoi on a décidé que je garde le petit c’est pour permettre à sa mère de chercher du travail. Donc on a l’espoir qu’elle travaillera pour le prochain enfant. Donc du coup, je ne pourrai pas tout prendre, il va falloir partager. Mais alors là, ça va dépendre de la mère.

Max, 1 enfant, 28 semaines en congé

Les mots qui précèdent sont ceux de pères ayant utilisé plusieurs semaines du congé parental. Mais parmi ceux rencontrés, certains auraient souhaité en prendre davantage, malgré toutes les « bonnes raisons » qui justifient la primauté de la mère sur ce congé. Il n’est pas toujours évident pour le père qui souhaiterait une part du congé parental d’obtenir une répartition différente de celle habituellement observée dans la société, ce que les chercheurs nomment le mothergatekeeping. Comme il a été mentionné précédemment, ils ne sont pas nombreux à ouvrir cette discussion avec leur conjointe, préférant attendre qu’elle leur offre la possibilité. Ils ne se sentent pas justifiés de priver le bébé de sa mère en utilisant ces semaines. Cela peut engendrer des frustrations pour ceux qui se sont heurtés à cette chasse gardée :

J’aimerais ça passer du temps avec un de mes enfants. Ma blonde a eu la chance de le faire avec les deux… J’aimerais ça aller porter les filles à la garderie le matin puis revenir pour m’occuper juste de mon bébé… Un mois, être tout seul avec.

Sonic, 3 enfants, de 5 à 9 semaines en congé pour chaque enfant

Moi j’aurais aimé ça prendre le congé parental ! Au début, on s’est obstiné un peu là-dessus, mais bon, en lisant sur le sujet, je me rendais compte que c’était plus important d’avoir la présence de la mère dans la première année que celle du père, fait que je n’ai pas insisté. Mais d’être plus à la maison pour mes enfants, j’aurais aimé ça effectivement. Si ça avait été plus que cinq semaines, je l’aurais pris.

Megaman, 2 enfants, 8 et 10 semaines en congé

Oui, il y a eu des discussions là-dessus, beaucoup je dirais même. Dans ce temps-là, on n’était pas certain encore que ma conjointe voulait devenir maman à la maison. Pour la deuxième, c’était la même tangente, il n’y a même pas eu de discussion. Même pas, même pas eu de discussion.

Mac, 2 enfants, 4 semaines pour chacun

J’ai essayé de le faire en fait, mais ma conjointe… En fait, je voulais prendre le dernier mois dans les 12 mois. Ma conjointe aurait pu retourner travailler plus tôt, mais ce n’est pas l’employeur qui est venu brouiller les cartes, c’est ma conjointe elle-même qui a dit : « Ah ben là, je ne suis pas prête, je veux rester avec elle. » J’avais vraiment une envie quand même… C’est quelque chose que j’ai trouvé difficile, moi, particulièrement à gérer, comme papa 2.0 si on veut (rire), c’est de pas pouvoir avoir cette position-là. De voir la maman qui en profitait beaucoup et qui avait une certaine relation privilégiée pis que moi je n’ai pas pu avoir accès à ça finalement.

Prolog, 1 enfant, 5 semaines

Ainsi, même si le désir de certains pères de s’arrêter plus longuement après la naissance d’un enfant est présent, ils ne se sentent pas légitimes de négocier la division des semaines parentales. L’étiquette « congé de maternité » qui colle à ces nombreuses semaines et l’idée que la mère est la mieux disposée pour en faire usage les mènent à abandonner ce désir d’être davantage présents, non sans frustration ou sans regret.

Les conséquences d’un congé prolongé pour le père

Sur les 29 entrevues analysées, les pères cumulaient un total de 49 congés (certains ayant eu plus d’un enfant) pour une moyenne de 12 semaines par enfant. Les pères rencontrés lors de cette recherche surpassent la moyenne de semaines utilisées par les pères québécois qui ont pris un congé après une naissance, qui était de 6,7 semaines en 2013[26]. Plusieurs avaient additionné des semaines parentales au congé de paternité offert par le RQAP. Mais pour la majorité des pères, ces semaines ne purent être prises consécutivement, ayant dû faire des compromis pour l’utilisation de ces congés[27]. Il reste toutefois que les réactions des entreprises furent globalement positives, à tout le moins pour les semaines du congé de paternité, ce que confirme une autre étude québécoise s’étant attardée plus spécifiquement aux pères ayant utilisé seuls les semaines parentales. La recherche en concluait d’ailleurs qu’un long congé pour le père modifie la perception du papa qui passe d’un rôle de « support à la mère » à celui d’un père pleinement indépendant[28].

Ainsi, un contact prolongé lors des semaines parentales permet de créer des habitudes entre le parent et l’enfant. Après leur retour au travail, certains pères rencontrés ont mentionné ce sentiment d’être mis de côté, n’ayant plus la bonne façon de faire les choses :

Quand je revenais, je prenais l’enfant et je voulais faire quelque chose et là elle disait : « Ah non, fais-le pas comme ça. Fais comme ça. » J’avais l’impression que c’était elle qui avait une longueur d’avance sur comment agir avec l’enfant. Et l’enfant avait des habitudes à la mère, les deux s’adaptent, ils se rejoignaient et je n’y arrivais pas tout à fait. Avec un congé plus long, c’est moi qui aurais été le king avec l’enfant ! J’aurais aimé ça. Quand tu as un enfant, tu es comme dans un cocon les premières semaines, une bulle de ouate, où tout est doux…

Link, 2 enfants, 6 semaines chacun

Le congé de paternité est vu par certains comme un moyen de tempérer le duo mère-enfant et le sentiment d’exclusion qu’ils ont pu ressentir.

Moi ce que je trouve difficile c’est que maman est avec bébé à la maison, ils vivent leur truc et ça devient une unité, une entité à part entière maman-bébé. Papa est un peu on-the-side. Lorsqu’on est, pendant les trois-quatre semaines à la maison avec eux, ben là on est plus au centre de la gravité, moins en périphérie, donc ça nous inclut, on prend une place. Une place qu’on doit requitter assez rapidement malgré tout…

Prolog, 1 enfant, 5 semaines de congé

Les pères qui ont pu faire une expérience du congé prolongé mentionnent à quel point cela leur a permis de revendiquer leur place en termes de prise en charge des responsabilités parentales totales ou partielles. Alors que l’on assume que les mères sauront d’emblée ce qu’il faut faire avec un nouveau-né (une idée mentionnée lors des entrevues), un congé qui défie les habitudes des cinq semaines habituelles permet au père de développer de la confiance en ses capacités pour prendre soin d’un nouveau-né[29] qu’il n’hésite pas à mettre en application par la suite.

Mon épouse, quand elle me laissait avec le bébé, elle pouvait se demander avec raison si je pouvais être capable de faire toutes les choses, mais… Au fur et à mesure, elle s’est rendu compte que oui, sa confiance a augmenté, puis ça a facilité les choses avec le bébé.

Abel, 2 enfants, 38 semaines en congé avec chaque enfant

J’ai l’impression d’être égal avec ma blonde, dans le sens que j’ai passé autant de temps qu’elle seul avec, j’ai l’impression que ça me donne une légitimité, si on peut dire.

Pascal, 1 enfant, 22 semaines en congé

De pouvoir être là pour ma fille… Donc déjà il y avait un lien. Ce n’était pas comme la maman qui était juste avec le bébé et que le papa est exclu. Pis ma blonde était super contente de voir que j’étais vraiment là pour elles deux.

Cid, 1 enfant, 15 semaines en congé

Les pères qui ont pris un congé prolongé furent plus nombreux à se déclarer partenaires de leur conjointe.

On vivait l’arrivée du bébé ensemble. À la première, là je pense que c’est vraiment de se sécuriser moi pis ma blonde dans le fait d’avoir un enfant. C’est niaiseux, mais tsé au début, on était un petit peu… On changeait les couches à deux ! Pendant la première semaine, on n’osait pas trop le faire tout seul : « Ben là, tsé, on oublie-tu quelque chose », fait que bon, on le faisait à deux ! Ce genre de choses-là, je pense que ça nous a sécurisés dans le genre de mise en place de notre réalisation du bébé. Et le vivre ensemble, c’est super important.

Faris, 2 enfants, 9 semaines chacun

Les six premières semaines, c’est le Vietnam, il n’y a pas de jours, pas de nuits, c’est vraiment six semaines en robe de chambre. En plus, mois de janvier, super froid, on ne sortait pas de la maison.

Pascal, 1 enfant, 22 semaines

J’étais à la maison. J’étais là pour m’occuper de ma conjointe et des enfants. J’ai bercé mes enfants régulièrement, j’ai changé des couches, j’ai donné du lait. Le fait d’être beaucoup là, j’ai vécu des journées difficiles avec l’enfant : j’ai un échantillon représentatif de ce qu’on peut vivre.

Nathan, 2 enfants, 9 semaines chacun

Pour plusieurs, ce fut un moment fondamental, qui leur a permis d’apprivoiser leur nouvelle identité de père et de trouver le rythme qui convenait à leur famille :

Ce que j’ai trouvé le plus intéressant, c’est d’avoir l’impression de connaître mon bébé dans le sens que j’ai passé beaucoup de temps avec lui. Si j’avais passé cinq semaines à le voir mes soirs et la fin de semaine, j’aurais eu l’impression de ne pas être présent. Tandis que là, j’ai eu l’impression d’être longtemps seul avec lui. Fait que tsé même si des fois, c’était long et plate, j’ai l’impression d’avoir un lien plus fort.

Pascal, 1 enfant, 22 semaines de congé

Les pères qui parlent ici ont trouvé leur place non seulement auprès de la mère, mais aussi de l’enfant, que leur conjointe allaite ou pas. L’allaitement ne retarde pas leur implication : le père forme avec la mère une équipe pour que tout fonctionne bien[30]. Ils mentionnent les différentes difficultés rencontrées, l’ennui aussi qui peut ponctuer les soins à l’enfant, comme une expérience parentale partagée.

Sans le congé, t’arrives à la fin de la journée et ta blonde est encore est en pyjama, je me serais peut-être dit : « Oh, elle se laisse aller, elle est en dépression. » (rires) Alors que quand tu l’as vécu, tu sais que des fois, tu as à peine le temps de manger, de prendre ta douche. Ça m’a permis de mieux comprendre la réalité, de plus aider… Oui, je pense que c’est très important.

Nathan, 2 enfants, 9 semaines chacun

Non seulement les pères sont devenus plus confiants, ont noué des liens avec le bébé, ont compris les difficultés et les fatigues que causent les soins aux enfants, mais les semaines de congé ont également eu des impacts à long terme. Dans certains cas, l’expérience du congé a changé les priorités des pères. Leur souci d’être présent près de l’enfant se prolonge après leur retour au travail.

Je pense que même en début de vie, tu vois des choses qui vont rester là pareil. Lui ne s’en souvient pas, mais moi je m’en souviens. Puis ça me permet aussi, ça m’a probablement aussi permis d’être moins mal à l’aise avec les bébés. Parce qu’avant d’avoir les miens, je n’étais pas très à l’aise.

Megaman, 2 enfants, 8 et 10 semaines de congé

Le congé qu’utilise le père, particulièrement lorsqu’il est prolongé, lui permet donc de comprendre la réalité du quotidien avec un enfant en bas âge à la maison, de développer un lien avec son bébé, mais aussi de construire sa confiance à travers les habitudes qu’il instaure petit à petit. Ce regard plus réaliste sur la parentalité permet par la suite de comprendre l’autre parent, même après le retour au travail, et de poursuivre l’implication, particulièrement auprès des enfants : « […] le temps total que les pères québécois consacrent à leurs enfants est maintenant plus élevé que celui observé chez les pères canadiens. Il en est de même des mères québécoises, championnes du temps parental[31] ».

Discussion

En instaurant une politique familiale, les pays font face à la difficile décision de déterminer quels seront les quotas des congés entre la mère et le père. Le poids des traditions amène une forte majorité de femmes à prendre le congé parental, soit celui théoriquement ouvert aux deux parents. Un des moyens de sortir de ces habitudes est d’imposer des congés précis à chacun des parents, mais même dans les pays nordiques où les congés parentaux sont généreux et l’égalité entre les hommes et les femmes est mondialement reconnue, les citoyens s’opposent aux quotas : 50 % des Norvégiens sont contre[32]. Les gouvernements doivent ainsi faire des compromis entre les quotas et les congés « libres ».

Les buts du Régime québécois d’assurance parentale instaurée en 2006 étaient divers : « L’objectif est à la fois de maintenir les revenus de la famille et de réduire le risque que les nouveaux parents, et particulièrement les mères, ne quittent le marché du travail[33]. » Sans compter que l’on espérait que ces politiques familiales généreuses couplées à un réseau de garderie abordable augmenteraient la natalité.

Le bilan qu’on peut en faire, plus de dix ans plus tard, est globalement positif. Du côté des réussites, il faut rappeler que le taux d’emploi des mères québécoises ayant de jeunes enfants surpasse maintenant celui de la plupart des autres provinces canadiennes ; la natalité a augmenté depuis 2006, même si elle n’atteint toujours pas le taux de remplacement de la population ; et les pères québécois se dirigent vers la parité quant au partage des soins directs aux enfants, ce qui les désigne comme les champions canadiens à ce chapitre[34]. Le congé de paternité, ces trois à cinq semaines assignées au père par le RQAP, est largement utilisé. Et ce temps du père auprès des enfants a eu le même effet que sur les pères suédois qui se sont mis à partager les soins aux enfants de façon plus équitable à la suite de leur congé de paternité[35].

Mais tout n’est pas rose : « […] depuis une dizaine d’années, c’est le statu quo autour du partage des tâches domestiques, les mères consacrant 50 % de plus de temps que les pères à cette activité[36]… ». Sans compter que les tâches domestiques par l’un et par l’autre semblent encore être genrées : les femmes ont la responsabilité du quotidien à la maison, les hommes les tâches occasionnelles à l’extérieur[37]. Elles sont aussi les responsables de la « charge mentale », c’est-à-dire la planification des activités de la famille et des différents préparatifs afin de réaliser les tâches elles-mêmes[38]. Ainsi, l’inégalité des tâches domestiques se poursuit, même si les soins aux enfants semblent être beaucoup mieux partagés entre les parents.

Dans cet article, nous cherchions à montrer que les congés parentaux ont peu changé la primauté de la mère sur le père. Les hommes sentent qu’ils ne sont pas les principaux bénéficiaires du congé parental. Les semaines au choix sont assignées d’office aux mères, souvent à la suite d’un minimum de discussion dans le couple, parfois après une négociation plus houleuse, certains pères voulant prendre davantage que les cinq semaines réservées par le régime. Le père est un bon deuxième, un assistant, une aide plus ou moins essentielle à la famille. Les raisons invoquées pour justifier ce statut du père sont diverses, mais le côté économique pèse lourd étant donné que la majorité des semaines parentales ne remplacent que 55 % du revenu admissible. Les pères rencontrés ayant en majorité le revenu le plus élevé de la famille, leur absence du travail représentait alors un plus grand montant à perdre. Il y a aussi cette envie de la mère d’être présente auprès de son enfant pour une année complète. Les pères qui ne prennent pas de semaines parentales et qui l’auraient désiré peuvent vivre un sentiment de frustration d’être absents lors les premiers moments importants du bébé, au même titre que la mère. Si le père voulait être là plus longtemps, ce qui n’est pas le cas de tous, il n’osera pas discuter, la mère ayant une aura de primauté sur lui. Et c’est par les mots des pères qui prennent un congé prolongé qu’on le réalise : ils ont pu le faire parce que la mère « a été gentille », leur a « offert » ou leur a « permis ». Mais ils ne se sentaient pas nécessairement égaux devant ce « choix » des semaines parentales. C’est souvent parce que la mère était moins intéressée ou qu’elle était dans une situation qui ne permettait pas d’utiliser complètement ces semaines (les études, le travail autonome) qu’ils ont pu en profiter.

Or, une division genrée du travail empêche de comprendre exactement le poids et la valeur des tâches que l’autre accomplit. La scientifique Karen Messing a donné le nom de « fossé empathique » à ce phénomène qui, en santé, amène à ne pas prendre en compte les souffrances « invisibles »[39]. On peut étendre ce concept à la répétitivité de tâches familiales toujours accomplies par la même personne et qui crée un déséquilibre dans ce qu’elles représentent réellement comme investissement et travail. Le partage des tâches permet non seulement aux deux parents d’être autonomes, mais il permet à l’autre parent de mesurer l’ampleur du travail à accomplir.

Nancy Fraser propose deux solutions, citées dans l’ouvrage de Macé :

D’un côté aux politiques d’alignement des femmes sur les rôles masculins (modèle du « soutien de famille universel ») qui externalise le care en dehors de la famille, d’un autre côté aux politiques de « parité du pourvoyeur du care » qui consiste à transformer le travail gratuit du care (généralement réalisé par les femmes) en un travail rémunéré à hauteur d’un travail salarié[40].

La « dématernalisation » de la société, c’est-à-dire un assouplissement des rôles traditionnellement assignés à chaque parent en fonction du genre[41], permet aux pères et aux mères de discuter des semaines parentales de façon plus égalitaire, pour établir un partage qui se rapproche des désirs de chacun des parents. Plusieurs des pères rencontrés ont souligné à quel point ces longues semaines à la maison leur ont permis de mieux comprendre la réalité de la multiplicité des soins à apporter à un enfant. Les statistiques ainsi que les témoignages de cette étude semblent montrer que les pères québécois comprennent de plus en plus la réalité du quotidien avec un enfant grâce à leurs semaines de congé, ce qui les motive à rester actifs au niveau des soins aux enfants après leur retour au travail. Mais ils sont encore peu nombreux à utiliser des semaines parentales, un congé prolongé qui cristallise le rôle de la mère dans ses compétences pour l’organisation du quotidien familial et l’accomplissement des tâches ménagères. Il est peut-être temps d’ouvrir la porte à une réflexion sur le libre-choix de la majeure partie des semaines du Régime québécois d’assurance parentale.