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Dans le profil d’auteure de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1711-1780), incessamment réévalué et complété ces dernières années[2], sautent aux yeux les postures de conteuse de La belle et la bête, reconnue et fort divulguée – d’éducatrice[3], illustrée avant tout par les Magasins[4] – et, plus récemment, de femme philosophe de foi catholique[5]. En même temps, en accord avec l’articulation des champs littéraire et intellectuel au xviiie siècle, son oeuvre hétérogène et abondante déborde d’écrits où, tous genres et registres confondus, la fiction se met au service de ses ambitions d’éducatrice ou de philosophe[6]. Mais l’engouement de Leprince de Beaumont pour le registre fictionnel ne s’exprime pas seulement sur le plan scénographique, puisque son oeuvre littéraire contient aussi plusieurs romans, qui sont tantôt déclinés suivant le registre pseudo-confessionnel des romans-mémoires, tantôt adoptent celui plus mondain du roman épistolaire.

Au sein de son oeuvre impressionnante, le rôle de Leprince de Beaumont romancière, peu étudié jusqu’à présent, se déduit d’une importante série de romans publiés à des moments clés de sa carrière. Ainsi, elle débute par la publication d’un roman, Le triomphe de la vérité, ou Mémoires de M. de La Villette (1748), suivie quelques années plus tard d’un premier roman épistolaire, Lettres de Mme Du Montier à la marquise de *** (1750). Ensuite, si l’on peut poser, tout comme l’a fait Geneviève Artigas-Menant, que Civan roi de Bungo, histoire japonaise (1754), « roman pédagogique dans la lignée du Télémaque de Fénelon, […] peut être considéré comme le point de départ décisif de [s]a grande production éducative[7] », c’est bien la période entre le Magasin des Jeunes Dames (1764) et le Magasin des Pauvres (1768) qui marque l’intérêt continu de l’auteure pour la fiction romanesque. En trois ans, Leprince de Beaumont publie autant de romans : les Lettres d’Émérance à Lucie (1765)[8] sont aussitôt suivies des Mémoires de Madame la Baronne de Batteville ou la Veuve parfaite (1766)[9], roman épistolaire, et – un an plus tard – des lettres de La nouvelle Clarice : histoire véritable (1767)[10]. De ces trois romans, seul le dernier a attiré l’attention des chercheurs, en vertu de sa manifeste intertextualité[11]. L’intérêt de ce triptyque romanesque, publié par une femme écrivain établie et bien consciente des règles du jeu littéraire, ne saurait pourtant être limité à leur (éventuelle) valeur intertextuelle, ni d’ailleurs au dialogue – aussi fructueux soit-il – que les romans établissent avec les idées pédagogiques de Leprince de Beaumont. Une lecture comparative plus poussée fait en effet ressortir des convergences thématiques et formelles qui informent un projet romanesque bien identifiable. Ce projet, qui dépasse chacun des romans pris en particulier, est axé sur la pratique d’une fiction épistolaire édifiante. Projet romanesque, du reste, d’une femme écrivain qui, dans ses Magasins, n’hésite pas à s’inscrire dans l’idéologie antiromanesque de son temps. En témoignent entre autres les scènes de lecture, analysées par Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval : « [Bonne] lit les romans avec une défiance constante vis-à-vis du genre, impur et dangereux parce qu’il ne revendique pas l’arsenal merveilleux identifiable du conte, tout en étant entaché de fabuleux à la différence de l’anecdote édifiante[12]. » L’on s’attendrait alors à ce que l’oeuvre romanesque d’une éducatrice telle que Mme Leprince se mette – au moins à certains égards – au service d’une illustration de l’effet pernicieux du roman corrupteur, topos littéraire[13] récupéré (et parodié) dans bon nombre des romans (même sentimentaux) du xviiie siècle. S’y oppose pourtant le sens pragmatique de la romancière, comme l’a déjà observé Catriona Seth : « face au romanesque, l’auteure a une attitude tout à fait moderne, espérant voir naître le sens critique de ses lecteurs et prête pour cela à utiliser toutes les facettes de la fiction[14] ».

Dans ce qui suit, notre regard se déplace du genre plus strictement édifiant des Magasins à la forme plus populaire du roman, où l’impératif didactique et moralisant s’accouple à une logique de divertissement plus prononcée. Si la première partie de cet article explore le plan du dit, par une étude des passages thématisant le romanesque et la lecture, dans un second temps sera illustré comment, sur le plan du dire, la structure polyphonique du roman épistolaire donne lieu à une intégration plus stratifiée et plurivoque des topoï, entreliés, de l’écriture et de la lecture romanesques. Partant de l’observation que les trois romans convergent par leur intégration d’un discours métafictionnel au sujet des ressources de l’épistolarité, il s’agira de montrer comment cette couche métadiscursive cautionne en même temps, sur le mode ludique, la légitimation des romans en question, dont la genèse émerge pour ainsi dire du dedans de la fiction.

Discours romanesques

Un premier regard jeté sur les intrigues des trois romans fait tout de suite ressortir les indéniables échos narratifs qui balisent la mise en oeuvre d’un projet romanesque à proprement parler. Dans Lettres d’Émérance à Lucie (1765), la correspondance principale concerne Émérance, gouvernante sage au passé énigmatique, et sa pupille Lucie, qui – à peine réintroduite dans sa famille après avoir passé sa jeunesse en province – épouse le marquis de Villeneuve père, alors qu’elle était destinée au fils. Or, l’histoire principale, à savoir celle d’Émérance, se présente par la suite comme un récit rétrospectif, inséré sous forme de longs épisodes épistolaires. Elle remonte à la perte tragique qu’a dû subir Émérance en tant que jeune épouse, étant séparée de son mari et de sa fille en raison d’une mésalliance désapprouvée par son beau-père. Après une suite d’intrigues peu vraisemblables (telles que le double exil, d’abord transatlantique, ensuite oriental, du mari), tant la jeune fille, Annette (qui se cache d’abord sous le nom de Marie), que le mari d’Émérance, Sainville, apparaissent dans l’entourage de Lucie. Les retrouvailles donnant lieu à l’insertion de leurs récits autobiographiques, l’histoire se complète par étapes et de différents points de vue. Dans Mémoires de Madame la Baronne de Batteville (1766), l’on retrouve le schéma de base d’un échange de lettres entre une femme plus âgée, assumant le rôle de conseillère, et une jeune fille, à qui est attribué le rôle de pupille. Cette dernière assume le nom de Mme du Castelet à l’occasion de son mariage avec un homme particulièrement volage. Si les lettres s’investissent par la suite de conseils en matière de mariage, elles servent surtout à révéler l’histoire de l’amour malheureux entre la Baronne de Batteville (Julie) et des Essarts, qui en tant que jeunes fiancés se sont perdus de vue après une épidémie de peste à Marseille. Beaucoup plus tard, des Essarts se réintroduit chez Julie, entre-temps devenue baronne de Batteville, mais celle-ci préfère rester fidèle aux cendres de son mari. C’est par contre chez sa fille, qui s’appelle également Julie, que des Essarts finira par trouver le bonheur familial. Dans La nouvelle Clarice (1767), finalement, la vie tout aussi éprouvante de l’héroïne – vie qui se déroule d’abord en Angleterre et ensuite en France – se dévoile dans une correspondance avec son amie intime, Lady Hariote. Clarice échappe de justesse au mariage avec le chevalier de Montalve, qui assume de prime abord le rôle du prétendant idéal, mais dont la complicité dans le complot tramé par le père de Clarice est dévoilée à la veille des noces. Cette trahison met en marche l’action de l’intrigue, poussant Clarice à quitter la maison paternelle. Dépourvue de la protection paternelle, elle rencontre pourtant aussitôt un nouveau protecteur en la figure du chevalier d’Astie. Le mariage franco-anglais facilite son passage en France, tout en lui permettant d’échapper définitivement au contrôle funeste de son père.

Ce triple résumé permet aussitôt d’observer comment, sur le plan narratif d’abord, Leprince de Beaumont embrasse de bon coeur les règles du jeu de l’univers romanesque. S’inscrivant en règle générale dans le dispositif sentimental, dominé par des intrigues d’amour qui sont pour la plupart couronnées d’une issue heureuse, l’auteure manipule à merveille tous les registres narratifs, y mêlant volontiers des passages événementiels, aventureux (tant Clarice que Victoire, l’une des pupilles d’Émérance, sont incarcérées), ou macabres. En effet, le lecteur aurait du mal à accorder une fonctionnalité didactique aux scènes macabres insérées dans l’épisode de la peste à Marseille dans les Mémoires de Madame de Batteville. Le passage en question est d’abord évoqué sous la plume de la jeune Lucie, pour être poussé à outrance par la suite, dans le compte rendu de des Essarts, qui décrit à son tour comment, moribond, il est jeté dans une fosse de cadavres et mis au défi de se frayer un chemin à travers les corps pour sauver sa vie. Notons à ce sujet aussi le recours à l’impératif, trait récurrent dans les nombreux récits de vie des trois romans et sollicitant explicitement l’entendement et l’adhésion du lecteur intradiégétique :

Jugez de mon horreur, lorsqu’à la foible lueur de la Lune, je distinguai les cadavres dont j’étois environné : je ne sais comment cet horrible spectacle ne m’ôta pas une seconde fois l’usage de mes sens, mais la nature ennemie de la destruction, m’inspira le désir de faire quelques efforts pour me tirer de cette fosse, qui par bonheur n’étoit plus profonde, à cause de la quantité des corps qu’on y avoit jetés.

MB, 236

Ensuite, au-delà de son investissement narratif, le « romanesque » se fait aussi vecteur thématique dans les correspondances des personnages. Leprince de Beaumont s’y montre tout à fait conforme à une pratique discursive à la mode, selon laquelle les personnages naïfs et passionnels se qualifient souvent de « romanesques » ou « héroïques ». Il en va ainsi de Julie, fille de Mme de Batteville, dont la sensibilité est caractérisée comme « héroïque » au moment de son refus d’épouser des Essarts, qu’elle croit toujours amoureux de sa mère : « J’embrassai ma fille, et je lui dis en riant : si j’étais sûre que ma chère Julie n’a jamais lu de romans, je croirais qu’elle aurait puisé dans cette lecture l’héroïque des sentiments qu’elle étale[15] » (MB, 198).

À cela s’ajoute que les héroïnes de Leprince de Beaumont décrivent, de manière plus systématique encore, certains récits (ou aventures) comme « romanesques », terme qui désigne alors un discours non véridique, fabuleux, voire consciemment forgé. Ainsi, dans une des intrigues secondaires de Lettres d’Émérance à Lucie, la disparition du fils libertin du marquis de Villeneuve (époux de Lucie) est faussement annoncée comme un enlèvement. C’est alors Lucie qui définit cette fausse annonce comme un « roman » dans une de ses lettres, qu’elle croit inspirée d’un autre enlèvement, « véritable » celui-là, de Sainville dans l’intrigue principale (« Vous voyez que l’enlèvement de votre époux lui avait fourni le canevas de ce Roman » [LE, II, 240]). De même, lorsque la jeune Annette, fille perdue d’Émérance, se décide à dévoiler l’histoire de ses origines à son grand-père paternel, qui a précédemment rejeté le mariage d’amour de sa mère, elle souligne l’authenticité de son récit, malgré le fait qu’il contient également une histoire de passion interdite :

Je disois donc qu’il me vint en pensée d’ajuster un petit Roman sur ma sortie ; or cette tentation, j’y résistai très-courageusement & il me sembloit que c’étoit par amour pour la vérité, & parce que tout déguisement m’a toujours paru une lâcheté ; je résolus donc d’être à mon égard une Historienne impartiale & de n’altérer en rien la vérité.

LE, I, 346, je souligne

En dépit même de ce refus explicite, l’invention narrative – et le projet d’écriture narrative en particulier – investit de part en part les intrigues du triptyque romanesque, comme il sera illustré dans la suite de cet article. Qui plus est, l’invention romanesque s’y voit à plusieurs reprises non pas simplement reçue, mais mobilisée par des scènes de lecture, qui servent alors non seulement de moment interprétatif intradiégétique, mais aussi de catalyseur d’une nouvelle mise en récit projetée.

Le passage précité de Madame de Batteville, qui évoque le caractère « héroïque » de Julie, joue d’ailleurs aussitôt de ce topos de la lecture (corruptrice) des romans[16]. De même, dans Lettres d’Émérance, se trouve un passage où Sainville, tombé amoureux de la très jeune et naïve héroïne, se déguise en femme et, sous cette apparence, réussit à la persuader de quitter un foyer malheureux, en vue d’éviter un mariage arrangé. L’attitude libertine du héros y est aussitôt imputée aux mauvaises lectures qu’il a faites pendant sa jeunesse : « la lecture des romans avoit, pour ainsi dire, été sa seule étude, et il y avoit appris qu’on peut se permettre tout pour satisfaire une passion violente » (LE, I, 195). Dans La nouvelle Clarice, Hariote, amie intime et pendante intuitive de l’héroïne Clarice, évoque à son tour un « goût pour les romans[17] », tout en ajoutant qu’elle a « violé la parole qu’[elle avoit donnée à Clarice] de n’en jamais lire » (LC, I, 126-127). Comme nous le signale d’emblée le titre du roman, son infraction trouve sa cause dans la découverte du roman célèbre Histoire de Clarice Harlove, traduction française de Clarissa Harlowe, or the History of a Young Lady (1748). Dans un passage circonstancié, ce roman se voit alors soumis à une double lecture intradiégétique, d’abord en français par Hariote et dans un second temps en anglais (c’est-à-dire dans sa version « originale ») par Clarice elle-même. Le roman de Richardson constitue alors à la fois l’hypotexte évident du roman de Leprince de Beaumont et le prétexte d’un travail de réécriture moralisante intradiégétique qui devrait contenir précisément les aventures de la nouvelle Clarice, héroïne éponyme du roman de Leprince de Beaumont (voir infra)[18].

Or, deux constats s’imposent ici. D’abord, en conformité avec la philosophie éducative de l’auteure, la lecture du roman de Richardson trouve encore sa motivation – ou son prétexte – dans les qualités et les défaillances morales que les deux lectrices en déduisent ; ensuite, s’y voit consacré un dispositif de lecture dialogique qui innerve déjà les deux romans précédents et qui met clairement à profit le potentiel d’ouverture formelle inhérent au genre épistolaire. Citons à ce sujet Pierre-Olivier Brodeur :

[U]ne condamnation [de la lecture] en bloc n’a aucun sens, ce qui ne l’empêche pas de critiquer certaines manières de lire les romans […]. Mais cette critique ne prend pas la forme d’une condamnation, elle prend plutôt celle d’une discussion, d’une mise en scène de la lecture[19].

Les scènes de lecture (romanesques) n’investissent d’ailleurs pas seulement l’échange de lettres amical entre Clarice et Hariote, mais informent également l’argument – romanesque et sentimental – du coup de foudre. En effet, après avoir pris la fuite une première fois, Clarice fait la rencontre d’un chevalier français, qui devient son époux peu après. Dans cette scène, l’alliance sentimentale entre les deux personnages s’établit d’emblée par le truchement d’un échange intellectuel, portant entre autres sur la lecture. Alors que Clarice s’y présente de nouveau en adversaire du discours romanesque, le chevalier se montre plus nuancé. S’il préfère lui aussi « les livres qui traitent de la morale & des sciences » (LC, I, 187), il insiste sur le « plaisir » procuré par les romans français. Au-delà de l’orientation manifestement moralisante de cet échange, s’y prononce également un indéniable sentimentalisme. Il en va de même dans les Lettres d’Émérance, où le plaisir de la lecture – et de l’étude partagée – s’avère à deux reprises le catalyseur d’une passion émergente. Alors qu’Émérance et Sainville se plaisent à étudier des textes en couple (« quoi de plus propre à resserrer les noeuds qui m’attachoient à lui ? »), leur fille Annette témoigne vivement de sa passion pour les livres, qui trouverait également ses germes dans un amour sentimental pour celui avec qui elle a partagé ses lectures, « l’amour » l’ayant « fait adopter les penchants de celui qu’[elle] aime, & avec lequel [elle] comptoi[t] partager [sa] vie » (LE, I, 188).

Lectrices romancières – la tentation de devenir auteure

Par ailleurs, la topique romanesque se manifeste aussi, fût-ce de manière indirecte, dans les nombreux renvois au statut (pseudo-)authentique des histoires. Leprince de Beaumont brode à coeur joie sur ce dispositif, signalant à plusieurs occasions l’authenticité de ses « histoires véritables », déjà réclamée par le sous-titre de La nouvelle Clarice. Pareillement, la postface de Lettres d’Émérance à Lucie, intitulée « Au lecteur », présente un commentaire d’auteur sur la vie « postdiégétique » de ses héroïnes, précisant entre autres que « la malheureuse Henriette [une des protégées d’Émérance] a terminé sa carrière pendant mon séjour en Angleterre » (LE, II, 359, je souligne). La référence autobiographique à la vie de l’auteure servirait alors à prouver, ou du moins à rendre plus probable, même de façon ludique, le fond prétendument authentique des faits racontés. De même, Leprince de Beaumont joue du cliché de l’invraisemblance vraisemblable dans deux romans du triptyque. D’abord, dans Lettres d’Émérance, c’est encore Émérance qui désigne les aventures (partagées avec Lucie) comme « si extraordinaires, qu’elles sont vraies sans être vraisemblables » (LE, II, 260). Dans La nouvelle Clarice, l’idée d’invraisemblance informe le projet d’écriture de Hariote, qui s’y profile comme auteure de l’histoire d’amour invraisemblable de son amie intime : « voilà un livre tout fait, un livre nouveau, un livre qui ne contiendra que du vrai, & qui ne sera pas vraisemblable » (LC, II, 29).

À bien considérer les intrigues des trois romans, la confession d’invraisemblance de Hariote ne s’applique d’ailleurs pas tant à la structure narrative – même si les (trop) nombreux coups du destin ne s’accordent que difficilement avec toute revendication d’authenticité – qu’elle n’est évoquée par l’exemplarité hors mesure des caractères esquissés. S’il est vrai que plusieurs fils d’intrigue servent de mise en garde contre les vocations religieuses à peine motivées, dans les deux premiers romans surtout, maint récit imbriqué se fait l’illustration d’une vie exemplaire, vouée à la charité ou – le cas échéant – marquée par le repentir et la conversion. Ainsi, Leprince de Beaumont nous apprend que des Essarts, d’ailleurs conséquemment érigé en « Idole » par Mme de Batteville, se met volontiers au service des victimes de la peste, au risque d’y sacrifier sa propre vie :

Il lui parut que Dieu n’avoit arrêté son voyage de toute éternité que pour lui procurer l’occasion du martyre de la charité ; il eut une ferme persuasion qu’il n’échapperoit point à la peste & qu’il devoit faire servir à sa sanctification ce qui ne pouvoit être regardé que comme un avantage aux yeux de la foi[20].

MB, 73

Ensuite, dans Lettres d’Émérance à Lucie, une part considérable du second tome est consacrée à l’histoire de Victoire, elle aussi pupille d’Émérance, et du jeune Villedieu (le beau-fils de Lucie), dont la vie conjugale est vouée à l’échec par le libertinage des deux personnages, lesquels sont pourtant in extremis reconvertis à une vie de pénitence et de réclusion spirituelle. Les correspondantes se font alors les interprètes de cette double intrigue de conversion, qu’elles partagent dans de longues lettres, où elles ne manquent pas d’insister sur la valeur édifiante des récits insérés. C’est d’ailleurs Victoire elle-même qui souligne aussitôt la qualité édifiante de son histoire :

Ce que je crains, c’est votre sensibilité, c’est celle de madame de Villeneuve. Si je pouvois, sans la compromettre, me faire connaître à tout l’univers pour ce que je suis, je le ferois avec joie. Les jeunes personnes apprendraient par mon exemple où peut conduire la dissipation & l’amour des plaisirs.

LE, II, 194

Alors qu’Émérance, dans son rôle de rédactrice, s’exclame que « Victoire est devenue un miracle de miséricorde » (LE, II, 196), Lucie se présente en lectrice compatissante (« votre charmante fille avoit bien raison de me dire que je ne pourrais retenir mes larmes en lisant la lettre de Victoire » [LE, II, 196]), à ce qu’il semble dans le but d’orienter, du dedans de la fiction, la réaction projetée du lecteur, ou plutôt de la lectrice[21], extradiégétique[22].

Ces actes de lecture composés à deux (et parfois plusieurs) voix féminines innervent l’univers romanesque de Leprince de Beaumont, qui n’hésite pas à mettre à profit la logique d’échange, inhérente à l’épistolarité, tant sur le plan du dit (la morale) que sur le plan du dire (la mise à l’écrit). De la morale (« le dit »), d’abord, en ce sens que les nombreux passages qui témoignent de la réception, la circulation et la lecture des lettres (et des histoires que celles-ci permettent de faire circuler) assurent – dans la fiction même – l’efficacité de la fonction édifiante des récits narrés. Ces moments de lecture servent ainsi l’enjeu pédagogique du projet romanesque, par leur insistance sur les leçons morales à retenir et les choix de vie exemplaires à mettre en pratique. De l’écriture (« le dire »), ensuite, puisque ces passages attestent, dans la fiction même, de la rédaction, voire de la prépublication d’histoires de vie auparavant restées privées, alors que certains d’entre eux signalent aussi, du dedans de la fiction, l’éventuelle transformation en roman des récits désormais mis en circulation (voir infra). En effet, si la logique de la écriture moralisatrice investit de part en part l’intrigue du dernier roman, La nouvelle Clarice  lequel se présente ainsi comme point culminant du projet romanesque –, dans les deux romans qui le précèdent la lecture de certains personnages féminins nourrit de même le désir, plus modeste, de mettre à l’écrit, voire de publier le récit épistolaire qui leur a touché le coeur. C’est ce double passage de narration privée vers récit écrit – d’abord dans les correspondances des personnages, ensuite sous forme de roman (projeté) – qui constitue l’objet d’étude de la dernière partie de cet article.

Avant d’explorer ces deux « moments » de l’acte d’écriture fictionnel, il importe de considérer une dernière fois la symétrie remarquable de la structure narrative des trois romans en question, qui se met entièrement au service des projets d’écriture diégétisés. Ainsi, c’est dans le jeu d’échos et de contrastes entre les différents comptes rendus épistolaires – comptes rendus qualifiés de « journaux », de « brochures », de « paquets », voire de « romans » par les personnages mêmes – que réside l’exemplification même du projet romanesque, d’ailleurs manifestement conséquent, de Leprince de Beaumont. Si la fable des trois romans s’avère à chaque fois suffisamment différente pour divertir un public avide de choses nouvelles, les ingrédients et – surtout – les stratégies d’écriture mises en oeuvre par cette auteure sont fort similaires. Dans les trois romans, les échanges épistolaires sont dominés par deux voix directrices, celles des épistolières principales, dont le caractère et la voix narrative se complètent et s’opposent – les unes plutôt sages et posées (Mme de Batteville/Émérance/Clarice), les autres davantage intuitives, parfois même étourdies (Mme du Castelet/Lucie (la marquise)/Lady Hariote). Ce tissu épistolaire filé « en duo » se voit alors incrusté de correspondances à première vue secondaires, qui n’en sont pas moins porteuses de trames narratives décisives. Dans les Mémoires de Madame de Batteville, par exemple, l’histoire de l’amour malheureux entre Julie (la future Mme de Batteville) et des Essarts est d’abord transmise dans une longue lettre de l’héroïne, commentée par sa correspondante. Raconté du point de vue nécessairement subjectif et partiel de l’héroïne, l’épisode de la peste s’y présente comme l’indice de la mort certaine de des Essarts, jusqu’au moment où ce dernier réapparaît, beaucoup plus tard, sous le nom du chevalier d’Aumont. Dans une maîtrise parfaite des lois du suspense[23], ce n’est qu’après quelques (longues) lettres que Leprince de Beaumont insère l’histoire de des Essarts, qui fournit la clé de l’énigme de sa disparition. Dans les Lettres d’Émérance à Lucie, la structure des récits imbriqués se fait encore plus complexe. Alors que les premières lettres du roman nous instruisent sur le mariage heureux de la jeune Lucie, c’est bien le passé énigmatique d’Émérance qui est porté aussitôt à l’avant-scène. C’est encore cette dernière qui accorde à Lucie le rôle d’instigatrice de sa rédaction de mémoires, annoncée dans la vingt et unième lettre : « Je veux employer le temps que je resterai ici à vous tracer ce que je pourrai me rappeler des premiers événements de ma vie. Il me semble vous voir faire un cri de joie et tressaillir en lisant ces lignes » (LE, I, 139).

Ce rôle de catalyseur dans le processus de rédaction est d’ailleurs consolidé par Lucie dans la lettre 24, lorsqu’elle signale à son amie un nouvel argument en faveur de la rédaction de ses mémoires, qui pourraient – une fois mis en circulation – l’aider à retrouver un mari depuis longtemps perdu de vue : « C’est moins la curiosité qui m’engage à vous prier de ne point différer à nous instruire, que l’espoir de vous devenir utiles [sic]. Croyez que si votre Époux jouit encore de la lumière, nous découvrirons ces traces » (LE, I, 175). Voilà un des nombreux moments dans l’intrigue où la rédaction et la circulation des mémoires privés se présentent explicitement comme fonctionnelles, se profilant en étapes décisives vers le dénouement de l’intrigue. Il en va de même dans le récit intercalaire d’Annette, fille perdue d’Émérance, mais qui s’introduit au château de Lucie sous le nom de Marie. Fort accablée par les recherches infructueuses de sa fille, Émérance découvre pourtant qu’elle est vivante. Informée des détails de sa vie, Émérance les transcrit à son tour, pour les envoyer aussitôt à sa confidente Lucie. Par hasard, cette dernière dévoile ainsi la véritable identité de la belle inconnue qui réside à son château. N’hésitant pas à partager la bonne nouvelle avec Marie, c’est-à-dire Annette, fille d’Émérance, celle-ci n’ose pas porter foi à cette histoire avant qu’elle n’ait eu le long récit de sa mère sous les yeux : « je lui ai remis votre lettre, qui a miraculeusement achevé sa guérison » (LE, I, 309).

Si Lucie assume manifestement le rôle de lectrice dans la constellation romanesque polyphonique, elle incarne aussi l’idéal d’une lecture performative, qui co-construit la valeur des histoires reçues et assure leur circulation. Par ses proto-lectures frémissantes d’émotion, elle se fait de toute évidence l’interprète pathétique des réactions envisagées du public, tout en prêtant sa voix à la logique d’édification qui investit le roman de part en part. Les lettres de Lucie débordent en effet de passages de lecture, où la compassion se voit impérativement complétée d’une attention particulière pour l’enjeu moral du récit en question, propice à souligner l’exemplarité de l’héroïne ou du héros du récit. Il en va ainsi pour sa réaction à l’histoire d’Annette, qui la fait s’exclamer :

Savez-vous bien, ma chère, qu’il est peu d’exemples d’une si grande fermeté ; le courage d’Annette me fait rougir de ma foiblesse ; & je dis avec vous : c’est une héroïne. Vous dire que nous avons pleuré en faisant cette lecture, cela serait d’un froid à glacer.

LE, II, 2-3

Or la lecture performative qui investit les trois volets de ce triptyque romanesque s’accomplit précisément dans ce double rôle : de lectrice comme témoin privilégié d’un récit intime et confidentiel d’une part et de lectrice qui assume quasi intuitivement le rôle de porte-parole et de médiatrice d’autre part. C’est en effet sous la plume de Lucie que la lecture donne naissance à une publication projetée en aval, préfigurant de ce fait l’apparition effective du roman de Leprince de Beaumont : « En lisant le commencement de votre histoire, je n’ai pu m’empêcher de souhaiter qu’elle fût un jour publique : elle offre d’importantes réflexions aux parents, sur la conduite qu’ils doivent garder à l’égard de leurs enfants » (LE, I, 175).

Notons d’ailleurs que le projet de publication est, dans ce passage également, explicitement mis en relation avec les valeurs éducatives de l’histoire à publier. Ainsi, à travers la figuration intradiégétique de la lectrice-écrivaine, Leprince de Beaumont transmet à chaque fois l’enjeu moral particulier de chacune des histoires de vie racontées. Ceci lui permet non seulement d’assurer la cohérence interne de son roman, mais aussi de légitimer, du dedans de la fiction, sa mise en récit. Il est alors intéressant d’observer que cette légitimation ne s’associe pas uniquement aux qualités édifiantes des récits, mais se voit de quelque façon cautionnée par l’esprit de connivence à toute épreuve entre les deux correspondantes. C’est cette même complicité féminine qui pourrait aussi justifier pourquoi Émérance ouvre en fin de compte, en dépit même de sa réticence initiale, la voie à une fictionnalisation de son journal : « J’abandonne à votre discrétion les parties de mon Histoire dont vous ferez part à nos Amies ; faites-en un Roman où vous déguiserez les imprudences de l’Héroïne » (LE, II, 54).

L’intérêt de cette double scénographie légitimante[24] – l’une de la lecture des documents, l’autre de leur rédaction – ne fait que gagner en pertinence par la comparaison avec les deux romans que Leprince de Beaumont publie, respectivement, un et deux ans plus tard. Dans les Mémoires de Madame de Batteville, tout comme dans La nouvelle Clarice, Mme du Castelet et Lady Hariote assument à leur tour le rôle de lectrice-écrivaine. Mme du Castelet est dès la première lettre mise en scène comme mobile intradiégétique du projet de rédaction de Mme de Batteville (« je ne puis remettre à vous faire la confidence que je vous ai promise » [MB, 12]) ; de même, elle se présente comme la rédactrice de l’histoire de Des Essarts, fournissant ainsi une autre version, répétons-le, de certains passages clés du récit de Mme de Batteville (« j’ordonnai à un domestique de ne point recevoir certaines gens que j’attendois, & des Essarts me raconta ce que je vais vous écrire » [MB, 230]). Finalement, c’est bien sous sa plume que la circulation de l’histoire de son amie est mise en marche, dans une scène qui décrit une lecture « en duo » :

Vous appelez cela une Lettre, a dit mon Époux, en jetant les yeux sur les papiers qui étaient sur ma table, & mais, c’est un volume : il y a encore une heure & demie avant le départ de la poste, pourrais-je, sans indiscrétion, vous prier de me permettre de jeter les yeux sur ce que vous voulez envoyer ?

MB, 302

Consciente de la précarité inhérente à cette mise en circulation partielle et préliminaire d’une correspondance privée, Mme du Castelet prend soin d’en renégocier les termes, tout en consacrant son rôle de confidente : « me pardonnerez-vous, Madame, d’avoir payé ce retour d’une partie de vos secrets, c’est-à-dire, de tout ce qui pouvait se dire sans vous compromettre ? » (MB, 302).

Notons d’ailleurs que si, dans ce passage, l’époux s’érige en lecteur critique du « volume » composé, la rédaction et la publication sont, dans les trois romans, conséquemment confiées à un personnage féminin, qui prend en charge la négociation et la dissémination de la parole privée. De manière plus générale, l’on constate que l’échange épistolaire ne supporte que difficilement l’intrusion masculine[25]. Ainsi, dans les Mémoires de Madame de Batteville, la présence de des Essarts auprès de Mme du Castelet est a priori appréhendée comme un élément potentiellement troublant dans la correspondance intime. Mise au courant de sa réapparition, Mme de Batteville observe d’emblée « combien il [lui] importe qu’il [l’écrit] ne tombe point entre les mains du trop tendre & malheureux des Essarts » (MB, 13), jusqu’à se sentir contrainte d’expliciter les termes de confidence et de confiance absolues qui informent le « pacte épistolaire » établi : « Je m’abandonne à votre discrétion, & vous estime trop pour vous croire capable de trahir ma confiance sous quelque prétexte que ce soit » (MB, 13).

Les détails intimes de l’amour passionnel mais malheureux dont souffre Mme de Batteville sont tels qu’ils sollicitent une lectrice délicate et discrète, digne de la confiance de l’expéditrice des missives. Une fois écrites et envoyées, des paroles destinées à être confinées à un cercle restreint et intime risquent en effet de tomber entre les mains d’autrui : « D’ailleurs, je ne voudrais faire cette confidence qu’à vous », insiste Mme de Batteville, « & les lettres sont sujettes à mille accidents » (MB, 8). Si l’épistolière se décide enfin à partager son histoire, c’est que son envoi est placé une fois de plus sous l’enseigne d’une éducation morale (« je me persuade même que mes malheurs pourront vous devenir utiles dans les circonstances où vous vous trouvez à présent[26] »). S’établit ainsi un espace épistolaire de signature féminine, d’où même l’époux se voit exclu dans un premier temps, comme stipulé par Mme de Batteville : « je ne puis remettre à vous faire la confidence entière que je vous ai promise, & que je ne différois, que dans la crainte que vous fussiez forcée de confier à votre Époux, un récit qui ne doit être que pour vous » (MB, 12). Lorsque le pacte de confidence est renégocié par Mme du Castelet dans une des dernières lettres – comme nous l’apprend le passage cité plus haut –, le regard masculin de l’époux, désormais engagé dans la correspondance, est toujours ressenti comme une intrusion – et comme une infraction au pacte épistolaire – par l’expéditrice, qui cache à peine sa gêne sous une couche de badinerie : « Mais à qui est-ce que je parle ? N’est-ce pas à vous que j’écris, Madame ; & une lettre qui vous est adressée, doit-elle être pour celui-ci & pour celui-là ? » (MB, 313).

De même, Émérance, épistolière qui fait montre d’une impeccable maîtrise de la prise de parole dans le second roman du corpus et qui, par son expérience et son autorité naturelle, en établit aussi les règles, thématise à sa propre façon la tension engendrée par l’envoi de correspondances intimes. Elle met en marche deux voies de circulation, en pleine conscience du risque inhérent à toute circulation de missives, aussi restreinte soit-elle, que pourrait occasionner leur distribution, voire leur publication à plus large échelle. Accueillant le regard du mari pour la majorité de ses lettres, elle les complète de temps à autre de « billets particuliers », soumis à des règles de communication plus strictes. La dixième lettre se fait ainsi accompagner d’un billet, dont le contenu potentiellement nocif pour la réputation d’une de ses pupilles nécessite une réception plus discrète[27]. De même, dans la lettre 8 du second tome, Émérance a recours à une « feuille volante », annoncée comme telle dans la correspondance principale (« celle-ci est pour tout le monde »), pour discuter la foi chancelante du marquis, discours d’où l’homme concerné doit de toute évidence être exclu. Ainsi, se tisse dans ce roman, comme dans les deux autres, un échange épistolaire dont la circulation, d’abord, et la publication, ensuite, sont établies et (re)négociées sous des plumes presque exclusivement féminines. Si la publication des lettres s’y conçoit manifestement du dedans de la fiction, elle requiert, là encore, la signature exclusivement féminine qui seule peut se porter garante d’un passage efficace du discours privé au récit composé. Dans l’imaginaire romanesque de Leprince de Beaumont, le projet de fictionnalisation (« faites-en un roman », comme écrivait Émérance) d’un échange qui se présente a priori comme authentique semble donc solliciter les remaniements subtils et compatissants d’une femme (écrivain).

Quant au roman clôturant le triptyque, La nouvelle Clarice, le récit génétique[28] du roman – selon lequel Hariote se profile en rédactrice intradiégétique des mémoires de Clarice – s’y investit d’une couche méta- et intertextuelle encore plus prononcée. En effet, Leprince de Beaumont y imprègne le dialogue sur le mérite moral des aventures de la nouvelle Clarice de cet intertexte richardsonien célèbre et toujours fort débattu à l’époque même, Clarissa, or, the History of a Young Lady. Ainsi, c’est au regard de son hypotexte anglais – qui sert à plusieurs égards de contre-exemple – que l’impératif moral de la mise en récit de l’hypertexte gagne en pertinence et que le projet d’une réécriture à proprement parler trouve sa justification. Le processus de fictionnalisation, de « mise en roman », qui sous-tend le triptyque romanesque trouve ici son point d’aboutissement. La narrativisation du projet d’écriture, d’orientation morale dans les deux premiers romans, s’y voit en effet complétée d’un enjeu plus ouvertement littéraire. En d’autres termes, c’est à travers son inscription explicite dans le sillage d’un modèle littéraire consacré que la mise en récit envisagée du dedans de la fiction se valorise d’emblée, trouvant son caractère distinctif dans l’exemplarité morale de l’héroïne. Ainsi, c’est encore la probité à toute épreuve de cette « nouvelle » Clarice qui sert de catalyseur et de justification ultime à la publication d’un récit qui s’annonce, sur le plan littéraire, comme la simple variante d’un modèle établi[29]. Cette double articulation – morale l’une, littéraire l’autre – ressortit dans un jeu subtil sur le statut des deux textes, où Leprince de Beaumont brouille agilement les pistes entre récit fictionnel et histoire authentique, ainsi qu’entre « modèle » et « copie[30] » et où Lady Hariote joue encore la part de rédactrice, voire de promotrice d’un processus de fictionnalisation :

Qui sait si cela ne me donnera pas la tentation de devenir auteur ? Cela ne me sera pas difficile ; il n’y aura qu’à chercher les dates, ou les suppléer ; car Clarice & moi avons l’habitude de n’en marquer aucune. Ce manquement réparé, voilà un livre tout fait, un livre nouveau, un livre qui ne contiendra que du vrai, & qui ne sera pas vraisemblable.

NC, II, 29

Modèles de vertu, modèles de lecture

Ainsi, des Mémoires de Madame de Batteville à La nouvelle Clarice, le triptyque romanesque de Leprince de Beaumont est marqué par une cohérence remarquable sur le plan de la constellation narrative, portant témoignage d’une plume d’auteur agile et engagée. Maîtrisant les stratégies de légitimation qui balisent la montée du genre romanesque à l’époque des Lumières, Leprince de Beaumont n’hésite pas à revisiter une recette éprouvée au fil des trois romans, tout en la soumettant à un projet d’éducation qui dépasse le registre romanesque à proprement parler.

Dans cette architecture romanesque en trois étapes, la cohérence interne est en large mesure assurée par la récurrence des passages de « lecture performante », qui servent de marqueurs intradiégétiques et métatextuels d’un projet de mise en récit fictionnelle. De ce fait, Leprince de Beaumont se montre d’une part une observatrice perspicace des stratégies narratives en vigueur à son époque, par le fait qu’elle joue à coeur joie du topos du document authentique, donnant lieu à un processus de négociation fictionnelle qui prépare et légitime la publication à proprement parler. D’autre part, force est de constater qu’elle intègre cette scénographie légitimante dans une poétique romanesque tout à fait particulière, et cela au moins de deux manières. D’abord, les nombreuses scènes de lecture, que l’auteure prend soin d’attribuer à des héroïnes-narratrices respectables, marquent en même temps l’empreinte d’un projet éducatif qui passe outre au registre purement romanesque. En effet, si les rédactrices en question se décident à rédiger et faire circuler les récits de vie de leurs correspondant(e)s, Leprince de Beaumont les fait bien insister sur la logique d’édification qui justifie ce passage d’histoire privée à récit public. Ainsi, les lettres de Mme du Chatelet, tout comme celles de Lucie ou de Hariote, sont lardées de commentaires sur l’exemplarité inhérente aux différents portraits de vie esquissés. Alors que les récits mettent en scène, sur le mode kaléidoscopique, les grandes actions de plusieurs âmes fidèles (ou converties) à la religion catholique, les passages métatextuels servent à corroborer leur effet exaltant, tout en les inscrivant dans une défense et illustration de la vie catholique. Prêtant la voix à la ou aux lectrices intradiégétiques, le mode épistolaire s’avère en effet particulièrement propice aux enjeux didactiques de Leprince de Beaumont. À cela s’ajoute que l’imaginaire épistolaire ainsi mis en marche est d’une signature éminemment féminine, marqué à la fois par une sensibilité plus poussée aux inconvénients et défis de toute forme de publication d’un discours – par extension romanesque – au féminin. Ainsi, Leprince de Beaumont semble avoir tissé, au fil de ce triptyque romanesque, les contours d’une éthique de l’épistolarité féminine proprement dite, qui se met indéniablement au service d’une logique émancipatoire. Émancipation des textes d’une part ; émancipation de la plume d’auteure d’autre part. Loin d’être bornées dans des rôles d’adjuvants, Lady Hariote, Lucie et Mme du Chatelet s’érigent en effet en catalyseurs indéniables d’une intrigue filée « au féminin ».