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Depuis le milieu des années 1980, nos sociétés sont entrées dans un moment historique marqué par un nouveau rapport au passé et au futur. Le régime d’historicité[1] qui nous régit serait dominé par le « présentisme » dans lequel le futur se voit dépossédé de tous les espoirs et des utopies qui avaient projeté en lui un avenir meilleur ou différent, tandis que l’événement devient histoire dans le mouvement même de sa médiatisation – ce qu’a révélé le 11 septembre 2001. Les leçons du passé ne sont plus convoquées pour éclairer l’avenir, mais sont rabattues sur le présent. Plus encore, c’est l’avenir qui a disparu de l’horizon de la pensée et des représentations. Un avenir qui a longtemps signifié, pour la gauche[2], l’espoir d’un monde où l’égalité ne serait plus un mot, où les hommes pourraient prendre en main leur destin, s’émanciper, échapper à l’exploitation et triompher des fascismes.

La centralité accordée au présent ne signifie pas un désintérêt pour le passé, loin de là. Aujourd’hui, ce passé est interrogé depuis le présent au prisme de la « mémoire » et la manière dont écrivains ou historiens font usage du passé a toujours une valeur politique, bien que celle-ci soit souvent implicite. Ce « tournant mémoriel » marque les formes littéraires[3]. Quand des créateurs choisissent d’explorer un pan du passé, ils ancrent leurs fictions historiques dans la mémoire d’un narrateur âgé, le drame passé devenant l’objet d’une remémoration réalisée au présent. C’est ce qui se produit dans les deux romans qui sont l’objet de notre étude. Les événements sont désormais interrogés sous l’angle des traces subjectives et passionnelles qu’ils laissent dans la mémoire[4], d’où l’émergence de la figure du témoin. Il est par excellence celui qui se souvient, le représentant d’une mémoire individuelle subjective, à la différence de l’historien qui travaille, lui, sur des traces écrites et objectives. L’entrée dans l’ère du témoin[5] s’est accompagnée d’une attention de plus en plus soutenue à la mémoire de tous ceux qui se sentent lésés ou ignorés par l’Histoire officielle, sentiment qui pousse les « victimes » – parfois autoproclamées – à réclamer réparation pour les préjudices subis. La mémoire contemporaine devient ainsi un terrain de conflits entre différentes « mémoires » antagonistes et irréconciliables, qui se veulent parfois contestation de l’histoire institutionnelle, « reconstruction d’un passé ignoré, oublié, falsifié parfois[6] ». Dans ce contexte d’excès, voire de « saturation[7] » de mémoire(s), de batailles ou de conflits de mémoires, quel sens revêt, chez un écrivain contemporain, le choix d’écrire sur le pétainisme, le franquisme et la révolution libertaire espagnole ?

C’est la question que nous nous sommes posée en lisant La compagnie des spectres[8], le quatrième roman de Lydie Salvayre qui la fit connaître en 1997, et Pas pleurer[9] qui obtint le prix Goncourt en 2014. Tous deux interrogent le passé depuis le moment de l’écriture (2011 dans Pas pleurer) ou de l’énonciation (1997 dans La compagnie des spectres), le présent constituant un des pôles temporels structurant le récit. Tous deux reviennent sur des épisodes douloureux de l’histoire des années 1930 et 1940. Ce faisant, ces romans font un certain usage du passé et expriment une sensibilité politique de gauche que nous souhaitons mettre en évidence dans les lignes qui suivent. Cet article s’attachera à qualifier la portée mémorielle de ces deux romans, qui témoignent d’un rapport complexe, souvent douloureux, au passé, rapport s’exprimant dans des formes littéraires originales, à la fois proches et différentes. Il s’agira tout d’abord de justifier le choix de ces deux livres dans la production de Lydie Salvayre, le livre de 2014 constituant une forme d’aboutissement de celui de 1997. Tous deux montrent que l’événement historique est un spectre qui vient hanter le présent (même si le thème est davantage structurant dans La compagnie des spectres) et explorent la mémoire des petits et des vaincus de l’histoire.

De la fiction au récit de filiation, changement de genre. Parentés diégétiques et formelles

Le contenu diégiétique et la forme dialogique de ces deux textes invitent non seulement à les étudier conjointement mais aussi à considérer La compagnie des spectres comme le terreau d’une germination du roman de 2014.

La compagnie des spectres met en scène trois personnages dans un appartement aux loyers impayés : une jeune fille de dix-huit ans, narratrice de l’histoire, sa mère, une femme d’une soixantaine d’années souffrant de graves problèmes psychiques et un huissier, venu dresser la liste de leurs biens. L’histoire se déroule en temps réel pendant cet inventaire ; le roman tresse les voix de la mère et de sa fille, qui s’adressent l’une à l’autre ou à l’huissier, ce dernier restant muet dans un huis clos dont la théâtralité intrinsèque a souvent été soulignée. Tout invite à une lecture du roman comme fable, notamment le traitement non réaliste du récit-cadre, enchâssant lui-même des récits secondaires[10] et la structure dramatique de l’action s’achevant sur un coup de théâtre : après un inventaire d’objets tous plus kitsch les uns que les autres, l’huissier est ainsi saisi par la mère et la fille unissant leurs forces et jeté dehors manu militari.

Pas pleurer s’inscrit dans un autre genre, un des plus prolifiques de la littérature française contemporaine, le récit de filiation, qui se présente comme une enquête sur un ascendant[11]. Mais la forme du dialogue est tout aussi importante que dans La compagnie des spectres. Par le biais des souvenirs de la guerre d’Espagne que lui raconte Montse, sa mère âgée de quatre-vingt-dix ans, transcrits en discours direct, et la lecture simultanée qu’elle fait des Grands cimetières sous la lune de Georges Bernanos (1938), Lydie Salvayre, qui intervient dans le livre à la première personne, rend compte de l’installation du franquisme en Espagne et interroge un pan insuffisamment connu selon elle de l’histoire européenne : la Révolution libertaire de l’été 1936.

Dans les deux cas, une fille, la narratrice, « Louisiane » dans La compagnie des spectres ou « Lidia », c’est-à-dire une figure de l’auteure dans Pas pleurer, rend compte du témoignage oral d’une femme de la génération précédente, totalement folle dans le premier livre (Lydie Salvayre, à l’époque de sa rédaction, exerçait encore comme pédopsychiatre), souffrant de simples « troubles mnésiques » (PP, 66) dans le second. Le thème hispanique, qui parcourt l’ensemble de l’oeuvre, associe les deux romans : la narratrice de La compagnie des spectres est ainsi la fille d’un Espagnol et sa grand-mère a hébergé après 1939 une Espagnole qui a connu le même exil que Montse. Le souvenir de la mort d’un frère aimé assassiné par des fascistes (des miliciens français dans le premier livre, des franquistes dans le second) est un autre point commun, les deux romans opposant ceux qui se sont engagés du côté des fascismes et ceux qui y ont résisté et l’ont payé chèrement, de leur vie ou de celle d’un proche. De nombreux autres détails rapprochent les romans.

D’un roman à l’autre s’accentue toutefois la part de « factualité » concernant le passé. Pas pleurer affiche sa non-fictionnalité, par l’équivalence posée entre auteure et narratrice et par un pacte référentiel affiché. Mais si l’écrivaine se met elle-même en scène en train de recueillir la parole maternelle (voir PP, 14), traduisant ou reformulant son histoire, elle joue aussi du brouillage des registres, fictionnel et non fictionnel, par le choix du sous-titre (roman) et par des interviews dans la presse. Salvayre a en effet affirmé que son récit « s’inspire » d’éléments de la vie de sa mère, « mais pas totalement[12] ».

Les informations historiques que convoie La compagnie des spectres (la biographie de Darnand, la promotion des mères par des cérémonies célébrant leur fête, les réceptions par Pétain des citoyens français, etc.) sont certes fondées en vérité et vérifiables. Mais dans Pas pleurer, c’est la narratrice qui intervient en son nom pour expliquer comment elle a mené l’enquête « consult[ant] quelques livres d’histoire » (PP, 84). Prenant en charge la dimension didactique du roman, elle devient ainsi la garante de la vérité historique.

En dépit de leur parenté dialogique, la manière de présenter les faits passés est différente d’un livre à l’autre et induit un rapport du lecteur à la mémoire de l’événement moins distancé dans le second roman (La compagnie des spectres) que dans le premier (Pas pleurer). Ces deux romans sont également porteurs de projets différents, ambivalent dans La compagnie des spectres (que signifie au juste l’obsession de la mère pour Pétain et Darnand ?), plus clair dans Pas pleurer (rappeler les faits relatifs à la guerre d’Espagne et célébrer la révolution libertaire de 1936). Quant à la mise en scène de la transmission, thème central dans les deux récits, elle s’opère également de manière à la fois similaire et dissemblable.

Transmettre/désocculter

Relatant en effet une transmission, malheureuse et conflictuelle dans le premier, apaisée dans le second, les deux romans mettent l’accent sur la nécessité et les difficultés du relais entre les générations. Dans La compagnie des spectres, la mère folle se voit confier le projet principal de transmettre son savoir historique à sa fille, et s’adresse à elle en témoin et en pédagogue :

Je t’enseigne l’Histoire car bientôt je mourrai, les bouches des derniers survivants se rempliront de terre, et qui sera là pour te dire les paralipomènes du siècle qui s’achève ? Les paraquoi ? Toutes ces horreurs ma chérie, qui crient de la terre jusqu’à nous.

CS, 42

Si les paroles de Rose Mélie exigent une destinataire, Louisiane se montre de son côté peu disposée à écouter sa mère, voire farouchement non réceptive à ses paroles. Le roman la présente comme une toute jeune fille, préoccupée essentiellement par une sexualité insatisfaite, à mille lieues des obsessions de sa mère : « Les histoires du bon vieux temps qui finissaient systématiquement par six millions de meurtres, merci beaucoup, j’en avais soupé » (CS, 42). Sans que la destruction des Juifs soit explicitement mentionnée (dans ce passage comme ailleurs, Salvayre reste dans l’implicite), elle figure dans l’allusion que constituent les choix du terme survivants dans la première citation qui fait de la mère une rescapée et du numéral dans la seconde qui renvoie au nombre de Juifs assassinés pendant la guerre (« six millions de meurtres »).

La fille incarne alors le désir, propre à sa génération (elle est née en 1979), de passer à autre chose, tandis que la mère figure l’obsession de celle qui ne peut faire autrement que parler toujours, refuser de se taire, ajouter. L’ajout est en effet le sens du terme rare et littéraire de paralipomènes qui, désignant étymologiquement les deux livres de l’Ancien Testament qui formèrent un supplément au Livre des Rois, a pris le sens, littéraire, de « compléments, additions quelconques[13] ». La mémoire maternelle s’emballe, suscitant l’exaspération de la fille, le roman mettant alors en scène l’impossibilité ou les difficultés d’une transmission : ces deux générations, note Yan Hamel, « ne peuvent harmoniser leur rapport au passé et […] semblent du même coup être condamnées à l’affrontement jusqu’à ce que l’une d’entre elles soit anéantie[14] ».

Dans le roman de 2014, c’est l’auteure elle-même (née en 1948), qui entend mettre au jour les « événements d’Espagne », en particulier l’été 1936 qui a été, selon elle, « occulté » par l’historiographie (PP, 83) – la parenthèse libertaire n’ayant été ni du goût des communistes qui ont été à l’origine d’un des récits officiels de la guerre, ni des franquistes, qui ont voulu réduire celle-ci à un affrontement entre catholiques et communistes : « j’ai le sentiment que l’heure est venue pour moi de tirer de l’ombre ces événements d’Espagne que j’avais relégués dans un coin de ma tête pour mieux me dérober sans doute aux questionnements qu’ils risquaient de lever » (PP, 83).

La métaphore « tirer de l’ombre », exprimant le désir de réhabiliter une histoire méconnue, figurait déjà en germe dans la volonté folle de la mère de La compagnie des spectres de « proclamer des horreurs tenues jusqu’ici bien cachées sur Putain et les autres crapules » (CS, 111, je souligne) afin de les dénoncer. Mais cette fois-ci, avouant son implication personnelle, la fille se révèle partie prenante dans le dévoilement du passé. Si la révolution anarchiste a été l’objet d’une importante réévaluation, de la part d’un groupe d’historiens qui s’est attaché, pendant plusieurs années, à dénoncer le « camouflage » de la révolution, dès 1936, « par les propagandistes du Komintern[15] » et plus récemment par François Godicheau, il est certain que Lydie Salvayre a donné accès à cette mémoire révolutionnaire au large public des lecteurs du prix Goncourt de 2014.

Dans les deux livres, ce dispositif s’inscrit dans une double énonciation, où si la fille écoute (ou refuse d’écouter) les souvenirs de sa mère, c’est le lecteur qui en est, dans le même temps, le destinataire ultime. Cette transmission s’opère par un style singulier qui est une autre parenté entre les deux livres. L’événement est convoqué par le biais des prises de parole de personnages, et la langue outrageusement littéraire dans laquelle ils s’expriment revêt un sens politique.

Dans La compagnie des spectres, l’auteure confie à ses deux personnages des voix bigarrées et baroques, loin de toute convention réaliste. Comme l’écrit justement Brigitte Louichon, ces discours « proprement irréaliste[s] » se refusent à « reproduire la pauvre et inefficace parole des faibles[16] » et témoignent d’un engagement du côté des petits et des humbles : « Il s’agit de doter les silencieux.ses d’une parole violente, percutante, efficace […]. Donner la parole, chez Lydie Salvayre, revient à donner aux faibles la force de la littérature[17]. » J’ajouterai que la démesure, la boursouflure, le caractère saugrenu des propos tenus et les ruptures de registres (soutenu/vulgaire) mettent en cause, sinon subvertissent par l’exemple, les voix pauvres et répétitives de la propagande, les paroles des représentants d’un ordre honni, voix viriles, mécaniques ou juridiques de ceux qui incarnent le pouvoir social dans le premier roman (l’huissier ou le docteur Donque) comme dans le second (la hiérarchie de l’Église catholique).

Les voix se singularisent différemment : alors que, dans La compagnie des spectres, Louisiane rejoint sa mère dans sa folie, son ressassement et ses éructations, la voix de l’auteure audible dans Pas pleurer, plus apaisée, se distingue de celle de la mère par le fait que cette dernière s’exprime dans un « fragnol » original qui a largement contribué au succès du livre. Ce dernier comporte aussi de nombreuses phrases ou propositions en espagnol standard exprimant l’émotion de la remémoration (voir PP, 120). Si ce fragnol est l’objet d’une réinvention littéraire[18], il confère une forme d’hyperréalisme aux prises de paroles de la mère, et accorde une légitimité littéraire à la langue métissée qui porte la mémoire des immigrés transpyrénéens d’origine populaire.

Il n’est pas anodin que Lydie Salvayre confie l’essentiel de la remémoration de l’événement à des femmes du « peuple ». Ce choix signifie que les petits ou les pauvres ont quelque chose à dire sur le passé, que non seulement ils détiennent une mémoire subjective digne d’être entendue, mais que cette mémoire est singulière et qu’elle ne peut être transmise que dans une langue elle aussi singulière, une voix du peuple littérairement recréée.

Filiations et héritages littéraires

Ce travail sur la langue situe aussi le projet de Salvayre dans une filiation littéraire et culturelle. La mémoire de l’événement est aussi celle de l’engagement des écrivains que les deux romans opposent et les références à ces écrivains construisent un certain rapport au passé. D’un côté les auteurs qui ont apporté leur soutien aux puissants de la période fasciste et ont donc contribué à la violence dirigée contre des populations stigmatisées, juives, ouvrières ou communistes. De l’autre, ceux qui ont dénoncé les exactions du camp pétainiste ou fasciste, et qui apparaissent comme des modèles.

En citant dans ses deux romans, nouveau point commun entre eux, des extraits des poèmes de Paul Claudel en soutien au maréchal Pétain (voir CS, 118) et à Franco (voir PP, 168 et 196), Salvayre fait de l’écrivain catholique l’exemple le plus abject de la servilité de l’artiste à l’égard des puissants détenteurs de la force. À l’inverse, Carlo Emilio Gadda cité en épigraphe de La compagnie des spectres et dans le texte de Pas pleurer (voir PP, 73), ainsi que Bernanos dans Pas pleurer, sont présentés comme dignes d’admiration. Tous deux permettent à l’auteure d’interroger l’utilité d’une écriture de l’événement, contemporaine ou postérieure aux faits :

Au seuil d’écrire son livre […] Bernanos hésite un instant. Qu’a-t-il à gagner à cette entreprise ? Et qu’ai-je moi-même, me dis-je, à gagner à la faire revivre ? À quoi bon touiller cette saloperie dont l’univers s’est écoeuré ? se demandait un autre de mes admirés, Carlo Emilio Gadda, dans les premières pages d’un livre qu’il mena jusqu’au bout sur l’abjection mussolinienne.

PP, 73

Ces deux écrivains ont aussi en commun d’avoir vu leurs yeux se déciller après un premier engagement politique ou idéologique du côté des pouvoirs autoritaires : inscrit au Parti fasciste en 1921, Carlo Emilio Gadda, écrivain conservateur, sinon réactionnaire, devient l’auteur d’un pamphlet antimussolinien rédigé en partie dès 1944-1945 : Éros et Priape. Quant à l’auteur catholique Bernanos, il s’est opposé au camp qui était le sien et devient une figure d’identification par laquelle Salvayre exprime son « dégoût innommable » (PP, 57) devant l’hypocrisie et le mutisme de l’Europe catholique.

Dans ce contexte de revendication d’une filiation littéraire, le lecteur attendait une référence plus convenue que Bernanos ou Gadda : André Malraux, dont l’engagement militaire et littéraire en faveur des républicains espagnols est notoire (L’espoir date de 1937). Or « André Malraux » est bien présent dans Pas pleurer, mais sous la forme unique (et ironique) du surnom plaisant donné par ses filles à l’amant éphémère de Montse. La figure principale de l’engagement littéraire et du témoignage à chaud de l’événement reste donc l’auteur catholique. Ce choix original d’un auteur ne figurant pas au Panthéon des références privilégiées par les auteurs de gauche s’explique – comme celui de l’éruptif Éros et Priape de Gadda – par une parenté stylistique : l’ironie, « désespérée » (PP, 110 et 186) ou « mordante » (PP, 126) chez Bernanos, est inhérente à l’écriture de Salvayre ; quant à la progression des Grands cimetières sous la lune par alternance de voix, elle n’a pu que conforter son goût pour la profération, parfois volcanique, de la parole.

La référence à Bernanos est justifiée aussi par sa volonté de nommer les choses par leur nom et donc donner un sens à l’événement. Alors que les « nationaux » se désignaient comme les croisés d’une nouvelle guerre sainte, Bernanos utilisa le terme de « Terreur » dans un passage que cite Salvayre (voir PP, 110). Le choix de cette dénomination des faits annihile la version franquiste selon laquelle les nationaux auraient réagi contre la violence des républicains et auraient simplement fait oeuvre de « répression ». Bernanos devient alors le porteur d’une parole libre (voir PP, 169), non inféodée (PP, 170) et malheureusement prophétique, l’attitude de l’épiscopat majorquin face aux atrocités commises par les nationaux – de l’inaction au soutien flagrant – préfigurant l’attitude d’une partie de la droite française devant le massacre des Juifs.

Lydie Salvayre n’est pas une écrivaine qui choisirait ses références exclusivement parmi des auteurs portant l’estampille « de gauche » : le Malraux de L’espoir serait un tel écrivain. Elle manifeste une liberté totale par rapport à un tel positionnement caricatural. Dans les deux livres, la référence à des pamphlétaires issus des rangs de la droite signifie que l’engagement réel ne réside pas dans des choix politiques doctrinaux réalisés à priori, mais dans la conjonction entre une conscience de ce qui est juste et vrai et une langue caractérisée par son pouvoir de nomination. Cette langue, par nature politique si l’on peut dire, entraîne l’écrivaine dans une juste analyse de l’événement.

Quelle mémoire de l’événement ? Le passé obsessionnel/l’événement inoubliable

La remémoration du régime de Vichy et de la guerre d’Espagne opère un effet grossissant sur des faits précis que les mères des deux romans ne peuvent oublier ou dont elles se souviennent à l’exception de tous les autres. Du martyre obsessionnel du frère chéri à la lumière de la révolution libertaire, la tonalité diffère d’un livre à l’autre, passant du souvenir traumatique et de la peur à la commémoration épiphanique d’un moment de bonheur absolu.

La conscience déséquilibrée de Rose Mélie opère, selon sa fille, « d’incessantes navettes entre l’année 1943 et la nôtre » (CS, 29), ce qui signifie qu’elle ne peut se détacher du souvenir obsédant de la mort du frère, lequel va bientôt être augmenté de la remémoration d’autres faits qui ont précédé sa disparition : notamment l’écriture d’une lettre de délation par les habitants de Venerque, la tentative de la grand-mère de rencontrer Pétain, et son attitude insolente et contestataire. La mémoire de l’événement fonctionne comme une agglomération sans fin de faits qui ont eu lieu en 1943, seule année digne d’intérêt : « la mémoire de ma mère au lieu de s’épuiser, s’enrichit et enfante sans cesse de nouveaux souvenirs » (CS, 72).

Dans Pas pleurer, c’est sur un fond d’amnésie que jaillit la remémoration de l’été 1936. La mère de Salvayre a oublié tout ce qui la séparait de 1936, ne conservant plus qu’un seul souvenir, celui de « son été de splendeur » (PP, 220), le reste s’étant effacé de sa mémoire (PP, 216).

Dans les deux cas, le passé ne passe pas et le personnage ne parvient pas à faire le deuil de l’événement. Pour reprendre l’analyse de Freud dans Deuil et mélancolie souvent utilisée par les historiens[19] et devenue aujourd’hui un lieu commun, le sujet n’est pas parvenu à retirer toute libido des liens qui le retiennent à l’objet du deuil. L’acceptation de l’événement est impossible : les souvenirs liés à lui s’hypertrophient dans le présent. Le sujet est dès lors saisi d’une compulsion de répétition qui traduit l’impossibilité de se détacher, ce qui se manifeste, chez les deux mères, dans une remémoration pathologique de l’événement (voir CS, 29).

Pour mieux saisir le sens de l’élection de ces moments, il convient d’envisager les contextes mémoriaux de publication des romans.

Spectres de l’événement

Dans La compagnie des spectres, la mère, malade d’une mémoire « hystérisée[20] », s’avère traumatisée par l’assassinat de son frère par deux miliciens de Darnand en 1943, obsédée par les spectres du régime de Vichy, au rang desquels Darnand, « Putain » (Pétain) et René Bousquet.

Publié au terme de vingt années de débats qui ont agité la société française concernant le régime de Vichy et la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs, La compagnie des spectres a connu une réception élogieuse, mais suscitant la déception de l’auteure. Qu’on ait pu y voir un « livre sur Vichy[21] » était selon elle fondé sur un malentendu. Force est pourtant de constater que ce roman « travaill[e] sur un ensemble de préoccupations qui excèdent largement la sphère littéraire[22] » et que si l’« homologie » n’est pas parfaite entre le roman de Salvayre et les « mémoires collectives dominantes[23] », il pouvait difficilement être lu autrement au moment de sa sortie.

Le film de Marcel Ophüls, Le chagrin et la pitié (projeté pour la première fois en France, en salle, en 1971), les travaux de l’historien américain Robert Paxton[24] avaient alors levé la grande période de « refoulement » du passé vichyste des années 1945-1970 en portant un coup fatal d’une part au mythe du résistancialisme qu’avait forgé le grand récit unificateur d’une nation uniment résistante depuis la Libération et jusque sous de Gaulle président de la République, d’autre part à l’idée que le régime de Vichy avait joué le rôle de bouclier protégeant la France de la violence nazie (Robert Aron). Comme l’explique Henry Rousso, le souvenir de Vichy devint alors un véritable « syndrome » se résorbant difficilement et survivant dans les représentations et les esprits. Trois ans avant la publication de La compagnie des spectres, l’historien s’était associé au journaliste Éric Conan pour publier Vichy, un passé qui ne passe pas[25], où il reprenait son analyse selon laquelle le souvenir de l’Occupation obsédait la conscience nationale à la manière d’un deuil inachevé.

La compagnie des spectres hérite de ces débats et leur sert de caisse de résonance. En témoignent la question centrale de l’assassinat du frère sans cesse remémoré, mais aussi d’autres détails du texte, telle l’allusion aux « tombes fleuries le jour de la Toussaint » (CS, 142) qui renvoie aux débats suscités par la révélation par la presse en 1992[26] du fleurissement de la tombe de Pétain à l’île d’Yeu par Mitterrand et plus généralement à l’agitation médiatique autour du passé vichyste de l’ex-président de la République. La mémoire de Vichy avait en effet resurgi dans l’espace public, sous une forme d’hypermnésie – utilisée parfois dans un but politique – après les « refoulements » des années 1954-1971. C’est alors une autre date emblématique qui apparaît dans le roman, celle du « 28 octobre 1978 », à l’origine de l’aggravation de l’état psychique de la mère (CS, 142) et qui de fait correspondait à la révélation médiatique du nom et de « l’affaire » René Bousquet. Salvayre va alors confier à son personnage l’ambition de se faire justice elle-même en tuant celui qui fut secrétaire général à la police de Vichy à partir de 1942, et qui est désormais considéré comme un des responsables de la mise en oeuvre de la politique antisémite du gouvernement de Pétain.

1978 rejoue alors 1943 comme spectre et comme hantise. Le crime, parce qu’il est « impardonné » (CS, 38), fait retour dans la mémoire de la mère comme dans la mémoire collective des Français des années 1990 : il fallut des années pour que les conditions soient réunies pour que puisse se tenir le procès Bousquet. Malheureusement et comme le rappelle le roman (voir CS, 166), Bousquet fut assassiné le 8 juin 1993, ce qui empêcha la tenue du procès qui lui était intenté pour « crime contre l’humanité » et priva certainement les Français d’apaiser, par une condamnation, la mémoire douloureuse de Vichy. Le procès Papon, légèrement postérieur à la publication du roman, allait bientôt marquer un tournant dans l’histoire de la relation des Français à leur passé : pour la première fois un fonctionnaire de l’État français allait être condamné à dix ans de réclusion pour complicité de crimes contre l’humanité. On comprend pourquoi, dès lors, dans le roman, le délire de la mère, « au lieu de se tarir, comme espéré, s’embrasa » (CS, 167). La mère est de plus en plus obsédée par ses fantômes, comme l’était la société française à l’époque, notamment la génération des descendants de déportés juifs[27].

Alors que l’espace public bruit de la revendication de réparation (symbolique) émise par cette génération, Salvayre fait un choix significatif : le frère n’est pas assassiné parce qu’il serait juif et donc victime de l’antisémitisme du régime de Vichy mais en punition de l’attitude de sa mère. Or cette dernière incarne clairement la résistance à l’ordre instauré par Pétain, résistance du coeur et de l’esprit, par l’insolence et l’humour (voir CS, chapitre 13). Il y a là réhabilitation discrète de tous ceux qui ont lutté contre un ordre inique sans armes, au quotidien, hors des partis et des réseaux.

Le « spectre » désigne la résurgence du passé dans le présent, sa transmutation. Ce que dit la mère de La compagnie des spectres, c’est que la « bête immonde » est toujours parmi nous, sous une forme différente :

Les spectres existent, commence-t-elle, j’ai réuni en quelques jours les douze preuves de leur existence. Accroche-toi, me dis-je. Tu n’y crois pas ? Mais si, maman, mais si. Ils errent sans visage enveloppés de voiles noirs et se mêlent aux vivants sans que nul ne s’en aperçoive. Car les spectres, à notre différence, sont irrésiliables et inexpulsables, dit maman, non sans humour. Ils vont où bon leur semble. Ils traversent à leur guise les murs et les frontières. (Le speaker annonce sur un ton neutre un nouveau crime en Algérie.) Aujourd’hui ils sont à Alger, comme le montre le reportage, demain ils seront en Égypte, ils vont là où la mort pue, et la mort pue en maints endroits de la planète, il faut bien le reconnaître. (Le speaker annonce la découverte d’un charnier au Rwanda.) Tu te demandes qui ils sont et d’où ils viennent, ma chérie. Les spectres sont les morts assassinés par Putain et les siens qui ressuscitent et viennent nous regarder vivre. Ça la reprend, me dis-je, consternée.

CS, 137

Les spectres du passé fasciste et des meurtres de masse revivent selon la mère dans le monde d’aujourd’hui, et les passages entre parenthèses renvoyant à l’actualité télévisuelle, pris en charge par sa fille – semblent conforter le délire maternel. Il y a là deux allusions transparentes, l’une aux massacres perpétrés en Algérie par les islamistes radicaux, l’autre au génocide des Tutsis au Rwanda, qui s’est déroulé pratiquement sous les yeux des téléspectateurs français d’avril à juillet 1994 (et auquel est faite une autre allusion dans La compagnie des spectres [voir CS, 147]), qui semblent indiquer que l’actualité africaine de 1997 rejoue les événements de la Deuxième Guerre mondiale (le génocide rwandais avait d’ailleurs été qualifié de « nazisme tropical[28] »). Mais comme l’ensemble du roman, ce passage n’est pas facile à interpréter, car la mère n’est pas une énonciatrice sérieuse dont le lecteur puisse adopter le point de vue sans réserve. L’interprétation selon laquelle le roman manifeste une « hostilité […] envers la mémoire constamment réactivée de la guerre[29] », qu’il est donc d’abord une mise en cause de l’hypermnésie dont Vichy fait l’objet dans les années 1990, que celle-ci serait inadéquate à répondre aux enjeux qui sont à l’oeuvre dans le monde contemporain[30], néglige toutefois de prendre en compte le fait que la figure du fou incarne, selon une inversion traditionnelle, le diseur de vérité. Et il est incontestable que la mère de La compagnie des spectres profère au sein de sa logorrhée délirante des bribes de vérité, auxquelles le lecteur peut adhérer. Si le fou dans la littérature médiévale est un personnage qui perd la mémoire, la folie de la mère, elle, se caractérise par une superposition constante des deux époques. Mais cette superposition n’est pas toujours dénuée de fondement, en particulier quand elle observe les manifestations de l’extrême droite dans son environnement ou dans l’actualité, qu’il s’agisse d’un slogan « La France aux Français » sur le mur d’un immeuble (voir CS, 30) ou de l’homicide d’un Arabe poussé dans la Seine, qu’elle attribue aux deux miliciens qui ont tué son frère (voir CS, 139). Peut-on dire de ces faits qu’ils n’ont strictement rien à voir avec ce qui s’est déroulé en France dans les heures sombres de l’Occupation ? Il nous semble au contraire que Lydie Salvayre établit ici un parallèle, de nature politique, entre le présent et le passé : les forces d’extrême droite se sont déployées dans l’espace public des années 1990 et la mère dans son délire est un personnage à qui la parenté entre les deux temporalités apparaît de manière éclatante.

Dans la conclusion de leur livre, Éric Conan et Henry Rousso insistent sur une dimension qui semble de nature à éclairer un enjeu du livre de Salvayre :

l’insupportable avec « Vichy » n’est pas tant la collaboration ou le crime politique organisé que ce qui fut au fondement même de l’idéologie pétainiste et qui eut, un temps, les faveurs du plus grand nombre : la volonté de mettre un peuple tout entier hors de la guerre et le cours de l’Histoire entre parenthèses[31].

« Vichy » fait ainsi retour, selon eux, sous la forme d’une volonté d’indifférence, qu’il s’agit de combattre pour affronter notre responsabilité historique face aux événements qui se déroulent dans le présent. Le souvenir de l’Occupation serait « obsédant » parce qu’il est le « reflet permanent non pas de “nos” crimes, commis toujours par une minorité, mais de notre indifférence et de la difficulté de rompre, comme le firent naguère les premiers Résistants[32] ». À l’image de ces résistants, et héritière de sa propre mère, la mère de La compagnie des spectres n’est pas indifférente ; elle se montre d’une sensibilité exacerbée à l’égard de toutes les manifestations du retour du Mal dans l’actualité des années 1995 et refuse de se taire.

Cette révolte devant la persistance dans l’espace public des forces délétères de la haine de l’autre et du racisme, le lecteur la retrouve, mais assumée par l’auteure cette fois-ci, dans Pas pleurer, qui exprime son « appréhension de voir quelques salauds renouer aujourd’hui avec ces idées infectes qu’[elle] pensait, depuis longtemps, dormantes » (PP, 16), et dénonce l’usage politique du mot nation, lequel dissimule selon elle un « projet d’un triage entre les nationaux et les non-nationaux » (PP, 77) en écho aux pratiques nazies. Elle affirme par ailleurs que son « intérêt passionné pour les récits de [sa] mère et celui de Bernanos tient pour l’essentiel aux échos qu’ils éveillent dans [s]a vie d’aujourd’hui » (PP, 135).

L’événement se voit relié à l’actualité la plus brûlante et c’est sur celle-ci que le lecteur est invité à être vigilant. Cette parenté entre le discours assumé par la mère et celui de Lydie Salvayre invite à prendre en considération l’appréciation politique qui court d’un récit à l’autre.

Mémoire des vaincus

Le contexte mémoriel de la publication de Pas pleurer est très différent de celui de La compagnie des spectres. L’histoire de la guerre d’Espagne (et en son coeur, celle de la révolution anarchiste) n’agite pas les esprits français aussi violemment que les espagnols et les débats historiographiques n’ont pas la même vigueur dans les deux pays. En Espagne, il est loisible de parler d’une « mode littéraire[33] », tant est remarquable la profusion de romans consacrés à la « guerre civile », la guerre étant en effet devenue un créneau éditorial porteur[34]. En France, quelques écrivains, fils de réfugiés espagnols, ont placé, ponctuellement ou plus durablement la guerre civile au coeur de leurs livres, tels Serge Mestre, dans ses traductions du Galicien Manuel Rivas[35] et dans son oeuvre propre : La lumière et l’oubli (Paris, Denoël, 2009), ou Ainadamar, la fontaine aux larmes (Paris, Sabine Wespieser, 2016), ou encore Serge Pey, auteur de deux livres en prose en lien avec cette guerre (Trésor de la guerre d’Espagne, Paris, Zulma, 2011 et La boîte aux lettres du cimetière, récits, Paris, Zulma, 2014). Ces titres montrent que de ce côté-ci des Pyrénées, la guerre d’Espagne alimente aussi des récits et des fictions littéraires, mais aucun des textes cités n’a obtenu l’audience de Pas pleurer. C’est au cinéaste britannique Ken Loach qu’on doit sans doute l’éclairage récent le plus éclatant sur la révolution anarchiste : une des scènes de Land and Freedom (1995) – la discussion sur la collectivisation des terres – a peut-être inspiré Lydie Salvayre (voir PP, 46-54).

Par ailleurs, l’implication personnelle de l’auteure est plus forte dans Pas pleurer que dans La compagnie des spectres, comme le révèle l’« intimation » à écrire qu’elle dit avoir ressentie (voir PP, 83). Salvayre appartient à la deuxième génération d’immigrés espagnols (elle est née en France) et elle a très certainement connu, au sein de sa famille, le surinvestissement des souvenirs liés au pays natal, le « devoir de mémoire » implicite pesant sur les enfants, et le sentiment d’être « encombré[36] » par la mémoire familiale. C’est ce que laisse entendre l’interview qu’elle a accordée à Alain Nicolas en 1998 :

Mais que faire quand un parent vous en accable [du roman familial] ? On se bouche les oreilles ? Il y a, avec des circonstances différentes, un peu de mon histoire. Pendant longtemps je n’ai rien voulu savoir des histoires dont on me rebattait les oreilles, au point de développer ce que Freud appelait « une passion pour l’ignorance »[37].

L’atmosphère extraordinaire du Barcelone révolutionnaire fait écho aux premières pages d’Hommage à la Catalogne d’Orwell[38]. Montse participe à un « événement monstre[39] » pour reprendre l’expression de Pierre Nora à propos de mai 1968. L’été barcelonais de 1936 est lui aussi un « festival de la parole agissante », toutes les formes de parole cohabitant « pour constituer l’événement lui-même[40] ». Il est présenté comme le lieu d’une émancipation intellectuelle, sexuelle et politique, où Montse a pu observer des comportements inouïs (des jeunes gens brûler des billets de banque par exemple). Montse se remémore l’impression durable que cette ébullition a laissée en elle. La joie qui l’anime au souvenir des différentes anecdotes se « communique » à la narratrice (PP, 96) et le terme de joie est récurrent dans ces pages (voir PP, 98 et 120). Le récit de l’été 1936 constitue ainsi l’acmé d’un livre qui raconte comment une jeune fille naïve découvre dans le même temps la politique et l’amour en la personne d’un jeune poète avec lequel elle ne passera qu’une seule nuit, mais qui deviendra le père de sa première fille (voir PP, 118-121).

À la différence de La compagnie des spectres, où Louisiane n’intervient aucunement pour compléter ou nuancer ce que dit sa mère, la place centrale accordée à la remémoration maternelle de la révolution anarchiste de 1936 est complétée et mise en perspective par les interventions, historiques et pédagogiques, de « Lidia », qui replace la révolution espagnole dans l’Histoire plus large de la guerre d’Espagne. L’auteur offre ainsi aux lecteurs les clés nécessaires à la compréhension de cette séquence historique, intervenant sous une forme didactique, pour proposer une synthèse de « l’enchaînement des faits » (voir PP, 84-88) qui conduisirent à la guerre civile.

Prise en charge par la narratrice et non par la mère, la destinée de l’oncle José, le bouillant anarchiste sombrant dans le désenchantement politique, et l’histoire de Diego, le mari de Montse incarnant la mise au pas stalinienne, constituent un contrepoint à l’éblouissement barcelonais. José comprend l’impossibilité de mener de front la révolution et la guerre, et à l’instar de Bernanos, prend conscience que l’abjection ne figure pas que du côté des nationaux, « qu’une vague de haine ronge ses propres rangs » (PP, 107). Son parcours révèle les difficultés et les impasses de la révolution libertaire, qui connut une défaite cuisante à l’intérieur même de la faillite générale des républicains devant les franquistes, inscrivant le propos dans une histoire de gauche précisément marquée par les défaites historiques[41].

Mais ce sont surtout les textes de Bernanos qui forment un contrepoint, douloureux, aux souvenirs merveilleux de la mère. Ils sont présents dans dix-sept passages selon un principe de construction par alternance. Se référant aux Grands cimetières sous la lune, publié en 1938, et à des chroniques préparatoires à ce texte et partiellement intégrées à lui, publiées entre le 26 mai 1936 et le 5 février 1937[42], Salvayre sélectionne pour citations de courts extraits éloignés dans le texte d’origine[43], des passages relevant des choses vues, mais aussi de l’essai polémique. Bernanos permet dès lors à Salvayre de montrer la brutalité et la violence des « nationaux », puisqu’il a témoigné de diverses tueries, un massacre collectif recevant l’assentiment des prêtres catholiques parfois présents (voir PP, 42), des exécutions sommaires (PP, 109) ou le meurtre barbare du maire d’une petite commune (PP, 155). Georges Bernanos incarne un témoin imparable, implacable, d’autant plus crédible qu’il a vécu à Palma de Majorque dès le mois d’octobre 1934, qu’il est le témoin oculaire des atrocités franquistes, et qu’il n’avait aucun intérêt à parler contre les siens, sinon celui de respecter ce que sa conscience lui dictait. Ce rappel, en 2014, intervient significativement à un moment où le révisionnisme franquiste – en Espagne tout au moins – se fait entendre dans l’espace savant et public[44].

Si l’auteur inscrit son propos pédagogique de la première partie de son roman dans la tradition historiographique d’un métarécit développé par les grandes sommes historiques des années 1960[45] qui envisagent la guerre selon les étapes d’une chronologie qui se sont désormais imposées, Salvayre refuse d’une part de s’instaurer comme une figure d’autorité historique, par exemple quand elle se moque des catégories réductrices utilisées par les historiens : « CNT, FAI, POUM, PSOE » (PP, 62) ; d’autre part, elle met en scène des personnages qui ne ressemblent pas à l’idée préconçue qu’on pourrait avoir d’eux – ainsi du grand bourgeois, le beau-père de Montse, qui refuse de prendre parti pour un camp ou pour un autre (voir PP, 174). Mais surtout, elle ne prend pas position dans la guerre des mémoires qui opposent depuis la Retirada, au sein de l’émigration espagnole, les communistes aux anarchistes et aux socialistes, les premiers incarnant le choix de la raison et les seconds le rêve utopique, tous d’ailleurs grands perdants de l’Histoire. Le roman familial offre en effet une sorte de synthèse politique (voire allégorique) entre les trois moments clés de l’histoire de la guerre d’Espagne : l’espoir révolutionnaire anarchiste d’un changement radical des structures sociales et politiques (Montse découvre la révolution anarchiste avec José), la mise au pas communiste (Montse rentre dans le rang en épousant Diego), la défaite générale des deux bords (la mort de José et la Retirada).

Reste à comprendre le sens mémoriel de l’évocation et de la guerre d’Espagne, et de la révolution libertaire. Concernant la première, Salvayre prend le contrepied d’une tendance (notable en Espagne) qui renvoie dos à dos les camps ennemis et va jusqu’à la mise en cause du combat républicain. Quant à la révolution anarchiste, à une époque où la mémoire du socialisme est « perdue, cachée, silencieuse et demande à être rachetée[46] », où l’amnésie sur le communisme apparaît comme une exception au modèle de la mémorialisation qui tend à se mondialiser[47], l’évocation qu’en fait Salvayre fait surgir de l’oubli un moment éclatant, lumineux et émancipateur (sexuellement autant que politiquement), qui a montré avec incandescence la possibilité d’une vie meilleure et différente. Ce moment solaire a été enseveli sous la mémoire de la « guerre civile », puis de la Retirada ou du séjour au camp d’Argelès, qui est précisément ce que Salvayre se refuse à raconter (voir PP, 220). La mémoire de cet événement est portée par une femme modeste, promise au « néant » si sa fille n’avait pas pris la parole pour elle : elle n’est ni une guerrière ni une victime, comme l’indique le titre Pas pleurer, emprunté à Marina Tsvetaieva[48] signifiant la dignité de la mère et son refus du pathos (voir PP, 220). Au contraire, les derniers mois de sa vie sont illuminés par la joie et le roman transmet moins une mémoire douloureuse qu’une « mémoire du bonheur » pour reprendre l’expression de la cinéaste Carmen Castillo à propos de son film Rue Santa Fe dédié à la mémoire du mouvement révolutionnaire chilien des années 1970[49].

*

Il peut sembler paradoxal de parler d’une mémoire de gauche chez un écrivain qui a toujours pris ses distances avec l’engagement politique et militant et dont les formes innovantes de narration sont très éloignées de tout récit à thèse. Pourtant, la récurrence de certains éléments nous autorise à qualifier ainsi les deux romans qui ont fait l’objet de notre étude, à commencer par l’établissement de fils entre les fascismes d’autrefois et l’extrême droite d’aujourd’hui. Si le passé ne passe pas ou s’il est l’objet d’une telle « intimation », c’est parce que ces fils politiques et idéologiques qui nous relient à lui n’ont pas été rompus, qu’ils demandent, au moins, à être dénoués. L’évènement peut en effet être un phénix[50] qui renaît dans le présent sous une autre forme et qui répète ce qui a déjà eu lieu.

En deuxième lieu, La compagnie des spectres et Pas pleurer mettent tous deux en scène des personnages de femmes pauvres qui la « ramènent », une « pauvre qui ouvre sa gueule » (PP, 11), une autre – la grand-mère – « clam[ant] à tout rompre ses dissonantes opinions » (CS, 101) : leurs paroles débridées, libérées, jubilatoires, souvent excessives, figurent la résistance à l’oppression sociale (Pas pleurer) et à l’ordre politique dominant (La compagnie des spectres). Salvayre choisit ainsi de mettre au premier plan des figures oubliées par les mémoires dominantes : négligées à l’époque où l’héroïsme des grands résistants était l’objet d’une sacralisation collective, elles furent totalement oubliées à l’époque où la mémoire juive s’est imposée.

En troisième lieu, alors que La compagnie des spectres critique la surenchère mémorielle, souvent stérile et qui peut rendre fou, Pas pleurer introduit la mémoire des réfugiés espagnols comme une composante à part entière de la mémoire nationale française, en intégrant la guerre d’Espagne dans l’histoire de France. Que Pas pleurer insiste par ailleurs avec une telle vigueur sur la révolution libertaire de 1936 va à contre-courant de la pensée dominante néolibérale et de l’esprit du moment qui ont anéanti l’espoir d’un changement en profondeur des structures sociales et politiques. C’est finalement tout cela que la mère a oublié, non seulement sa propre histoire, mais l’entrée dans ce présentisme dépourvu d’avenir. Ne subsiste pour elle que « l’été radieux » de 1936.

Le propos de Lydie Salvayre rejoint dès lors la nécessité d’une autre histoire, écrite par et pour les « vaincus », dans le sillage des recommandations de Walter Benjamin dans ses thèses « Sur le concept d’histoire », une histoire qui tienne compte de tous les événements « sans distinction entre les grands et les petits[51] » et qui s’attache à « brosser l’histoire à rebrousse-poil[52] », c’est-à-dire à opposer à l’histoire des vainqueurs celle des opprimés.