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Le témoignage est, en littérature comme en droit, une écriture du « vrai » dont le principal enjeu n’est pas tant la véracité du récit qu’on raconte, que le régime de confiance qu’il met en oeuvre[1]. Le témoin peut se taire et rester muet ; lorsqu’il témoigne, c’est donc souvent pour être cru sur parole. Pourtant, paradoxalement, la valeur du témoignage repose sur son incertitude[2] puisque sa fragilité le rend unique et, de fait, détermine son caractère précieux : juridiquement nulle, sa singularité devient narrativement riche. Or, dans une situation où le temps se tord et où les événements se superposent et se bousculent, le témoin fait de l’écriture son prétoire : il doit trancher un litige, celui de l’histoire, car le témoin porte une expérience dont il a le monopole et qui, par l’écriture, doit restituer et transmettre une image du vrai. Cette ambition est particulièrement difficile en temps de crise, alors que la surabondance de prises de parole et de positions peut démonétiser le statut de l’écrit individuel et, surtout, le rendre flottant, tout comme son pouvoir de dire le réel.

La révolution qui éclate en France en 1789 est habituellement considérée comme un événement rupture. Ses contemporains se sont signalés par une relation particulière au temps historique : ils ont presque immédiatement voulu écrire leur propre histoire et préparer leur héritage futur[3]. Dès lors, quelle place le témoignage vient-il jouer dans cette histoire désormais plus que jamais collective, nationale et populaire, qui bouscule les hiérarchies de l’Ancien Régime du dire[4] ? Quelle place le peuple occupe-t-il, chez le témoin, lorsque, en révolution, il efface la clarté des barrières distinguant le rôle et les fonctions de chacun ? En effet, de la justice populaire à la souveraineté de la Nation, le rôle politique du peuple bascule. Peuple victime, il est celui qui sait ; et c’est à travers cette nouvelle et impossible représentation du témoignage que le témoin ordinaire de la Révolution doit trouver son récit.

Les débuts de la Révolution française, on l’aura compris, exigent que les témoins se fassent historiens. Des Heures perdues de Pierre Barthès aux Loisirs de Siméon-Prosper Hardy, le siècle avait déjà laissé s’exprimer cette vocation à écrire l’histoire en train de se faire. Diariste, chroniqueur, ou plus simplement témoin, le petit notable des Lumières qui consignait la chronique de son environnement quotidien est un observateur toujours inquiet, recueillant la mémoire d’un temps fragile et ébranlé, ponctué certes de répits, donc de silences, mais surtout frappé par l’événement, c’est-à-dire par la discontinuité. Les auteurs de « journaux d’événements » (pour isoler ce type d’écriture des autres formes de littérature de témoignage)[5] n’écrivaient en effet pas pour fixer ni immobiliser le présent mais pour le mesurer : il s’agissait de briser l’illusion du tableau pour construire, par des rythmes et des écarts, les relations d’un présent toujours passé. Progressivement, un nouveau rapport à l’écriture et à ses temps s’est installé.

Si la Révolution produit son lot de journaux, de mémoires et de souvenirs[6], de nombreux textes de nature hétéroclite, en phase avec l’accélération d’une histoire immédiate, essaient de comprendre les événements, tout en révélant à quel point leur sens ne cesse de leur échapper[7]. Attraper l’éphémère au vol : l’histoire immédiate devient une manière d’être au présent, de participer à la critique comme à la marche d’une histoire dont les hommes sont en train de se saisir[8]. Paré de l’autorité du témoin visuel, le témoignage écrit exerce un nouveau pouvoir de vérité, dans un temps de crise où les rumeurs et fausses nouvelles altèrent la fiabilité des informations. Pendant la Révolution, le témoin se voit fondamentalement comme un citoyen, dont le rôle est non seulement de participer à la libération de la parole, mais aussi de structurer l’« esprit public », c’est-à-dire de contribuer à la vigilance citoyenne, et de bâtir un débat public de qualité.

Le citadin et le député : deux témoins ordinaires d’un temps extraordinaire

Siméon-Prosper Hardy (1729-1806) était un ancien libraire de la rue Saint-Jacques, petit notable bien connu des circuits jansénistes dont une partie, on le sait, se joindra à la Révolution[9]. Adrien Duquesnoy (1759-1808), beaucoup plus jeune, fut député du tiers état aux états généraux réunis à Versailles en mai 1789. Les deux hommes ont rédigé des centaines de pages de notes, d’observations, de témoignages et de récits d’événements sur lesquelles nous nous sommes penchés, dans le cadre de deux projets éditoriaux autonomes que nous avons décidé, aujourd’hui, de réunir à l’occasion de ce dossier[10].

Souvent présentés comme des « journaux », les manuscrits de Hardy[11] et Duquesnoy[12] constituent surtout des notes à partager, par cahiers, lettres ou lectures publiques, dans les réseaux à travers lesquels l’un et l’autre ont occupé l’espace public. Hardy annonce son journal dès 1753, devant l’angoisse suscitée par la dispersion du Parlement puis engage un véritable projet d’écriture en 1764, amorçant alors un journal quasi quotidien des événements « qui parviennent à sa connoissance », depuis la place Maubert ou la rue Saint-Jacques, ses deux principaux domiciles pendant les vingt-cinq années de son travail d’écriture[13].

Membre du district des Mathurins, il participe en avril 1789 aux assemblées du tiers état et suit donc les travaux de Versailles avec attention, avec Paris pour grille de lecture.

Ce jour 21 avril 1789 entre neuf et dix heures du matin, se fait dans les soixante districts de la ville et des fauxbourgs de Paris, l’ouverture des assemblées partielles de l’ordre du Tiers-Etat […]. L’assemblée nomme huit commissaires pour travailler à la rédaction du cahier et le remettre aussi-tôt après aux assesseurs, à l’effet d’être lu sans désemparer. Pendant ce travail on s’occupe de la confection du procès verbal, comme aussi d’envoyer des députations dans les différents districts soit de l’ordre de la Noblesse, soit de l’ordre du Tiers qui avoient député vers l’assemblée quelques uns de leurs membres. Je me trouve engagé pour celles de Saint Etienne du Mont [et] de la Sorbonne, Noblesse et Tiers, car les nobles avoient également prolongé leurs assemblées de la veille, des nobles aux Bernardins et du Tiers aux Barnabytes, d’où je reviens à l’assemblée vers onze heures du soir[14].

Le témoignage de Duquesnoy est d’une nature différente. Rédigés le soir même, après les débats du jour, les feuillets de sa « gazette » sont d’abord et avant tout un récit impliqué et critique de ce qui se passe dans l’Assemblée : contrairement à Hardy, qui offre une vision plus systématique puisqu’il vit au coeur de Paris, Duquesnoy écrit depuis Versailles, du moins jusqu’au 6 octobre 1789, lorsqu’il déménage à Paris avec les autres députés.

Hardy et Duquesnoy offrent donc un regard sur Paris, mais depuis Paris et depuis Versailles. En croisant leurs récits parallèles de la Révolution, de mai à octobre 1789, il devient possible de comprendre la conscience historique à l’oeuvre et la citoyenneté vécue par ces témoins, chacun acteur à sa façon. Le Parisien de la montagne Sainte-Geneviève, méfiant du peuple jusqu’au printemps 1789, se sent plus solidaire dès l’été, alors qu’à l’automne l’autorité légitime semble avoir vraiment changé de camp. De son côté, le député s’inquiète et rend compte de l’écart qui s’établit entre l’Assemblée et le peuple. Ce sont ces deux parcours que nous traverserons dans cet article.

Être témoin, et écrire

Janséniste religieux et politique, promeneur curieux et attentif, petit notable du Quartier latin et membre de la corporation des libraires, bien qu’il ne tienne plus de librairie depuis 1762, Hardy consigna dans de grands registres in-folio une foule d’informations sur le quotidien parisien pendant un quart de siècle. Il faut imaginer qu’au fil des quelque 4 100 pages de ses manuscrits, Hardy livra, presque quotidiennement, une synthèse des événements les plus notables pour sa société et son temps : les nouvelles publications, les affaires parlementaires et judiciaires, les faits divers, le prix du pain ou les crues de la Seine, pour ne nommer que ceux-là[15].

Les manuscrits sont le résultat plus ou moins définitif du travail d’un homme du livre qui a recopié les événements de son Journal à partir de brouillons et de notes réunies. Le Journal est donc une oeuvre collective (elle est nourrie par un Hardy à l’écoute, et instruite par un Hardy témoin), qui n’a rien d’improvisé dans la mesure où elle est faite de transcriptions et de bruits publics savamment bricolés, commentés, identifiés, mis en place dans une copie finale après une série de révisions et de corrections préalables. Quand on se familiarise avec l’intégralité des manuscrits, on peut identifier au moins trois postures d’écriture. Une première pose l’événement avant son auteur, qui est complètement en retrait. En revanche, à partir du moment Maupeou (de 1770 à 1774)[16], Hardy se met en scène mais, toutefois, strictement dans sa pratique d’écriture : « je me dois de rapporter une anecdote », ou « il me passe sous les yeux » ; « je vais transcrire ici », « tout ce que je peux apprendre de cette séance », « ce jour, je reçois, par l’entremise des officiers en charge de la Chambre syndicale de ma Communauté, copie d’une lettre qui leur avoit été adressée la veille ». Le libraire ne s’inscrit pas dans l’action elle-même : il est l’observateur et le témoin, mais rarement l’acteur de l’histoire dont il tient à être le rapporteur.

Le Journal est ainsi à la fois le récit d’une expérience et un processus d’écriture où les informations qu’il recueille, et sans doute celles qu’il communique à son tour, participent en 1789 à la construction d’une identité sociale qui coïncide certes avec le milieu des notables de quartier, mais aussi avec celui d’un tiers état qui cherche encore à savoir ce qu’il est.

Pour la troisième posture, qui correspond à peu près à notre fragment de mai à octobre 1789, les frontières du témoignage semblent avoir été franchies – sans pour autant être abattues. C’est à partir de juillet que Hardy, plus que jamais auparavant, voit : presque toujours depuis sa fenêtre, il expose des itinéraires, la circulation des troupes, les mouvements du peuple et la mobilité des nouvelles. De juillet à octobre, les nouvelles du Journal sont rapportées à l’image d’un cercle concentrique, comme si Hardy était le coeur d’un oignon dont chaque pelure était une information acquise avec de plus en plus de distance. Le Journal connaît des rythmes d’écriture variés même si, globalement, c’est à partir de 1787 que le travail devient acharné, détaillé, étendu et nourri par une singulière prudence documentaire. Jusque-là, Hardy consignait un événement par journée ou, lorsque l’information était abondante, deux ou trois de plus, consciencieusement séparés en des paragraphes autonomes, identifiés par des titres marginaux particuliers. Avant la Révolution, ces journées riches en événements se dépliaient dans l’espace, mais pas dans le temps, suggérant plusieurs sources d’information et une écriture historique scandée par la date. Moment exceptionnel, bien entendu, le 14 juillet se déploie dans l’espace et dans le temps. Dans l’espace : Hardy distingue ce qu’il voit de ce qu’il entend. Dans le temps : Hardy découpe son récit en 13 phases :

  1. 7h00 du matin : Hardy est réveillé par le tocsin, qu’il « entend de plusieurs églises » ;

  2. 8h00 du matin : les barrières, incendiées par endroit depuis le 11, continuent d’être prises d’assaut[17] ;

  3. 9h00 du matin : les patrouilles de la Garde circulent et surveillent ;

  4. 10h00 du matin : la milice bourgeoise se mobilise ;

  5. 11h00 du matin : les Gardes crient l’alerte, jusque sous la fenêtre de Hardy ;

  6. Fin de la matinée : diffusion d’un imprimé rapportant la « Séance de l’assemblée du 13 juillet » ;

  7. « Dans l’après-midi » : le peuple se transporte dans le faubourg Saint-Antoine pour discuter avec le gouverneur de la Bastille ;

  8. « Dans l’après-midi » : des carrosses de la noblesse sont arrêtés ;

  9. 16h00 à 17h00 : Hardy voit la basoche du Châtelet s’armer et se diriger vers le faubourg Saint-Antoine ;

  10. « Sur le soir » : les cadavres de chefs de la Bastille sont exposés à la place de Grève ;

  11. « Sur le soir » : le prévôt des marchands Jacques de Flesselles se fait brûler la cervelle par un insurgé ;

  12. 21h00 : les Parisiens doivent illuminer leur croisée ;

  13. Minuit : les rues sont encore éclairées par les réjouissances.

La Révolution bouleverse le travail de Hardy, acteur depuis avril, dans son district, d’une politique au ras du sol, et sans doute ressource privilégiée pour un entourage qui sait que depuis 25 ans, il est celui qui sait[18]. Il rapporte scrupuleusement les faits parce qu’il est sans doute déjà, pour les gens de son quartier, le témoin par excellence. Les événements n’ont jamais été aussi lourds de conséquences et, justement, la convention tacite passée avec son lecteur doit changer : chaque instant est un fondement pour une révolution qui veut tout bousculer.

Chez Duquesnoy, l’écriture passe par un contrat légèrement différent. Pratiquée pour légitimer la délégation de pouvoir de son mandat représentatif, elle s’apparente à un compte rendu le plus « vrai » et transparent possible de ses activités de député. S’il résume parfois le contenu des débats du jour à l’Assemblée il n’en fait que très rarement le compte rendu fidèle et détaillé. Partant du principe que ses électeurs peuvent lire les feuilles spécialisées comme le Journal des états généraux s’ils souhaitent prendre connaissance de chaque prise de parole, Duquesnoy choisit d’imprimer son point de vue, analysant les événements davantage qu’il ne les décrit. Paradoxalement, la subjectivité du témoin impliqué se présente alors comme la meilleure source de connaissance. Duquesnoy se présente comme celui qui sait parce qu’il est un de ceux qui font et qui voient. Parfois, l’écriture passe même au second plan, lorsque le poids de l’événement force au silence. Le matin du 5 août 1789, alors que les privilèges de la société d’ordre ont été soudainement abolis dans la nuit, Duquesnoy avoue être trop submergé par l’émotion pour esquisser une quelconque analyse : « il m’est impossible d’écrire ; je suis trop agité par tous les sentiments[19] ». Chez Hardy, dès le début de la rédaction de son Journal, cette subjectivité s’isole de l’écriture ordinaire des manuscrits pour ne pas confondre l’événement avec son historien. C’est ainsi qu’on trouve cent quatorze « Réflexions » du libraire pour l’ensemble de ses registres, ajoutées sous forme d’annexe à l’événement tout juste rapporté.

Or l’activité de témoignage semble essentielle à Duquesnoy, et avant tout pour attester et authentifier ce qui se joue à Versailles. Il s’agit de dissiper les innombrables rumeurs qui circulent et qui font obstacle à la nouvelle : Duquesnoy écrit pour que ses électeurs soient capables de faire les choix les plus rationnels possible, libérés des peurs et des émotions les plus imprévisibles. La passion des événements ne s’invite que rarement directement dans l’écriture. Même si ces notes se lisent comme de véritables instantanés, c’est en fait au calme, le soir ou le lendemain que le député de Lorraine revient sur les événements du jour ou de la veille, afin de les décrypter le plus fidèlement possible et d’en tirer les premiers enseignements politiques et moraux. Cette écriture à vif mais très réflexive montre à quel point dans cette Révolution, comme dans beaucoup de crises politiques, le passage à l’acte et l’expérience politique s’accompagnent toujours d’une « hypertrophie de conscience historique », comme la nommait François Furet[20], ainsi que d’une inhabituelle réflexion critique sur le sens des événements qui échappent plus que d’habitude à toutes les prévisions. Être témoin en même temps qu’acteur du changement, c’est, pour Duquesnoy, une manière d’analyser et de légitimer la prise de souveraineté du peuple, mais aussi le processus révolutionnaire dans son ensemble dans lequel il s’est engagé dans le doute permanent.

Duquesnoy ne sait pas encore qu’il sera qualifié de « modéré » par les historiens futurs. Ce qu’il sait, c’est qu’il veut éviter les « extrêmes » de la radicalité démocratique comme de l’intransigeance monarchiste. Situé au centre de gravité politique du tourbillon de l’Assemblée, personnellement très engagé mais finalement un peu exclu des principaux groupes politiques qui commencent à se structurer au printemps et pendant l’été 1789, Duquesnoy ne comprend pas toujours bien ce qui se passe, surestime l’importance de certains événements, n’en attribue que peu à des tournants pourtant fondamentaux, livre quelques fausses informations et se trompe sur plusieurs interprétations[21]. Pourtant, ces multiples erreurs de jugement, ces suppositions et contradictions, cette analyse qui se bâtit progressivement, de manière discontinue, sont une des principales richesses de ce texte, de même qu’elles révèlent l’historicité de l’événement révolutionnaire. Saturé de définitions, de précisions, de requalifications, car les termes changent de sens en moins de temps qu’il n’en faut pour les coucher sur le papier, chargé de corrections, d’hésitations et de répétitions, le témoignage de Duquesnoy participe au véritable torrent de mots qui dévale sur le royaume de France, déconstruisant les cadres de la monarchie absolue, irriguant le nouveau langage commun. Hardy semble prendre plus de temps à s’adapter à ce lexique, trop ébranlé par ce qui se joue dans les rues.

Ainsi, dans ses fragilités même, l’écriture de Duquesnoy porte fondamentalement l’expérience de la Révolution. Comme les autres députés de 1789, il s’avère totalement incapable de se faire une idée : tout sauf diachronique, son écriture est ponctuée de retours en arrière ou de longues mises au point qui interrompent le fil chronologique des événements quotidiens, comme si la discontinuité du témoignage écrit aidait le député à lui-même mettre de l’ordre dans le tourbillon de l’histoire.

Loin de répondre à un schéma préformé ou à un script linéaire, le récit forme donc aussi, dans sa structure complexe, un processus politique en train de se constituer. Ces pages hésitantes et fragiles donnent une idée du fossé qui sépare l’histoire telle qu’elle est vécue, à l’aveugle, des grands récits postérieurs qui l’ont beaucoup simplifiée, lissée et ordonnée[22]. Ce n’est qu’au bout de plusieurs semaines que Duquesnoy se rend compte des conséquences profondes des décisions que les députés sont en train de prendre dans l’Assemblée. Au-delà du régime, c’est la vie quotidienne qui se transforme, c’est même la définition de l’homme qui est renégociée, l’anthropologie devenant elle-même, par sa seule existence, un enjeu politique et un acte de souveraineté[23].

Forgé par une pratique d’écriture mise en oeuvre depuis plus d’une vingtaine d’années, le Journal de Hardy n’échappe pas à ces hésitations ; mais elles sont celles des jours qui se succèdent plutôt que celles de celui qui écrit. Duquesnoy doit faire des choix à l’Assemblée mais Hardy fait les siens dans son Journal : puisque le témoin doit trancher, Hardy utilise Mes Loisirs pour choisir son camp. Rien n’est fixé, mais il mesure.

Le témoignage de Duquesnoy doit en revanche se lire comme une expérience de réflexion impliquée dans une histoire qui, chaque jour, ne cesse de fuir et de se dérober devant les yeux de ceux qui tentent de la fixer. Au fil des jours, le jeune député s’aperçoit qu’il pénètre presque malgré lui dans une autre temporalité, que les repères ordinaires se transforment, l’obligeant à s’expliquer, à redéfinir les termes, et, éventuellement, à amender ses anciennes observations. Et même s’il tente de se présenter comme un « observateur » autant que comme un « témoin », c’est-à-dire comme une source d’information plus fiable, car fondée sur l’expérience et la présence, Duquesnoy fait parfois de ses propres incertitudes une marque de transparence et de vérité supérieure. Le 7 octobre, il ne cache pas son propre étonnement devant les conséquences de la récente marche des femmes à Versailles :

Cette suite inconcevable d’événements présente à un observateur tranquille le tableau le plus étrange. On cherchera peut-être à donner à l’émeute de lundi et mardi une cause immédiate et prochaine, mais je crois qu’on aura tort. Je crois être sûr que rien n’était prévu, calculé ni médité[24].

Toutefois, Duquesnoy prétend aussi participer à la construction d’un espace critique fondé sur la raison. Cette figure de l’« observateur » dégagé des passions et des prises de parti l’aide à revendiquer un statut particulier : celui du député « modéré », rétif aux « extrêmes », par conséquent plus objectif, voire « neutre », même s’il n’emploie jamais le mot. « [J]’ai le malheur d’être sur la scène, ou du moins d’en être assez près pour juger les objets ; je n’ai d’ailleurs aucune opinion pour ou contre aucun ordre[25] » : revendiquant un exercice d’observation participante, Duquesnoy prétend fonder l’observation la plus impartiale possible sur le refus de tout jugement, voire de toute forme d’engagement. Pourtant, s’il devient révolutionnaire au printemps, il fait bel et bien partie de ces députés favorables à une monarchie parlementaire dans laquelle le pouvoir du roi serait préservé au maximum, s’opposant ainsi aux royalistes des « Noirs » comme aux radicaux, qu’il qualifie régulièrement d’« enragés » ou d’« anarchistes ». Si le témoignage objectif est une chimère, sa revendication renseigne toutefois sur le besoin de vérité que la crise révolutionnaire aiguise pendant l’été 1789 et qui transforme radicalement le statut de l’écrit, ainsi que sa réception.

Des deux côtés du quatrième mur : le peuple

Observer la Révolution, c’est tout d’abord rendre compte d’un objet nouveau qui, jusqu’ici, n’avait que peu attiré l’attention : l’action du peuple parisien. La crise politique est aussi une crise des représentations : progressivement, dans les mots des témoins, le peuple devient autre chose que cette ruse du langage de l’Ancien Régime : il désignait alors un corps abstrait défini par les juristes depuis le xive siècle et que l’on tâchera de qualifier pendant toute l’époque moderne, devenant un objet central de la naissance des sciences morales et politiques[26]. En 1789, au moment où le tiers état cherche à identifier qui il doit représenter, il est vrai que le peuple porte en lui la « fracture biopolitique fondamentale », c’est-à-dire qu’il est à la fois « le sujet politique constitutif et la classe qui, de fait sinon de droit, est exclue de la politique[27] ». Les assemblées de district du tiers état de Paris sont, dès le printemps, des espaces de tension très vive, entre les patriotes qui réfléchissent à la réforme du corps politique et social, et les populations fragiles, exclues, par le cens, des assemblées électorales et des délibérations. À tel point que deux jours avant les émeutes Réveillon, qui, fin avril 1789, mobilisent les ouvriers des faubourgs[28], le philanthrope Dufourny publie à Paris les Cahiers du quatrième ordre, l’expression désignant l’ordre invisible de ceux qui n’ont aucun droit[29].

La présence du peuple est partout dans le Journal de Hardy. « Le bruit public », « On entendait », « On disoit », permet au libraire de situer la nouvelle dans un bouquet de paroles communes et partagées, tout en marquant sa distance par rapport à la nouvelle enregistrée. Dans la première partie de Mes Loisirs, cette voix collective remplace largement celle de Hardy, qui en profite alors pour retranscrire des textes, dans la logique d’une construction raisonnée d’un présent qui vient tout juste de passer. Le peuple fournit alors un récit et le libraire l’enregistre. Cette écriture est généralement froide, organisée, encadrée par la source dont elle est issue, et peut être utilisée. Le témoignage est alors celui de la ville et, dans le réseau du libraire, peut sans doute être communiqué comme tel. On sait que Hardy était membre d’une petite société où l’on échangeait nouvelles du jour et opinions publiques[30].

L’action du peuple, en revanche, est nouvelle. Après le moment Maupeou où le peuple parle mais reste calme, Paris est secoué en 1775 par la guerre des farines. Hardy se contente alors de reprendre les théories du complot, partagées autant par le peuple que par les autorités[31]. Il condamne les émeutes et se méfie de leurs conséquences, même s’il peut être empathique à l’égard du peuple dont il comprend la colère. Jusqu’à l’affaire Réveillon, en effet, Hardy marque une distance avec les violences populaires : il refuse au peuple sa solidarité, tout en témoignant sa compassion.

1789 précipite un mouvement délicatement engagé depuis l’autre « révolution », celle de la « Révolution Maupeou » de 1770. En 1789, Hardy a alors 60 ans – alors que Duquesnoy n’en a que la moitié. Au printemps, la montée du prix du pain est scrupuleusement notée par Hardy qui s’inquiète de la courbe qui s’élève sans cesse. De fait, on pourrait même émettre l’hypothèse qu’à travers les milliers de pages qui constituent le Journal de Hardy, la présence de l’auteur dans le texte accompagne largement l’inflation du prix du blé. Ses inquiétudes varient selon la courbe qui s’élève ou s’apaise : la hausse du prix du pain constitue donc le baromètre de l’écriture. Bourgeois plutôt modeste de la rive gauche, il est touché par le prix du pain, pas seulement en tant que témoin, alors qu’il verrait le peuple murmurer et s’agiter ; mais directement comme Parisien, sensible parce que lui-même victime de ces hausses dangereuses. Si Hardy peut toujours compter sur une domestique pour l’entretien ménager de son domicile et pour acheter le pain de la maison[32], il consigne ses propres déplacements chez son boulanger lorsqu’il décide d’aller le chercher lui-même[33]. Il côtoie alors les artisans et les gens du quartier, assiste aux insatisfactions, partage les frustrations. Ce peuple qui était, jusqu’alors, son principal informateur, devient par moments un compagnon auquel Hardy admet s’identifier.

Les choses s’emballent à partir du 27 avril, date prévue pour l’ouverture des états généraux : ce jour-là, c’est l’émeute Réveillon qui s’engage. « Dans l’après-midi, les Parisiens s’effrayent beaucoup, et même jusqu’à fermer leur boutique en différents endroits, d’une espèce d’insurrection populaire[34]. » Les mots que choisit Duquesnoy pour parler du peuple révèlent une semblable ambivalence. En réalité, accaparé qu’il est par les activités parlementaires, Duquesnoy ne voit le peuple qu’à travers bien des filtres. Son « peuple », c’est celui des spectatrices et des spectateurs entourant la salle des Menus Plaisirs lors des journées importantes des états généraux, ou celui des tribunes, lorsque l’Assemblée nationale se met en place. Le 19 juin 1789, il note que « lorsque le Clergé est sorti de la salle, le peuple s’est attroupé et a applaudi avec transport les évêques de Chartres et d’Orange, l’archevêque de Vienne[35] ».

Dépeint comme un témoin des débats politiques ou parfois comme un acteur influençant les députés, voire comme une menace globale, ce peuple est aussi celui des campagnes environnantes, dont Duquesnoy décrit les soulèvements à Poissy ou Saint-Germain. Le 18 juillet, il concède le peu de fiabilité de son témoignage sur le peuple :

L’évêque de Chartres et quelques autres sont allés à Saint-Germain, et l’on m’a raconté (je n’atteste pas cette anecdote, je n’ai vu aucun des témoins) qu’ils avaient trouvé le peuple prêt à pendre un pauvre misérable qu’on accusait d’avoir accaparé des blés. Ils ont demandé grâce pour lui ; le peuple leur a dit qu’il allait le pendre en leur présence et leur a reproché que, la veille, ils n’étaient pas venus au secours d’un pauvre hère qu’ils avaient décapité, tandis qu’ils venaient pour celui-ci qui était riche[36].

Mais le peuple de Duquesnoy, c’est aussi le « peuple de Paris », décrit comme différent des autres, plus nombreux, doté d’une réputation insurrectionnelle plus importante remontant à la Fronde (1648-1653) et même aux révoltes médiévales (notamment celle de 1358), historiquement plus sensible à la radicalité et à la violence. En effet, dans l’esprit de Duquesnoy, les Français ne forment pas nécessairement encore « un », mais plusieurs « peuples » volontiers désunis, dans la tradition mosaïque des provinces de la monarchie absolue.

Enfermé à longueur de journée dans l’enceinte parlementaire, le député Duquesnoy ne décrit en somme le peuple que comme une réalité extérieure, à travers les nouvelles qui lui parviennent par le ouï-dire ou par l’intermédiaire des journaux. Les stéréotypes convoqués sont de ce fait classiques : pensé comme désuni mais vu comme un tout, le « peuple » de Duquesnoy correspond aux représentations que transportent les élites depuis plusieurs décennies sur les vies fragiles du xviiie siècle[37]. Ce peuple ne se décompose en aucun groupe, ne possède aucune complexité ni réalité sociale, mais désigne une entité qu’il n’est pas possible de bien définir. Le flou des catégories, la diversité des mots employés par Duquesnoy, qui ne cherche jamais vraiment à identifier les métiers, les sexes, les différentes sensibilités politiques ni les groupes sociaux des collectifs qui font effraction dans l’histoire du royaume, révèlent combien même les députés modérés de 89 dépendent des cadres de pensée de l’Ancien Régime pour penser des événements radicalement nouveaux[38].

« Le » peuple est donc ici le plus souvent décrit comme un collectif anonyme, composé d’individus sans identité et même dépourvu d’individualités. Le 24 juin, après la séance royale organisée par Louis XVI pour rétablir l’ordre, Duquesnoy raconte comment le duc d’Orléans a été applaudi « par le peuple » en général, sans plus de précision, puis, au contraire, « au moment où le Roi est monté en voiture, on n’a donné aucun signe de joie » : réduit à un « on » anonyme, le peuple se voit régulièrement dénier sa qualité de sujet politique[39]. De même, le 16 juillet : « le peuple est maître de 160 canons ; on en rencontre dans les rues montés sur leurs affûts, attelés de chevaux et prêts à se transporter partout[40] ».

Le singulier générique est donc souvent remplacé par le terme de « foule », ou même par les mêmes pronoms impersonnels ou les formules passives qu’utilisait Hardy, comme si le peuple était dépourvu de volonté propre, comme s’il était plus « agi » qu’agissant, même en tant que collectif. Ainsi, le 7 octobre, Duquesnoy décrit une « foule de gens » qu’il présente comme « mal vêtus et armés de faux, de fourches, de broches, etc…[41] ». De manière plus classique, c’est la « populace » qui apparaît parfois sous sa plume : le 2 juillet, le député Clermont-Lodève aurait selon lui dit qu’il fallait « ordonner à la populace de se dissiper[42] ». Le 31 juillet, il affirme qu’il faut « arracher le baron de Besenval à la populace effrénée[43] ». Le 28 septembre, Duquesnoy sépare la « populace », toujours potentiellement violente et séduite par les revirements de l’« opinion », des « commettants », c’est-à-dire des électeurs, plus éduqués et raisonnables :

Dans plusieurs provinces, l’anarchie continue, et c’est un grand malheur qu’elle soit en partie causée, non par l’Assemblée elle-même, mais par des membres qui se permettent d’écrire des lettres incendiaires dans les provinces et qui excitent leurs commettants à des insurrections. Il n’est malheureusement que trop vrai que, le frein des lois étant rompu, l’opinion, qui seule apprenait à les respecter, étant méprisée partout, la populace est maîtresse, et où elle ne se porte pas aux derniers excès, c’est qu’elle ne le veut pas[44].

Jamais vu autrement que comme une multitude, le peuple de Duquesnoy est souvent qualifié d’« immense », comme le 15 juillet, lorsque le roi, pour apaiser les esprits, décide de se rendre à pied du château de Versailles à la salle des Menus Plaisirs : « Quand le Roi est sorti, un peuple immense l’a conduit au château ; les députés lui servaient de gardes, et la foule le pressait beaucoup moins peut-être que s’il eût été entouré de ses gardes. » Deux jours plus tard, Duquesnoy décrit ainsi l’arrivée de Louis XVI à l’Hôtel de Ville de Paris : « À deux heures, quarante voitures de députés sont parties pour Paris, escortées des gardes de la prévôté ; un peuple immense bordait la route ; tous répétaient : “Vive le Roi !” mais surtout : “Vive la nation !”[45]. »

La valse des qualifications explique aussi le fossé qui, progressivement, s’installe entre les populations et leurs représentants. Désormais chargés de l’autorité politique, ceux-ci se sentent rapidement débordés par les soulèvements successifs et les aspirations de celles et ceux qui, privés du droit d’élire et d’être élus, interviennent par la parole et l’action directe. Duquesnoy comprend l’aporie dans laquelle se trouvent rapidement les députés du tiers état, parlant au nom d’un peuple qu’ils ne connaissent pas. Si Duquesnoy insiste particulièrement sur le débat opposant les députés à propos de l’appellation de l’Assemblée censée remplacer le tiers état, c’est que le mot « peuple » et le mystère de sa signification y prennent une place centrale :

La séance a été levée à deux heures, reprise à quatre en bureaux, et [en] assemblée générale à cinq. Mirabeau l’a ouverte par un discours dans lequel il a cherché à prouver la nécessité d’adopter la dénomination de [représentants du] peuple ; il a eu l’imprudence ou la perversité de se servir de cette phrase : « C’est par orgueil que vous proscrivez le mot peuple. » On sent combien une telle idée tendait à soulever le peuple proprement dit, la populace, contre les députés ; cette perfidie a bientôt été sentie ; il s’est élevé un cri général, une menace de le dénoncer à la nation[46].

Mais progressivement, au fil des mois et des événements, Duquesnoy affine son vocabulaire et apprend à nuancer les qualifications. Pour cela il ne dispose d’aucune théorie ni de référence précise : c’est son expérience de témoin qui lui permet de participer, comme d’autres députés ou journalistes, se présentant souvent eux-mêmes comme des « observateurs », à l’élaboration de nouvelles catégories politiques dans lesquelles le peuple devient un acteur de l’histoire. Le 5 août 1789, sous sa plume, le « peuple » acquiert une existence en tant que communauté de choix, composée d’individus d’origine sociale hétérogène, s’apparentant, déjà, à la nouvelle signification de la « nation » :

Jamais, sans doute, aucun peuple n’a offert un tel spectacle ; c’était à qui offrirait, donnerait, remettrait aux pieds de la nation : moi, je suis baron de Languedoc, j’abandonne mes privilèges ; – moi, je suis membre des États d’Artois, j’offre aussi mon hommage ; – moi, je suis magistrat, je vote pour la justice gratuite ; – moi, j’ai deux bénéfices, je vote contre la pluralité des bénéfices. Plus de privilèges des villes ; Paris, Bordeaux, Marseille, y renoncent. Grande et mémorable nuit ! On pleurait, on s’embrassait. Quelle nation ! Quelle gloire, quel honneur d’être Français[47] !

Pour Duquesnoy, c’est donc le « peuple » qui a aboli les privilèges durant la nuit du 4 août : loin des réalités sociologiques, le « peuple » entre dans l’histoire sous la plume des témoins comme le fruit d’un acte de contrat et d’engagement volontaires. Le « faire peuple » s’impose sur le stéréotype du « peuple », ôtant aux représentations d’Ancien Régime leur caractère essentialisant.

Le peuple, moteur de la Révolution

Au fil des pages et des événements, bousculés par la prise de souveraineté du peuple comme acteur de l’histoire, les deux témoins précisent leur point de vue : la Révolution multiplie les critères qui permettent, au fil de leur écriture, de mieux penser ce peuple dont le rôle et la puissance ne peuvent plus être niés. Ainsi, autant que les concepts ou les idéologies, c’est l’histoire telle qu’elle se fait qui transforme les cadres de pensée.

En 1789, d’une façon plus fine que dans les manuscrits antérieurs, Hardy divise le peuple en deux groupes. « La multitude », la « populace », le « menu peuple », « les insurgents » (nom emprunté aux révolutionnaires américains de 1776), les « révoltés » ou les « séditieux », dont il ne reconnaît pas la légitimité, se distinguent des « Parisiens », le vrai peuple dont il fait désormais partie. Hardy appuie la légitimité de certaines revendications ou de certains avis lorsqu’ils sont énoncés par les « Parisiens », par « tout le monde » ou par « le peuple », concepts dont le poids permet au témoignage de prendre plus de valeur.

On trouve ainsi, à partir du 1er mai, une variation dans les notes du manuscrit : trois espaces semblent alors constituer les réservoirs d’informations que Hardy repère pour les consigner dans son journal. Il y a Paris, que Hardy commence à observer avec de plus en plus de finesse et d’acuité, comme si, à soixante ans, le libraire n’avait jamais autant marché et comme si, au moment où tout se crie et s’écrit, Hardy n’avait jamais autant observé, la tête à la fenêtre de son logement de la rue Saint-Jacques, numéro 235. Il y a ensuite Versailles, sa majesté des lieux et sa tranquillité des débats (!) : Hardy associait parfois les paroles contenues dans l’enceinte des Menus Plaisirs à de l’indifférence pour les souffrances des Parisiens. Enfin, il y a le monde si volatile des imprimés, que Hardy conçoit comme un espace à part entière et que l’été 1789 constitue comme une galaxie en pleine expansion. Paris, Versailles et l’imprimé constituent désormais trois vecteurs d’informations autonomes, que notre témoin classe et mesure avec soin. Dans ce bouquet d’informations, il prend de moins en moins de distance avec le peuple. Il saluera toujours les différents imprimés qui réfléchissent aux besoins et à la misère des Parisiens et qui proposent un tiers état acteur du destin du royaume.

Hardy fait désormais sienne la méfiance populaire à l’égard de la police. Dépassé par la misère sociale et les inquiétudes qu’elle provoque, le lieutenant général de police Thiroux de Crosne engage l’enfermement des pauvres pour contenir toute émotion populaire, dont l’émeute Réveillon constitue l’exemple à éviter.

Ce jour, dans l’après-midi, des observateurs de police préposés par l’Administration pour arrêter les pauvres (et particulièrement des femmes forcées d’abandonner les campagnes pour venir demander dans les rues de la capitale le pain qu’elles ne pouvoient s’y procurer au prix où l’on s’opiniâtroit à le maintenir), en ayant conduit plusieurs dans un carrosse de place, escorté de quelques soldats du Guet de la Garde de Paris, chez le commissaire Odent de la rue Saint-André-des-Arts ; le peuple, irrité de voir qu’on voulut empêcher ces malheureuses qui manquoient de pain d’en chercher, s’étant amassé et ayant fait montre de vouloir tomber sur ces observateurs, ils sont trop heureux de s’esquiver promptement en abandonnant leur proie. On avoit entendu rue Saint-Jacques, près de la rue des Noyers, les mêmes murmures sur le même objet[48].

À la fin du mois de mai, Hardy a précisé son vocabulaire : le peuple n’est plus une simple parole, il est aussi un acteur, une « opinion publique » qui agit, qui défend et qui protège la justice.

À partir du 1er juillet 1789, Hardy ne croit plus à la rhétorique de la cour. Le 6 juillet,

On attendoit soi-disant, sur le soir, l’arrivée de la dernière division des troupes appellées autour et dans les environs de la capitale, sous le prétexte spécieux de veiller à la sûreté de la famille royale, de la cour, et des citoyens du bonheur desquels l’administration feignoit de s’occuper beaucoup en ce moment. On se proposoit, s’il falloit en croire le bruit public, de former deux camps de douze ou quinze mille hommes chacun, sous le commandement de M. le maréchal de Broglie, en attendant ces troupes étoient répandues dans les différents villages, il y en avoit à Passy, Auteuil, Boullogne, Puteau, Surenne, Meudon, Sève, &…[49]

Le 9 juillet,

Tous les habitans de la capitale étoient dans la plus grande agitation, dans les plus vives inquiétudes, relativement à l’expédition de quatre pacquets soi-disant ministériels adressés la veille, sçavoir le premier à l’ordre du clergé, le second à l’ordre de la noblesse, le troisième au Tiers-État et le quatrième aux États Généraux ; relativement encore à la fermentation extraordinaire qui se rallumoit au Palais Royal, par rapport à l’arrivée continuelle de nouveaux régimens et de trains considérables d’artillerie, distribués en divers endroits, comme si l’on se proposoit d’entreprendre le siège de Paris ; et par rapport aux camps qu’on voyoit actuellement se former au Champ de Mars, plaine de Grenelle &, dispositions surprenantes dans un tems où l’on manquoit de pain pour la capitale et ses environs[50].

Si le mot « désordre » apparaît dans les textes des autorités cités par Hardy, le peuple, sous sa plume, apparaît moins comme sa cause. Il est certes agent de violence, mais le désordre étant occasionné par la faim et par la peur, le peuple doit ensuite traverser ce désordre et le gérer à sa manière. Hardy décrit les horreurs de Foulon et de Berthier de Sauvigny, assassinés une semaine après la prise de la Bastille, mais conclut que ce « sont les excès affligeants auxquels l’abus de l’autorité et du pouvoir conduit presque toujours un peuple désespéré qui ne connoit plus de frein[51] ». Si la violence n’est pas canalisée pour une cause, c’est qu’il y a des meneurs : le peuple justicier n’a pas besoin de meneurs, car l’opinion publique ne se divise pas en généraux et en soldats. Ces meneurs de violences criminelles, ce sont des « brigands » qu’il faut arrêter parce qu’ils trahissent le bras des Parisiens. En somme, dans les derniers chapitres du Journal d’Hardy, le peuple apparaît comme responsable du calme que les autorités n’ont au contraire pas su maintenir. La Révolution écrite par Hardy appartient au peuple, désormais regardé comme un acteur du nouvel ordre révolutionnaire. En fait, cette Révolution sera tranquille si elle est populaire ; et dans ce cadre, il en sera solidaire.

En revanche, si le député Duquesnoy reconnaît au peuple un rôle moteur dans l’histoire, celui-ci est globalement négatif, associé qu’il est à la peur des débordements, à la radicalisation et à la violence. Le 30 juin, il s’étonne que le ministre Necker joue avec le feu en prônant la tolérance face aux mobilisations populaires et des actes d’insoumission qui accompagnent la Révolution des institutions :

Je crains bien que M. Necker ne se trouve lui-même bien loin de ses projets ; il a trouvé la machine en mouvement, elle lui a donné une nouvelle impulsion, mais a-t-il eu la force nécessaire pour la diriger et l’arrêter à son gré ? A-t-il vu que le peuple, et surtout le peuple français, quand une fois il a rompu ses chaînes, n’est arrêté que par la lassitude et l’impossibilité de suivre son chemin ? […] Quand même (contre toute vraisemblance) il s’établirait un accord parfait entre les trois ordres, il paraît encore bien difficile de ramener le peuple dans les principes de dépendance qui lui conviennent. Il faut faire son bonheur, mais il ne faut pas qu’il y travaille[52].

Très vite, à ses yeux, la liberté du peuple n’est qu’une boîte de Pandore dont il faut, au plus vite, refermer le couvercle, non pour revenir à l’Ancien Régime mais pour sauver la Révolution elle-même : une trop grande radicalisation risquerait, selon lui, de provoquer une reprise en main des anciennes élites de la société d’ordres. Dès le 21 juin, se fondant sur des témoignages pourtant peu fiables, Duquesnoy s’inquiète de la course en avant qu’enclenche l’entrée du peuple dans la Révolution :

On assure que l’archevêque de Paris, l’un des hommes les plus vertueux du royaume, a été hué. On dit que lui et les magistrats du parlement de Paris ont demandé au Roi sûreté pour leurs personnes. Ainsi tout tend à une crise terrible. Où s’arrêtera le peuple ? Où s’arrêteront les Communes ? Que fera le Roi ? Que deviendra la France entière ? C’est ce qu’on ne peut prévoir[53].

Ces pages sont donc aussi un témoignage de la distance qui s’immisce et grandit, lentement mais sûrement, entre le peuple et ses représentants. Que faire du peuple, seule source reconnue de la souveraineté, mais qui, parfois, menace le principe même de la représentation politique, sur lequel se fonde le nouveau régime ainsi que la stabilité de la Révolution, que la plupart des députés entendent préserver des passions collectives ? Progressivement et au fil des violences grandissantes, la méfiance, initialement exprimée par Duquesnoy envers les classes populaires et en particulier envers le peuple de Paris, se transforme en franche hostilité. Le lendemain de l’abolition des privilèges, spontanément votée pour désamorcer les colères qui traversent les campagnes, Duquesnoy s’alarme de l’ensauvagement que la libération des passions populaires risque de faire courir à la France :

Il ne faut pas croire que la constitution soit faite parce que nous avons table rase ; le despotisme n’en a que plus de facilité à s’établir ; il faut nous hâter d’élever un mur qu’il ne puisse pas renverser, il en est temps. Si nous différons, nous pourrons bien régner sur un cimetière, et cette belle et grande nation française, cette nation aimable et bonne, ce peuple sensible et loyal, deviendra une horde de cannibales, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un vil troupeau d’esclaves. Ce sort-là nous est réservé si nous ne régénérons pas l’esprit national par un grand et salutaire mouvement, par une convulsion forte. Il est des choses qu’il est plus aisé de sentir que de rendre, il en est qu’il est plus aisé de voir que d’écrire[54].

Duquesnoy fait partie de ceux qui considèrent que la Révolution doit aider le peuple à retrouver son origine véritable, et pourtant largement fantasmée : le rôle des députés est d’aider le peuple à se régénérer, de lui montrer le chemin conduisant à la civilisation, ce qui suppose de bâtir un espace public structuré par la raison, de réformer les moeurs populaires et de construire des institutions stables et solides. Avant d’être pleinement associé à la marche de la Révolution, le peuple doit, auparavant, être éduqué et même civilisé[55]. Le 8 juillet, Duquesnoy écrit cette formule étonnante : « la révolution devrait être reculée de dix ans, pour que le peuple eut le temps de s’instruire[56] », concédant que le retard civilisationnel du peuple constitue l’obstacle principal à l’égalité, ainsi qu’à l’accès de tous au suffrage.

Mais plus l’impatience populaire bouscule les députés, plus les violences accompagnent la Révolution, plus Duquesnoy, méfiant envers toute forme de radicalité, se tourne donc contre le peuple : de moteur, ce dernier devient, sous la plume du député, l’obstacle à la survie du nouveau régime. Après les Journées d’octobre 1789 conduites par les femmes de la Halle de Paris, Duquesnoy approuve la répression qui frappe les principales protagonistes de l’insurrection et condamne très fermement l’envahissement de l’Assemblée nationale par les protestataires. Devenu clairement hostile au suffrage universel et à la démocratie directe, Duquesnoy continue de se définir comme un révolutionnaire, mais son expérience des événements le transforme en homme d’ordre ; contrairement au journaliste Marat, qui fait des insurrections populaires l’énergie première de la Révolution[57], Duquesnoy défend la légalité plus que la légitimité, prêt à employer la force contre celles et ceux qui portent atteinte à l’autorité, à la loi ou aux représentants du peuple et qui, selon lui, menacent ce qui a été accompli depuis le printemps. Il soutient donc la loi martiale, votée le 21 octobre 1789 pour limiter la présence politique du peuple dans l’espace public.

Et pourtant, même si elle reste tout aussi stéréotypée, Duquesnoy défend une vision plus nuancée, voire parfois positive du peuple. Ce peuple, grâce auquel l’enthousiasme révolutionnaire est devenu la matière première de la Révolution, sans lequel la réunion des composantes de la nation n’aurait pu se faire. C’est donc à travers la joie collective que Duquesnoy décrit le peuple en action, dans un élan d’empathie. Le 24 juin, il note : « Le soir, on a allumé des feux et tiré des artifices devant la Maison de M. Necker, et le peuple a couru une partie de la nuit en donnant les plus grands signes de joie et s’arrêtant surtout devant les maisons où logent les députés[58]. »

Parfois émerge le stéréotype du bon peuple, manipulable et éventuellement émotif, mais bon par nature, pur comme un enfant. Le 17 juillet, lors de la visite du roi à l’Hôtel de Ville, il cherche à rassurer ceux qui critiquent Louis XVI pour sa trop grande mansuétude :

Je n’étais pas sans crainte que le peuple de Paris n’abusât de sa force et ne voulût retenir le Roi ou lui dicter des conditions, mais ce peuple est bon, généreux, loyal, sensible ; il a suffi que le Roi se montrât à lui pour calmer son effervescence. Elle va s’apaiser, tout va se replacer dans l’ordre, la discipline militaire se rétablira ; l’esprit national est le remède à tout[59].

À plusieurs reprises, il remarque avec surprise la retenue dont fait preuve le peuple lors des principales journées de l’été 1789 :

A Paris, il semble que le peuple prend une sorte de discipline, qui lui donnera de la force. Ces observations sont le résultat d’un examen très attentif, et des dispositions de l’Assemblée, et de celles du peuple ; elles sont le résultat de la connaissance acquise de ce que nous voulons, de ce que nous pouvons. Les événements le prouvent à chaque minute. Le peuple vient de s’emparer de la Bastille, avec tant d’ordre, de sagesse, qu’on ne peut trop s’en étonner après l’extrême fureur où il devait être[60].

Son étonnement est tel, ainsi qu’il le prévoit dans l’esprit de ses lecteurs, qu’il ressent le besoin de consolider la valeur de son témoignage par la rigueur de sa méthode. Le lendemain, il écrit encore : « il paraît que le peuple ne pille pas et que l’extrême désir de la liberté est le seul motif de ses démarches[61] ».

Le « bon peuple » est celui qui réfrène ses passions et qui reconnaît l’autorité de la représentation nationale : le 16 juillet, il salue le « bon peuple » qui a acclamé les députés au Palais Royal, pour fêter la prise de la Bastille[62]. Pourtant, tout en balançant entre les deux pôles stéréotypés du « bon » et du « mauvais » peuple, Duquesnoy élève progressivement le mot « peuple » au niveau de celui de « nation », contribuant à intégrer les classes populaires à l’imaginaire de la nouvelle communauté civique. Le 29 juillet 1789, il qualifie les Français de « grande nation » et de « premier peuple de l’Univers[63] ». Le 5 août, Duquesnoy reconnaît aussi que l’opinion du peuple constitue désormais une instance irremplaçable de la vie politique : « nous avons donc un ministère populaire, un ministère nommé par la voix du peuple ; jamais cela n’était arrivé », dit-il en parlant de l’adhésion populaire envers Necker, concédant indirectement que la souveraineté réside dans le peuple et que la « popularité » devient un enjeu politique majeur[64]. Deux semaines plus tard, pendant les débats qui précèdent le vote de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (26 août), il résume ainsi la place irréversible que ce peuple a prise dans le nouveau régime : « 1o La souveraineté réside dans le peuple. 2o Pour l’exercer, il s’assemble quand il veut, il délègue l’exercice d’une partie à qui il veut. Qu’on me donne le peuple le plus bassement esclave du globe et, avec ces deux principes et le droit de porter les armes, je veux le rendre libre[65] ».

Le témoignage comme histoire immédiate

Le peuple représente donc un enjeu fondamental de l’acte d’écriture de nos deux révolutionnaires de différente espèce. Même si aucun d’entre eux ne propose la définition claire du peuple de Paris, celui-ci est la principale clé d’interprétation de la Révolution en marche. L’écriture au quotidien permet de suivre les contours de plus en plus fins d’une définition, même si chaque journée peut contredire la conclusion de la veille. Hardy, Parisien dans Paris, fait progressivement confiance au peuple, capable d’une révolution apaisée ; Duquesnoy, Nancéien à Versailles, se méfie d’un peuple de Paris agité et prompt aux excès, capable de faire dérailler la Révolution. Hardy, on l’a vu, prend le peuple pour témoin alors que Duquesnoy s’en distancie. Cette tension devient la trajectoire d’une Révolution constamment construite par des déclarations, des dépositions, des témoignages, des souvenirs, jusqu’à ceux reconstitués par Michelet en 1847 : « De la première à la dernière page, [la Révolution] n’a qu’un héros, le peuple. »