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Les comités d’école (IPUIT) et des leaders en éducation d’Ivujivik et de Puvirnituq au Nunavik, en partenariat avec l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), s’activent depuis plus de 30 ans au développement de l’offre éducative pour les jeunes de ces communautés. Ainsi, depuis 1984, les partenaires se sont investis dans l’élaboration et la mise en oeuvre d’un projet éducatif global (Whole School Project) qui place au coeur de sa mission la préservation de l‘inuktitut et de la culture inuit tout en préparant les nouvelles générations aux défis du monde contemporain (School committees of Puvirnituq and Ivujivik 1995). Défini par et pour les communautés, ce projet de développement de l’éducation des jeunes s’articule autour d’activités inter-reliées de formation des enseignants inuit et de développement d’outils pédagogiques tels que des programmes d’études et du matériel pédagogique. L’ensemble des travaux requis pour la réalisation du projet sont entrepris par un comité de cogestion réunissant des partenaires inuit et des universitaires.

En ce qui concerne l’enseignement des mathématiques, les partenaires ont pu jusqu’à présent élaborer un programme pour le préscolaire en inuktitut dans lequel des apprentissages mathématiques sont déterminés. Parallèlement à ce document, des cours de mathématiques ont été conçus pour la formation des enseignants inuit dans le but de consolider leurs connaissances mathématiques et de les accompagner dans l’appropriation des savoirs mathématiques à faire apprendre tout au long du primaire.

Soucieux de continuer à améliorer l’enseignement des mathématiques pris en charge par les enseignants inuit, les responsables de la mission éducative dans les deux communautés – directions d’école, conseillères pédagogiques et enseignantes – souhaitent que s’engage un travail de révision du programme du préscolaire et de développement d’un programme pour les 1re, 2e et 3e années du primaire. De plus, dans le cadre de cette démarche de développement curriculaire, les partenaires inuit ont manifesté le souhait que soient intégrés et valorisés les savoirs mathématiques inuit.

Ce texte porte donc plus particulièrement sur le questionnement émergeant de ces processus de révision et de développement en fonction de cette commande particulière. En raison de la pratique de travail collaboratif instaurée par les partenaires des communautés et de l’UQAT, le groupe entreprend le développement des programmes de mathématiques en mettant à contribution l’expertise de ses membres. Les réflexions que nous livrons ici représentent donc certaines de nos contributions au processus de co-construction de ce programme de mathématiques renouvelé. Ce questionnement initial permettra de circonscrire des champs d’investigation à mener en partenariat pour l’avancement de cette entreprise et ainsi facilitera la mise en lumière d’un plan de travail pour enclencher les changements souhaités.

Dans un premier temps, nous allons expliciter le contexte dans lequel s’insère la présente réflexion concernant le développement du programme de mathématiques en abordant brièvement quelques changements curriculaires locaux et nationaux des dernières années. Puis, nous allons exposer le questionnement qu’il nous apparaît pertinent de soulever dans le cadre de cette démarche, ainsi que les fondements et les orientations empruntés à l’ethno-mathématique, nous permettant de positionner notre travail de développement d’un programme de mathématiques pour les communautés d’Ivukivik et de Puvirnituq au Nunavik.

Mise en contexte de la réflexion : Analyse des besoins pour la formation des enseignants

Notre réflexion au sujet d’un programme de mathématiques pour les écoles de niveau primaire des communautés d’Ivujivik et de Puvirnituq fait suite à un questionnement ayant émergé dans le cadre du processus d’évaluation et de révision des trois programmes de formation des enseignants inuit mené par le comité de cogestion. Au terme d’une démarche d’analyse des besoins éducatifs des jeunes et des enseignants inuit, les partenaires inuit ont soulevé la nécessité de réviser et de développer les programmes d’études du préscolaire et des 1re, 2e et 3e années du primaire, ainsi que la nécessité d’enrichir le matériel pédagogique mis à la disposition des enseignants inuit.

Préoccupations des partenaires inuit au sujet de l’enseignement des mathématiques au préscolaire et au premier cycle du primaire

Les raisons évoquées par les partenaires pour réclamer ce travail de révision et de développement relèvent de deux constats. Le premier concerne l’enseignement des mathématiques tel qu’il se vit actuellement dans les classes du préscolaire ainsi qu’en 1re, 2e et 3e années du primaire. Nos partenaires disent observer que les enseignants inuit de ces niveaux ne se réfèrent pas toujours au programme de mathématiques existant (préscolaire) ou encore à l’organisation des contenus mathématiques telle que proposée dans le cadre de leur formation. C’est plutôt le matériel pédagogique disponible qui devient la référence pour la programmation des apprentissages. Pour le pré-scolaire, des cahiers d’activités en concordance avec le programme développé ont été créés au fil des ans. Cependant, pour les autres niveaux, le matériel disponible (parfois disparate) ne présente pas une organisation s’articulant à un programme établi. Les partenaires estiment que cette pratique ne s’appuie que sur le matériel pédagogique et n’offre pas une organisation des apprentissages misant sur la logique pertinente des contenus et de leur développement progressif chez les élèves. Il leur apparaît donc nécessaire de réaffirmer le rôle d’un programme de mathématiques en regard de cet aspect, de fournir des programmes proposant une telle progression et du matériel pédagogique plus riche et porteur de cette logique, et finalement de s’assurer que la formation permette une appropriation du programme de mathématiques par les enseignants en formation.

L’autre constat relevé par nos partenaires concerne les connaissances des jeunes enseignants d’aujourd’hui au sujet des savoirs traditionnels inuit. Actuellement, les programmes de formation des enseignants inuit prévoient deux cours de mathématiques.[1] Au départ, ces cours ont été élaborés afin de répondre aux besoins des enseignants de l’époque qui avaient un parcours scolaire plus limité. Leur finalité était de leur permettre de s’approprier et de maîtriser les concepts et processus de base en mathématiques. Un enseignant de mathématiques au secondaire non-inuit[2] et la direction d’établissement inuit, tous deux oeuvrant à l’école Iguarsivik de Puvirnituq, ont travaillé en collaboration à l’élaboration et à la dispensation de cours de mathématiques pour la formation des enseignants inuit. Pour ces cours, ils ont sélectionné et organisé différents apprentissages mathématiques étant habituellement au programme dans les écoles primaires ailleurs au pays. Par le fait même, la présentation de ces contenus organisés a permis aux enseignants-étudiants d’avoir une vue d’ensemble des contenus mathématiques à développer chez les élèves tout au long du primaire. On peut donc dire, au départ, que les cours de mathématiques permettaient de rendre compte d’un plan d’ensemble organisé des savoirs mathématiques et qu’ils assuraient la maîtrise de ces savoirs par les enseignants inuit.

Or, aujourd’hui, les partenaires inuit notent que les besoins de la nouvelle génération d’enseignants ne sont plus les mêmes. Ils nous signalent que les connaissances liées à l’inuktitut et aux savoirs traditionnels sont plus faibles chez les jeunes enseignants et cela a un impact au niveau de l’enseignement des mathématiques. Selon nos partenaires, certaines pratiques sociales traditionnelles, porteuses de connaissances mathématiques à leurs yeux, sont méconnues des nouvelles générations. Ils donnent en exemple les règles de numération orale en inuktitut utilisées pour la désignation des nombres. Les jeunes enseignants ne les maîtrisent pas et ne sont donc pas en mesure de nommer adéquatement de grands nombres selon ces règles. Ils vont plutôt avoir tendance à identifier et à nommer les objets mathématiques comme les nombres en anglais avec leurs élèves. L’une de nos partenaires mentionne également comme deuxième exemple, les pratiques de mesure des femmes inuit pour la confection des vêtements. Elle déplore que les jeunes enseignants ne soient pas tous familiers avec ces pratiques et ne puissent donc les enseigner à leurs élèves.

Aux yeux de nos partenaires, ces différents constats justifient l’enclenchement d’un processus de révision et de développement des programmes de mathématiques. Il leur apparaît essentiel, d’une part, de poursuivre le développement curriculaire au-delà du pré-scolaire pour rendre compte d’une progression d’apprentissage appropriée. D’autre part, ils recommandent également que soient introduits dans un programme renouvelé des savoirs mathématiques propres aux Inuit afin qu’ils soient transmis aux prochaines générations. Le développement de matériel pédagogique actualisant ce nouveau programme de même que la révision de la formation des enseignants inuit afin d’assurer la compréhension de ces outils et leur utilisation en classe devraient également être menés en concomitance.

Quel projet éducatif pour la jeunesse inuit ? Penser le développement d’un programme de mathématiques dans le cadre plus global d’un curriculum

La tâche qui se dessine à propos du développement d’un programme en mathématiques s’appuie sur un certain nombre de choix et de décisions qui relèvent de dimensions historique, culturelle et politique et, par conséquent, qui doivent émaner d’un projet éducatif plus global des populations concernées. Le concept de « curriculum » tel que défini en introduction rend compte de ce projet social conçu comme une activité humaine universelle qui consiste à assurer la transmission aux générations suivantes des savoirs développés par une communauté, une société (Perrenoud 1998). Comme le souligne Inchauspé :

Le curriculum d’études de l’école obligatoire est un construit social, il représente ce qu’une société donnée, à un moment donné de son histoire, considère comme important de transmettre à ses enfants et à ses jeunes pour qu’ils puissent, mieux armés, affronter l’avenir. Les curriculums d’études sont ainsi un bon miroir de la manière dont, à un moment donné de son histoire, une société, une nation, se représente son avenir.

Inchauspé 2007 : 17

La conception d’un curriculum s’organise ainsi autour d’un ensemble de choix concernant les finalités du programme de formation, les contenus ou les objets de savoirs retenus ainsi que les orientations touchant leur organisation, leur acquisition par les élèves et l’évaluation de ces acquis. C’est en quelque sorte « la représentation institutionnelle du parcours que les élèves sont censés suivre » (Miled 2005 : 2). Perrenoud (1995 ; 1993 : 237) en parle en termes de curriculum formel, c’est-à-dire « une image de la culture digne d’être transmise, avec le découpage, la codification, la mise en forme correspondant à cette intention didactique ». Un curriculum rassemble également un ensemble d’éléments qui vont en influencer les processus de mise en oeuvre et, par extension, les processus d’acquisition chez les élèves concernés ; par exemple le découpage des heures pour les matières, les orientations retenues pour l’évaluation, etc. (Inchauspé 2007).

Curricula scolaires pour les populations inuit du Canada

Au Canada, chaque province possède les pleins pouvoirs en matière d’éducation et est donc responsable du développement curriculaire pour sa population. Au Québec, la plus récente réforme majeure du système éducatif remonte à 1995 par le biais des processus consultatifs des États généraux sur l’éducation. Elle a abouti à l’élaboration d’un nouveau curriculum et de nouveaux programmes d’études pour les niveaux primaires (2001) et secondaires (2004). Compte tenu de l’ancrage culturel d’une telle démarche, les choix des valeurs, orientations, contenus, etc. qui sont faits reflètent les besoins et les volontés de la population majoritaire des provinces. Les valeurs ou les besoins des groupes socioculturels minoritaires comme les Inuit sont peu, pour ne pas dire pas du tout, pris en compte dans ce curriculum formel. Il n’est donc pas étonnant de voir les sociétés inuit au Canada chercher à devenir pleinement les maîtres d’oeuvre des développements éducatifs et curriculaires, en vue de porter un projet de société qui leur est propre. Nous nous proposons d’explorer dans cette partie les réalisations mises de l’avant par différentes communautés inuit au Canada, plus particulièrement celles du Nunavik, du Nunavut ainsi que du Nunatsiavut, qui peuvent apporter un éclairage pertinent à notre démarche.

Développements éducatifs au niveau provincial : Le cas du Nunatsiavut

Comme mentionné sur le site du gouvernement du Nunatsiavut, l’éducation pré-scolaire, primaire et secondaire des jeunes Inuit de ce territoire est actuellement assurée par le Ministère de l’Éducation de la province de Terre-Neuve-et-Labrador. C’est donc dire que le curriculum en vigueur pour les communautés inuit est le même que celui mis en oeuvre partout dans la province. Nous sommes donc ici dans un modèle où le curriculum en vigueur provient d’un groupe socioculturel différent. Le Ministère considère l’idée d’évaluer le curriculum actuellement mis en oeuvre et d’opérer les révisions qu’il jugera nécessaires dans l’optique de prendre pleinement en charge les responsabilités de l’éducation des jeunes, du pré-scolaire à la fin de leur secondaire, comme le proclame le Labrador Inuit Land Claims Agreement.

Par ailleurs, le Ministère de l’Éducation et du Développement économique du Nunatsiavut s’est investi dans le développement de programmes post-secondaires conçus spécifiquement pour la population inuit. Par le biais de cette démarche, le Ministère veut se doter d’une main-d’oeuvre qualifiée et ainsi promouvoir le développement économique sur l’ensemble de son territoire. Participant à cette même logique de développement d’un personnel qualifié, l’Université Memorial de Terre-Neuve offre depuis peu un programme de baccalauréat en enseignement au primaire pour la formation des enseignants inuit. Ainsi, au Nunatsiavut, les efforts pour répondre aux besoins éducatifs des populations inuit se sont concentrés plus particulièrement sur la formation du personnel enseignant. Cette démarche constitue un facteur déterminant pour la mise en oeuvre éventuelle d’un curriculum pour la population inuit du Nunatsiavut.

Développements éducatifs au niveau national : Le cas du Nunavut

Le Nunavut s’est, pour sa part, investi dans le développement d’un curriculum national inuit. En effet, suite à sa constitution, le gouvernement du Nunavut a enclenché la création d’un système d’éducation « conçu pour le Nunavut et ancré dans la culture du territoire ». Le Ministère de l’Éducation du Nunavut (2007) s’est activé à la réalisation et à la publication du document « Inuit Qaujimajatuqangit : le cadre d’éducation pour le curriculum du Nunavut ». Issu d’une démarche consultative qui s’est déroulée sur de nombreuses années et qui a impliqué des Inuit (aînés, leaders et autres acteurs en éducation) et des partenaires non-inuit, ce document dégage d’une part les valeurs, les principes, la vision du monde propres aux Nunavumiut ; d’autre part, le document précise les éléments de la culture inuit, les connaissances et les habiletés de vie qui sont attendus au terme du parcours scolaire.

Dans ce document ministériel est affirmée la volonté de faire une place de première importance à la philosophie et au point de vue des Inuit, à leur vision du monde, à leurs valeurs, leurs connaissances et leurs savoir-faire dans l’offre des programmes d’études. Il y est aussi mentionné que le curriculum, le matériel pédagogique et les ressources éducatives sont pensés comme la rencontre entre le savoir traditionnel inuit et le savoir occidental (Ministère de l’Éducation du Nunavut 2007). Divers objectifs sont mis en lumière au sein du document. Par exemple, on y vise la formation d’élèves bilingues, possédant des connaissances et des compétences leur permettant de poursuivre avec succès des études post-secondaires. S’y profile également une volonté forte de promouvoir, de valoriser, d’entretenir et de développer la culture inuit et l’inuktitut. Ainsi, la population consultée s’est prononcée en faveur d’une jeunesse inuit qui peut interagir avec le monde, les mondes qui représentent des dynamiques actives, en plus de la culture propre aux Inuit dans différentes activités de la vie sociale, culturelle, artistique et professionnelle des Inuit contemporains. Ce document et la démarche qui y a mené rendent bien compte de cette idée de construit social proposée par Inchauspé (2007) en termes de finalités, de valeurs et d’orientations générales. Il s’agit d’un modèle de curriculum pensé par et pour les Inuit. Cependant, les programmes d’études comme celui de mathématiques sont encore, pour l’instant, empruntés au curriculum albertain.[3] Des adaptations locales sont réalisées et des contenus propres au Nunavut sont développés, plus particulièrement à travers l’élaboration de matériel pédagogique, afin de répondre aux besoins des élèves.

Développements éducatifs au niveau local : Le cas des communautés d’Ivujivik et Puvirnituq

Lorsque les comités d’école d’Ivuvijik et de Puvirnituq ont sollicité l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) en 1984, ce fut essentiellement pour être soutenus dans le développement d’un projet d’école (Whole School Project) dans leur communauté, en fonction des orientations souhaitées et des besoins identifiés. Ces orientations ont d’abord découlé d’une dimension politique puisqu’une volonté de prendre en charge l’éducation de leurs jeunes et d’assumer pleinement les choix quant aux savoirs à acquérir était affirmée. À cet égard, le maintien et la valorisation de la langue et de la culture inuit étaient au coeur des discussions et des orientations précisées. Celles-ci ont également une dimension sociale : les choix tendent à envisager une jeunesse forte de son identité capable de s’actualiser dans sa communauté, bien ancrée dans les forces et les besoins de sa communauté, mais également capable de s’actualiser dans un monde contemporain plus vaste. Cette finalité implique que les apprentissages effectués dans la langue maternelle et ceux réalisés dans la langue seconde soient suffisamment intégrés afin de préparer les étudiants aux études postsecondaires (School committies of Puvirnituq and Ivujivik 1995).

Les bases de ce projet, centrées sur l’identité culturelle et ses ancrages autant locaux que globaux, peuvent être considérées comme les premiers jalons d’un curriculum scolaire pour les communautés d’Ivujivik et Puvirnituq. Le colloque, organisé à l’automne 2015, participe de cette même volonté d’articuler les développements selon les visions et les besoins identifiés par les communautés elles-mêmes, et les priorités circonscrites par les participants pour les développements futurs réaffirment la nécessité de faire évoluer le projet éducatif dans une perspective communautaire (voir Maheux, Pellerin, Berger et Bacon dans ce numéro). Il nous apparaît également important de relever que le projet éducatif de ces communautés envisage les développements curriculaires et les développements professionnels du personnel enseignant comme étant étroitement liés. Les savoirs à enseigner et les progressions des élèves sont discutés et organisés dans le cadre des cours de la formation des enseignants inuit.

Pour ce qui est de l’apprentissage et de l’enseignement des mathématiques, le programme de mathématiques actuellement en vigueur dans les écoles primaires de ces communautés, porté autant par les enseignants inuit que non inuit, reprend essentiellement les savoirs mathématiques que l’on retrouve dans le programme québécois. La demande d’intégrer les savoirs mathématiques inuit manifeste une volonté d’officialiser dans le cursus scolaire des jeunes du primaire ces savoirs mathématiques inuit au même titre que ceux qui sont largement présents dans les programmes d’études nord-américains et qui relèvent de la culture mathématique dominante.

Ce bref portrait, certes incomplet, des développements éducatifs des populations inuit au niveau local, provincial, territorial et national permet de faire émerger quelques éléments de réflexion. D’abord, le développement du curriculum comme projet de société élaboré par et pour les populations inuit s’organise de manière très inégale sur les territoires du Nunavut, du Nunavik et du Nunatsiavut. Seul le Ministère de l’Éducation du Nunavut s’est lancé dans cette entreprise de définition d’un curriculum scolaire spécifiquement conçu pour la jeunesse inuit et reflétant les valeurs et aspirations de la population du territoire. Par ailleurs, quoique les Inuit du Nunavik et ceux du Nunatsiavut ne se soient pas dotés d’un curriculum formel spécifique, ils partagent avec les Inuit du Nunavut un même désir pour la scolarisation de leur jeunesse : une éducation biculturelle et bilingue qui permette le développement d’une identité inuit forte, mais également l’acquisition des outils nécessaires pour cheminer et rayonner dans le monde entier. Cette finalité essentielle renvoie à l’articulation nécessaire de savoirs issus des deux cultures – inuit et occidentale. Cependant, à l’heure actuelle, la matérialisation de cette volonté à travers un programme d’études en mathématiques ne s’est pas encore réalisée. Autant le Nunavut, le Nunavik que le Nunatsiavut ont adopté le programme d’études en mathématiques de la culture dominante. Les référents culturels inuit sont présentés en termes d’adaptations opérationnalisées dans le matériel produit localement. La question de l’articulation des savoirs des deux cultures demeure donc entière. Il est évident que la responsabilité provinciale en matière de définition curriculaire explique cet état de fait pour les populations du Nunavik et du Nunatsiavut. Cependant, c’est aussi parce que cette articulation des savoirs culturels reste à définir et à opérationnaliser.

Perspective biculturelle sur le choix des contenus mathématiques pour le programme d’études : L’éclairage de l’ethno-mathématique

Comme nous l’avons mentionné précédemment, les savoirs mathématiques prévus au programme qui sont mis en oeuvre dans les écoles d’Ivujivik et de Puvirnituq correspondent aux savoirs institutionnalisés issus de la culture dominante. Quoique les leaders en éducation des deux communautés affirment souhaiter maintenir ces savoirs au programme, ils insistent du même souffle pour que les pratiques mathématiques inuit y soient intégrées et en fassent officiellement partie. Ainsi, dans ce contexte d’éducation multiculturelle, quelles mathématiques ou quelles cultures mathématiques sont considérées pour la scolarisation obligatoire ? Quels statuts ont ces mathématiques ? Comment considère-t-on les mathématiques scolaires – souvent décrites comme un bagage essentiel pour chaque futur citoyen – et quelle place donne-t-on aux mathématiques inuit ancrées dans les pratiques sociales ? Et surtout quelles interrelations envisage-t-on entre ces cultures mathématiques ? Dès lors, notre travail de collaboration pour l’élaboration d’un programme de mathématiques qui fera cohabiter les savoirs mathématiques inuit et ceux de la culture dominante appelle un positionnement d’ordre épistémologique quant à la nature de ces savoirs. À cet égard, le domaine de l’ethno-mathématique peut certainement contribuer à éclairer ces questionnements.

Revalorisation des savoirs mathématiques issus des pratiques sociales

De nombreux travaux en ethno-mathématique comme ceux d’Ubiratan d’Ambrosio et de Paulus Gerdes ont particulièrement ébranlé la vision des mathématiques universelles largement véhiculées, tout particulièrement dans les sociétés occidentales (Barton 1996). À la vision de savoirs mathématiques qui traversent toutes les cultures (mathématiques pan-culturelles) ou encore aux savoirs mathématiques qui se posent en dehors des contextes culturels (mathématiques aculturelles), les travaux en ethno-mathématique proposent une perspective philosophique et épistémologique différente qui porte un regard renouvelé sur la richesse des diverses mathématiques ancrées dans les contextes socioculturels de différents peuples ou sociétés (Barton 1996).

Ainsi, plusieurs ethno-mathématiciens s’entendent pour concevoir les mathématiques comme une activité humaine qui s’observe, s’exerce dans toutes les sociétés, chez tous les peuples, dans le cadre de différentes situations de la vie personnelle, communautaire et sociétale des individus ; des situations qui appellent un dénombrement ; d’autres qui impliquent des enjeux de localisation ou de repérage dans l’espace ; d’autres encore qui nécessitent des tâches de mesurage, de construction, de dessin ; des situations de jeu et finalement des situations d’explication de phénomènes (Bishop 1988). Ainsi, le caractère universel attribué aux mathématiques est envisagé en termes de perspectives sur le monde développées par une société plutôt que d’être associé aux outils de pensée, aux manières de faire.

Partant de cette vision, des travaux en ethno-mathématique s’inscrivent dans une perspective de revalorisation des savoirs mathématiques locaux et traditionnels ancrés dans des cultures spécifiques et contextualisés dans des situations liées à l’expérience humaine. Ces recherches rendent visible le potentiel mathématique mobilisé dans les pratiques sociales quotidiennes d’un groupe culturel pour décrire, gérer, traiter, expliciter et par conséquent comprendre la réalité. En exposant cette variété et en mettant l’accent sur la dimension historique des divers développements mathématiques, les travaux de ce champ de recherche ont contribué à faire éclater la vision très euro-centrée des mathématiques. Il est alors plus juste de parler de cultures mathématiques multiples. Cette idée de pratique sociale propre à un groupe culturel et l’ancrage de leur développement et des outils qui en résultent permet de jeter un regard renouvelé sur ces différents systèmes de savoirs et d’envisager leur cohabitation (fig. 1) :

Figure 1

Cultures mathématiques en interaction

Cultures mathématiques en interaction

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Ainsi, en plus des différentes cultures mathématiques développées par différents peuples dont nous avons parlé plus haut, nous allons considérer les mathématiques formelles ou institutionnalisées comme relevant elles aussi de pratiques sociales d’un groupe culturel particulier : celui des mathématiciens et des mathématiciennes. Ces mathématiques sont alors vues comme une forme de pensée mathématique parmi d’autres ayant son histoire, sa géographie. Elles entretiennent certains liens avec les pratiques sociales de différents groupes culturels, mais ne s’y réduisent pas. Ces mathématiques sont culturellement ancrées dans un système de valeurs spécifique (rationalité et objectivité, entre autres) et elles sont organisées selon une démarche et un système conceptuel abstraits. Nous évitons de parler de mathématiques occidentales, car ce serait occulter les contributions africaines, moyen-orientales et orientales à ces mathématiques (Traoré et Barry 2006).

Les mathématiques peuvent aussi être envisagées par le biais de leur utilisation en contexte professionnel. Différents corps de métier font un usage spécifique des mathématiques, contribuant à refaçonner leur signification à partir des pratiques professionnelles dans lesquelles elles sont mobilisées (Bednarz et Proulx 2010). Les mathématiques scolaires, quant à elles, représentent les contenus qui se retrouvent dans le cursus scolaire d’une société. Elles sont le fait de l’activité d’un autre groupe d’acteurs – des leaders, décideurs en éducation – qui ont pour mandat de concevoir les programmes d’études. Les termes « mathématiques scolaires » sont souvent utilisés pour référer au résultat d’un processus de transposition didactique (Chevallard 1985) des mathématiques institutionnalisées par exemple. Cependant, bon nombre de travaux en ethno-mathématique proposent également de concevoir les mathématiques scolaires en puisant dans les mathématiques incorporées aux pratiques sociales du groupe culturel concerné, dans le but de favoriser la valorisation des savoirs traditionnels et le renforcement identitaire.

Il nous semble que ce regard, en termes de cultures mathématiques multiples, est pertinent pour aborder le souhait exprimé par une leader inuk, à savoir : inclure des mathématiques inuit dans le programme d’études. Cette perspective privilégie la cohabitation de ces pratiques sociales avec les mathématiques institutionnalisées partagées par plusieurs cultures en raison de leur utilisation dans divers contextes de la vie moderne. Cette réappropriation d’une activité mathématique réelle, issue de la culture de ce peuple autochtone, est d’autant plus nécessaire que bon nombre d’élèves inuit portent implicitement une vision des mathématiques comme appartenant à la culture dominante et ne faisant pas partie de la leur (d’Ambrosio et Domite 2008 ; Berger, Angutiqjuaq, Attagootak et Audlakiak 2009), ce qui n’est pas sans conséquence sur la construction de leur identité et de leur confiance portant sur les savoirs mathématiques. Revoir le programme de mathématiques afin qu’il reflète davantage la culture mathématique inuit est donc incontournable dans le cadre d’un processus de prise en charge de l’éducation et de réappropriation des choix et orientations curriculaires en vue d’une valorisation et d’un épanouissement de l’identité culturelle des futures générations inuit.

Articulation des savoirs des deux cultures

Dès lors que nous nous inscrivons dans cette perspective des cultures mathématiques multiples, il apparaît nécessaire de nous pencher sur la mise en relation des différents savoirs issus d’univers culturels différents. S’appuyant sur les concepts d’« acculturation » et d’« inculturation », les cinq modes relationnels entre savoirs de cultures différentes au sein d’un curriculum développés par McIntosh (1983) et Leder (1995) nous apparaissent encore pertinents comme premier éclairage concernant leur coexistence. Nous reprenons ici la dénomination de ces modes utilisés par Pallascio, Allaire, Lafortune et Mongeau (1998).

Ainsi, pour ces auteurs, l’acculturation mathématique (1) caractérise le curriculum développé par une culture dominante et qui ne prend pas en compte la culture des groupes minoritaires auxquels il est imposé. Les savoirs mathématiques scolaires sont ceux choisis par la culture dominante et, les savoirs et pratiques mathématiques qui diffèrent ne sont pas reconnus. Il n’est donc pas question d’interaction officielle entre des savoirs relevant de cultures différentes.

Un curriculum et des orientations pédagogiques proposant des connotations culturelles (2) relevant de la culture minoritaire peuvent être vus comme une première tentative de mise en relation des savoirs issus de cultures distinctes. Les savoirs mathématiques sont alors envisagés dans des contextes propres à la culture minoritaire et en faisant référence à une terminologie et à des artéfacts qui lui appartiennent. C’est à travers des traits de surface que la relation entre les cultures s’opère.

Un troisième mode relationnel se décline sous la forme d’un dédoublement culturel (3). Les individus de la culture minoritaire cheminent en parallèle dans deux univers mathématiques, l’un académique, appartenant à la culture dominante et l’autre, relevant de la vie quotidienne et des pratiques sociales propres à leur groupe culturel. Le rapport entre les cultures est alors surtout vécu de manière dichotomique. On dira d’un curriculum qu’il s’inscrit dans un mode d’interactions culturelles (4) lorsqu’il conçoit les mathématiques et l’apprentissage mathématique comme un construit social culturellement ancré. Le contexte socioculturel de l’expérience quotidienne y est pris en considération. Finalement, un dernier mode relationnel des cultures visera une reconstruction, une réinterprétation des concepts mathématiques qui respecte la culture et intègre et articule les apprentissages des élèves d’un groupe culturel aux besoins et savoirs de la collectivité. Le concept d’inculturation mathématique (5) est évoqué pour signaler une mise en dialogue délestée du rapport dominant-dominé, qui reflète l’autodétermination et le développement d’une collectivité.

Penser le développement de l’identité culturelle à travers l’expérience d’apprentissage dans les classes

En plus de concerner le choix des savoirs à acquérir et leur organisation, l’élaboration d’un curriculum requiert également l’établissement de certaines orientations quant à l’expérience d’apprentissage préconisée dans les classes. Les choix qui y sont faits influencent grandement la mise en oeuvre du curriculum et balisent l’acte d’enseignement et les processus de régulation et d’évaluation des enseignants. Comment envisage-t-on les phénomènes d’apprentissage mathématique ? Quelle expérience mathématique souhaite-t-on faire vivre aux élèves inuit ? Quelles orientations pédagogiques proposer pour favoriser une telle expérience ?

Mouvements entre culture première et culture seconde en contexte éducatif biculturel

La perspective culturelle concernant le développement des individus adoptée par le curriculum québécois actuel est notre point de départ pour aborder cette question. Celui-ci fait appel aux concepts de « culture première » et de « culture seconde » pour rendre compte des processus dynamiques en oeuvre dans le développement des individus d’une société donnée (Ministère de l’Éducation du Québec 2001b).[4] La culture, et par ricochet l’identité culturelle, y est présentée d’abord comme émergeant d’un processus d’imprégnation où l’individu fait siennes les valeurs, attitudes et pratiques de son groupe d’appartenance : c’est la culture première. Elle est aussi conçue comme résultant d’un processus de mise à distance de cette manière d’être et de voir le monde où un regard compréhensif, interprétatif génère de nouvelles significations de soi et du réel, du collectif et de ses réalisations : c’est la culture seconde. Il y a nécessairement un certain écart entre la culture de vie de la famille, de la communauté d’attache de l’environnement immédiat et la culture véhiculée par différents agents et relais comme l’école au sujet du réel.

Le processus de scolarisation selon le curriculum établi et les différents acteurs qui le mettent en oeuvre sont alors considérés comme des agents pouvant jouer un rôle dans les transformations impliquées dans le développement d’une culture seconde. Qu’en est-il de cette dynamique dans le contexte éducatif biculturel du Nord ? Comment peut-on envisager ces mouvements entre culture première et culture seconde en milieu scolaire lorsque le curriculum souhaité vise l’articulation de savoirs issus de deux univers culturels différents ? Le schéma suivant (fig. 2) tente une première mise en relation :

Figure 2

 Approche culturelle du développement

 Approche culturelle du développement

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Apprentissage des mathématiques au Nunavik : Rupture, continuité et médiation culturelle

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le programme de mathématiques appliqué dans les communautés d’Ivujivik et de Puvirnituq reprend essentiellement les savoirs institutionnalisés de cette discipline tels qu’ils étaient présentés dans les documents officiels en vigueur au Québec au moment de son élaboration. Comme le mentionnent Traoré et Barry (2006), un programme de mathématiques conçu par un groupe culturel dominant et transplanté dans le système éducatif d’un groupe culturel minoritaire occulte non seulement les savoirs mathématiques incorporés aux pratiques sociales propres à ce groupe, mais il propose aux élèves une expérience mathématique parfois très éloignée de leur vie sociale et culturelle courante. Les réalités abstraites présentées n’ont alors pas de sens pour les élèves, car elles ne font pas partie de leur réalité conceptuelle : elles sont inexistantes dans leur environnement immédiat et elles ne sont pas souvent congruentes avec les normes culturelles de ces élèves (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport 2005). L’écart évoqué plus haut entre les mathématiques inuit et les mathématiques institutionnalisées, entre la culture première et la culture seconde, est par conséquent, encore plus marqué.

Comme dans l’ensemble des communautés du Nunavik, les expériences mathématiques se vivent dans la langue maternelle, l’inuktitut, dans les classes du pré-scolaire jusqu’à la première année du 2e cycle du primaire.[5] L’enseignement des mathématiques est donc dispensé par les enseignants inuit et ces derniers se réfèrent aux mathématiques institutionnalisées présentes dans le programme en vigueur et le matériel pédagogique disponible en inuktitut. À partir du 2e cycle, les enseignants non-inuit prennent en charge l’enseignement de cette discipline en français ou en anglais en prenant appui, eux aussi, sur des documents pédagogiques basés sur des mathématiques institutionnalisées. Tout au long de leur scolarité primaire (et secondaire), les élèves inuit reçoivent également des cours dédiés spécifiquement à la transmission des pratiques sociales propres à la culture inuit. Ces apprentissages sont rattachés aux situations de la vie nordique et non aux disciplines scolaires. Ce contexte éducatif fait en sorte que chaque jeune Inuk vit des expériences mathématiques – formelles et informelles – relevant de deux langues[6] et de deux mondes culturellement différents. Nous revenons ici sur les exemples déjà discutés, rapportés par nos partenaires, et nous examinons également quelques recherches qui se sont intéressées à ces apprentissages mathématiques vécus dans les classes du Nord dans les domaines de l’arithmétique, de la géométrie et de la mesure.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, nos partenaires disent souhaiter que la numération orale inuit retrouve sa place dans le programme de mathématiques ; il nous semble nécessaire de les questionner plus avant afin d’en situer l’intérêt plus précisément, car quoiqu’ils souhaitent que les jeunes enseignants s’approprient les règles de la numération inuit, il apparaît peu probable que celle-ci remplace la numération orale en anglais qui est largement utilisée au Nunavik. L’apprentissage à l’école primaire de cette connaissance particulière n’est cependant pas sans intérêt d’un point de vue identitaire : au même titre que d’autres systèmes de numération (orale ou écrite) toujours en usage ou non, la numération orale inuit est le reflet d’une activité intellectuelle qui rend compte des situations de la vie rencontrées et des solutions proposées par une culture au cours de son histoire.

L’étude de la numération orale inuit est également pertinente d’un point de vue didactique. En effet, l’analyse de ce système permet une étude des différents constituants de toute numération élaborée. Dans le cadre d’un projet de recherche collaborative avec des enseignants inuit, Poirier (2007) et ses collaboratrices ont documenté le système de numération traditionnel des Inuit du Nord-du-Québec et ont ainsi fait ressortir les différentes caractéristiques de ce système de numération qui prend forme exclusivement à travers l’oralité. Par exemple, les vocables utilisés pour traduire des quantités peuvent être reliés à des référents corporels comme les doigts et les orteils. Il en est ainsi des nombres cinq (tallimat, « bras ») et dix (qulit, « haut »). C’est aussi le cas du nombre 20, désigné par le terme avatit qui signifie « les membres ». Ce dernier semble également jouer un rôle particulier dans la construction des nombres, faisant de ce groupement la base privilégiée par ce système de désignation orale des nombres. Comme tout système de numération, la construction des nombres en inuktitut recourt aussi à certains principes ou règles. Par exemple, le terme pingasuujurtut, utilisée pour désigner le nombre 6, signifie « ils sont plusieurs trois » ; la notion de « multiple » joue donc un rôle dans la numération inuit. Certaines désignations orales élaborées présentent aussi un caractère approximatif ; c’est le cas du nombre 9 (quliunngigartut) qui se traduit par « ils ne sont pas tout à fait dix » (Poirier 2007).

L’exemple des pratiques de mesure mises en oeuvre par les femmes inuit dans la confection des vêtements, rapporté par nos partenaires, nous semble d’un autre ordre que celui de la numération. Par exemple, les mesures nécessaires à la confection d’un manteau mettent en jeu différentes parties du bras jusqu’aux phalanges et s’organisent donc à partir d’unités de mesure non conventionnelles relevant du corps humain (Poirier 2007). Quoiqu’elle ne soit pas ou peu connue des jeunes enseignants, cette pratique, contrairement à celle de la numération orale inuit, peut être envisagée comme tout à fait adéquate et actuelle. L’utilisation d’unités de mesure conventionnelles (du système métrique ou impérial) et d’instruments de mesure fait certes partie des usages modernes ; néanmoins, bon nombre de situations de la vie courante vont être très bien servies par le recours à des unités non conventionnelles. D’un point de vue didactique, les pratiques de mesure des femmes inuit illustrent tout à fait le processus de la mesure qui permet de quantifier une grandeur continue : le recours à des unités et à des sous-unités, le recouvrement de la grandeur considérée ainsi que la comptabilisation des unités utilisées. Dans le cadre d’une autre recherche, Berger, Angutiqjuaq, Attagootak et Audlakiak (2009) rapportent, quant à eux, des témoignages d’aînés explicitant des pratiques impliquées dans la construction d’un traîneau (qamutiik) au Nunavut, où la longueur de la partie plane du traîneau est produite en étendant les deux bras. Ces exemples montrent des savoirs liés à la mesure qui sont enracinés dans des activités et pratiques courantes dans le Nord. Les pratiques mettent en jeu des processus qualitatifs de comparaisons de longueurs et des processus quantitatifs de reports d’unités de mesure non conventionnelles.

Les travaux de Pallascio, Allaire, Lafortune et Mongeau (1997) ont, quant à eux, rendu visibles les connaissances des jeunes Inuit en regard du domaine de la géométrie. Selon ces auteurs, les activités traditionnelles quotidiennes des Inuit et les pratiques sociales qui en découlent entraînent le développement d’habiletés variées liées à la perception spatiale. La particularité du territoire implique des connaissances spatiales importantes afin de se repérer, de se déplacer dans la toundra en considérant la direction du vent (à partir d’amas de neige), d’organiser, d’élaborer ou de construire différents objets rattachés à la vie quotidienne (c’est-à-dire liés à la pêche, à la chasse et à la confection de vêtements). Les élèves ayant participé à l’étude ont démontré de grandes forces dans les activités mettant en jeu la perception spatiale. Malheureusement, ces habiletés sont peu mises en valeur dans l’enseignement de la géométrie tel que dispensé dans le Nord, comme le constatent Pallascio, Allaire, Lafortune et Mongeau (1997). En effet, les deux axes de la géométrie – connaissances spatiales et connaissances géométriques – sont travaillés de manière inégale dans l’enseignement de la géométrie au Québec. Comme le mentionne Cabot-Thibault (2013), il est observé qu’une sous-valorisation de l’axe lié aux connaissances spatiales se fait au détriment de l’axe des connaissances géométriques. Ce second axe, qui vise à soutenir les élèves dans l’appropriation des concepts rattachés aux figures (planes et solides) ainsi qu’à effectuer des relations logiques entre ces concepts, est largement promu par les manuels scolaires. On observe le même phénomène dans l’enseignement de la géométrie dans le Nord en raison d’un recours à des ressources pédagogiques provenant du Sud.

Ces quelques exemples de pratiques sociales inuit présentés précédemment révèlent des intérêts distincts et, par conséquent, des articulations particulières dans le cadre d’un programme d’études en mathématiques. Un premier élément qui ressort concerne le caractère actuel ou non de l’outil mathématique associé à la pratique sociale. Certaines de ces connaissances inuit ne sont plus en usage du fait des situations différentes qui ont appelé un changement de pratique ; c’est le cas notamment de la numération orale. Ces connaissances peuvent tout de même être envisagées comme témoignant de l’histoire d’une culture, comme une sorte de « repère culturel » à l’image de ceux qui sont présentés dans le Programme de formation de l’école québécoise (Ministère de l’Éducation du Québec 2001a). D’autres connaissances, comme les pratiques de mesure, conservent le caractère d’outil pertinent pour des situations contemporaines.

Un deuxième élément qui ressort des exemples exposés concerne le fait que ces pratiques relèvent d’activités menées majoritairement par des femmes (confection des vêtements) ou par des hommes (fabrication des traîneaux). Les référents culturels ne sont donc pas les mêmes pour tous les élèves. De plus, certaines connaissances ont d’abord et avant tout un caractère et une portée pragmatiques comme c’est le cas des habiletés spatiales des Inuit en regard des déplacements sur le territoire, par exemple. En raison de leur nature (enracinée dans les activités et pratiques sociales des communautés), ces connaissances révèlent un caractère situationnel et contextuel qui les distingue du caractère abstrait et généralisable des savoirs mathématiques institutionnalisés. Finalement, ces pratiques présentent, certes, des savoirs mathématiques enracinés, mais ce ne sont pas des situations strictement mathématiques : elles sont intimement liées à une variété de savoirs autres que mathématiques. À titre d’exemple, mentionnons les chasseurs inuit qui évaluent les distances jusqu’à la mer en se basant sur la salinité de l’air, tel que décrit par Pallascio, Allaire, Lafortune et Mongeau (1997).

Compte tenu des particularités et des écarts entre les savoirs issus d’univers culturels différents, certains ethno-mathématiciens vont émettre l’hypothèse que ces mathématiques incorporées dans les pratiques pourraient constituer des portes d’entrée non seulement pertinentes, mais nécessaires pour permettre aux élèves d’un groupe culturel minoritaire de donner sens autant à leur savoir culturel qu’au savoir scolaire institutionnalisé (Gajardo et Dasen 2006 ; Traoré et Barry 2006). L’idée n’est toutefois pas de penser naïvement qu’il suffit de présenter les pratiques sociales et les mathématiques spontanées qui s’y trouvent incorporées. Comme nous pouvons le voir, aborder la question des expériences mathématiques à privilégier avec la jeunesse inuit d’un point de vue curriculaire est assez complexe. L’articulation des savoirs des deux cultures constitue un défi de taille : cela relève autant de la modélisation de processus de transition d’une langue à une autre ou encore de la mise en relation de réalités conceptuelles différentes que de l’opérationnalisation de ces processus dans les pratiques éducatives des différents acteurs rattachés aux écoles. Cependant, les intérêts identitaires et didactiques nous semblent suffisamment importants pour justifier une telle démarche. À cet égard, la formation des enseignants inuit et non-inuit est, à notre avis, interpelée afin de proposer le développement de compétences professionnelles qui permettraient aux enseignants de jouer leur rôle de médiateur culturel au sens de Stairs (1995) qu’exige la mise en oeuvre d’un curriculum inuit.

Conclusion

Le besoin identifié par nos partenaires inuit de réviser le programme de mathématiques élaboré et mis en oeuvre dans les communautés d’Ivujivik et de Puvirnituq il y a quelques années est le point de départ de la présente réflexion. Leur souhait exprimé d’y voir incorporés des savoirs mathématiques inuit nous a amenés à explorer diverses questions portant sur le curriculum, la nature des mathématiques, l’apprentissage et l’enseignement des mathématiques en milieu scolaire. La perspective ethno-mathématique sur ces diverses questions ainsi qu’une approche culturelle du développement de l’individu se sont avérées des cadres théoriques riches et pertinents pour faire la lumière sur ces sujets. Au terme de cette première réflexion, nous souhaitons conclure en signalant quelques chantiers à mettre en oeuvre qui pourraient constituer notre plan de travail initial pour réviser le programme de mathématiques avec nos partenaires. Nous nous proposons de structurer ces chantiers autour des processus impliqués dans les phénomènes de transposition didactique tels que conçus par Chevallard (1985).

Un premier chantier devra être consacré à l’établissement des savoirs que les communautés inuit jugent nécessaire de développer chez leurs jeunes. Qu’il s’agisse de pratiques sociales inuit ou de savoirs scolaires institutionnalisés, il y a certainement au départ une certaine sélection qui doit se faire. Plus importante encore, cependant, sera leur organisation en domaines ou champs d’études. La grande majorité des curricula proposent une structuration s’appuyant sur les disciplines découlant des savoirs savants. Dès lors que nous souhaitons que le curriculum porte les savoirs propres aux pratiques sociales inuit, il nous semble nécessaire de revisiter la structuration classique du curriculum. Cette première étape concerne ce que Chevallard (1985) appelle la « désyncrétisation » du savoir. Un deuxième chantier devrait nous permettre de déterminer de quelle manière peuvent être transposées les pratiques sociales inuit. Quoiqu’une pratique particulière et locale puisse être un objet d’apprentissage en soi, il nous faudra également nous engager dans un certain processus de « dépersonnalisation » de cette pratique pour en faire un objet d’étude qui dégage différentes dimensions historiques, culturelles et sociales de son développement et de son évolution. Dans un troisième chantier, nous nous intéresserons plus particulièrement à la « programmation » de l’ensemble des savoirs mathématiques tout au long de la scolarisation des jeunes. Cela implique ici de réfléchir à la progression du développement de ces savoirs chez les élèves à différents moments de leur parcours. À la suite de ce travail d’envergure, la diffusion du programme révisé auprès des différents publics (enseignants, parents, etc.) pourra alors s’engager.

Afin de nourrir ce travail de révision du programme de mathématiques, il nous apparaît essentiel que se poursuive le dialogue entre l’école et les communautés en vue de préciser les intentions éducatives souhaitées par la société inuit pour les générations futures. Le colloque de 2015 sur l’histoire du développement de l’éducation dans les communautés d’Ivujivik et de Puvirnituq a permis de relancer les réflexions et les discussions sur diverses questions liées à l’éducation des jeunes et à la formation des enseignants inuit. Il nous semble que la suite des consultations pourrait s’orienter vers la conception d’un curriculum scolaire, témoin des visées éducatives générales et globales telles qu’envisagées par les communautés. C’est à cette condition que la démarche de révision du programme aboutira à une proposition éducative en mathématiques cohérente avec les aspirations des populations inuit d’Ivujivik et de Puvirnituq.