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En décembre, je disais à ma grand-mère que je voulais écrire sur l’AFÉAS : l’Association féminine d’éducation et d’action sociale[1]. Elle me conseille alors de rendre visite à son amie, madame Simone Ouellet [nom fictif] dans sa maison du rang Saint-Eugène (aussi, route 167) de la Doré, une municipalité de moins de 1 400 habitants au Lac-Saint-Jean. Je connais déjà cette dame pour l’avoir souvent vue jouer aux cartes et marcher derrière la ferme familiale. C’est une femme aux 80 ans bien sonnés, épouse d’un cultivateur et dévote catholique vouant un culte à Marie — une statue de la sainte de deux mètres de haut munie d’une auréole en fluorescents bleus trône dans sa cour. Ma grand-mère m’explique alors que l’époux de madame Ouellet a fait un AVC qui l’a laissé aphasique et à moitié paralysé. Il a été placé, voilà sept ans, dans une résidence pour personnes âgées en ville, laissant sa femme seule chez elle. Je découvrirai rapidement qu’un réseau familial de ses enfants et petits-enfants se relaie pour les aider à se voir les fins de semaine.

Donc, je suis allé dans ma région natale en ce mois de février où la lumière revient tranquillement, mais on ne sait pas si la chaleur va revenir bientôt. Les gens, dans le haut du lac Saint-Jean, organisent des paris sur la date où le lac va « caler », c’est-à-dire que la glace va partir sur 70 % de son étendue pour s’évacuer dans la rivière Saguenay. À mon arrivée, un samedi midi, je stationne l’auto de mes parents à côté des bâtiments maintenant vides de la « Ferme des Ouellet » et sonne à la porte. À l’intérieur de la demeure, on sent l’odeur de soupe à la gourgane. Mon hôtesse fait chauffer un pain de viande au micro-onde entourée de deux de ses enfants en visite — une professeure d’université et un employé du monde du cinéma — et une de ses petites-filles, journaliste dans la mi-vingtaine. Ils ont amené son mari de la ville pour qu’il passe la fin de semaine avec elle.

Assis à la table à manger, je complimente ses cheveux blond cendré fraichement teints et son élégant chemisier noir à paillettes. « Ah, tu trouves ça beau, c’est une vieille toilette. J’ai dû refaire les coutures. » me dit-elle, souriant tout de même. Levée à 6 h 30, elle m’explique qu’elle a fait sa prière du matin à Notre-Dame-du-Cap[2], déjeuné, lu et fait du ménage avant d’accueillir vers 11 h 30 sa visite pour le diner. Après le repas, elle a installé son monde dans un salon aux grandes fenêtres. L’horizon y est long, on voit les terres agricoles couvertes de neiges et la maison du curé de l’autre côté de la fenêtre. Juste à quelques mètres, les trucks [camions] de bois passent sur la 167 faisant branler la maison et cliqueter la porcelaine des tasses à thé. Pendant la conversation, madame Ouellet commente leur passage : elle sait si c’est un de ses fils ou le voisin d’un tel qui conduit le chargement jusqu’à Chibougamau ou plus loin encore[3]. « Je suis pas bonne pour parler, si Léonard [son mari, nom fictif] pouvait, il te dirait mieux ça ». Cette phrase reviendra souvent pendant la conversation, surtout aux moments où madame Ouellet cherche ses mots et des noms de personnes. Mais elle en a quand même long à dire au le sujet de l’AFÉAS.

« Moi, ça a [le métier à tisser] 45 pouces. Les catalognes on les cousait au milieu ». Elle explique qu’elle a encore un métier à tisser qui lui a été donné par le Ministère de la colonisation dans les années 60[4]. Il se trouve au deuxième étage de son garage et elle peut aller me le montrer, si je veux. Dès le début de la conversation, sa fille, son fils et une de ses petites-filles lui volent tour à tour la parole. L’un pour ajouter que son métier à tisser doit être plus long qu’elle ne le dit. L’autre pour renchérir sur le fait que le tissage à deux était une prérogative de l’AFÉAS. Et la dernière pour expliquer que différents types d’artisanat ont été historiquement mobilisés comme prétexte pour organiser l’action sociale des femmes. La petite-fille journaliste explique : « Tsé, des comités en Espagne ça tissait des paniers pour se justifier à leurs proches, pour avoir l’opportunité de parler d’actions féministes »[5].

Madame Ouellet ajoute : « Les [catalognes] doubles, ça a commencé à l’AFÉAS, ça là là. […] Fallait avoir une copine pour travailler à deux ! Moi, j’ai travaillé à deux, à l’AFÉAS. Je suivais comme deuxième ». Elle ne commente toutefois pas l’aspect politique potentiel du tissage. Je lui pose alors la question directement : « Est-ce que c’était féministe votre association ? » Elle me corrige : « C’était une association féminine ». Je lui rappelle, quand même, que je l’ai déjà entendue utiliser le terme « patriarcat ». Elle explique : « Ben oui, ça se passait de même. Le patriarcat, on n’en parlait pas, c’était de même. On vivait comme ça. Les vieilles ne se plaignaient pas. C’était les hommes qui runnaient [décidaient], pis c’était de même ». Je souligne qu’elles devaient en avoir parlé un peu, puisqu’elle connaît le terme. Elle ajoute : « Ah, ben, peut-être que dans le temps là. Ben, j’essayais de m’intéresser à ce qui se passait. Pis moi, j’étais liseuse en masse. Mais là, quand ça fait 15 ou 20 ans, qu’on fait pu partie de d’ça, qu’on lit moins là-dessus ». Sa fille réplique que ça dépend de nous, c’est à nous de mettre le patriarcat dans nos sujets de conversation.

Madame Ouellet ne l’entend pas d’une même oreille. Elle ajoute qu’elle n’en parle pas récemment parce qu’elle a quitté l’AFÉAS voilà déjà quinze ans. « Mes anciennes amies qui étaient dans l’association c’est tout mort ça. Y’en reste quelques vieilles qui sont [sic] Alzheimer. Y’en a encore une, qui est sur le journal. Elle se défendait ben gros elle ». Elle explique que la population a vieilli, et qu’il y a moins de monde à l’AFÉAS. Son fils lui dit qu’elle peut continuer, si elle veut, à voir ses amies qui restent en vie et aller dans d’autres associations. Madame Ouellet répond que les femmes qu’il propose comme amies ne lui plaisent pas. Parce qu’elles cherchent à « flasher ». Et la femme qu’elle appréciait est morte :

« La femme à Jean-Claude Néron [nom fictif], elle, je te dis qu’elle était bonne, fallait avancer, fallait faire quelque chose dans notre vie, fallait chercher... Fallait trouver le sens du vécu! […] [Le sens] des personnes, pis des familles, pis ce qu’il se passait, pis ce qu’on vivait en famille. […] Moi, des choses de même, ça me disait de quoi ça. Je faisais partie de d’ça. Y’en avait une gang [plusieurs personnes], [qui m’inspirait] ».

Ainsi, derrière des souvenirs anodins de tissage et de cuisine, on voit bien s’ouvrir un lieu de réflexions et de questionnements philosophiques entre femmes[6]. Dans ses mots, l’AFÉAS se révèle ainsi comme lieu d’échange sur le sens de la vie et de ses épreuves. Mais, pendant qu’elle parle, ses enfants la coupent pour expliquer qu’elle y allait surtout pour tisser et poursuivre des projets de livre de recettes. Je note qu’on interrompt sans souci le témoignage de cette femme, taisant son vécu. Je pense aussi qu’on ne m’a jamais enseigné l’existence de cette association pan-provinciale, décrite par son fils comme « des femmes qui font des livres de recettes ». Entre taire la parole des femmes au salon et leur exclusion officielle du curriculum scolaire, il n’y a parfois qu’un pas ! La conversation est finalement coupée par l’arrivée d’une autre de ses filles et de son époux.

Les joues rouges de sa randonnée de ski de fond à -30°, la femme de cinquante ans va se changer au sous-sol. Elle a juste le temps de s’écrier « L’Association des Femmes Écoeurées de l’Acte Sexuel ! » en entendant que nous parlons de l’AFÉAS, témoignant des blagues qui ont pu circuler sur l’association. Au salon, autour du plat de caramels, de tires Ste-Catherine et de chocolats, la discussion dévie. Madame Ouellet me confie que la route a seulement été goudronnée lorsque les grands barrages de la Baie-James ont été construits. D’énormes camions passaient alors devant chez elle pour apporter de titanesques turbines hydroélectriques. De son côté, elle était contente de ne plus devoir balayer constamment son balcon ou de recevoir parfois des roches à travers ses fenêtres. Je prends conscience que, de son village, elle était participante d’une Révolution tranquille bien différente de celle qu’on m’a enseignée à l’école, alors centrée sur les Premiers ministres et le monde urbain[7].

Après un temps, je la ramène au sujet de l’AFÉAS. « Qu’est-ce que vous faisiez d’autres que le tissage ? » Elle replace ses cheveux :

« Ah ! On avait des comités. Y’avait un comité d’éducation. Ça, l’association, c’était provincial aussi. Ils envoyaient les sujets d’étude. Pis, nous autres on étudiait ça. À la grande Assemblée, on présentait tout ça pis on en parlait. […] [Par exemple], sur ce que c’est qui se passait dans le temps à l’école, tout ça là ».

Elle mentionne, par exemple, leur écriture d’un mémoire pour la Commission Parent. Ensuite, elle se met à parler des accomplissements de son mari qui quêtait pour les maladies du coeur. Je prends quelques notes sur les multiples associations auxquelles il participait : les Chevaliers de Colomb, les Lacordaire, la Caisse d’établissement, etc. De son côté, les yeux vifs de monsieur Ouellet me fixent avec un air intelligent sur le fauteuil berçant, à côté de sa chaise roulante. On sent qu’il aurait beaucoup à dire, n’eût été de son aphasie.

Finalement, vers 16 h, je pars, avant qu’il ne soit l’heure du souper. Elle me reconduit à la porte, en insistant sur le fait qu’elle peut mourir bientôt : « En tout cas, je sais pas si on va se revoir, hein ! » Je réponds : « Voyons madame Ouellet, dites-moi pas ça, vous allez me faire pleurer ». Ses bras sous son chemisier transparent en tulle me paraissent soudain bien frêles. Avec son style clinquant d’une Audrey Hepburn un peu fripée, et sa détermination d’une Jeanne Mance sans la soutane, on ne croirait pas que mon hôtesse pense souvent à la mort. Sur la route du retour, je me dis au volant que, si les visites se font rares, entre ses relectures des best-sellers de Jacques Salomé, la mort peut devenir une amie dans la solitude. Ses yeux bleu pâle me restèrent en tête. Et son corps si mince, qu’on ne penserait pas qu’elle a élevé neuf enfants.

Maintenant, à Montréal, je regarde la catalogne sur mon lit fraichement fait, entourée de la literie Made in Pakistan et de mes pantoufles Made in China. Et, je me dis, en commençant à écrire que la catalogne, ce n’est pas juste recyclé, local et fait à la main, mais aussi le patrimoine matériel d’une histoire des femmes québécoises. En particulier, ma couverture c’est la mère de madame Ouellet qui l’aurait tissée. Madame Ouellet l’aurait ensuite donnée à ma mère qui me l’a finalement offerte. Sur la bande sonore que je recopie, on entend parfois les bruits des tasses de thé par intermittence et le tintement de l’horloge grand-père qui annonce les heures. Je pense alors à comment madame Ouellet était capable, à la fois, de vouer un culte à la figure féminine de Marie et de parler de patriarcat dans leurs salles communautaires, révélant différents types d’appropriations féminines des discours et lieux du catholicisme dans le Québec des années 60.

Je commence ainsi à écrire en me demandant si on peut dire qu’elle est féministe, et si le terme importe. Je commence à écrire en pensant à toutes ces femmes isolées dans les rangs, dans leur village au nom de saint, qui ont vu avec les années, elles aussi, leurs amies mourir, une à une. Ces femmes catholiques, plusieurs (dont moi) les voient aujourd’hui surtout comme traditionnelles et oppressées par l’Église, alors que ce sont-elles qui se sont organisées pour avoir le droit de vote, des allocations familiales à leur nom et la contraception. Avec leur mort, c’est la mémoire d’un Québec rural collectiviste qui s’efface, celle d’une génération de femmes qui ont été, à leur façon, les mères de la Révolution tranquille[8].