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Souvent examinée dans son rapport à Aristote, Kant et Heidegger, la pensée de Hannah Arendt n’a que peu été considérée en regard de sa lecture de Platon. Aussi la vaste étude de M.-J. Lavallée est-elle particulièrement bienvenue dans l’espace philosophique contemporain. S’il peut paraître évident aux lecteurs le moindrement initiés qu’Arendt ne cache pas une préférence marquée pour le Stagirite plutôt que pour Platon, cet ouvrage rappelle de manière tout à fait à propos que l’oeuvre d’Arendt est de part en part traversée, rythmée pour ainsi dire par une lecture — très critique, certes — de la philosophie platonicienne.

Le premier mérite spécifique du livre consiste dans le fait qu’il situe la réception arendtienne de Platon dans son contexte historique. Sans jamais tomber dans l’écueil d’une reductio ad historicum, l’auteure entreprend de montrer que la lecture de Platon par Arendt n’est pas accidentelle. Cette contextualisation permet de montrer comment, depuis le xixe siècle jusqu’à l’après-guerre, la lecture de Platon est devenue de plus en plus dogmatique au sein de la philosophie allemande : d’abord une source d’inspiration pour la Bildung au xixe siècle, le génie platonicien fut ensuite exalté pour son charisme et son holisme poético-philosophique, puis carrément récupéré par l’idéologie raciale sous le national-socialisme. L’interprétation polémique de Karl Popper, dont l’essentiel fut publié en 1945, n’est donc que le versant critique d’un Platon dogmatique déjà gravement opérant en Allemagne à l’époque (p. 100-101). Aussi l’interprétation arendtienne de Platon ne saurait-elle être suffisamment expliquée en invoquant une fascination pour les cours de Heidegger sur le philosophe grec ; elle est au moins tout autant une critique d’un Platon dogmatique qu’on peut en grande partie expliquer par le contexte allemand dans lequel elle s’est d’abord développée.

Comme le montre bien l’ouvrage, ce dogmatisme platonicien est récurrent dans l’interprétation d’Arendt. Il structure en effet sa compréhension de la fameuse théorie des Idées, du conflit entre la vérité et l’opinion — et par là entre philosophie et politique —, de la supposée tendance « tyrannique » de la politique platonicienne et de la substitution du faire à l’agir (ou la politique « poiétique »).

À travers l’ensemble de son ouvrage, l’auteure ponctue ses analyses de la pensée d’Arendt par des critiques qui s’appuient tantôt sur les textes platoniciens eux-mêmes, tantôt sur des commentateurs récents qui ont vu dans les Dialogues autre chose qu’un dogmatisme politico-métaphysique. Ce travail critique et réflexif permet au lecteur de saisir l’ampleur du réaménagement du platonisme par Arendt mieux que ne le fait une présentation trop sympathique ou trop peu critique des lectures arendtiennes des Anciens[1]. Elle permet aussi de soulever d’importantes questions au sujet de la philosophie de Platon elle-même.

En présentant l’interprétation qu’Arendt propose des Idées platoniciennes, l’auteure montre que cette lecture doit beaucoup au récit heideggérien du déclin de la conception de la vérité — du dévoilement (aletheia) à la correspondance (homoiôsis) —, mais souligne, à la suite de Francisco Gonzalez[2], que ce récit repose sur une réduction significative de ladite théorie (p. 125). Arendt s’appuie sur le premier aspect de cette réduction — soit la réduction des Idées à des étants visibles — pour critiquer Platon. En insistant sur le caractère « d’apparaître » des Idées, ce dernier aurait induit une compréhension du Bien modelée sur le caractère du Beau : ce biais aurait à son tour fait du Bien quelque chose qui s’offre au regard contemplatif plutôt qu’une notion qui relève de l’agir politique, établissant la supériorité de la philosophie sur le politique (p. 128-129). En faisant ainsi de l’Idée une norme intransigeante sur laquelle doit être modelé de force le monde humain, Arendt observe certains parallèles entre l’idéologie et les Idées : les deux sont totalisantes et imposées de haut en bas ; elles « ont en commun de dénaturer le politique en le soumettant à une vérité qui lui est étrangère » (p. 137). Arendt soutient à cet effet que les Idées « privent les philosophes » de la phronêsis aristotélicienne (p. 139). L’auteure aurait pu poursuivre ici sa critique de l’interprétation dogmatique de Platon : si le philosophe entendait par la phronêsis à la fois le versant théorétique et le versant pratique de la pensée, peut-être cherchait-il à établir un pont entre les deux plutôt qu’à les opposer au détriment de la rationalité pratique (cf. p. 150).

L’auteure se veut aussi sceptique à l’égard de l’interprétation du conflit entre philosophie et politique chez Arendt. La raison en est que, pour cette dernière, ce conflit remonterait historiquement au procès de Socrate et à l’émergence subséquente de la philosophie de Platon ainsi que du mépris pour le politique qui serait intrinsèque à celle-ci. Cette lecture repose donc sur une distinction, voire une opposition, entre une conception socratique et une conception platonicienne du rapport entre opinion et vérité. Chez Socrate, le dialogue n’aurait d’autre fin que d’éclairer et de purifier les opinions en les confrontant les unes aux autres afin d’assainir la conversation citoyenne (p. 153-155). Chez Platon, en revanche, l’opinion serait un obstacle (ou tout au plus un pénible passage obligé) vers une vérité qui la transcende. L’auteure pense qu’une telle distinction est intenable, surtout dans la mesure où Arendt ne tire son portrait de Socrate d’aucun autre écrit socratique. Elle semble toutefois admettre sans difficulté que le Socrate de Platon ne cherche pas à dépasser les limites de la doxa (cf. p. 155 et p. 300-301). Il est certain qu’en cherchant à assimiler le Platon arendtien au Socrate arendtien, l’auteure peut aisément sauver Platon de l’accusation de dogmatisme. Mais, ce faisant, elle court le risque de dénaturer la philosophie platonicienne en lui ôtant sa préoccupation pour le vrai. La seule concession d’Arendt quant à l’importance de la vérité en politique concerne les vérités dites factuelles, qui permettent de résister aux « nobles mensonges » platoniciens. L’auteure ne précise malheureusement pas sa pensée sur cette question. Endosse-t-elle la distinction arendtienne entre vérité factuelle et vérité philosophique ? Une telle distinction est-elle observable chez Platon, ou bien la nécessité du mensonge en politique ne découle-t-elle pas pour lui d’une vérité plus importante, qui concerne tout autant les faits que la philosophie et ce qu’elle devrait entreprendre si elle voulait poursuivre telle ou telle fin ? Introduire une distinction moderne entre être et devoir être dans une problématique platonicienne est-il une approche convenable ?

Le scepticisme de l’auteure refait aussi surface dans son analyse du portrait tyrannique qu’Arendt offre de la politique platonicienne. Aux yeux d’Arendt, cette dernière serait une tyrannie d’abord parce qu’elle écrase sous l’unité de l’Idée la pluralité des êtres humains qui composent la vie politique, ce qui se traduit par le gouvernement de rois philosophes. La politique devient dans cette perspective un moyen dont la philosophie serait la fin, détruisant ce faisant l’action — qui, au sens de l’energeia aristotélicienne reprise par Arendt, est à elle-même sa propre fin. Arendt appuie à maintes reprises son interprétation de cette supposée tyrannie sur les passages où Platon utilise des métaphores ou des modèles techniques pour exprimer sa pensée politique — qu’il s’agisse des analogies du médecin, du pilote de navire, ou du fameux paradigme du tissage dans le Politique. L’auteure est très critique de ce procédé. Selon Lavallée, une prudence herméneutique exige de ne pas abstraire une doctrine substantielle d’un procédé qui s’inscrit dans un contexte dialogique plus complexe. Il est vrai qu’Arendt entreprend dans sa lecture maintes décontextualisations imprudentes. Cela lui permet toutefois de prendre la mesure des exemples platoniciens et de souligner qu’ils ont souvent en commun de décrire le politique comme un gouvernement qui procède du haut vers le bas. Afin d’offrir une interprétation de Platon qui répond à la lecture technicisante d’Arendt, il faudrait pouvoir montrer que Platon a réfléchi aux limites de ce genre de modèles productifs et qu’il a bel et bien conçu le politique sur un autre mode[3]. Il n’en demeure pas moins que l’interprétation d’Arendt, parfois exaspérante en ce qui concerne ces modèles et exemples tirés des arts et métiers, a le mérite de susciter un défi herméneutique de taille pour le lecteur de la philosophie politique platonicienne.

L’auteur présente aussi la célèbre thèse arendtienne de la « substitution du faire à l’agir » comme un réaménagement du platonisme qui doit encore une fois beaucoup à Heidegger. Ce dernier voit dans les discussions du livre X de la République sur l’art et les Idées l’échafaudage d’une « métaphysique de la production », à savoir d’une conception de l’Être non seulement comme « présence », mais comme « avoir-été-produit » (p. 239). L’auteure explique brillamment le parallèle entre ces deux interprétations : Heidegger pense que « les Grecs se sont tournés vers l’activité de fabrication dans l’espoir d’en soutirer une compréhension plus “solide” de l’être » ; Arendt pense que c’était dans l’espoir de « conférer au politique une “solidité” accrue » (p. 270). Selon elle, la politique platonicienne est « poiétique » puisqu’elle cherche à produire une cité juste en prenant les Idées pour modèles. Ce geste aurait pour fin d’éradiquer les « calamités de l’action », soit son imprévisibilité et son irréversibilité, et par là de surmonter la fragilité inhérente à la situation politique des philosophes. Lavallée s’évertue longuement à contester la validité de ce geste interprétatif, en sollicitant à la fois les textes de Platon et les interprétations — fort pertinentes à cet égard — de Stanley Rosen[4], John Sallis[5] et Francisco Gonzalez. Les développements de Platon sur la technê ne permettraient de déduire ni une métaphysique ni une politique de la production. Conséquemment, les fondements mêmes de l’interprétation arendtienne de Platon s’avéreraient intenables.

Il n’est qu’un thème platonicien discuté dans l’ouvrage qui échappe à la critique d’Arendt : la conception dialogique de la pensée, ce qu’elle appelle le « deux-en-un ». La thèse arendtienne de la banalité du mal doit être comprise comme le revers de la profondeur d’une conscience qui est toujours en dialogue avec elle-même, qui remet constamment ses actes en question. Mais ce remède « platonicien » au problème de la banalité du mal pose deux difficultés. D’abord, il faut dire que c’est l’auteure et non Arendt qui reconduit cette idée à Platon : Arendt soutient que le deux-en-un est d’origine socratique et non d’origine platonicienne, distinction que rejette à nouveau Lavallée. Si, dans ce cas précis, ce refus nous semble tout à fait justifié, il n’est pas certain qu’aucune distinction entre Socrate et Platon soit possible à même les dialogues platoniciens. À elle seule une attention portée aux différents interlocuteurs des Dialogues invite à la prudence : on peut difficilement attribuer à Platon toutes les positions que Platon prête à Socrate dans ses écrits. À elles seules, la disparition de Socrate et l’apparition de deux étrangers comme interlocuteurs philosophiques principaux dans des Dialogues dits tardifs posent la question d’une distinction entre Platon et Socrate. Évidemment, la prudence s’impose aussi en sens inverse. En somme, opposer Socrate et Platon aussi fortement et promptement que ne le fait Arendt est un écueil, mais un écueil propre à une façon fort plausible de lire les Dialogues. Or, même s’il s’agissait bien d’une inspiration platonicienne de la part d’Arendt, la confiance et l’optimisme à l’égard des capacités judicatives de tout un chacun seraient, eux, radicalement non platoniciens : nous sommes « reconduits au problème platonicien du bien réel en opposition au bien apparent, qu’Arendt ne soulève pas, ou plutôt évacue au profit de la conviction que ce qui est vrai coïncide avec ce qui apparaît » (p. 339). En somme, la seule réappropriation vraiment positive de Platon par Arendt serait, du point de vue platonicien, hautement problématique.

Telle semble être en effet la conclusion vers laquelle nous conduit l’analyse de l’auteure tout au long de son ouvrage. Arendt aurait à ce point dénaturé les textes de Platon qu’elle en aurait « à répétition » méprisé non seulement la lettre, mais aussi l’esprit (p. 351). Ce constat sévère mais convaincant sur la lecture arendtienne de Platon permet de montrer à la fois l’ampleur de son errance et la fécondité de celle-ci (p. 352) : en contrefaisant Platon pour le rejeter, Arendt a su édifier une pensée politique dont la force, l’originalité et la pertinence ont rarement été égalées.

En somme, Lire Platon avec Hannah Arendt accomplit d’excellente façon la tâche ambitieuse qu’il annonce. Lavallée sait non seulement lire Hannah Arendt au sujet de Platon, mais aussi lire Platon avec elle. L’ouvrage parvient à cet effet à bien équilibrer l’exposition, l’explication, et la critique de l’interprétation arendtienne de Platon. Il saura stimuler les réflexions de tous ceux qui s’intéressent à Arendt, à Platon, et plus largement aux réceptions et réappropriations de la pensée classique dans le monde contemporain. Nous aurons tout à gagner si l’ouvrage suscite les discussions et recherches que ces questions encore trop peu explorées méritent[6].