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Comment se fabrique l’entrepreneuriat ? En quoi le regard de l’entrepreneur et des acteurs de l’écosystème joue-t-il un rôle dans la réussite de l’entrepreneuriat ? Quelles sont les différentes étapes pour agir différemment ? Voici les questions que Christophe Schmitt – professeur en entrepreneuriat à l’Université de Lorraine, titulaire de la chaire Entreprendre de l’IAE de Metz – aborde dans son dernier opuscule à partir de la perspective du paradigme de l’agir entrepreneurial, paradigme auquel il consacre ses recherches depuis une quinzaine années.

Dans le sillage de son dernier ouvrage L’agir entrepreneurial, repenser l’action des entrepreneurs paru en 2015 et chroniqué dans la revue RIPME (2016, 20[3-4]), l’auteur confirme son intérêt porté à l’action de l’entrepreneur. Avec la poursuite de recherches dédiées au développement d’outils pour accompagner les entrepreneurs dans leur démarche et plus particulièrement en phase amont de la création, C. Schmitt souhaite les aider à problématiser leur réflexion et leur action. En privilégiant l’action entrepreneuriale, l’auteur se centre dans le présent ouvrage sur la fabrique de l’entrepreneuriat, soucieux de dégager le champ de l’entrepreneuriat de l’emprise du paradigme de la décision. Dans cette perspective, ce dernier livre est présenté comme un guide de l’agir entrepreneurial (envisagé comme une écologie de l’action), en proposant des métarègles permettant de donner des orientations conceptuelles et de renouveler les pratiques pour aborder l’entrepreneuriat sous l’angle du paradigme de l’agir entrepreneurial. L’ambition de l’auteur est de poser un abrégé de grammaire et d’inventer un nouveau langage. À cet effet, il aborde l’entrepreneuriat à travers la phénoménologie en s’intéressant au rapport au monde de l’entrepreneur et des sciences de l’artificiel, illustrée dans la capacité de l’entrepreneur à concevoir des artefacts à destination de son écosystème. Ces artefacts sont notamment l’idée, l’opportunité, le projet entrepreneurial, le modèle d’affaire, le plan d’affaires : des « objets » conçus par l’entrepreneur, qui permettent de comprendre sa vision du monde ainsi que ses interactions avec les acteurs de son écosystème.

En huit chapitres, C. Schmitt assoie ses développements sur une argumentation à la fois théorique et pratique, avec des encadrés exposant des mises en situation, des exemples vécus, des schémas ainsi qu’un résumé de fin de chaque chapitre sous la rubrique « l’essentiel ». Ces choix traduisent son souci d’adresser à la fois à un lectorat d’enseignants, d’étudiants et de praticiens, mais aussi de responsables politiques et de chercheurs. Le présent ouvrage vient donc compléter celui paru en 2015, en proposant des éléments relatifs aux quatre agir (agir rationnel, agir normatif, agir cognitif, agir entrepreneurial) qui ont façonné la réflexion sur l’entrepreneuriat ainsi que des outils faciles à mettre en oeuvre.

Dans le premier chapitre intitulé « La nécessité de changer de regard sur l’entrepreneuriat », C. Schmitt – après un bref rappel historique situant le modèle de l’entrepreneuriat vis-à-vis du modèle du salariat et du modèle de fonctionnaire – déplore la convergence des approches et pratiques autour du paradigme de la décision entrepreneuriale. Il en souligne les limites d’autant que ce paradigme apparaît comme réducteur au regard de la complexité de l’entrepreneuriat et de la diversité des situations entrepreneuriales. Pour s’affranchir de cette hypothèse implicite de séparation entre décision et action, C. Schmitt privilégie le paradigme de l’agir entrepreneurial permettant de relier décision et action. L’agir entrepreneurial renvoie à l’expérience que se fait l’entrepreneur en situation en lien avec son écosystème pour entreprendre, c’est-à-dire pour favoriser la décision et l’action entrepreneuriale à partir d’une intentionnalité transformée en projet entrepreneurial.

Le chapitre 2 « La complexité actuelle de l’entrepreneuriat » est consacré à la discussion du mythe persistant de l’entrepreneur-héros et à l’important des phases amont, phases décisives pour permettre aux entrepreneurs de se former de l’expérience, mais phases insuffisamment prises en compte à ce jour dans les dispositifs et pratiques de financement d’accompagnement et de formation. En s’intéressant au processus mis en place, C. Schmitt insiste sur ce droit à l’erreur, sur ces apprentissages forgés sur le mode essais-erreurs (afin d’amener les individus à être entreprenants) ; il souligne aussi l’importance de ces « seconds rôles » constitutifs de l’écosystème de l’entrepreneur. L’auteur rappelle l’intérêt de cette notion d’écosystème pour amener les entrepreneurs à la fois à interroger leur environnement et à se l’approprier.

Dans le chapitre 3 est abordé « Le modèle des 3M pour aborder la complexité actuelle de l’entrepreneuriat ». Basé sur une perspective systémique, ce modèle aborde trois dimensions présentées comme complémentaires, en interaction et en constante évolution : « moi » (l’entrepreneur), « mon projet » (comme ensemble d’artefacts créés par l’entrepreneur) et « mon écosystème » (pour les parties prenantes de l’écosystème). Avec le moi, il s’agit de s’intéresser au vecteur de l’agir entrepreneurial (ici l’intentionnalité – selon la perspective phénoménologique – désigne la capacité qu’a la conscience de l’individu d’être dirigé vers un objet) ; mon projet est l’artefact qui reflète l’intentionnalité de l’entrepreneur, il concerne la structuration, c’est-à-dire l’activité de conception et de problématisation nécessaire pour définir le champ des possibles dans lequel l’entrepreneur souhaite s’engager ; enfin, mon écosystème renvoie à la construction d’un cadre positif et engageant à partir des parties prenantes adhérant au projet entrepreneurial.

Le chapitre 4 intitulé « Changer sa paire de lunettes pour comprendre l’entrepreneuriat aujourd’hui » de facture plus théorique aborde la délicate problématique de la représentation, d’autant que l’entrepreneuriat est mu par les représentations des différentes personnes en lien avec la situation entrepreneuriale et les différents artefacts liés au processus entrepreneurial. À partir de la posture constructiviste de Watzlawick (relative à sa distinction entre la réalité de premier ordre pour aborder des faits objectifs et la réalité de second ordre), C. Schmitt rappelle que l’entrepreneuriat renvoie à des représentations associant les deux réalités. Aussi, les situations entrepreneuriales doivent être considérées comme complexes, qu’il convient de rendre intelligibles. L’auteur considère que l’entrepreneuriat doit conjuguer ces deux langages : celui de la réalité de premier ordre (langage de la raison, de la conscience, de la science de l’explication, du jugement) et le langage de la pensée complexe (associé à la réalité de second ordre). Cette réalité plus subjective renvoie à un état « gazeux », longtemps ignoré en entrepreneuriat, qui a privilégié une réalité objective correspondant à un état de cristallisation.

« Entreprendre c’est s’intéresser au rapport au monde », dans ce cinquième chapitre, C. Schmitt développe cette perspective phénoménologique, afin de comprendre le rapport au monde de l’entrepreneur. Il s’intéresse à la fois à l’intentionnalité, comme élément structurant du rapport au monde de l’entrepreneur et à la construction d’artefacts comme éléments de traduction de cette intentionnalité auprès des acteurs de l’écosystème. Après avoir souligné l’importance de l’activité de conception, de problématisation ainsi que la relation au temps, C. Schmitt nous propose une modélisation systémique de l’agir entrepreneurial, où intentionnalité, artefact, et traduction sont en constante interaction. Ce chapitre nous aide à mieux appréhender cette émergence de l’état gazeux et permet ainsi d’enrichir la conception de l’entrepreneuriat.

Le chapitre 6 « Des outils pour aborder l’agir entrepreneurial » propose à partir du modèle 3M de décliner l’agir entrepreneurial du point de vue opérationnel. L’auteur aborde les outils qu’il mobilise pour aider l’entrepreneur à exprimer son projet ; à savoir l’intentionnalité de l’entrepreneur (avec la méthode Intentio@), le projet et son écosystème (avec la méthode Idéo@), enfin la méthode Delphi-entrepreneur@ pour aborder la traduction. Rappelons que la méthode Idéo@ (abordée dans de précédents ouvrages) est composée de cinq modules organisés autour des questions suivantes (le projet c’est quoi/le projet pour quoi/le projet fait quoi/le projet dans quel environnement/le projet dans quelle histoire). La méthode Intentio@ s’organise autour des trois temps liés au projet de l’entrepreneur afin d’en identifier les liens, les points communs (mes projets précédents/mes projets actuels/mes projets souhaités). La méthode Delphi-Entrepreneur@ amène à rencontrer les acteurs de l’écosystème (soit en entretien ou de manière groupée).

Dans le chapitre 7, « Aider l’entrepreneur dans l’agir entrepreneurial », C. Schmitt s’interroge sur les modalités d’aide à l’entrepreneur notamment pour aborder l’état gazeux. Il s’intéresse à des situations aussi variées que l’accompagnement entrepreneurial, l’enseignement de l’entrepreneuriat ou encore la recherche-intervention en entrepreneuriat. Il introduit deux postures différentes, celle du réparateur qui correspond à l’état de cristallisation (posture dominante en entrepreneuriat) et celle du facilitateur qui est destiné à l’état gazeux : un facilitateur qui favorise le questionnement, qui aide à problématiser, afin de construire du sens. Face à une situation entrepreneuriale qui est par nature intersubjective, C. Schmitt invite à s’interroger sur les modalités permettant cette intersubjectivité. À ce titre, il propose plusieurs approches (fondées sur la maïeutique) et des outils susceptibles de développer une rhétorique de l’agir entrepreneurial.

Le dernier chapitre « Favoriser l’expérience de l’agir entrepreneurial » est consacré aux modalités et moyens à mettre en oeuvre pour permettre cette expérience de l’agir entrepreneurial. C. Schmitt invite à sortir de la dimension objective de la création d’entreprise, pour considérer l’expérience de l’entrepreneur (son expérience du réel) comme la pierre angulaire de l’entrepreneuriat. À cet effet, il pose trois questions essentielles pour aborder cette expérience du réel dans l’agir entrepreneurial : comment favoriser l’expérience des entrepreneurs ? Se faire une expérience de quoi ? Comment apprendre de ses expériences ? Comprendre l’entrepreneuriat, c’est privilégier une compréhension simultanée des trois éléments que sont l’entrepreneur, le projet entrepreneurial et l’écosystème.

Avec ce dernier ouvrage, C. Schmitt continue de tracer son sillon avec des propositions conceptuelles, théoriques et pratiques à la fois audacieuses, mais aussi très stimulantes pour la communauté de chercheurs en entrepreneuriat, mais aussi pour les étudiants, les entrepreneurs et les professionnels de l’accompagnement. Il pose ici une nouvelle pierre à son édifice du paradigme de l’agir entrepreneuriat en proposant des démarches et outils privilégiant une approche globale de l’entrepreneuriat… Suivons l’auteur sur ces nouvelles voies d’exploration de la fabrique du projet entrepreneurial !