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Introduction

Longtemps considérées comme des organisations désuètes, les PME familiales, c’est-à-dire les PME majoritairement contrôlées par les membres d’une même famille et caractérisées par une essence familiale forte (Michiels, Voordeckers, Lybaert et Steijvers, 2015), constituent aujourd’hui l’un des moteurs essentiels de la croissance économique des pays émergents et avancés (Carney, Van Essen, Gedajlovic et Heugens, 2015 ; Schulze et Gedajlovic, 2010). De nombreuses études s’attachent dès lors à identifier les facteurs clés du succès de ce type d’organisations (O’Boyle, Pollack et Rutherford, 2012), sans toutefois accorder une grande attention aux aspects susceptibles de menacer leur longévité. En effet, en dépit de l’unicité et des spécificités des PME familiales, peu de travaux tentent d’expliquer comment le caractère familial des PME affecte leur niveau de détresse financière et comment l’exposition à une telle situation permet d’expliquer les différences de performance entre les PME familiales et non familiales. Or, l’analyse de cette double problématique présente un intérêt managérial certain pour les actionnaires et dirigeants de PME puisqu’elle permettrait de les conscientiser quant au contexte organisationnel dans lequel la survie de l’entreprise est la plus menacée et la capacité à surmonter une telle menace est la meilleure.

La théorie du patrimoine socioémotionnel (Gómez-Mejía, Haynes, Núñez-Nickel, Jacobson et Moyano-Fuentes, 2007) peut s’avérer particulièrement informative dans l’appréhension de ces questions importantes pour la longévité des PME. Selon ce cadre conceptuel, les actionnaires familiaux se distinguent des actionnaires non familiaux, car ils présentent une plus grande propension à limiter les pertes relatives au stock de valeurs affectives investi dans l’entreprise au détriment d’aspects purement financiers (Berrone, Cruz et Gómez-Mejía, 2012). Ce stock de valeurs affectives, aussi appelé patrimoine socioémotionnel, comporte plusieurs aspects tels que le maintien du contrôle familial, la succession dynastique, l’attachement émotionnel à l’organisation ou le renforcement des liens sociaux avec les parties prenantes (Gómez-Mejia et al., 2014). Les actionnaires familiaux utilisent donc un cadre de référence basé essentiellement sur des motifs affectifs pour effectuer des choix opérationnels et stratégiques réduisant la probabilité de pertes socioémotionnelles même si cela se traduit par un désavantage économique (Gómez-Mejía et al., 2007). En ce sens, plusieurs travaux illustrent le conservatisme financier adopté par les entreprises familiales qui ne souhaitent pas ouvrir leur capital ou s’endetter en raison de la perte de contrôle résultant de telles opérations (Gómez-Mejia, Cruz, Berrone et De Castro, 2011). Récemment, Schepers, Voordeckers, Steijvers et Laveren (2014) ont démontré que la préservation du patrimoine socioémotionnel exerce un effet néfaste sur l’efficacité entrepreneuriale, car, en dépit des avantages liés à la construction de liens sociaux avec les parties prenantes afin d’identifier de nouveaux besoins, le manque de capital humain et financier résultant de l’indisposition des membres familiaux à relâcher leur hégémonie sur l’organisation altère la capacité de l’entreprise à convertir les efforts entrepreneuriaux en gains de performance mesurés par le ROA. Les auteurs suggèrent ainsi que les aspects positifs de la préservation du patrimoine socioémotionnel sont supplantés par les désavantages induits par la priorisation des aspects affectifs. Dans le cadre de cette recherche, il est dès lors suggéré que la prédisposition des membres familiaux à favoriser la poursuite d’objectifs socioémotionnels expose davantage les PME familiales à une situation de détresse financière puisque les facteurs socioémotionnels affaiblissent leur capacité à faire face aux enjeux financiers auxquels elles sont confrontées.

Cependant, de récents travaux semblent démontrer que l’inclinaison des membres familiaux à préserver leur patrimoine socioémotionnel est contingente à la situation financière à laquelle l’entreprise est confrontée (Chrisman et Patel, 2012). Ainsi, lorsque l’avenir de l’entreprise est menacé, les membres familiaux insisteraient davantage sur les aspects purement financiers au détriment des objectifs affectifs afin de garantir la préservation du patrimoine socioémotionnel futur qui est intrinsèquement lié à la survie de l’entreprise (Gómez-Mejia, Patel et Zellweger, 2018). Il est donc proposé que, comparativement aux PME non familiales confrontées à une situation de détresse financière, les PME familiales expérimentant de telles conditions seront plus enclines à prendre des mesures correctrices visant à améliorer leur niveau de performance et à limiter le risque d’extinction du patrimoine socioémotionnel associé à la disparition potentielle de l’entreprise. Au contraire, dans le cas où la situation des PME familiales est saine, les actionnaires familiaux seront plus disposés à s’orienter vers des choix garantissant la préservation du patrimoine socioémotionnel, altérant ainsi leur capacité à engendrer des gains financiers.

Sur la base d’un échantillon de 246 PME familiales et non familiales, cette étude confirme les arguments théoriques avancés et testés, offrant ainsi plusieurs contributions à la littérature. Tout d’abord, elle est la première à démontrer que le caractère familial d’une PME accentue son niveau de détresse financière, contribuant ainsi à une meilleure compréhension de cette situation critique pour les PME. Ensuite, cette recherche répond à un appel récent dans le domaine du management pour une meilleure compréhension des différences de performance entre PME familiales et non familiales en proposant un cadre d’analyse expliquant les résultats contrastés observés dans la littérature (Carney et al., 2015). En effet, les PME familiales performent le mieux lorsqu’elles sont en situation de détresse financière alors qu’elles présentent les plus faibles niveaux de performance lorsqu’elles sont financièrement saines. Enfin, cette étude contribue à la compréhension du rôle joué par la préservation du patrimoine socioémotionnel dans l’explication des différences de performance entre les entreprises familiales et non familiales, un champ de recherche sous-investigué jusqu’à présent (Naldi, Cennamo, Corbetta et Gómez-Mejía, 2013).

Dans les sections suivantes, le cadre conceptuel de la recherche sera développé et les principes de la détresse financière seront examinés sous l’angle de la théorie du patrimoine socioémotionnel afin de mieux cerner cette problématique dans le cadre des PME familiales. Par la suite, la méthodologie privilégiée pour vérifier les hypothèses de recherche sera illustrée. Enfin, les résultats obtenus seront analysés avant de conclure avec plusieurs pistes de recherche.

1. Revue de la littérature

1.1. Cadre conceptuel de la recherche

Les entreprises familiales sont devenues un objet de recherche à part entière des sciences de gestion au cours des dernières décennies (Michiels et al., 2015). Entre autres, depuis plus d’une vingtaine d’années, un large pan de la littérature académique tente de déterminer si celles-ci présentent de meilleurs niveaux de performance financière que leurs homologues non familiales (Carney et al., 2015). Ainsi, plusieurs travaux se réfèrent à la théorie de l’agence pour suggérer que la concentration de l’actionnariat entre les mains de la famille réduit les coûts d’agence parce que les actionnaires familiaux ont leurs intérêts alignés avec ceux des dirigeants qui font fréquemment partie de la famille (Jensen et Meckling, 1976). En accord avec cette logique, de nombreuses études démontrent empiriquement les effets positifs de l’actionnariat familial sur la performance (Minichilli, Brogi et Calabrò, 2015 ; Villalonga et Amit, 2009). A contrario, d’autres auteurs arguent que l’espace discrétionnaire, dont dispose la famille lorsque l’actionnariat est concentré entre ses mains, peut engendrer des coûts d’agence spécifiques induits par l’enracinement managérial (Villalonga, Amit, Trujillo et Guzmán, 2015), le népotisme et l’altruisme parental (Lubatkin, Schulze, Ling et Dino, 2005) ainsi que l’émergence de conflits familiaux (Memili, Chang, Kellermanns et Welsh, 2015), expliquant ainsi le constat empirique de sous-performance des entreprises familiales (De Massis, Kotlar, Campopiano et Cassia, 2013, 2015 ; Sciascia et Mazzola, 2008). Par ailleurs, d’autres recherches s’appuyant sur la théorie de l’intendance suggèrent quant à elles que les actionnaires-dirigeants familiaux adoptent des comportements pro-organisationnels en raison de leur profond attachement à l’entreprise (Davis, Schoorman et Donaldson, 1997), ce qui contribuerait à la performance des entreprises familiales (Kellermanns, Eddleston, Sarathy et Murphy, 2012).

Ces inconsistances empiriques et théoriques stimulent la réflexion autour de la problématique de la performance des entreprises familiales. Afin de pallier la confusion empirique entourant cette question, Carney et al. (2015) proposent d’adopter une approche contingente afin d’identifier les circonstances dans lesquelles ce type d’organisations présente de meilleurs niveaux de performance. Le raisonnement sous-jacent est que les caractéristiques spécifiques des entreprises familiales sont susceptibles de s’avérer bénéfiques ou néfastes en fonction du contexte dans lequel elles évoluent (Minichilli et al., 2015). Cette recherche s’inscrit dans cette mouvance et tente de déterminer dans un premier temps si les entreprises familiales sont davantage exposées à une situation de détresse financière avant d’analyser si une différence significative de performance apparaît entre les PME familiales et non familiales exposées à une telle situation. Cette approche contingente permettra ainsi d’identifier les conditions financières sous lesquelles les PME familiales surperforment ou sous-performent leurs homologues non familiales.

Pour aborder l’ambiguïté théorique autour de ces questions, cet article se réfère à la théorie du patrimoine socioémotionnel (Gómez-Mejia et al., 2007). Ce cadre théorique fréquemment utilisé dans la littérature traitant des entreprises familiales permet d’obtenir une vision plus fine de la capacité de la famille à exercer une influence sur les comportements et la performance de l’organisation (Sciascia, Mazzola et Kellermanns, 2014). En effet, la théorie du patrimoine socioémotionnel combine des éléments relatifs aux cadres théoriques de l’agence et de l’intendance (Kellermanns et al., 2012), permettant ainsi de réconcilier des logiques divergentes selon une approche intégrative (Chua, Chrisman et De Massis, 2015). Plus précisément, elle s’inscrit dans la lignée de la théorie de l’agence comportementale (Wiseman et Gómez-Mejía, 1998) et suggère qu’une approche socioémotionnelle intégrant les aspirations non financières des membres familiaux serait plus appropriée pour comprendre les comportements et la performance des entreprises familiales (Gómez-Mejia et al., 2011 ; Zellweger, Nason, Nordqvist et Brush, 2013). Selon cette perspective, les décisions prises au sein des entreprises familiales seraient orientées vers la minimisation des pertes socioémotionnelles au détriment de la poursuite d’objectifs financiers (Gómez-Mejia et al., 2007). Les membres familiaux adopteraient ainsi des choix qui permettent de renforcer ou maintenir l’hégémonie familiale, l’attachement émotionnel des membres familiaux à l’organisation, les liens avec les parties prenantes et d’assurer la succession dynastique (Berrone, Cruz et Gómez-Mejia, 2012), même si ceux-ci impliquent parfois un désavantage économique pour l’entreprise.

Se référant à ce cadre théorique, plusieurs auteurs démontrent que les entreprises familiales sont moins innovantes (Classen, Carree, Van Gils et Peters, 2014), manifestent une moindre inclinaison à poursuivre des stratégies de diversification (Gómez‐Mejia, Makri et Kintana, 2010) et d’internationalisation (Scholes, Mustafa et Chen, 2016), car, en dépit des avantages économiques qu’elles peuvent procurer, de telles décisions impliquent de relâcher le contrôle familial sur l’organisation en faisant appel à des membres non familiaux pour gérer les aspects opérationnels liés à l’implémentation du choix stratégique. Dans un autre ordre d’idées, Berrone, Cruz, Gómez-Mejia, et Larraza-Kintana (2010) apportent la preuve empirique que les entreprises familiales polluent moins afin de limiter les conséquences néfastes pour leur image, car les membres familiaux veulent assurer la transmission d’une entreprise, dont la réputation est solide pour les générations suivantes. Le même argumentaire est utilisé pour démontrer que les entreprises familiales sont moins disposées à opter pour des pratiques agressives de gestion comptable des bénéfices (Martin, Campbell et Gómez-Mejia, 2016) ou d’ingénierie fiscale (Mafrolla et D’Amico, 2016).

Bien que ces recherches ancrées dans la théorie du patrimoine socioémotionnel offrent une meilleure compréhension de l’influence de la logique non financière des membres familiaux sur les décisions prises au sein de l’organisation, peu de travaux tentent d’appréhender les conséquences engendrées par l’utilisation d’un tel cadre de référence sur la situation financière et la performance des entreprises familiales (Naldi et al., 2013). Après une définition concrète de la détresse financière, la suite de cette étude propose donc d’adopter ce cadre théorique afin d’analyser comment le caractère familial des PME affecte leur exposition à une situation de détresse financière et explique des différences potentielles de performance en fonction du caractère financièrement sain ou menacé de l’entreprise.

1.2. Le Z-score d’Altman de détresse financière

La détresse financière est un terme utilisé en finance d’entreprise pour désigner une situation où les promesses faites aux créditeurs sont honorées avec difficulté ou ne sont pas du tout tenues. Spécifiquement, elle se réfère à une situation où la probabilité que la faillite de l’entreprise soit déclarée dans les deux ans est élevée (Altman, 1968). Afin de mesurer le niveau de détresse financière d’une organisation, Altman (1968, 1983) a conçu un indicateur intitulé Z-score. Celui-ci est construit sur la base de plusieurs variables financières qui sont pondérées et additionnées afin d’établir une mesure singulière de la santé financière d’une entreprise. L’idée sous-jacente est que la mesure obtenue à la suite de l’agrégation pondérée de ces variables offre une meilleure indication de la situation financière de l’entreprise comparativement à la simple analyse des ratios financiers qui la composent. Pratiquement, le Z-score est calculé comme suit (Altman, 1968, 2013) :

Où chaque lettre correspond aux ratios suivants :

A = EBIT/total actif, B = ventes nettes/total actif, C = valeur comptable des fonds propres/dettes totales, D = fonds de roulement /total actif et E = bénéfices non distribués/total actif.

Si le Z-score est supérieur à 1,81, l’entreprise peut être classifiée comme financièrement saine alors qu’un Z-score inférieur à ce seuil implique une classification de l’entreprise en tant qu’organisation exposée à une situation de détresse financière (Altman, 1968). Bien qu’il existe une multitude d’autres indicateurs de détresse financière, le Z-score sera utilisé dans cette étude, car il est le plus fréquemment employé dans les recherches menées dans les domaines financiers (Dowell, Shackell et Stuart, 2011), permettant ainsi une meilleure comparabilité avec les précédents travaux analysant les facteurs explicatifs et les conséquences de la détresse financière au sein des PME.

1.3. Patrimoine socioémotionnel et détresse financière au sein des PME familiales

Alors que la théorie du patrimoine socioémotionnel permet d’expliquer de nombreux comportements adoptés par les entreprises familiales (Gómez-Mejia et al., 2011), ce cadre théorique trouve encore davantage d’écho au sein des PME familiales. En effet, ces dernières sont essentiellement guidées par la logique des membres familiaux qui présentent un profond attachement émotionnel à leur entreprise et détiennent le plus souvent un pouvoir souverain pour asseoir leur domination dans les choix opérés par l’organisation (Gómez-Mejia et al., 2011). Ainsi, il n’est pas rare que la majorité des postes de l’équipe dirigeante et/ou du conseil d’administration soit occupée par les membres familiaux au sein des PME (Bammens, Voordeckers et Van Gils, 2008), de telle sorte que la famille dispose d’une grande latitude dans la poursuite d’activités visant à minimiser les pertes socioémotionnelles (Gómez-Mejia, Patel et Zellweger, 2018). Dans un tel contexte, la prédominance de la logique socioémotionnelle dans la prise de décision des PME familiales est susceptible de les exposer davantage à une situation de détresse financière.

Tout d’abord, en raison de leur aversion aux pertes socioémotionnelles, les membres familiaux optent pour des décisions stratégiques les minimisant même si de tels choix exposent davantage l’organisation à des difficultés financières (Gómez-Mejia, Patel et Zellweger, 2018). Par exemple, certaines entreprises familiales préfèrent adopter le statu quo afin de maintenir le contrôle familial et d’éviter des conflits intrafamiliaux résultant de divergences de points de vue quant à l’orientation stratégique à donner à l’organisation (Chirico, Sirmon, Sciascia et Mazzola, 2011). Cela signifie que les membres familiaux sont plus enclins à prendre des décisions stratégiques basées sur leurs expériences passées plutôt que d’identifier et d’exploiter de nouvelles opportunités constituant une menace potentielle sur leur patrimoine socioémotionnel (Li et Daspit, 2016). De ce fait, les PME familiales risquent davantage d’être dépassées par les évolutions du marché qui seront bel et bien intégrées par leurs homologues non familiales au sein desquelles les prérogatives socioémotionnelles interfèrent dans une moindre mesure dans le processus décisionnel (Rosenbusch, Brinckmann et Bausch, 2011).

De surcroît, bien que la préservation du patrimoine socioémotionnel comprenne certaines sources potentielles d’avantages compétitifs telles que la consolidation du capital social au travers du renforcement des liens avec les parties prenantes ou la volonté de transmettre l’héritage familial aux générations suivantes (Berrone, Cruz et Gómez-Mejia, 2012), l’utilisation de ce cadre de référence dans la prise de décision implique également des inconvénients tels que les nominations népotiques (Lubatkin et al., 2005), le refus systématique de sources externes de financement (Gómez-Mejia et al., 2011) et l’octroi de privilèges au travers de dividendes excessifs (Michiels et al., 2015) afin de rencontrer les attentes des membres familiaux concernant le maintien du contrôle familial et leurs aspirations pécuniaires. Kellermanns et al. (2012) indiquent que les avantages susmentionnés ne sont pas suffisants pour garantir la longévité de l’organisation. En effet, en dépit de la vision à long terme et du renforcement des liens sociaux, les inconvénients associés à la préservation du patrimoine socioémotionnel accentuent la menace planant sur la survie de l’entreprise en raison de la contrainte imposée par une telle logique sur les ressources financières et le capital humain disponibles (Naldi et al., 2013). En ce sens, Schepers et al. (2014) arguent que l’absence d’un capital humain de qualité et de ressources financières en suffisance altère significativement la capacité des PME familiales à implémenter efficacement leurs choix stratégiques. De plus, certaines PME familiales sont également confrontées à des conflits intergénérationnels entre les membres familiaux (Kellermanns et Eddleston, 2004), ce qui renforce leur inefficacité dans la détermination et l’implémentation de la stratégie de l’entreprise (Chirico et al., 2011). La combinaison de ces différents facteurs est dès lors susceptible d’exposer davantage les PME familiales à une situation de détresse financière, ce qui se traduit par l’hypothèse suivante :

  • Hypothèse 1 : les PME familiales présentent un plus haut niveau de détresse financière que les PME non familiales.

1.4. Détresse financière et performance au sein des PME familiales

Bien que la préservation du patrimoine socioémotionnel joue un grand rôle dans l’explication des comportements et de la situation financière des PME familiales, plusieurs auteurs révèlent que la prédominance des aspirations affectives des membres familiaux est contingente aux menaces planant sur l’avenir de l’entreprise (Chrisman et Patel, 2012 ; Gómez-Mejia, Patel et Zellweger, 2018). Selon Chrisman et Patel (2012), les membres familiaux accepteraient de sacrifier une partie de leur patrimoine socioémotionnel et prendraient des mesures économiques orientées vers la perpétuation des activités de l’entreprise lorsque le futur de l’organisation est potentiellement menacé. Alors que les entreprises familiales sont souvent caractérisées par une moindre propension à investir dans l’innovation en raison des pertes socioémotionnelles qu’un tel choix stratégique implique (Classen et al., 2014), ces auteurs apportent la preuve empirique qu’elles investissent davantage en recherche et développement que leurs homologues non familiales lorsque leur niveau de performance est inférieur à celui de leurs concurrents. Les entreprises familiales s’adapteraient ainsi au contexte dans lequel elles évoluent afin d’éviter de se faire dépasser par les concurrents et de voir la survie de l’organisation compromise. Plus récemment, Gómez-Mejia, Patel et Zellweger (2018) établissent que, lorsque les entreprises familiales sont plus vulnérables en raison de résultats inférieurs aux attentes des membres familiaux, celles-ci adoptent des stratégies d’acquisition de cibles présentant un métier de base significativement différent afin de limiter le risque de dépendance à une seule source d’activité et contribuer à la pérennisation des activités à long terme. Ces résultats impliquent donc que les aspirations socioémotionnelles des membres familiaux sont supplantées par les prérogatives économiques lorsque le futur de l’organisation est menacé afin d’assurer la longévité de l’entreprise et ainsi garantir la préservation du patrimoine socioémotionnel futur pour les générations suivantes (Gómez-Mejia et al., 2014).

Appliqué à notre problématique, cet angle de réflexion supposerait que, dans le cas où le niveau de détresse financière et donc la probabilité de faillite sont élevés, les PME familiales seraient plus disposées que les PME non familiales à initier des actions visant à redresser la situation financière de l’entreprise et sa rentabilité afin d’assurer la perpétuation du patrimoine socioémotionnel des membres familiaux à plus long terme. En ce sens, de précédents travaux démontrent que les entreprises familiales explorent davantage d’opportunités, innovent et se diversifient plus lorsqu’elles sont confrontées à des environnements hostiles (Chirico et Baù, 2014) ou perçoivent un danger sur la survie à long terme de l’organisation (Chrisman et Patel, 2012 ; Gómez‐Mejia, Makri et Kintana, 2010). De surcroît, les PME familiales sont aussi plus enclines à engager des membres non familiaux afin de pallier l’inefficience de l’équipe dirigeante en place et majoritairement familiale lorsqu’elles sont confrontées à un environnement économique particulièrement contraignant et menaçant pour la survie de l’organisation (Vandekerkhof, Steijvers, Hendriks et Voordeckers, 2015). Ces travaux suggèrent donc que la volonté des membres familiaux de perpétuer leur patrimoine socioémotionnel futur les conduirait à prendre des décisions stratégiques et opérationnelles orientées vers l’amélioration de la situation économique de l’organisation lorsque la survie de celle-ci est potentiellement remise en question, ce qui pourrait se traduire par de meilleurs niveaux de performance des PME familiales vis-à-vis des PME non familiales en situation de détresse financière. Pour ces raisons, l’hypothèse suivante est posée :

  • Hypothèse 2a : parmi les PME expérimentant une situation de détresse financière, les PME familiales performent mieux que les PME non familiales.

Par contre, lorsque les PME familiales sont exposées à un faible risque de détresse financière, les membres familiaux seront moins enclins à prendre des mesures orientées vers la maximisation de leur niveau de performance puisque la préservation de leur patrimoine socioémotionnel futur n’est pas exposée à une menace tangible (Gomez-Mejia et al., 2014). Par conséquent, les conditions financières favorables expérimentées par les entreprises familiales vont rendre les membres familiaux plus enclins à privilégier des actions limitant les pertes de patrimoine socioémotionnel accumulé jusqu’alors au détriment de gains économiques potentiels. En ce sens, Casillas, Moreno et Barbero (2010) démontrent que les entreprises familiales évoluant dans un environnement stable préfèrent maintenir leur position concurrentielle dans les activités traditionnelles plutôt que de prendre le risque de s’engager dans des activités déconnectées de leur métier afin de surperformer leurs concurrents. Cette réticence s’explique par le fait qu’une telle stratégie de diversification nécessite des ressources humaines et financières, dont l’acquisition entraînerait des pertes socioémotionnelles importantes en termes de contrôle pour les membres familiaux qui devraient éventuellement ouvrir le capital, souscrire des emprunts ou engager des dirigeants non familiaux (Gómez-Mejia, Makri et Kintana, 2010). Au sein des PME familiales, ces aspirations non financières joueraient un rôle moins important, de telle sorte que les décisions stratégiques et opérationnelles seraient davantage prises selon une logique financière (Rosenbusch, Brinckmann et Bausch, 2011). Celles-ci seraient dès lors plus enclines à profiter des conditions financières favorables pour développer leur avantage concurrentiel vis-à-vis de leurs concurrents et améliorer leur rentabilité. C’est pourquoi l’hypothèse suivante est formulée :

  • Hypothèse 2b : parmi les PME n’expérimentant pas une situation de détresse financière, les PME familiales performent moins bien que les PME non familiales.

2. Méthodologie

2.1. Constitution de l’échantillon

Pour vérifier nos hypothèses, une enquête par questionnaires a été réalisée en 2012 afin de collecter des informations sur les caractéristiques actionnariales des PME belges localisées en Wallonie et l’environnement économique dans lequel elles évoluent. Analyser la problématique de la détresse financière au sein des PME familiales wallonnes est particulièrement pertinent puisque plus de 45 % des PME de plus de dix travailleurs présenteraient un caractère familial (Crutzen et Pirnay, 2014) et la proportion de PME exposées à une situation de détresse financière se situe au-delà de la moyenne nationale avec un taux de plus de 1,45 % en 2014 (UCM, 2015).

Afin de définir notre population cible, la base de données financières Bel-First, produite par le Bureau Van Dijk, a été utilisée. Celle-ci collecte et structure les informations financières, comptables et sociales de plus de deux millions d’entités économiques établies en Belgique. Plus précisément, elle renseigne l’utilisateur sur la situation financière des entreprises en proposant des ratios financiers et comptables ainsi que l’ensemble des informations contenues dans les états financiers déposés auprès de la Banque nationale de Belgique. Fournissant également des informations relatives aux caractéristiques démographiques et organisationnelles des entreprises telles que l’affiliation sectorielle, l’appartenance à un groupe, la situation juridique, l’âge ou bien encore l’effectif moyen, elle permet de réaliser des échantillonnages pertinents sur la base d’une approche multicritères. Dans le cadre de cette étude, les différentes étapes et critères utilisés dans la constitution de l’échantillon sont présentés dans le tableau 1 avant d’être détaillés.

Tableau 1

Critères de sélection et constitution de l’échantillon

Critères de sélection et constitution de l’échantillon

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Tout d’abord, par souci de comparabilité avec les études menées dans l’Union européenne, la définition communautaire de la PME a été utilisée. Une entreprise est donc considérée comme une PME si (a) elle emploie moins de 250 personnes ; et a (b) soit un chiffre d’affaires inférieur ou égal à 50 millions d’euros, soit un total du bilan inférieur ou égal à 43 millions d’euros. De surcroît, seules les PME ne faisant pas partie d’un groupe d’entreprises ont été sélectionnées puisque l’appartenance à de telles structures facilite l’accès aux ressources financières nécessaires à leur survie et à leur développement (Carney, Gedajlovic, Heugens, Van Essen et Van Oosterhout, 2011), ce qui pourrait altérer notre analyse. Sur la base de ces critères, 230 416 PME indépendantes ont été identifiées en région wallonne. Ensuite, les microentreprises de moins de cinq employés ont été exclues de la population cible, car ce genre d’entreprises ont souvent des objectifs instables qui sont susceptibles de biaiser les résultats (Martin et Javalgi, 2016). De plus, elles sont fréquemment confrontées à une situation d’insuffisance financière (Reid, 1996) et présentent de plus faibles niveaux de performance en raison de la propension de leurs dirigeants à surestimer les forces et à sous-estimer les faiblesses de l’entreprise (Smith, 1999). Ces caractéristiques pourraient également induire un biais au niveau de notre analyse, car la distribution des données concernant nos variables d’intérêt serait tronquée. Après l’application de ce critère, la population cible se compose de 149 326 PME.

À partir de ce groupe de PME, un échantillonnage aléatoire de 2 000 entreprises a été réalisé et les questionnaires papier ont été adressés aux CEOs de chaque PME. À l’issue de cette enquête, 274 réponses ont été totalisées. Après l’exclusion de 28 questionnaires incomplets ou erronés, 246 réponses valables ont été répertoriées, ce qui correspond à un taux de réponse de 12,3 %.

Afin de distinguer les PME familiales des PME non familiales dans notre échantillon, plusieurs critères ont été employés en tenant compte de la multiplicité des définitions de l’entreprise familiale recensées dans la littérature (Westhead et Howorth, 2006). Dans cette étude, une PME devait remplir deux critères pour être définie comme familiale : (a) soit être détenue par plusieurs membres d’une même famille et être dirigée par un CEO familial, (b) soit être détenue par plusieurs membres d’une même famille et être dirigée par un CEO non familial qui perçoit la PME comme une entreprise familiale (Michiels et al., 2015). Sur la base de cette définition, 177 entreprises ont pu être considérées comme des PME familiales, soit 72 % de l’échantillon. Les 69 entreprises restantes ont quant à elles été classifiées comme PME non familiales. La composition de notre échantillon est relativement similaire à celle recensée dans une étude récente menée par Huybrechts, Voordeckers et Lybaert (2013) démontrant que 75 % des entreprises belges non cotées présentaient un caractère familial. Notre échantillon semble donc relativement représentatif en ce qui concerne la proportion de PME familiales dans le tissu économique wallon.

Par la suite, les PME répondantes ont à nouveau été sondées par téléphone en 2013 et 2014 pour prendre en compte les modifications potentielles dans leur actionnariat et constituer ainsi un panel de données sur la période 2012-2014, sans que la taille de l’échantillon ne soit altérée. Un panel balancé sur une période de trois années a ainsi pu être composé en combinant les données financières récupérées sur Bel-First pour les années 2012 à 2014 et les informations collectées auprès des répondants (structure actionnariale, environnement économique) par voies papier et électronique au cours de cette même période.

Après avoir procédé à l’encodage des données, plusieurs tests ont été réalisés afin de vérifier la représentativité de notre échantillon. Tout d’abord, la représentativité statistique de notre échantillon par rapport à la population totale de PME a été testée sur la base de tests de Student et de khi carré comparant plusieurs caractéristiques démographiques et financières des deux groupes. Les résultats des tests de Student repris dans le tableau 2 démontrent l’absence de différences significatives entre les variables démographiques et financières de notre échantillon et de la population globale de PME, confirmant ainsi la représentativité de notre échantillon. De plus, aucune différence n’a été observée en ce qui concerne la répartition sectorielle en appliquant un test de khi-carré (χ2(4) = 1,241, p > 0,10).

Tableau 2

Tests de représentativité de l’échantillon

Tests de représentativité de l’échantillon

* p < 0,10 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.

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De surcroît, afin de s’assurer de l’absence de biais de méthodes, les caractéristiques démographiques et financières des 246 PME répondantes et des 1 754 PME non répondantes ont été comparées à l’aide de tests de Student et de khi-carré (Podsakoff, MacKenzie et Podsakoff, 2012). Ainsi, aucune différence significative n’a été observée en ce qui concerne le nombre d’employés (t-valeur = 0,303 ; p > 0,10), l’âge (t-valeur = 0,407, p > 0,10), les ratios fonds propres/fonds de tiers (t-valeur = 0,842 ; p > 0,10), Actifs circulants/Dettes court terme (t-valeur = 0,756 ; p > ,10), le ROA (t-valeur = 0,654 ; p > 0,10) et la répartition sectorielle (χ2(4) = 1,042, p > 0,10). La procédure a été reproduite en comparant ces mêmes facteurs démographiques et financiers entre les 20 % de premiers répondants et les 20 % de derniers répondants sans qu’aucune différence significative ne soit observée, confirmant ainsi la représentativité de notre échantillon.

2.2. Variables sélectionnées

La première variable dépendante utilisée dans cette recherche est une mesure du degré de détresse financière. Le modèle le plus fréquemment employé pour distinguer les PME saines des PME en situation de détresse financière est le Z-score d’Altman (Dowell, Shackell et Stuart, 2011). Ce modèle propose une mesure continue du niveau de détresse financière. Un faible Z-score indique une situation de détresse financière tandis que des valeurs élevées représentent un indicateur d’une bonne santé financière (Miller et Reuer, 1996). Le Z-score est construit sur la base d’indicateurs de taille, d’endettement, de liquidité et de performance comme prédicteurs de la détresse financière (Altman, 1968). Conformément à de précédents travaux (Altman, 1968, 2013), les variables et notations suivantes sont utilisées pour mesurer le Z-score d’Altman : A*3,3 + B*0,99 + C*0,6 + D*1,2 + E*1,4[1]. Afin de faciliter l’interprétation des résultats, le Z-score inversé est calculé afin d’obtenir un indicateur pour lequel un faible score indique une bonne santé financière tandis que des valeurs élevées correspondent à une situation de détresse financière. Ce dernier correspond à l’inverse du Z-score, soit le Z-score multiplié par (-1).

Dans la suite de l’analyse, une seconde variable dépendante relative à la performance est également employée afin de mesurer l’impact du niveau de détresse financière sur la performance des PME familiales et non familiales. La performance est mesurée par la rentabilité économique de l’actif (ROA) calculée comme le résultat net divisé par l’actif total. Cet indicateur est le plus fréquemment utilisé dans les études examinant les antécédents de la performance des entreprises familiales (Rutherford, Kuratko et Holt, 2008).

Parmi les variables indépendantes, la principale variable d’intérêt est la variable PME familiale. Celle-ci correspond à une variable binaire prenant la valeur 1 si la PME répond à notre définition de la PME familiale, 0 si ce n’est pas le cas.

Plusieurs variables de contrôle sont également incluses dans notre modèle, car elles sont susceptibles d’exercer une influence sur nos variables dépendantes. Tout d’abord, l’âge de l’entreprise ainsi que sa taille sont inclus, car ces deux variables peuvent exercer une influence sur le niveau de détresse financière (Gupta, Gregoriou et Healy, 2015) et de performance (Leonard-Barton, 1992) de l’entreprise. Ces deux variables sont calculées respectivement par le logarithme népérien de l’âge de l’entreprise (la différence entre les dates couvrant la période de réalisation de notre enquête et la date de création de l’entreprise) et du nombre d’employés. Puisque de précédentes études ont démontré que le niveau de ressources excédentaires affecte la performance (Vanacker, Collewaert et Paeleman, 2013) et l’exposition au risque de détresse financière (Sheppard, 1994), cette variable est incluse dans notre modèle. Conformément aux recommandations de Chen (2008), le ratio valeurs disponibles sur dettes à court terme ainsi que le ratio dettes sur fonds propres ont été standardisés et sommés afin d’obtenir un index général du niveau de ressources excédentaires. De plus, étant donné l’effet potentiel des caractéristiques de l’environnement sur la performance (Gozlu et Tatoglu, 2015) et le degré de détresse financière (Wang et Li, 2008), le dynamisme environnemental, c’est-à-dire le degré d’instabilité de l’environnement, est intégré comme variable de contrôle. Une échelle précédemment testée et validée par Miller et Friesen (1982) a été utilisée pour mesurer cette variable. Concrètement, trois affirmations relatives au dynamisme de l’environnement étaient proposées aux répondants de notre enquête qui devaient nous faire part de la valeur correspondant le mieux à leur perception pour chaque affirmation sur la base d’une échelle allant de 1 « Absolument pas d’accord » à 7 « Tout à fait d’accord ». Le score global obtenu pour ces trois composantes de l’échelle est reporté dans le tableau 2. L’alpha de Cronbach relativement élevé (Cronbach α = 0,81) permet de confirmer la validité psychométrique de notre échelle. Enfin, des variables de contrôle afférentes au secteur d’activité sont également incluses dans notre modèle afin de déterminer l’impact potentiel de l’affiliation sectorielle sur les niveaux de détresse financière et de performance des PME. Des variables binaires ont été créées en considérant cinq métasecteurs prédominants dans l’économie belge : la manufacture (12 %), les services (39 %), le commerce (27 %), la construction (19 %) et l’agriculture (3 %). La variable binaire relative au secteur agricole constituait la variable sectorielle de référence et n’a dès lors pas été incluse dans le modèle. En effet, dans les modèles de régression incluant des variables binaires, l’une de celles-ci doit être utilisée comme variable de référence. Suivant les recommandations de Cameron et Trivedi (2009), nous avons choisi le secteur agricole comme secteur de référence pour nos régressions, car il s’agissait du secteur le moins fréquemment observé dans notre échantillon. De même, pour contrôler l’effet du temps, deux variables binaires ont été incluses dans nos modèles sans révéler d’effets significatifs. Conformément à la littérature (Cameron et Trivedi, 2009), l’année de début de la période d’observation, c’est-à-dire 2012, est la variable binaire de référence dans nos modèles de régression afin de déterminer l’influence potentielle des années suivantes de la période d’observation sur nos variables dépendantes.

3. Résultats

3.1. Statistiques descriptives

Les statistiques descriptives sont présentées dans le tableau 3. Une corrélation négative et significative est observée entre le niveau de performance et le Z-score inversé (p < 0,05). Par ailleurs, on constate une corrélation positive et significative entre le caractère familial des PME et le Z-score inversé (p < 0,01), suggérant que les PME familiales seraient dès lors plus exposées à une situation de détresse financière que les PME non familiales. Une faible corrélation positive entre la dimension familiale des PME et le niveau de performance est également établie (p < 0,10). Enfin, il apparaît que l’âge, la taille de l’entreprise ainsi que les ressources excédentaires sont négativement corrélés au Z-score inversé (p < 0,10). Ces corrélations négatives suggèrent que les entreprises jeunes, de petite taille ou ne disposant pas de ressources abondantes sont davantage exposées à une situation de détresse financière.

Afin d’obtenir une vision plus fine des différences observées entre les PME familiales et non familiales, des tests de comparaison de moyenne entre ces deux sous-échantillons ont été réalisés et sont présentés dans le tableau 4. Après s’être assuré de l’adéquation de la distribution de nos variables avec une loi normale à l’aide du test de Shapiro-Wilk pour chacune d’entre elles[2], des tests de Student ont été réalisés pour déterminer le caractère significatif des différences de moyennes observées entre les deux sous-échantillons (Cameron et Trivedi, 2009). Les résultats obtenus permettent de corroborer la plus grande exposition des PME familiales à une situation de détresse financière. En effet, la différence de moyennes entre les PME familiales et non familiales pour le Z-score inversé est fortement significative (p < 0,01) et démontre que les PME familiales présentent en moyenne de plus hauts niveaux de Z-score inversé. On observe également une meilleure performance dans le chef des PME familiales, mais la significativité de la différence de moyennes reste relativement modeste puisqu’elle n’apparaît significative qu’au seuil de 10 %. Par ailleurs, l’absence de différences significatives concernant les autres caractéristiques de notre échantillon de PME témoigne du caractère relativement homogène de celui-ci.

3.2. Analyse des régressions

Afin de tester les hypothèses proposées, une analyse en données de panel sur la période 2012-2014 a été réalisée. Les modèles économétriques consistaient à régresser dans un premier temps le Z-score inversé sur un ensemble de variables de contrôle et le caractère familial des PME afin de déterminer si une différence significative était observée entre les PME familiales et non familiales concernant leur degré d’exposition à une situation de détresse financière (modèles 1 et 2). Ces modèles comportent 738 observations, car ils s’appliquent à l’ensemble de notre échantillon de 246 entreprises sur une période de trois années.

Ensuite, afin de tester les hypothèses 2a et 2b, deux sous-échantillons de PME distinguant les entreprises saines et en situation de détresse financière ont été établis sur la base du Z-score. Conformément à de précédents travaux (Altman, 1968 ; Wennberg, Wiklund, DeTienne et Cardon, 2010), une entreprise était considérée en situation de détresse financière lorsqu’elle présentait un Z-score inférieur à 1,81 alors qu’elle présentait une situation financière saine pour des valeurs supérieures ou égales à 1,81 (modèle 3 et 4, Tableau 2). Ainsi, le modèle 3 compte 426 observations, car il ne concerne que les entreprises présentant une situation de détresse financière sur la base d’un Z-score inférieur ou égal à 1,81 tandis que 312 observations sont recensées pour le modèle 4 qui ne concerne que les entreprises financièrement saines sur la base d’un Z-score supérieur à 1,81 (Wennberg et al., 2010). Les régressions menées sur ces deux sous-échantillons permettaient de déterminer dans quelle mesure le caractère familial des PME pouvait expliquer une différence de performance dans deux types de PME, à savoir les PME saines et celles exposées à une situation de détresse financière.

Tableau 3

Statistiques descriptives et matrice des corrélations

Statistiques descriptives et matrice des corrélations

* p < 0,10 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.

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Tableau 4

Comparaison de moyennes entre les PME familiales et non familiales

Comparaison de moyennes entre les PME familiales et non familiales

* p < 0,10 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.

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Dans le cadre des analyses en données de panel, deux types de modèles économétriques sont fréquemment utilisés : les modèles à effets fixes et les modèles à effets aléatoires. Alors que les modèles à effets fixes contrôlent implicitement pour l’influence de l’ensemble des facteurs invariants au cours du temps sur la variable dépendante, les modèles à effets aléatoires requièrent l’intégration de variables de contrôle pour déterminer comment ces facteurs invariants affectent la variable dépendante (Baltagi, Bresson et Pirotte, 2003). Pour déterminer la meilleure spécification économétrique entre ces deux modèles, nous les avons confrontés à un test de spécification d’Hausman. Ainsi, les modèles à effets aléatoires incluaient des variables de contrôle relatives aux secteurs d’activité (éléments invariants au cours du temps) et à l’année d’observation tandis que les modèles à effets fixes ne comportaient pas de variables de contrôle relatives à l’affiliation sectorielle en raison de leur caractère invariant au cours du temps (Cameron et Trivedi, 2009). Puisqu’aucune différence significative n’a été observée entre les estimations à effets fixes ou à effets aléatoires en utilisant le test de spécification d’Hausman (χ2 = 2,054 dans le modèle 1, χ2 = 2,614 dans le modèle 2, χ2 = 3,174 dans le modèle 3, χ2 = 3,427 dans le modèle 4, χ2 = 2,879 dans le modèle 5), les estimations par effets aléatoires ont été choisies (Baltagi, Bresson et Pirotte, 2003) et sont présentées dans le tableau 2.

Après avoir introduit l’ensemble des variables de contrôle dans le modèle 1, la variable PME familiale est incluse dans les modèles suivants. Les résultats démontrent que les PME familiales sont plus exposées à une situation de détresse financière (modèle 2). En effet, le coefficient PME familiale est positif et significatif (β = 1,684 ; p = 0,01), confirmant ainsi l’hypothèse 1. Dans les modèles 3 et 4 distinguant les PME saines et en situation de détresse financière sur la base du Z-score (Wennberg et al., 2010), il apparaît que les PME familiales performent mieux que leurs homologues non familiales lorsqu’elles sont confrontées à une situation de détresse financière alors que l’inverse est observé lorsque les PME n’expérimentent pas une telle situation. Le coefficient de la variable PME familiale est positif et significatif (β = 1,206 ; p = 0,01) dans le modèle 3 tandis qu’il est négatif et significatif (β = -1,304 ; p = 0,01) dans le modèle 4. Les hypothèses 2a et 2b sont donc également confirmées.

À titre de robustesse, l’analyse est répliquée dans le modèle 5 en créant un terme d’interaction entre les variables PME familiale et détresse financière, cette dernière correspondant à une variable binaire valant 1 lorsque l’entreprise est en détresse financière (Z-score ≤ 1,81) et 0 dans le cas où sa situation est saine (Z-score ≥ 1,81). Cette méthode est employée, car la création d’un terme d’interaction permet de répliquer notre analyse sur l’ensemble de l’échantillon au travers de 738 observations. Le signe positif et significatif du terme d’interaction (β = 1,741 ; p = 0,01) confirme que les PME familiales en situation de détresse financière performent mieux que les PME non familiales exposées à une telle situation.

De plus, étant donné que des problèmes de simultanéité entre les variables dépendantes et indépendantes sont susceptibles d’apparaître, les régressions ont été répliquées selon une procédure d’estimation par les doubles moindres carrés ordinaires utilisant des variables instrumentales afin de contrôler pour cette source d’endogénéité potentielle et d’assurer la robustesse des résultats. Selon Semadeni, Withers et Certo (2014), les variables instrumentales doivent être fortement corrélées avec les variables endogènes potentielles et non corrélées avec les termes d’erreur de l’équation. Dans le cadre du modèle 2, la variable PME familiale constituait la variable endogène potentielle pour laquelle la taille de l’équipe dirigeante ainsi que l’âge du CEO ont été utilisés comme variables instrumentales répondant à ces critères. La statistique de Sargan (χ2 = 20,084 ; p = 0,434) a permis de confirmer le caractère exogène des instruments tandis que la non-significativité du test de Wu-Hausman (F = 0,978 ; p = 0,531) a révélé que l’endogénéité n’était pas un problème majeur dans notre régression. Une procédure similaire a été employée dans les modèles 3 et 4 où la variable PME familiale constituait également la source d’endogénéité potentielle, sans révéler des problèmes de ce type. Dans le modèle 5, puisque les variables PME familiale et détresse financière représentaient les deux sources potentielles d’endogénéité, deux autres variables instrumentales ont été employées, à savoir le nombre de membres familiaux impliqués dans l’entreprise et le nombre annuel de réunions du conseil d’administration. À nouveau, la non-significativité des tests de Sargan (χ2 = 116,048 ; p = 0,237) et de Wu-Hausman (F = 0,842 ; p = 0,427) a confirmé l’absence d’endogénéité.

Tableau 5

Résultats des régressions

Résultats des régressions

* p < 0,10 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01. Les erreurs standards apparaissent entre parenthèses. L’agriculture est la catégorie sectorielle supprimée. L’année 2012 est la catégorie temporelle supprimée.

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Discussion et conclusion

Bien que les questions liées à la détresse financière suscitent aujourd’hui de profondes réflexions dans le monde académique et auprès des praticiens (Sun, Li, Huang et He, 2014), peu de travaux abordent cette problématique dans le contexte des PME familiales en dépit de leur contribution significative au tissu économique mondial (Memili, Fang, Chrisman et De Massis, 2015). En s’appuyant sur la théorie du patrimoine socioémotionnel (Gómez-Mejia et al., 2007), cette recherche constitue une première tentative visant à fournir une meilleure compréhension de ce phénomène en analysant comment les prérogatives non financières des membres familiaux sont susceptibles d’affecter le niveau de détresse financière des PME. Les résultats obtenus suggèrent que les PME familiales sont plus exposées à une situation de détresse financière que leurs homologues non familiales. Ils semblent dès lors confirmer que la logique non financière adoptée par les membres familiaux peut détériorer la situation financière des PME familiales, car ceux-ci se sentent moins concernés par les objectifs de liquidité, de rentabilité et de solvabilité (De Massis et al., 2013) et préfèrent prendre des décisions favorisant la minimisation des pertes socioémotionnelles au détriment d’une meilleure santé financière (Gómez-Mejia, Patel et Zellweger, 2018).

Cependant, la suite de cette étude a permis de nuancer davantage ce raisonnement puisque les résultats ont démontré que les PME familiales exposées à une situation de détresse financière présentent de meilleurs niveaux de performance que les PME non familiales tandis que les PME familiales saines sous-performent les PME non familiales saines. Conformément à de précédents travaux (Casillas, Moreno et Barbero, 2010 ; Chrisman et Patel, 2012), ces résultats suggèrent que les prérogatives socioémotionnelles revêtent une moindre importance lorsque l’avenir de l’entreprise est menacé. Ainsi, les membres familiaux seraient plus enclins à prendre des mesures correctrices visant à améliorer le niveau de performance et à assurer la longévité de la firme lorsque celle-ci est en situation de détresse financière, car le maintien du statu quo entraînerait la disparition de l’entreprise et du patrimoine socioémotionnel attaché à celle-ci. Par contre, dans le cas où la situation de la PME est saine, les membres familiaux opteraient pour des décisions orientées vers la minimisation des pertes socioémotionnelles, ce qui altérerait fortement leur capacité à capitaliser sur des opportunités émergentes (Naldi et al., 2013). Les PME non familiales seraient quant à elles davantage guidées par des impératifs financiers et saisiraient donc les opportunités susceptibles d’améliorer leur performance.

Cet article apporte plusieurs contributions à la littérature académique. Tout d’abord, en identifiant le caractère familial de l’entreprise comme un antécédent de la détresse financière des PME, cette recherche complète les nombreux travaux visant à identifier les facteurs explicatifs d’une telle situation (Sun et al., 2014). En effet, plutôt que de se focaliser sur les prédicteurs comptables ou financiers de la détresse financière, elle illustre l’importance de considérer la dimension familiale de l’organisation dans la compréhension de ce phénomène en suggérant que la logique non financière des actionnaires familiaux en fait des acteurs économiques éloignés de l’homo oeconomicus classiquement dépeint dans la majorité des études traitant de ce sujet (De Massis et al., 2015).

De surcroît, bien que la différence de performance entre les entreprises familiales et non familiales ait été largement analysée dans de précédents travaux (Carney et al., 2015), les résultats demeurent inconsistants et ambigus (Gedajlovic, Carney, Chrisman et Kellermanns, 2012). En démontrant que les PME familiales performent mieux que les PME non familiales dans le cas où elles sont exposées à une situation de détresse financière alors que l’inverse est observé lorsqu’elles sont financièrement saines, cette étude offre un nouvel éclairage sur les conditions dans lesquelles la propriété familiale peut constituer un atout ou un désavantage pour la performance de l’entreprise. Plus spécifiquement, elle complète et étend les travaux suggérant que la performance des entreprises familiales est contingente à leur degré d’exposition à une menace sur leur longévité (Chrisman et Patel, 2012 ; Gómez-Mejia, Patel et Zellweger, 2018).

Enfin, alors que la théorie du patrimoine socioémotionnel a principalement été utilisée pour distinguer les choix stratégiques des entreprises familiales de ceux d’autres types d’organisations (Berrone et al., 2012), cette étude a permis de mettre en exergue le rôle joué par les prérogatives socioémotionnelles dans la compréhension de la performance des entreprises familiales, un sujet sous-exploré dans la littérature (Naldi et al., 2013). De plus, elle a également remis en question l’application de ce cadre conceptuel qui suppose que les préoccupations socioémotionnelles renient toute forme de rationalité économique. En effet, il est apparu que lorsque l’avenir de la firme et dès lors du patrimoine socioémotionnel futur (au travers de la succession dynastique) sont menacés, les PME familiales sont plus disposées à prendre des mesures économiquement rationnelles afin de redresser leur niveau de performance et d’assurer la survie de l’organisation. Cette recherche souligne donc que les objectifs économiques et socioémotionnels ne sont pas nécessairement antinomiques et qu’une certaine convergence entre ces prérogatives peut être observée dans des circonstances spécifiques (Gómez-Mejia et al., 2014).

Plusieurs limites doivent être relevées et permettent de proposer des pistes de recherche futures. Tout d’abord, notre étude s’est focalisée sur le marché des PME belges, limitant ainsi la généralisation de nos résultats à d’autres contextes. En effet, bien que les PME belges présentent des caractéristiques démographiques relativement similaires à leurs homologues d’Europe de l’Ouest (Global Entrepreneurship Monitoring, 2014), il serait intéressant de répliquer l’étude dans d’autres pays présentant d’autres spécificités culturelles et légales afin de s’assurer que le cadre institutionnel belge n’explique pas les résultats obtenus dans le cadre de cette recherche. De surcroît, il pourrait être intéressant de reproduire cette étude au sein d’entreprises cotées caractérisées par des configurations actionnariales plus dispersées, une moindre prédominance des aspects socioémotionnels, et une plus grande exposition aux pressions du marché (Berrone et al., 2012). Par ailleurs, cette étude utilise le Z-score d’Altman comme indicateur de détresse financière. Bien que cet indicateur soit le plus fréquemment utilisé dans la littérature traitant de la défaillance financière, d’autres indicateurs existent, tels que ceux d’Ohlson (1980) ou de Zmijewski (1984), et pourraient être employés afin de conforter les résultats obtenus dans cette étude.

Une autre limite réside dans le fait que cette recherche utilise plusieurs arguments relatifs à la théorie du patrimoine socioémotionnel sans en proposer une mesure concrète. Même si elle adopte une perspective similaire à de précédents travaux arguant que la propriété et l’implication familiales vont de pair avec la prédominance du patrimoine socioémotionnel comme cadre de référence (Gómez-Mejía et al., 2007 ; Naldi et al., 2013), des efforts additionnels devraient être entrepris afin de mesurer directement l’influence de différents objectifs non financiers sur la défaillance financière et la performance. De plus, de futures recherches pourraient se focaliser sur l’hétérogénéité des actionnaires familiaux afin de déterminer comment l’éclatement de la structure actionnariale entre plusieurs membres familiaux appartenant à différentes générations et présentant des intérêts divergents affecte l’exposition des entreprises familiales à une situation de défaillance financière (Kellermanns et al., 2012). Une autre dimension importante à intégrer dans l’analyse de la détresse financière au sein des PME familiales serait le profil du dirigeant. De manière non exhaustive, de prochaines recherches pourraient investiguer comment les caractéristiques du dirigeant telles que l’âge, le passé professionnel ou la durée de son mandat au sein de l’organisation exercent une influence sur le degré de détresse financière des PME familiales. Par ailleurs, de futurs travaux pourraient appréhender la manière, dont la relation entre le caractère familial de l’entreprise et le niveau de détresse financière fluctue en fonction du secteur d’activité concerné. En effet, cette recherche ne démontre pas d’effet significatif du secteur d’activité sur le niveau de détresse financière, mais il n’est pas inconcevable d’imaginer que les PME familiales évoluant dans des secteurs à forte innovation technologique seraient plus exposées à une situation de détresse financière, car celles-ci sont généralement moins enclines à s’engager dans des projets orientés vers des innovations de rupture (Duran, Kammerlander, Van Essen et Zellweger, 2016). Finalement, il serait utile d’explorer dans quelle mesure les résultats obtenus spécifiquement pour les PME familiales peuvent être étendus à d’autres types d’organisations où la prédominance des objectifs non économiques et l’attachement émotionnel interviennent substantiellement dans le processus de prise de décisions (Chua, Chrisman et De Massis, 2015). Par exemple, à l’instar des PME familiales, certaines entreprises collaboratives mobilisent davantage d’efforts pour le maintien d’une atmosphère saine basée sur des valeurs passées (Bititci, Turner, Mackay, Kearney, Parung et Walters, 2007), ce qui peut gêner la prise de mesures correctrices et augmenter l’exposition à une situation de détresse financière. Davantage de travaux sont dès lors nécessaires afin d’approfondir notre compréhension des antécédents et des conséquences de la détresse financière dans des contextes hétérogènes.