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Introduction

Mon propos passera en revue les travaux d’auteurs qui ont abordé la question du dialogue dans les champs de la philosophie politique, de la philosophie du langage, de la connaissance et de la reconnaissance. Quels liens peut-on établir entre ces travaux et les fondements théoriques de l’apprentissage transformateur (AT), de la transformation des perspectives et des cadres de références à travers la discussion et la réflexion critique ? Autrement dit, en quoi ces travaux peuvent nous aider à approfondir notre conception des fondements théoriques de l’AT ?

Après avoir explicité quelle est la conception de l’AT dans laquelle je situe ma réflexion, parmi les différentes approches en présence (1), j’aborderai tout d’abord les conditions requises pour qu’un dialogue portant sur l’évaluation des convictions, des sentiments et des valeurs, une discussion « dialectique-critique » (Mezirow, 2003), puisse se dérouler (2).

Pour définir ces conditions, Mezirow se réfère à la notion, inspirée d’Habermas, d’espace public comme arène de discussion (3). Or celle-ci a fait l’objet de critiques qui me semblent devoir être prises en compte, depuis celles de Nancy Fraser (1992/2001), jusqu’à celles d’Oskar Negt (2007) et d’Alexander Neuman (2015). J’en viendrai ensuite à la question de la rationalité dans les pratiques discursives (4), sous l’éclairage d’une philosophie du langage et de la connaissance critiquant le rationalisme (5). Afin de tirer quelques conséquences pratiques de ces réflexions, je prendrai les exemples des groupes d’analyse des pratiques professionnelles (GAPP) (6) et des discours didactiques ou évaluateurs tenus par les formateurs. Enfin, je revisiterai la question de la construction de soi, de l’individuation, et notamment du rôle de la reconnaissance intersubjective et du principe dialogique (7).

Les conceptions de l’Apprentissage Transformateur (AT)

Parmi les nombreux travaux appartenant se référant à l’AT, plusieurs courants peuvent être distingués. Cranton & Taylor (2012) en distinguent trois principaux :

« la perspective (psycho) critique qui met l’accent sur la rationalité et la réflexion critique (…) ; la perspective extra-rationnelle (…) qui met l’accent sur les facettes émotionnelle, imaginaire, spirituelle et fondée sur les arts ; et l’approche émancipatrice (…) qui met l’accent sur la critique idéologique, le dévoilement de l’oppression et l’action sociale dans le contexte de l’apprentissage transformateur. » [1]

Ma propre conception de l’AT repose sur une vision intégrée de la première approche, celle initiée par Mezirow (1991) et de la troisième approche, caractérisée par une visée émancipatrice (Mayo 1999). Je considère en effet que la réflexion critique, à travers la discussion reposant sur des arguments rationnels, permet de prendre conscience de ce qui limite notre cadre de références et notre action : l’influence de modes de pensée hérités, de schèmes réducteurs, de convictions reposant sur des valeurs et des présupposés non interrogés. Et, par là, cette réflexion critique peut contribuer à la critique de l’idéologie dominante et à l’émancipation intellectuelle. Je reprends ainsi à mon compte la définition de l’AT de Mezirow (1991) et certaines des idées présentées dans son article « Transformative Learning as Discourse » (2003), idées qu’il développe aussi dans son dialogue avec John Dirkx (Dirkx, Mezirow & Cranton, 2006). À l’égard de l’approche extra-rationnelle, sans nier l’importance de l’imagination, des dimensions affectives, des émotions, dans le processus de transformation, je pense qu’elles relèvent d’une pensée clinique, du type de celle développée par Cifali et Giust-Desprairies (2008). Celles-ci se réfèrent à l’approche freudienne des phénomènes psychiques, mais leur approche ne peut être qualifiée d’extra-rationnelle ou de spiritualiste. Elle est donc clairement distincte de l’approche jungienne et de « l’éducation de l’âme » proposée par Dirkx.

Les conditions du dialogue

Mais j’en viens à la question du dialogue, qui est au centre du processus de l’AT. Dans son article de 2003, Transformative Learning as Discourse, Mezirow se réfère à Habermas et à l’opposition entre l’apprentissage instrumental et l’apprentissage communicationnel, puis il décrit les capacités et les conditions requises pour une discussion « dialectique-critique », pour un dialogue portant sur « l’évaluation des convictions, des sentiments et des valeurs (Mezirow 2003, p. 59). Il s’agit d’une part des capacités des interlocuteurs et, d’autre part des conditions économiques, politiques et sociales permettant d’accéder à une citoyenneté démocratique. Parmi les premières sont notamment citées : l’ouverture d’esprit, l’écoute empathique, la mise entre parenthèses des préjugés et la recherche d’un accord (Ibid. p. 60). Il ajoute que “les personnes affamées, désespérées, sans ressources, sans domicile, malades ou victimes d’intimidation ne peuvent évidemment pas participer complètement et librement à la discussion”[2]. Les conditions économiques, sociales et psychologiques rendant possible le progrès vers la justice sociale et le dépassement du risque d’exclusion semblent posées comme un préalable à la libre participation à la discussion et à l’acquisition d’une conscience critique. Ne faut-il pas plutôt considérer, comme Freire (1974) dans la “Pédagogie des opprimés”, que le dépassement d’une conscience dominée ou colonisée et l’accès à une conscience critique peut être l’objet du travail éducatif à conduire avec les victimes du système économique, politique et social dominant, par le moyen d’une formation se référant à l’AT ? L’idée selon laquelle la misère et l’exclusion sociale disqualifieraient ceux qui en sont victimes, rendraient leur parole illégitime et leur ôteraient toute pertinence et toute compétence dans une discussion me semble contestable ; c’est ce que montrent clairement, parmi beaucoup d’autres expériences, les Universités Populaires de l’association ATD Quart monde. [3] Dans le même article, Mezirow (2003) se réfère à Habermas concernant les conditions idéales de discussion dans un espace public, et à l’idée selon laquelle “la rationalité est inhérente à l’usage du langage” (op.cit. p. 60). Sur ces questions, deux séries de critiques sont à prendre en compte, de mon point de vue, pour approfondir la théorie de l’AT telle que je la conçois : la première porte sur la notion d’espace public habermassien, la seconde sur les limites de la rationalité, tel qu’elles se manifestent dans les activités discursives.

L’espace public comme arène de discussion

La première critique est celle qui est notamment formulée par Nancy Fraser (1992/2001), et reprise par Oskar Negt (2007) et, plus récemment, par Alexander Neumann (2015). Dans son article “Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement”, Fraser (1992/2001) réexamine la notion “sphère publique”, définie par Habermas comme “une arène de relations discursives”. Elle soutient que la forme spécifique que lui a donnée Habermas n’est pas entièrement satisfaisante et elle reprend à son compte les critiques formulées par les courants féministes qui ont souligné que cette sphère publique bourgeoise reposait sur de nombreuses exclusions, notamment celles liées au genre. Elle ajoute que :

La relation entre la publicité et la position sociale est plus complexe que Habermas ne le laisse entendre, et qu’il ne suffit pas d’affirmer qu’une arène de discussion doit être un espace où les distinctions sociales existantes sont suspendues et neutralisées pour qu’il en soit ainsi

Fraser 2001, p. 132

Elle reproche donc à Habermas d’idéaliser la sphère publique libérale et “d’oublier d’étudier d’autres sphères publiques concurrentes, non-libérales et non-bourgeoises”. Elle affirme enfin que les membres des groupes sociaux subordonnés — femmes, ouvriers, “gens de couleur” et homosexuel (le) s — qu’elle propose de nommer “contre-publics subalternes” — constituent des arènes discursives parallèles dans lesquelles ils élaborent et diffusent des contre-discours, afin de formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts et leurs besoins (Fraser, 2001 p. 138).

Ces critiques sont réactualisées par Negt (2007) et formulées en termes d’espace public oppositionnel, notion reprise aussi par Neumann (2015). Cette pluralité des espaces publics et cette diversité des positions sociales, hétérogènes et inégales, doivent être prises en compte. Elles obligent à remettre en cause la vision idéalisée de l’espace public et à reconnaitre que les “conditions du dialogue” ne sont généralement pas remplies dans une société divisée, traversée par les différences, les tensions et les conflits de tous ordres. C’est aussi ce que le philosophe Jacques Rancière (1995) résume par la notion de “mésentente”, qu’il définit comme un type déterminé de situation de parole dans lequel “la discussion d’un argument renvoie au litige sur l’objet de la discussion et sur la qualité de ceux qui en font un objet” ou encore sur “la situation même de ceux qui parlent” (Rancière, 1995, p. 14-15).

Parmi les travaux se référant à l’AT, de nombreux auteurs ont d’ailleurs reconnu l’importance des facteurs comme le genre, la classe sociale ou les différences ethno-raciales dans le processus de transformation des cadres de références, et les obstacles au dialogue qu’ils peuvent constituer s’ils ne sont pas conscientisés et interrogés. Le témoignage de Vanessa Sheared (Kokos 2015) en est un exemple récent. Celle-ci évoque son propre parcours de praticienne et de chercheuse. Elle rend compte de ses travaux portant sur la place des auteurs noirs américains dans les discours, les textes et les actions de formation des adultes et sur la marginalisation des facteurs comme le genre, la classe sociale ou l’origine ethno-raciale. (voir aussi Brookfield, 2003).

La question de la rationalité dans les pratiques discursives

La deuxième question sur laquelle je voudrais revenir est l’idée selon laquelle “la rationalité est inhérente à l’usage du langage”. Je m’appuierai ici sur certains travaux de philosophie du langage et de philosophie de la connaissance et tout d’abord ceux de Sylvain Auroux, en particulier dans son ouvrage “La raison, le langage et les normes” (Auroux, 1998). L’auteur présente son livre comme une critique du cognitivisme et du rationalisme et notamment de leurs fondements linguistiques. Parmi les thèses fondant le rationalisme, il y a une conception philosophique du sujet de la connaissance consistant à soutenir que “le phénomène cognitif (son fonctionnement comme son explication) relève de l’individu” (Auroux, 1998, p. 5). Or l’auteur affirme qu’on ne peut réduire la théorie de la connaissance à celle des activités d’un sujet, qu’il faut prendre en compte “l’histoire culturelle, sociale et matérielle des procédures cognitives”, que “le processus cognitif dépend de la structuration sociale, des structures sociales de production et de cumulation des connaissances” (Auroux, 1998, p.6).

D’où l’idée que non seulement un individu isolé ne saurait être intelligent, mais aussi que “l’intelligence est originairement externe et artificielle”, au sens où elle repose sur des outils matériels, logiques ou symboliques produits historiquement. Cette idée est aussi formulée par Stiegler (2008) :

La mémoire suppose toujours les techniques de mémorisation… Ni la mémoire sociale ni la mémoire individuelle ne sont simplement dans les cerveaux des gens : elles sont dans les artefacts, et dans les relations que les corps et les esprits nouent entre ces artefacts, et à travers ceux-ci, entre eux-mêmes. (...) Les hypomnémata sont les objets engendrés par l’hypomnésis, c’est à dire par l’artificialisation et l’extériorisation technique de la mémoire »

Stiegler, 2008, p. 26

Comment prendre en compte cette conception « externaliste » de la connaissance dans les dispositifs de l’AT ? Ceux-ci ne sont-ils pas trop exclusivement centrés sur la discussion entre les individus, au détriment de la prise en compte de leur environnement social et des outils matériels, techniques et symboliques qui conditionnent pour une part leurs processus de connaissance ?

Quelle philosophie de la connaissance, du langage et de la raison ?

Cette philosophie de la connaissance s’oppose aussi à l’idée qu’il y aurait, chez tout individu, des structures a priori, anhistoriques, comme celles de la subjectivité transcendantale kantienne, idée qu’on retrouve aussi chez Humboldt sous la forme d’une conception du langage comme reposant sur un système de processus génératifs enracinés dans les propriétés de l’esprit humain, ou chez Chomsky, dans « Un savoir qui ne s’apprend pas » (2003/2010), sous la forme d’une « grammaire universelle », implantée génétiquement dans nos cerveaux.

Ces différentes versions du rationalisme ont en commun une conception du langage et de la raison, mais aussi de la liberté de l’individu (Chomsky 1970/2010). Comme le montre Sylvain Auroux, ces conceptions ont un fondement idéaliste et sont liées à une vision libérale de l’individu libre et rationnel, d’une rationalité inscrite dans la nature humaine et/ou dans les structures a priori de l’esprit ou du langage (Chomsky se réfère à Rousseau et à Schelling). Auroux leur oppose une conception matérialiste et historique des phénomènes cognitifs et linguistiques dont une conséquence est de penser que l’usage du langage et la production des connaissances sont toujours situés dans un contexte social et donc influencés par la structure des rapports sociaux, en particulier des rapports de domination entre les genres, les classes, les groupes ethniques, etc.

Cette philosophie du langage et de la connaissance est finalement assez proche de certaines des idées développées par Habermas dans « La pensée post-métaphysique » (1988/1993). L’auteur y évoque le « tournant linguistique » de la philosophie en ces termes : « les relations entre langage et monde ou entre proposition et état de choses prennent le relais des relations entre sujet et objet. Les opérations de constitution du monde, qui étaient l’apanage de la subjectivité transcendantale, sont prises en charge par les structures grammaticales. » (Habermas, 1988/1993, p. 13). Il ajoute que « les tentatives pour penser l’incarnation de la conscience transcendantale dans le langage, l’action et le corps, et pour situer la raison dans la société et dans l’histoire, ont accumulé en leur faveur un potentiel d’argumentation considérable » (Ibid. p. 28). Il n’en demeure pas moins que le rôle qu’il attribue aux structures linguistiques et à la pragmatique du langage tend parfois à faire oublier ces dimensions socio-historiques. En effet, lorsqu’il présente ensuite le paradigme de l’entente par opposition à celui de la conscience, Habermas ne fait-il pas trop confiance à une pragmatique du langage et n’oublie-t-il pas que les conditions réelles des échanges entre interlocuteurs ne sont que rarement les conditions idéales de l’agir communicationnel ?

D’une certaine façon, ces questions rejoignent les idées développées par Matthew Crawford (2015) : sa critique de « la conception résolument individualiste de la liberté et de la rationalité que nous avons héritée de la tradition libérale » (Crawford, 2015, p.31), tradition issue des Lumières et de la philosophie kantienne. À l’encontre de cette tradition libérale et de ses illusions, il propose de « retrouver le réel, qu’il s’agisse de notre rapport à autrui ou de notre rapport aux choses » (Ibid. p. 338). Notre rapport à autrui a toujours lieu dans un contexte socio-historique et nous y sommes situés à une certaine place, qui n’est pas sans influence sur ce que nous pouvons dire, faire et penser et sur la façon dont cela sera perçu par autrui.

L’idée selon laquelle la rationalité serait inhérente à l’usage du langage doit donc être largement nuancée pour tenir compte des conditions sociales réelles et des positions occupées par les interlocuteurs. Dans les conditions idéales d’un espace de discussion qui ferait abstraction des contextes sociaux réels, des inégalités sociales entre les interlocuteurs, la rationalité du meilleur argument l’emporterait à tous les coups. Mais ces conditions ne sont que très rarement remplies, y compris dans les situations de formation ou dans les controverses scientifiques, même si l’on essaie de s’en rapprocher dans l’espace public des débats entre scientifiques ou dans la manière d’animer et d’accompagner des processus de formation.

L’exemple des groupes d’analyse des pratiques

Faire régner la rationalité et le principe d’égalité (Rancière, 2012) ne va donc pas de soi ; c’est un combat qui réclame une vigilance permanente. Je prendrai l’exemple d’un dispositif de formation : ce qu’on appelle les groupes d’analyse des pratiques professionnelles (GAPP), inspirés des groupes Balint. Le cadre et les règles qui régissent le fonctionnement de ces groupes de discussion, d’échanges entre professionnels sur leurs pratiques et sur les difficultés qu’ils peuvent y rencontrer, incluent le respect de principes stricts de non-jugement, d’écoute mutuelle, de répartition de la parole, etc. Chaque séance doit respecter différentes étapes qui ont chacune leurs règles de prise de parole et de type d’interventions (récit d’une situation problème par un des participants, phase d’exploration par des questions posées par les autres participants, phase de formulation d’hypothèses pour une compréhension approfondie de la situation, réactions de l’exposant).

L’animateur est le garant du cadre et du respect des règles de fonctionnement de la séance ; il a aussi une fonction de facilitation et de régulation des échanges. L’expérience montre que ce rôle est loin d’être facile du fait des habitudes de pensée, des sentiments qui s’expriment, de la difficulté à prendre de la distance par rapport à ses convictions initiales, à accepter la confrontation et la déstabilisation dues aux différentes perceptions de la situation, à la tendance à chercher des solutions immédiates conformes à ses habitudes plutôt qu’à prendre le temps de l’analyse et de la réflexion critique (Blanchard-Laville, 2004). À cela s’ajoutent les phénomènes de projection, d’identification ou de distinction, de déni ou de rejet, pas toujours conscients (Giust-Desprairies, 2008), sans oublier les questions du pouvoir et les clivages qui traversent la société et ne manquent pas de se traduire à un moment ou à un autre dans la façon de prendre la parole ou le contenu des propos échangés.

Cet exemple pour montrer que la rationalité n’est en rien inhérente à l’usage courant du langage, mais qu’elle est plutôt un idéal vers lequel on doit tendre et dont il faut créer et maintenir les conditions de possibilité. C’est l’un des enjeux majeurs de l’AT, faute de quoi il risquerait de contribuer, même involontairement, à la reproduction des rapports sociaux et des idées dominantes et ne saurait constituer un espace d’émancipation. Celle-ci suppose non seulement une transformation des points de vue, des cadres de référence, mais aussi un changement dans l’image de soi, une transformation identitaire qui passe par des processus intersubjectifs d’individuation.

Construction de soi et reconnaissance intersubjective : le principe dialogique

Je repartirai là aussi d’un essai d’Habermas : « L’individuation par la socialisation. La théorie de la subjectivité de G. H. Mead  (1988/1993). Il y affirme que, chez Mead, l’individuation est conçue comme une auto-réalisation de l’individu, mais qu’elle ne se représente pas comme :

L’auto-réalisation solitaire et libre d’un sujet agissant de façon autonome, mais comme un processus médiatisé par le langage, accomplissant à la fois la socialisation et la constitution d’une biographie consciente d’elle-même. (...) L’individualité se constitue donc dans les conditions, à la fois d’une reconnaissance intersubjective et d’une entente avec soi médiatisée par l’intersubjectivité.

Habermas, 1993, p. 191

Celles-ci seraient pleinement réalisées dans l’agir communicationnel, du fait de ses « présuppositions pragmatiques universelles », le langage ouvrant « des voies d’accès au monde, et ce en tant que médium d’entente possible, médium de coopération sociale et médium de processus d’apprentissage... » (Ibid. p.191).

L’importance de la reconnaissance intersubjective pour la construction de l’identité a aussi été développée par Axel Honneth, notamment dans son livre La lutte pour la reconnaissance (1992/2000). L’auteur y décrit les étapes de la reconnaissance inter-subjective par lesquelles passe le sujet pour construire son identité. Il a ainsi montré leur rôle dans la construction de la confiance en soi (reconnaissance affective), du respect de soi (reconnaissance juridique des droits de la personne) et de l’estime de soi (reconnaissance des capacités et qualités par une communauté solidaire autour de valeurs partagées, comme celle que l’on peut trouver dans l’exercice réussi d’une activité professionnelle). Il faut aussi évoquer sur ce point l’ouvrage de Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance. Dans la troisième partie l’auteur discute les thèses d’Axel Honneth et s’interroge notamment sur ce point : « la demande de reconnaissance affective, juridique et sociale, par son style militant et conflictuel, ne se résout-elle pas en une demande indéfinie, une quête insatiable ? » On peut répondre que lorsqu’une personne reçoit suffisamment de signes de reconnaissance positifs, elle acquiert une confiance en soi et une estime de soi assez solides et durables pour que sa demande de reconnaissance ne soit plus permanente ni insatiable.

Mais une autre critique peut être formulée à la thèse d’Axel Honneth, c’est qu’elle passe sous silence une dimension qui me semble aussi fondamentale que les trois modes de reconnaissance qu’il développe et les trois formes de mépris ou de déni de reconnaissance qui y sont associées. Il s’agit de la reconnaissance qui s’adresse au sujet apprenant, qui est exprimée (ou non) dans les relations éducatives et qui porte sur sa capacité à apprendre, à développer ses connaissances et ses capacités dans les situations d’apprentissage. En effet, comme Bruner (1996) le montre, les réussites et les échecs, les jugements et les évaluations subis au cours de la scolarité ont un rôle important dans la construction de l’identité et de l’estime de soi. Ce mode de reconnaissance, selon qu’il est présent ou absent, permet de développer une assurance (ou une insécurité cognitive, la confiance dans sa capacité à apprendre ou au contraire la crainte, voire la conviction de ne pas en être capable pour les sujets qui ont intériorisé le déni de cette capacité que le système éducatif, par la voix de leurs enseignants, leur a trop souvent renvoyé. Il faudrait donc ajouter une colonne au tableau résumant les modèles de reconnaissance intersubjective que propose Honneth (2000, p. 159), afin de prendre en compte cette dimension et cet enjeu des situations éducatives.

Mais là aussi, les conditions d’un échange intersubjectif constructif, c’est à dire permettant de constituer une image de soi positive, une identité valorisée, ne sont pas toujours présentes dans les interactions entre les enseignants ou les formateurs et les personnes en formation. Cela soulève la question de la responsabilité et de l’éthique des enseignants et des formateurs quant à la constitution identitaire de ceux dont ils assurent la formation. En effet, cette responsabilité et cette éthique ne portent pas seulement sur la réussite dans l’apprentissage des connaissances ou la transformation des perspectives ; elles concernent aussi la construction de l’individualité (l’individuation) dans toutes ses dimensions.

C’est un aspect qu’aborde le philosophe Francis Jacques (1982) à travers ce qu’il nomme son « anthropologie d’un point de vue relationnel » et son « approche communicationnelle de la subjectivité… ». Celle-ci repose sur le primat de la relation, singulièrement de la relation interlocutive, selon laquelle « un locuteur ne se pose comme sujet qu’en relation originaire avec son interlocuteur » (Jacques, 1982, p.18). C’est en effet « la situation dialogique qui les lie et les constitue en co-énonciateurs. (...) Cette mise en discours conjointe implique à son tour une mise en commun du sens des énoncés… » (Ibid. p.26-27).

On trouve déjà cette idée chez Bakhtine, cité par Todorov (1981) : « Aucun énoncé en général ne peut être attribué au seul locuteur : il est le produit de l’interaction des interlocuteurs et, plus largement, le produit de toute cette situation sociale complexe dans laquelle il a surgi » (Todorov, 1981, p. 50). Plus généralement, le principe dialogique consiste à poser l’intersubjectivité comme logiquement antérieure à la subjectivité et à considérer que l’être humain n’existe qu’en dialogue. À cela s’ajoute la dimension intertextuelle de tout échange de paroles, dans la mesure où « chaque discours entre en dialogue avec les discours antérieurs » et où « la culture est composée des discours que retient la mémoire collective » (Todorov, 1981, p. 8).

C’est aussi un thème central du livre de François Flahault La parole intermédiaire (1978). Dans une approche, influencée par le marxisme et la psychanalyse, il se propose d’examiner « la question de la production sociale des individus comme sujets parlants, comme existences subjectives » (Flahault, 1978, p. 12). Il cite Benveniste (1974) : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ». Il affirme que « les places qu’une formation sociale attribue à ses membres dans le système des rapports de production sont déterminantes quant à l’identité et au destin même de ceux qui viennent les occuper » (Ibid. p. 56) et que « chacun n’accède à son identité qu’à partir et à l’intérieur d’un système de places qui le dépasse ». (Ibid. . 58).

Ces différents travaux concernant « la production sociale des individus », la constitution des sujets, l’individuation, à travers le dialogue, l’interlocution et la reconnaissance intersubjective permettent d’éclairer et d’approfondir l’idée que Mezirow (2003) formule dans son article Transformative Learning as discourse. Ils montrent que les conditions pour qu’un processus de transformation ait lieu sont non seulement dans les capacités des individus et dans les conditions économiques, politiques et (macro) sociales, mais aussi, à l’échelle microsociale, dans la nature des relations que l’on instaure entre les interlocuteurs, les participants à une action se référant à l’AT. Si ces relations sont faites d’écoute, de respect et de reconnaissance mutuelle, elles constituent un espace favorable aux processus de l’AT. Celui-ci peut concerner tout être humain, quelle que soit sa situation sociale, pourvu qu’il ressente cette situation comme insatisfaisante, qu’il soit confronté à un dilemme perturbateur ou des injonctions paradoxales et éprouve de ce fait des sentiments négatifs (frustration, culpabilité, dévalorisation) le motivant à changer, à remettre en cause ses manières de penser et d’agir, à développer une conscience critique et à transformer à la fois sa situation, sa pratique et son identité personnelle et sociale (l’image de soi, la confiance en soi, l’estime de soi) dans un processus d’individuation émancipatrice.

Quelles conséquences en tirer pour la pratique de l’AT et plus généralement en matière d’éducation et de formation ?

Ces conséquences concernent les interactions dans les situations de formation et la parole du formateur qui peut être plus au moins porteuse de ce que Roland Barthes (1978) appelait « discours de pouvoir ».

« J’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité de celui qui le reçoit. » (…)

« Car ce qui peut être oppressif dans un enseignement, ce n’est pas finalement le savoir ou la culture qu’il véhicule, ce sont les formes discursives à travers lesquelles on les propose » (Barthes 1978).

Si l’on considère que l’AT inclut une visée émancipatrice, la manière dont le formateur s’adresse à ses interlocuteurs et le genre de discours qu’il leur tient sont en effet déterminants. Ils traduisent une certaine façon d’occuper la place du maître, une certaine posture de formateur. C’est notamment le cas pour le discours didactique et le discours évaluateur.

Dans le domaine du discours didactique, dont le discours universitaire est sans doute l’archétype, une première posture consiste à parler au nom de la science, à se présenter comme porteur de la vérité universelle et définitive et à utiliser l’argument d’autorité. En le caricaturant, ce discours ressemblerait à ceci :

« Je suis le formateur, non seulement je suis supposé savoir, mais je sais, et ce que je vous dis, il n’y a pas à le discuter. Je m’adresse à vous qui ne savez pas. Vous ne pouvez que prendre ce que je dis pour argent comptant. Le savoir que je transmets est indiscutablement et définitivement vrai ; il me vient de mes maîtres et à travers eux des grands auteurs de la tradition ».

Le formateur qui adopte ce type de posture exprime sa supériorité de savant par le style, le mode d’énonciation, le ton même de sa voix. Ceux qui l’écoutent ne peuvent que se sentir inférieurs. Ou bien, il fait semblant de les considérer comme des pairs, supposés connaître quelque chose du sujet, mais il utilise des mots et des références dont il sait qu’elles sont ignorées par ceux à qui il s’adresse. De cette façon, ces derniers se sentent non seulement inférieurs, mais aussi coupables de leur ignorance. On est bien alors dans le discours de pouvoir au sens défini par Barthes.

Mais on peut choisir un autre type de discours didactique, qui formule des propositions, des assertions, des hypothèses présentées comme discutables sur la base d’un échange d’arguments. Elles ont été produites à un moment donné de l’histoire des sciences et de la pensée et peuvent être provisoirement retenues en attendant d’être infirmées par des faits ou des arguments nouveaux. Celui qui tient ce discours ne s’identifie pas à la vérité ou à la science, mais se définit comme un chercheur parmi les autres, prenant position dans un débat, situé à un moment donné, ou comme un enseignant diffusant des connaissances elles-mêmes situées, acceptables parce qu’admises par la communauté scientifique de l’époque, mais toujours provisoires. Cette posture énonciative autorise l’interlocuteur à émettre une objection, un contre argument ou à citer un contre-exemple. Même si l’enseignant est supposé savoir, l’élève n’est pas considéré comme ignorant, ni infériorisé, ni culpabilisé. Il est incité à réfléchir et à penser par lui-même, dans une visée d’autonomisation.

Un deuxième exemple est celui du discours évaluateur. Les discours d’évaluation sont en général définis comme énonçant un jugement de valeur : c’est bien, moins bien ou mal ; c’est bon, passable ou mauvais. Ils produisent les sentiments de supériorité des « bons élèves », d’infériorité et de culpabilité des « mauvais », voire des « nuls » et, pour tous, la dépendance à l’égard du formateur ou de l’enseignant. Mais est-ce inévitable ? Tout discours d’évaluation est-il nécessairement l’expression d’un jugement de valeur ? Peut-on formuler des évaluations non culpabilisantes ? Bref comment limiter cet effet souvent dévastateur de l’estime de soi et de la confiance en soi provenant des jugements et des énoncés évaluateurs ?

J’avancerai quelques éléments de réponse à ces questions formulées de façon quelque peu prescriptive, à lire d’abord comme des règles techniques, plus que comme des principes moralisateurs, même si la dimension éthique ne tardera pas à réapparaître :

Prendre soin de bien distinguer évaluation de la personne et évaluation de son travail, de ses résultats, des connaissances acquises, des savoir-faire, des comportements qu’il manifeste. (Par principe éthique, toutes les personnes ont même valeur et doivent être également et inconditionnellement respectées comme telles, ce qui exclut tout énoncé portant un jugement de valeur, notamment négatif, sur une personne en formation).

Cette évaluation des résultats, des acquis, devrait être fondée sur des critères explicites et argumentés. Les erreurs ne sont pas des « fautes » entraînant une culpabilité, car l’apprenant a un droit à l’erreur. Celles-ci devraient être considérées comme les indicateurs d’un stade de l’apprentissage, d’un état des connaissances et l’évaluation formulée avoir une valeur (une fonction) formative. Autrement dit, relever une erreur et la corriger, ou inciter la personne en formation à le faire, ce n’est pas porter un jugement de valeur, mais exprimer un jugement de fait : votre réponse n’est pas conforme à la réponse attendue, votre action n’est pas conforme au référentiel, selon tel critère, tel indicateur. Lorsqu’on corrige un texte, on devrait éviter de parler de « fautes d’orthographe », mais signaler seulement « des écarts par rapport à la norme orthographique ».

L’évaluateur devrait toujours reconnaître ce qui est acquis et pas seulement repérer et expliciter ce qui reste à acquérir. Cette fonction de reconnaissance est fondamentale. Elle donne confiance, permet de construire une image de soi positive et elle autorise à prendre le risque de la curiosité. Elle renforce le désir de savoir, l’investissement des objets de connaissance. Elle s’adresse à la personne, pas seulement à un collectif anonyme ou à un élève standard ; elle est une parole singulière et authentique du formateur ; une parole de reconnaissance et d’autorisation.

Conclusion

Plus généralement, quelles conséquences peut-on tirer de ces différents travaux pour une réflexion sur les fondements théoriques et la pratique de l’AT ? Et notamment quelles sont les conditions à remplir pour qu’une discussion « dialectique-critique » (Mezirow, 2003) puisse s’instaurer entre les participants d’une formation se référant à l’AT ? Il ne suffit pas de déclarer qu’on instaure un espace public de discussion, « une arène de relations discursives » dans laquelle les conditions pragmatiques universelles vont permettre d’échanger des arguments rationnels. Ce serait oublier que les interlocuteurs sont situés à des places différentes dans le système des places instituées et que ceux qui sont en position dominée au sein des rapports sociaux n’auront pas la même légitimité à prendre la parole que ceux qui occupent une position dominante. Qu’il s’agisse des rapports de production ou des rapports entre les genres, ou les origines ethno-raciales. La question principale pour la pratique de l’AT est alors : quel dispositif et quelles règles instituer pour que les « contre-publics subalternes » (Fraser, 2001) puissent s’exprimer, être entendus et reconnus dans une arène de relations discursives égalitaires ? Par ailleurs, comment prendre en compte et soumettre à la critique les supports et les outils matériels, techniques et symboliques qui contribuent à structurer et à figer les cadres de références, et qui peuvent empêcher l’émergence de nouvelles formes de pensée et d’action collectives , par exemple celles que Pascal Nicolas-Le Strat (2016) décrit dans son livre « Le travail du commun » et freiner et la création de significations sociales, produits de l’imaginaire social instituant (Castoriadis 1999 a, ; 1999 b) ?

Comme j’ai essayé de le montrer à travers les exemples cités dans les paragraphes précédents, cadre de travail à instaurer doit prendre acte du fait que l’égalité et la rationalité ne sont pas inhérentes à l’usage du langage, mais qu’elles ne peuvent résulter que d’un effort conscient et incessant de la part de tous les interlocuteurs. C’est à ces conditions seulement que pourra se produire une transformation réelle et profonde des cadres de références, des habitudes de pensée et des manières d’agir, en même temps qu’une transformation des identités personnelles et sociales, grâce à la reconnaissance intersubjective des capacités et de la dignité de chacune et de chacun. C’est sur cette base que les personnes concernées pourront mobiliser leur conscience critique et leur imagination radicale, et contribuer aux processus d’émancipation et de transformation sociale.