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Du rapport entre temps et transformation en formation d’adultes

Le thème du changement occupe une place centrale en formation d’adultes. D’une part, parce que les pratiques de formation impliquent des ressources et des processus qui ont pour effets de susciter ou de faciliter des changements personnels et/ou professionnels. D’autre part, parce que la formation représente un moyen privilégié de permettre aux individus et aux collectifs de faire face aux changements qui affectent les environnements dans lesquels ils évoluent. La notion de transformation, en tant qu’action de transformer ou de se transformer, renvoie à un changement de nature spécifique ; un changement radical. Comme le suggère l’étymologie latine du terme (trans- « de part en part » et formare « donner une forme »), il renvoie à l’idée de « changer une chose en une autre » (Rey, 2000, p.3891). La référence à cette notion dans le champ éducatif implique dès lors qu’on envisage un type bien particulier de changement, susceptible d’être envisagé comme relativement « profond » si l’on emprunte la métaphore spatiale, ou « durable », si on l’envisage d’un point de vue temporel. Dans le champ de la formation, la notion de transformation est généralement utilisée pour évoquer des processus qui affectent de manière profonde ou durable le rapport au savoir, le rapport aux autres ou le rapport au monde. Il s’agit typiquement de changements qui peuvent se produire lorsqu’on choisit de reprendre une formation à l’âge adulte, en raison d’une reconfiguration de sa vie personnelle ou professionnelle par exemple. L’idée de transformation est également associée à des situations au cours desquelles les aléas de l’existence remettent en question ce que l’on estimait comme acquis jusque-là (situation familiale, santé, travail, etc.), rendant nécessaire un examen des présupposés à partir desquels l’expérience est interprétée.

Dans le contexte contemporain, la profondeur ou la durabilité inhérente à un processus transformateur constituent toutefois deux aspects du changement qui ne vont pas de soi. Comme l’a relevé Bagnall (1994) dans sa réflexion sur les enjeux de la formation d’adultes dans une perspective postmoderne, les effets de la formation s’inscrivent désormais dans un contexte dont certaines caractéristiques vont à l’encontre de son potentiel transformateur qu’il soit envisagé sur le plan individuel ou collectif. L’hégémonie du présentéisme, c’est-à-dire la compression des perspectives temporelles au présent immédiat, implique en premier lieu une perte de la perspective historique et future nécessaire pour appréhender l’enracinement et la portée d’un changement radical. S’y ajoute la superficialité (surfacisation) des processus de compréhension engagés, ayant potentiellement pour effet de contribuer à un sentiment de vacuité de sens, de contenu ou de substance. De la même manière, l’expérience répétée d’un sentiment d’impermanence et d’éphémère (Bagnall, 1994), renforcée par la perception d’une accélération dans la succession des changements vécus (Rosa, 2010), contribue à créer un vécu déstabilisant dans la mesure où elle confronte de manière plus fréquente qu’auparavant à des changements dont la durabilité des effets ne va plus de soi. Le manque de cohérence, de consistance et de clarté de ce qui pourrait constituer une transformation désirable (qu’elle soit psychologique, sociale, culturelle, économique, ou politique) participe ainsi à ce que Bagnall (1994) identifie comme un sentiment d’absence de progression (non-progressiveness), susceptible d’entretenir une vision cynique des effets de la formation. Pour Bagnall, une telle vision peut contribuer à renforcer un sentiment de résignation face aux difficultés qui entravent un processus de transformation, dans la mesure où elle peut participer à l’acceptation d’un statu quo que la formation ne saurait changer de manière significative. Prise dans son ensemble, l’analyse proposée par Bagnall étaye l’intérêt d’une réflexion critique sur les temporalités de la formation et plus spécifiquement sur les enjeux inhérents à la transformation des personnes et des collectifs. Apprentissage, changement, transformation et développement s’inscrivent dans le temps, de même qu’ils affectent l’expérience que l’on fait du temps. Or, les présupposés temporels à partir desquels ces phénomènes sont envisagés en sciences de l’éducation constituent encore bien souvent des allants de soi (Alhadeff-Jones, 2017, 2018).

Dans le champ de la formation, les rapports entre temporalité et transformation peuvent être envisagés sous au moins trois angles (Alhadeff-Jones, Lesourd, Roquet, Le Grand, 2011). Premièrement, les processus de formation et de transformation peuvent être conçus comme se déployant à travers un environnement temporel. Il peut ainsi s’agir de rendre compte des « contraintes temporelles » (Alhadeff-Jones, 2017) qui facilitent et/ou entravent ces processus sur le plan des institutions (représentations privilégiées du temps et du changement), sur le plan organisationnel (calendrier, horaire), au niveau des échanges interpersonnels (rythmes des rencontres) ou des dynamiques individuelles (rythmes biologiques et psychologiques). Deuxièmement, les rythmes qui caractérisent le processus de transformation lui-même, et la manière dont il évolue au fil du temps (étapes de développement), peuvent également être interrogés. Finalement, un troisième angle de vue renvoie au rôle de l’expérience du temps, et en particulier le vécu de conflits temporels, dans l’amorce d’un processus de transformation. Ainsi, l’injonction à accélérer la réalisation d’une tâche qui requière un rythme plus lent peut par exemple provoquer des changements plus profonds (prise de conscience des déterminants de la situation). Le fait de pouvoir disposer d’un cadre théorique permettant de rendre compte des rapports entre expérience vécue, processus d’apprentissages et dynamiques de transformation constitue un atout majeur pour aborder les rapports entre changement, transformation et temporalités en formation d’adultes. Dans le cadre de cet article, nous nous appuierons ainsi sur certains apports centraux de la théorie de l’apprentissage transformateur (TAT) afin de proposer une réflexion sur les temporalités qui caractérisent les processus de transformation susceptibles d’être promus ou accompagnés en formation d’adultes. Pour ce faire, nous procéderons en suivant trois étapes. Dans un premier temps, nous dégagerons certains des apports les plus significatifs de la TAT de manière à en situer la pertinence dans le champ de la formation d’adultes. Dans un second temps, nous nous appuierons sur ces apports pour tenter de problématiser la manière dont on conçoit les temporalités impliquées dans un processus de transformation. Nous nous intéresserons en particulier à la nature continue et discontinue de ce processus. Sur la base de ces considérations, nous proposerons finalement d’envisager l’apprentissage transformateur à partir d’une perspective rythmologique ; ce faisant, nous chercherons à démontrer l’intérêt de développer une approche rythmanalytique des transformations à l’âge adulte.

Contribution de la théorie de l’apprentissage transformateur

La théorie de l’apprentissage transformateur s’inscrit dans la filiation de la pensée pragmatiste telle qu’elle s’est développée dans les sciences de l’éducation nord-américaines, dans la continuation des travaux de Dewey, de Lindeman, puis Lewin, Kolb, Argyris et Schön. Inspirée, entre autres, par les présupposés de l’interactionnisme symbolique, cette théorie repose notamment sur la prise en considération du langage comme dimension symbolique des interactions humaines. Dans cette perspective, les actions humaines sont entreprises en fonction du sens attribué aux expériences et non pas en fonction d’une réalité objective. Les significations qu’elles évoquent ne sont pas personnelles. Elles sont toujours le produit d’interactions sociales (Alhadeff-Jones, 2014, p.141). Elles évoluent dès lors en fonction du milieu et des « transactions » dans lesquelles elles s’inscrivent (Dewey & Bentley, 1949). Sur le plan théorique, les notions d’apprentissage transformateur (transformative learning) et de transformation de perspective (perspective transformation) ont émergé dès la fin des années 1970 aux États-Unis, à partir des recherches menées par Jack Mezirow (1978, 1981) en éducation des adultes. Les travaux de Mezirow (ibid.) sont à la fois ancrés dans sa pratique de formateur, engagé dans le développement communautaire puis par la suite sur le plan académique, et dans l’évolution d’une réflexion intellectuelle élaborée au contact de plusieurs influences théoriques : pragmatisme, interactionnisme symbolique, constructivisme, herméneutique, psychanalyse, pédagogie critique, etc. (Mezirow, 1991/2001 ; Taylor, 1998).

Dans la perspective de Mezirow (1991/2001), l’objectif de l’apprentissage transformateur est d’inviter l’apprenant à réinterpréter les cadres de référence qu’il a élaborés de façon non-critique au fil de sa vie, et cela afin de construire de nouveaux cadres interprétatifs guidant ses expériences futures, de façon plus rationnelle et négociée, plus autonome et plus libérée des contraintes et des distorsions culturelles. Dans une telle optique, la réflexion critique (critical reflection), comme forme distincte de réflexivité, doit permettre de remettre en question les postulats formulés par autrui et ceux qui fondent sa propre vision du monde (Mezirow, 1998 ; Taylor, 1998). Inspiré par les écrits d’Habermas sur les intérêts de connaissance et l’agir communicationnel, Mezirow distingue trois formes d’apprentissage en fonction de leurs finalités. L’apprentissage instrumental (instrumental learning) renvoie à une compréhension de l’expérience, comprise ici davantage comme expérimentation, visant à maîtriser un environnement donné. Mobilisant une logique hypothético-déductive, il repose sur le postulat selon lequel l’expérience se réfère à une réalité qu’il est possible d’objectiver. L’apprentissage communicationnel (communicational learning) désigne la capacité d’apprendre à comprendre le sens donné à une expérience partagée, et les intentions, valeurs, sentiments, idéaux, auxquels elle renvoie. Il suppose l’adoption d’un cadre dialogique privilégié et d’une logique de consensus, autrement dit d’un accord sur le sens des interprétations échangées, permettant d’explorer la nature normative et intersubjective des significations prêtées à l’expérience. Finalement, l’apprentissage émancipateur (emancipatory learning) implique le développement d’une capacité à identifier la nature et l’origine de nos perspectives de sens (meaning perspectives) afin de remettre en question l’organisation des schèmes de sens (meaning schemes) à travers lesquels on interprète les significations associées aux apprentissages (instrumentaux ou communicationnels) issus de nos expériences de vie (Alhadeff-Jones, 2014, pp.143-144). Pour Mezirow, apprentissage émancipateur et réflexion critique sont au coeur des processus de transformation qui caractérisent la vie adulte. Il propose par ailleurs une modélisation des phases constitutives d’un processus transformateur à l’âge adulte en distinguant : (1) l’émergence d’un dilemme perturbateur ; (2) un examen de conscience ; (3) une évaluation critique de ses présupposés ; (4) l’identification du fait que l’insatisfaction éprouvée est partagée par autrui ; (5) l’exploration de nouveaux rôles ou de nouvelles manières d’agir ; (6) l’élaboration d’une ligne de conduite ou d’un projet ; (7) l’acquisition des savoirs et des compétences requises ; (8) l’étayage de nouveaux rôles ou de nouvelles relations ; (9) le développement de la confiance en soi et des compétences requises par les nouveaux rôles et relations ; et (10) la réappropriation de sa propre vie sur la base des conditions imposées par la nouvelle perspective adoptée (Mezirow, 2000). Dans cette perspective, les transformations envisagées sont avant tout considérées sur le plan individuel.

Comme nous l’avons développé par ailleurs (Alhadeff-Jones, 2014), en tant que démarche de modélisation de l’apprentissage à l’âge adulte, le développement de la TAT révèle une ambivalence digne d’intérêt pour revisiter la façon dont la notion d’expérience est aujourd’hui abordée dans le champ francophone de la formation d’adultes. Bien que certains des apports et des effets inhérents à la diffusion de cette théorie exigent un examen critique (Ibid.), en tant que théorie de l’apprentissage, la TAT offre néanmoins un référentiel intégrateur qui permet de penser de façon conjointe les finalités hétérogènes (instrumentales et/ou émancipatrices) du travail sur l’expérience en formation, telle qu’on les retrouve par exemple en éducation populaire, en formation professionnelle, ou dans les démarches de développement personnel. De plus, elle est aujourd’hui mobilisée pour rendre compte d’enjeux individuels et collectifs (Ibid.). Elle permet ainsi d’appréhender des démarches d’accompagnement individuel, mais aussi des dynamiques d’apprentissage en groupes restreints, ou au niveau organisationnel. Les développements contemporains de la TAT témoignent ainsi du rôle fédérateur que peut jouer une théorie de l’apprentissage au regard d’intérêts de connaissance à la fois complémentaires et antagonistes, susceptibles de favoriser, lorsqu’ils sont appréhendés dans leur ensemble, une compréhension plus complexe du travail sur l’expérience personnelle ou professionnelle. En faisant explicitement référence à la notion de transformation, la TAT propose finalement un cadre conceptuel original pour penser les différents types de changements auxquels contribue une réflexion sur l’expérience, permettant ainsi de nuancer les relations entre apprentissage, formation et transformation. De même, en suggérant d’inscrire le travail sur l’expérience dans une perspective développementale (Mezirow, 1991/2001 ; Kegan, 2000), la TAT permet d’établir des passerelles entre expérience, réflexivité, pouvoir d’agir, construction identitaire, et les enjeux liés au développement à l’âge adulte dans un contexte postmoderne.

Problématiser les apports de la théorie de l’apprentissage transformateur

Dans le cadre de notre pratique professionnelle à l’université, nous faisons référence à la TAT depuis une quinzaine d’années pour rendre compte des processus formateurs et transformateurs qui se révèlent à travers l’interprétation des récits de vie des adultes avec lesquels nous travaillons. De même, la référence aux écrits de Mezirow nous apparaît particulièrement utile lorsqu’il s’agit d’interroger des praticiens, ou des futurs praticiens de la formation, sur la spécificité des processus dans lesquels ils sont susceptibles de s’impliquer et d’engager autrui. Malgré, ou en raison de, son utilité et de sa pertinence, le recours à la TAT ne va toutefois pas de soi, ni sur le plan conceptuel, ni dans son rapport avec la praxis. Au fil de ces quinze dernières années, nous avons ainsi été amenés à envisager certaines des limites inhérentes au recours à ce référentiel théorique. Au-delà des spécificités de la TAT, ces limites révèlent plus largement certains des impensés de la formation d’adultes contemporaine, sur le plan temporel. Nous évoquerons dans la suite de notre réflexion deux enjeux principaux.

Le premier renvoie à la temporalité requise pour permettre à un sujet de s’engager dans un processus réflexif et dialogique à visée transformatrice, ou de l’inscrire dans la durée. Dans le contexte contemporain, les normes temporelles instituées renvoient désormais à des dispositifs de formation de plus en plus courts et concentrés. Il s’agit d’un phénomène que l’on retrouve dans la littérature sous l’appellation « accelerated learning » (Wlodkowski & Kasworm, 2003) et qui renvoie également à des phénomènes de fragmentation et de morcellement de la formation. Sans discuter ici de ce qui légitime ou non cette tendance, il convient d’emblée de prendre note du fait qu’elle s’oppose par définition au déroulement de processus requérant un temps long ou un certain ralentissement des échanges pour se déployer de manière cohérente : le travail de maturation inhérent à l’écriture de soi ; les relations et la confiance qui s’établissent lorsqu’on construit avec autrui une relation dialogique ancrée sur le moyen ou le long terme ; la prise de distance qui émerge lorsqu’on relit les notes d’un journal de formation, après plusieurs semaines ou plusieurs mois, etc. Sous cet angle, lorsqu’il s’agit de déterminer comment rendre compte des rythmes légitimes pour concevoir les processus de formation, force est de constater que le recours à la TAT ne permet pas d’apporter de réponses satisfaisantes. De même, à l’exception d’une lecture développementale sur laquelle nous reviendrons plus loin, elle n’offre pas explicitement un cadre critique permettant de nommer et de questionner les temporalités constitutives des processus de formation (Alhadeff-Jones, 2017).

Un second aspect problématique des pratiques et des recherches contemporaines en formation d’adultes renvoie à l’articulation entre temps biographique et rythmes du quotidien. En raison généralement de choix méthodologiques et épistémologiques, mais aussi pour des motifs pragmatiques, toute pratique de formation tend à privilégier certaines temporalités au détriment d’autres. L’accélération des dispositifs de formation rend ainsi généralement difficile de disposer du temps nécessaire pour travailler à la fois sur les parcours de vie et sur le vécu quotidien des apprenants, sur l’interprétation des significations associées aux différents moments de l’existence et sur le sens des pratiques quotidiennes analysées. S’il existe des exceptions (Lesourd, 2009), il demeure que l’organisation actuelle de la recherche en formation d’adultes tend ainsi à compartimenter l’étude des temporalités qui sont constitutives de l’expérience et de la praxis de formation. En cela, les écrits contemporains autour du TAT sont révélateurs de la manière dont la complexité temporelle est réduite en formation, notamment en entretenant la coupure entre temps longs et temps courts, temps linéaire et temps circulaire. Si elle repose sur une articulation originale entre temporalité de l’événement (crise ou rupture), temporalité des habitudes (perspectives de sens) et temporalité du développement (étapes de transformation), celle-ci mériterait toutefois d’être problématisée de manière plus systématique, dans la mesure où la compréhension de la nature de ces temporalités repose sur des allants de soi qui ne sont pas remis en question (Alhadeff-Jones, 2017).

En privilégiant une approche centrée sur les temporalités inhérentes aux processus de transformation, les sections suivantes suggèrent dès lors de poser les bases d’une critique rythmologique de la TAT. Il s’agit en effet de s’intéresser aux présupposés à partir desquels les temporalités et les rythmes constitutifs d’un processus d’apprentissage transformateur sont envisagés. Pour ce faire, il est apparu pertinent d’envisager à la fois les aspects continus et discontinus qui le caractérisent (Alhadeff-Jones, 2014, 2017, 2018 ; Alhadeff-Jones, Lesourd, Roquet & Le Grand, 2011). Dans la pratique, mais aussi dans la recherche, il est fréquent d’observer que ces deux facettes du changement sont considérées comme distinctes et séparées l’une de l’autre. D’un côté, la transformation est souvent assimilée avec un événement critique qui manifeste une forme de discontinuité (une crise ou un dilemme) dans la vie d’une personne ou d’un collectif. D’un autre côté, elle est également envisagée à travers des processus dont la continuité est assumée (la poursuite d’un dialogue, l’exercice d’une réflexivité critique). Une telle distinction demeure toutefois problématique. Il apparaît dès lors critique de concevoir plus finement la relation dialogique qui existe entre les formes de continuité et discontinuité qui façonnent l’expérience de processus de transformation. Ce faisant, il s’agit de repenser l’apprentissage transformateur, non seulement comme un processus inscrit dans le temps, mais plus fondamentalement comme un phénomène rythmique.

Les discontinuités de l’apprentissage transformateur

Sur le mode de la synecdoque (une figure de style par laquelle, on désigne une partie pour le tout auquel elle appartient), l’expérience d’un dilemme perturbateur (disorienting dilemma) (Mezirow, 1991/2001) est fréquemment mobilisée pour désigner le processus de transformation auquel elle a pu contribuer. Ainsi, la transformation opérée est rapportée à l’expérience d’un événement (la reprise d’études, une naissance, l’annonce d’une maladie) venant interrompre une séquence d’actions qui serait restée, sans cela, plus ou moins ordonnée et prévisible. En sciences humaines, ce type de discontinuité a été envisagé à partir de différentes notions, en fonction des cadres disciplinaires et théoriques mobilisés. Ainsi, les notions d’épiphanie (plus souvent utilisée en anglais) et celle d’épreuve (dont l’usage est plus fréquent en français) renvoient toutes deux à l’idée d’une discontinuité qui survient et affecte de manière significative le cours de la vie.

Le recours à la notion d’épiphanie met l’accent sur les dimensions psychologiques associées à l’expérience d’une discontinuité dans son rapport à soi, aux autres et au monde (Alhadeff-Jones, 2017). À l’origine, le terme vient du grec « epiphainesthai » signifiant « ce qui apparaît ». Repris dans le vocabulaire religieux, il renvoie à une manifestation divine. Plus largement, il désigne une « manifestation de ce qui était caché » (Rey, 2000, p.1273). En sciences humaines, il renvoie généralement à l’expérience d’une prise de conscience qui catalyse un processus de croissance personnelle (McDonald, 2005, p.11). Ainsi, Denzin (1989, 1990, cité par McDonald, 2005) définit l’épiphanie comme un moment qui laisse une marque dans la vie des individus et qui a le potentiel de les amener à traverser des expériences transformatrices. La notion d’épiphanie renvoie notamment à des crises existentielles, dont les effets peuvent être à la fois positifs et/ou négatifs. Elle révèle le caractère de la personne et altère fondamentalement la manière dont elle interprète les expériences vécues. L’épiphanie peut ainsi être conçue comme un élément catalyseur de la perception d’une nouvelle identité. Partageant certaines des caractéristiques associées au vécu d’une épiphanie, la notion d’épreuve introduit un regard plus sociologique dans l’interprétation des expériences de discontinuité et leurs effets transformateurs. Comme le relève Baudouin (2014), la notion d’épreuve est proche de celles de « bifurcation » et « d’événement » fréquemment utilisées par les sociologues. Chez Boltanski et Thévenot (1991), l’épreuve renvoie à des situations de conflit ou de dispute qui ponctuent le cours normal des événements et des routines quotidiennes. L’épreuve peut être vécue comme critique dans la mesure où elle teste et révèle les valeurs et les qualités des personnes impliquées dans une situation socialement et historiquement déterminée, dont l’issue demeure fondamentalement incertaine pour les acteurs impliqués. Pour Martucelli (2006), la succession d’épreuves tout au long de l’existence est constitutive de l’expérience subjective et de la singularité biographique. Si de tels épisodes sont inhérents à la vie des personnes, ils révèlent également les déterminants sociaux et historiques, à travers lesquelles les ressources des individus sont testées et évaluées (la passation d’examens finaux, l’expérience d’un licenciement ou celle d’un divorce). L’épreuve apparaît ainsi comme un défi et une opération de sélection (Baudouin, 2014). Elle renvoie à la fois à l’ordre social et normatif prédéterminé qui définit une institution donnée (éducation, travail, famille) à un moment spécifique de son histoire, et à la trajectoire singulière d’un individu.

Sous l’angle de la formation, l’expérience des épiphanies ou des épreuves qui jalonnent un parcours de vie apparaît comme l’opportunité d’interroger et de remettre en question les postulats et les réalités considérés comme acquis, autant qu’elle peut permettre de révéler des facettes cachées du sujet. Dans cette perspective, ces notions renvoient à des sources potentielles de « dilemmes perturbateurs » (Mezirow, 1991/2001) susceptibles de provoquer un processus d’apprentissage transformateur. Épiphanies, épreuves, et dilemmes perturbateurs apparaissent ainsi comme autant de discontinuités dans la trajectoire de vie d’un l’adulte apprenant. Ils sont constitués par des événements (rencontre, accident, maladie) qui sont constitutifs de l’histoire de vie. Leur singularité est ce qui en fait des expériences si significatives. C’est la raison pour laquelle ils apparaissent comme des éléments centraux de la TAT et se retrouvent au coeur des approches biographiques en formation et de l’étude des parcours de vie. S’il est relativement aisé de les mettre en évidence au cours d’un travail sur l’expérience, le vécu de discontinuités demeure toutefois problématique à définir et à circonscrire sur le plan temporel. D’abord, parce qu’elles n’apparaissent que rarement déconnectées d’expériences antérieures ou à venir. Épiphanies, épreuves ou dilemmes perturbateurs sont généralement enchevêtrés dans des situations, des lieux, des relations ou des significations qui sont déjà présents dans la vie de la personne ou du collectif. En tant qu’émergences, ces épisodes révèlent des processus qui demeuraient jusque-là tacites, négligés, cachés, refoulés ou inconscients. L’émergence d’épiphanies, d’épreuves ou de dilemmes perturbateurs renvoient ainsi dans la plupart des cas à des « transformations silencieuses » (Jullien, 2009) qui s’opèrent soit dans l’arrière-plan, soit dans la banalité du quotidien. Sous l’angle de la formation, ils interrogent les critères à partir desquels on détermine le commencement et l’aboutissement d’un processus de changement.

De plus, en dépit de leur caractère unique, de telles discontinuités se répètent tout au long de la vie, même si c’est de manière distincte à chaque fois. Selon qu’on mette l’accent sur leur singularité ou le motif qu’elles révèlent, la portée de l’acte de formation qui peut y être associé varie également. Par exemple, l’épreuve que constitue l’entrée en fonction dans un nouveau travail renvoie à une situation qu’on peut aborder de différentes manières sous l’angle de la formation. Reconnue comme un événement unique et contingent, elle peut apparaître comme constitutive de « l’intrigue » (Ricoeur, 1983) à travers laquelle on envisage le développement de son identité, en l’occurrence professionnelle. Dans cette optique, l’acte de formation pourrait renvoyer au développement d’une compétence biographique, ce que Alheit nomme la « biographicité » (Alheit & Dausien, 2007), rendue nécessaire par le besoin de savoir mettre en cohérence les fragments constitutifs d’une existence faite de discontinuités. Toutefois, si on envisage le commencement d’un nouveau travail, comme une épreuve susceptible de se répéter tout au long de la vie, la portée de l’acte de formation qui peut y être associé change. Il s’agirait davantage dans cette perspective de situer un motif ou un pattern qui permettrait d’appréhender ce qui se joue dans la répétition d’un « moment » (Lefebvre, 2009) révélateur de la trame de notre existence. De ce point de vue, la démarche de formation renverrait à la mise en évidence de ce qui caractérise l’aspect générique d’une situation dont on assume, ou dont on souhaite, qu’elle se reproduise, quand bien même elle est toujours vécue de manière singulière (commencer un nouveau travail, découvrir un nouveau loisir, entamer une nouvelle relation).

Les continuités de l’apprentissage transformateur

Si l’apprentissage transformateur est souvent réduit à l’expérience du dilemme perturbateur reconnu comme étant à l’origine de changements significatifs dans la vie d’une personne, le processus de transformation qui l’englobe renvoie à différents phénomènes dont la continuité ou la permanence est généralement assumée par défaut. En nous appuyant sur la contribution de Mezirow (1991/2001), nous pouvons ainsi identifier au moins trois aspects d’un processus d’apprentissage, dont les temporalités apparaissent plus complexes dès lors qu’on les soumet à un examen plus fin.

Si l’apprentissage transformateur est envisagé comme une émergence au sein d’un continuum, la continuité à laquelle il renvoie est celle de phénomènes dont l’ordre ou la permanence a été perturbé. Dans la théorie de Mezirow, les schèmes et les perspectives de sens constituent les éléments essentiels dont la stabilité est remise en question par l’expérience d’événements perturbateurs. Leur continuité tout au long de la vie est ce qui confère au sujet le sens de son identité, sa cohérence, sa stabilité et un sentiment de prévisibilité relative. Pour Mezirow (2000, p.16), une perspective de sens renvoie à « la structure des postulats et des attentes à travers lesquels on filtre les impressions ressenties… Elle façonne et délimite de manière sélective la perception, la cognition, les ressentis, et la dissipation en prédisposant nos intentions, nos attentes et nos buts… » De tels cadres de référence sont ainsi constitués d’habitudes de pensée et de points de vue qui mobilisent de manière quotidienne, consciemment ou non, des schèmes de sens. Autant l’expérience d’un dilemme perturbateur affecte au fil du temps la stabilité des schèmes et des perspectives de sens, autant l’expérience d’un apprentissage transformateur doit également être envisagée comme le processus à travers lequel schèmes et perspectives de sens sont réélaborés de manière à être plus inclusifs (Mezirow, 1991/2001). La TAT suggère ainsi que, une fois l’expérience d’une transformation réalisée, le processus traversé conduit à la stabilisation de nouvelles manières d’être, qui vont à leur tour manifester une certaine continuité et servir de base au sujet pour poursuivre son évolution de manière plus autonome.

Une deuxième manière de concevoir le rapport entre apprentissage transformateur et continuité apparaît lorsque l’on prend en considération les processus cognitifs et interactionnels à partir desquels une transformation, individuelle ou collective, s’opère. La TAT confère par exemple une place prépondérante à l’exercice d’une réflexivité critique (critical self-reflection on assumption) et du dialogue. Un peu à la façon d’un échafaudage, de tels processus permettent au sujet d’avoir accès de manière continue à des ressources et à des mécanismes qui permettent aux apprenants d’évaluer, de déconstruire, d’explorer et de reconstruire la façon dont ils interprètent le sens de leurs actions, leur identité, ainsi que le monde qui les entoure. La continuité des processus engagés permet ainsi de traiter et de réélaborer les perspectives de sens et les significations qui font l’objet d’une remise en question de manière à assurer l’équilibre du sens donné à son existence.

Une troisième manière de concevoir la relation entre apprentissage transformateur et continuité suggère d’envisager le processus de transformation, en soi, comme un processus constitué par des éléments plus ou moins invariants. Dans la théorie de Mezirow, le processus de transformation est ainsi conçu à partir d’une logique développementale, structurée autour d’une série d’étapes (Mezirow, 2000, p.22). À l’échelle de la vie de l’apprenant, la transformation est ainsi conçue comme un processus susceptible de se répéter, rendant compte d’une organisation dont les caractéristiques seraient invariantes. La reconnaissance d’une telle structure est ainsi au fondement même de l’acte de formation, dans la mesure où elle permet aux praticiens de développer une activité de formation cohérente, reposant sur la compréhension des phases qui participent à la transformation des personnes. Elle est constitutive du continuum dans lequel s’inscrivent la prise en charge et l’accompagnement des personnes en formation, dans la mesure où elle permet d’établir des objectifs et de disposer d’une stratégie, voire d’un programme de formation.

Dans la TAT, les schèmes et les perspectives de sens sont avant tout envisagés en fonction de leur permanence tout au long de l’existence du sujet. De même, l’exercice d’une réflexivité critique ou la mise en oeuvre d’une activité dialogique, quand bien même ils ne vont jamais de soi d’un point de vue temporel en raison du rythme qu’elles requièrent, sont toujours envisagés comme des processus auxquels l’apprenant a accès et qui peuvent être activés à n’importe quel moment, notamment dans un contexte de formation. Finalement, les étapes développementales qui organisent le processus d’apprentissage transformateur sont également envisagées comme des traits permanents caractérisant les modalités de développement psychologique des sujets. Il serait toutefois abusif de considérer ces différents aspects de l’apprentissage transformateur comme des éléments qui se manifesteraient de manière continue. En effet, parmi l’ensemble du répertoire de schèmes et de perspectives de sens, tous ne sont pas mobilisés à chaque instant de l’existence. De même, l’activité autocritique ou dialogique ne se déploie pas en permanence. Au contraire, elle requiert des conditions privilégiées pour être exercée. En ce qui concerne les phases de développement d’un processus transformateur, les recherches actuelles conduisent également à nuancer la manière dont un processus transformateur peut se dérouler sur le plan biographique (Nohl, 2015). Schèmes et perspectives de sens, examen critique et dialogue, de même que la succession des étapes constitutives d’une transformation, tous ces éléments évoluent petit à petit tout au long de la vie et dépendent fondamentalement de situations qui sont toujours uniques. En d’autres termes, il semble plus pertinent de les considérer comme des motifs qui se répètent au fil du temps, plutôt que comme des formes statiques qui demeureraient de manière figée tout au long de l’existence. Ainsi, le sentiment de continuité rattaché à ces phénomènes pourrait être considéré comme un construit qui émergerait à travers la répétition d’un pattern d’activité spécifique (interprétation, questionnement, dialogue, etc.).

Concevoir les dimensions rythmiques de l’apprentissage transformateur

Les exemples évoqués précédemment illustrent les limites inhérentes à une conception dualiste des temporalités impliquées dans les processus de transformation qui reposerait sur l’opposition entre discontinuité et continuité. Ils renforcent plutôt l’idée selon laquelle ce type de processus doit être envisagé à partir de la fluidité qui les caractérise. La notion de rythme apparaît ici comme particulièrement centrale pour nous aider à penser la temporalité de ces phénomènes. Depuis l’Antiquité, la nature continue et discontinue du temps constitue un objet de débat central pour les philosophes (Gonord, 2001). Au début du 20e siècle, à une époque où la notion de rythme a pu bénéficier d’un regain d’intérêt dans les sciences humaines et en philosophie, la contribution de Bachelard (1931) a montré la pertinence de considérer la relation dialogique entre continuité et discontinuité, en se centrant sur les attributs rythmiques qui caractérisent les phénomènes vivants. Plus tard, l’intérêt porté par Lefebvre (1961) sur les rythmes du quotidien a démontré la valeur heuristique et critique d’un questionnement portant sur la nature rythmique de l’activité humaine, dans une perspective sociologique. Inspirée par ces apports, la réflexion développée dans cet article suggère d’envisager les temporalités constitutives de l’apprentissage transformateur à travers le prisme d’une approche rythmologique. De ce point de vue, l’apprentissage transformateur pourrait être envisagé à travers les caractéristiques rythmiques qu’il exprime, telles qu’elles évoluent à la fois de manière continue et discontinue (Alhadeff-Jones, 2017, 2018).

Pour Sauvanet (2000), trois critères doivent être pris en considération pour définir un phénomène rythmique : sa structure, sa périodicité, et son mouvement. La structure d’un phénomène rythmique lui confère une organisation ou une configuration spécifique. Par exemple, dans le cas d’un stimulus sonore, elle repose sur quatre paramètres : la durée, l’intensité, le timbre et la hauteur (ibid.) Lorsqu’on considère les comportements humains, leur rythmicité renvoie à des configurations d’actions (discursives, corporelles, et sociales) qui révèlent une forme d’organisation (schèmes, rituels, manières de faire) (Michon, 2005). De ce point de vue, les notions de schèmes et de perspectives de sens, de situations dialogiques, l’exercice d’une réflexivité critique, ou les phases développementales de l’apprentissage transformateur, constituent autant d’exemples de phénomènes caractérisés, à des échelles temporelles différentes, par des motifs, des patterns ou des formes structurées d’activité. C’est précisément dans la mesure où ils sont organisés que de tels phénomènes sont identifiables, et cela malgré les fluctuations qui peuvent marquer leur évolution.

La périodicité d’une activité rythmique renvoie aux formes de répétition qui en sont constitutives. Elle suppose le retour d’un même phénomène à intervalles réguliers (la période, le cycle) et peut être envisagée sous la forme d’une fréquence (le nombre de périodes par unité d’espace ou de temps). Elle renvoie ainsi à un rapport susceptible de permettre d’établir un taux d’occurrence ou une vitesse. Comme cela a déjà été évoqué, chacun des phénomènes envisagés précédemment manifeste une forme de permanence, dans la mesure où il se répète, quotidiennement ou tout au long de l’existence. Les schèmes et les perspectives de sens n’apparaissent qu’à travers la répétition des situations au sein desquelles ils sont mobilisés de manière récurrente, pour permettre d’agir, de sentir ou d’interpréter l’expérience vécue. L’exercice du dialogue en soi constitue une activité relationnelle rythmée (Alhadeff-Jones, 2016) qui évolue à travers sa propre répétition. En tant que processus développemental, l’apprentissage transformateur exprime des modalités de reconfiguration des pensées, du ressenti et des comportements qui se répètent tout au long de la vie (l’expérience de dilemmes perturbateurs, l’exploration de nouveaux rôles, etc.) On peut ainsi envisager des phénomènes complexes, tels qu’un processus d’autonomisation, de professionnalisation, ou d’émancipation, en tant que phénomènes rythmiques impliquant certains patterns émotionnels, cognitifs ou d’action, dont la répétition contribue au développement de la personne ou du collectif (Alhadeff-Jones, 2017).

Le troisième critère introduit par Sauvanet (2000) est le mouvement. Il renvoie à la singularité qui caractérise un phénomène rythmique. Ainsi, même lorsqu’il se répète, un phénomène n’est que rarement la reproduction exacte d’un même motif. Il renvoie le plus souvent à la répétition d’un comportement analogue ou similaire à ceux qui l’ont précédé, caractérisé toutefois par certaines variations. Le mouvement d’un rythme évoque ainsi la dimension singulière de tout phénomène marqué par une histoire faite d’événements, d’accidents, ou d’aléas. Ainsi, la mise en intrigue d’un récit de vie met l’accent sur les singularités qui marquent l’évolution d’une personne ou d’un collectif. Sous l’angle de la théorie de l’apprentissage transformateur, ces singularités renvoient aux épiphanies, aux épreuves ou aux dilemmes perturbateurs généralement évoqués pour rendre compte de moments transformateurs. Ils mettent en évidence ce qui rend la vie unique et ce qui, au-delà de la répétition des activités du quotidien, est constitutif du « mouvement biographique » (Alhadeff-Jones, 2017) inhérent à l’apprentissage transformateur.

Pour une conception rythmanalytique de l’apprentissage transformateur

La vie représente davantage que la simple succession d’événements uniques et singuliers. De même, elle ne peut être réduite à la répétition d’instants identiques les uns aux autres. Elle s’organise ainsi autour d’expériences qui tendent à se répéter et à manifester certains motifs. Ces patterns et ces répétitions, autant que le mouvement biographique dans lequel ils s’inscrivent, font partie des aspects rythmiques de l’apprentissage tout au long de la vie (Pineau, 2000). Ils donnent aux processus de formation leur temporalité propre. Nos recherches actuelles sur les rythmes de l’émancipation (Alhadeff-Jones, 2017) reposent sur le postulat selon lequel la capacité à identifier et à conceptualiser une telle rythmicité constitue un apport critique dans le développement du pouvoir d’agir et de l’autonomie des personnes et des collectifs. En effet, présupposer que les dynamiques et les processus de transformation se déploient tout au long de la vie de manière organisée (entre ordres et désordres), révélant des rythmes individuels et collectifs à la fois particuliers et universels, permet d’envisager la mise en évidence des dimensions temporelles qui leur sont caractéristiques. Une telle conception permet ainsi d’interroger et de contester certaines des contraintes temporelles qui s’exercent sur les processus de formation, notamment par l’imposition de normes temporelles définies à partir de logiques hétérogènes à celles des apprentissages envisagés. Elle conduit également à explorer la spécificité rythmique des situations d’apprentissage et de formation. On peut ainsi envisager que les rythmes d’un processus de professionnalisation, en tant qu’apprentissage transformateur participant au développement d’une personne ou d’un collectif sous l’angle de leur activité professionnelle, dépendent des patterns, des périodicités et des mouvements qui caractérisent un contexte professionnel spécifique et les agents qui y participent. Une telle réflexion existe déjà dans le cadre de l’ingénierie de formations en alternance. À travers le recours à la TAT, il est désormais envisageable d’étendre une réflexion sur les rythmes de la formation aux processus de développement personnels et professionnels qui en sont constitutifs. Par ailleurs, une démarche de ce type participe également à l’établissement de la spécificité épistémologique d’une réflexion sur le temps en éducation et en formation. Soumis à l’influence systématique et simultanée de rythmes physiques (alternance jour-nuit), de rythmes corporels (alternance veille-sommeil), de rythmes psychologiques (rythmes des états mentaux), de rythmes discursifs (vitesse d’élocution), et de rythmes sociaux (alternance étude-travail), la complexité des phénomènes éducationnels rend unique l’étude des temporalités en sciences de l’éducation. De même, elle implique de repenser les compétences des professionnels de la formation (chercheurs et praticiens) dans une perspective qui intègre le développement d’une capacité à discriminer, interpréter, évaluer, argumenter, juger et remettre en question les rythmes vécus ou observés (Alhadeff-Jones, 2014, 2018). Dans un contexte social où la temporalité des processus de transformation ne va jamais de soi, il apparaît finalement nécessaire d’envisager et d’interroger les compétences « rythmanalytiques » (Lefebvre, 1992) requises pour permettre aux professionnels de la formation de comprendre et d’accompagner les transformations des individus et des collectifs avec lesquels ils travaillent au fil du temps.