Corps de l’article

Introduction

Cette contribution a pour objectif d’expliciter les démarches réalisées dans le cadre d’une recherche exploratoire en cours dans le champ disciplinaire de la psychologie afin d’illustrer la mise en oeuvre concrète des principes issus de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE).

Si l’on en croit Galiano et Portalier (2012), « le groupe de parole se présente aujourd’hui comme un dispositif incontournable au point de parler d’ère du groupe » (p. 266). Le terme renvoie à des pratiques de terrain extrêmement diversifiées (Sellenet, 2004), aussi bien situées dans le champ des interventions professionnelles que celui du soutien par les pairs. La gestion, par les intervenants psycho-médico-sociaux, d’une part, et par les participants eux-mêmes, d’autre part, différencie fondamentalement les groupes de soutien des groupes d’entraide. On distingue les dispositifs ayant pour public cible les usagers confrontés aux difficultés, leur entourage ou les aidants (Kelly & Yeterian, 2008). Qu’ils soient dirigés par les professionnels ou par les usagers, les groupes de parole ont pour objectif d’offrir un espace d’écoute et d’échanges à des individus partageant une condition similaire (Scelles, Bouteyre, Dayan, & Picon, 2006). Cette position particulière, située dans une zone de recouvrement entre interventions professionnelles et prodiguées par les pairs, a attisé notre curiosité. Malgré leur diversité et la place prépondérante qu’ils acquièrent, peu de recherches se penchent sur les expériences vécues des acteurs de ces groupes. À notre connaissance, les écrits scientifiques portent peu sur le cas particulier des groupes de parole n’appartenant pas à la sphère thérapeutique, mais recourant néanmoins à des animateurs professionnels.

Les groupes de parole pour proches (parents, enfants, conjoints, fratries, etc.) non thérapeutiques et animés par des intervenants professionnels font l’objet de notre recherche exploratoire. L’étude s’intéresse aux dispositifs ciblant des « événements de vie », une thématique moins visible dans les publications que celle de la santé mentale. Elle a pour objectif la compréhension du vécu des acteurs, qu’ils soient participants ou animateurs. La MTE a été retenue comme méthode d’analyse qualitative puisqu’elle est particulièrement adaptée pour développer la connaissance empirique des phénomènes et étudier des terrains peu explorés (Guillemette, 2006b). Au moment de la soumission de l’article, l’échantillon théorique comprenait 27 informateurs (18 animateurs et 9 participants) provenant de 20 groupes hétérogènes. Les résultats préliminaires font émerger la souffrance psychique des (aidants) proches au coeur du processus d’engagement au sein de ces dispositifs.

1. Problématique

L’objet de la recherche est le fruit d’un cheminement de notre part qui tire son origine du concept de soutien par les pairs.

1.1 Construction de la problématique

Des discussions avec des collèges et quelques lectures sur le sujet ont permis de saisir que les enjeux liés à la professionnalisation des pairs-aidants en Belgique, un sujet qui nous interpellait tout spécialement, font en réalité partie du concept plus vaste, du soutien par les pairs. Partant des groupes d’entraide, nous nous sommes progressivement concentrée sur les groupes de parole animés par des intervenants professionnels, ces dispositifs ayant pour particularité de se situer à la frontière entre les interventions professionnelles et profanes. Dès lors, nos questionnements ont petit à petit délimité le champ de recherche.

Les groupes non thérapeutiques, en particulier, ont suscité notre attention. En effet, considérant que les principes du soutien par les pairs génèrent des effets thérapeutiques, y compris dans les dispositifs non thérapeutiques (Solomon, Pistrang, & Barker, 2001), quelles sont les conséquences de l’implication dans ces dispositifs? Quels types de soutiens y sont à l’oeuvre?

Peu d’articles portent sur les groupes de parole en Belgique francophone. Étant donné que les écrits mettent l’accent sur le domaine de la santé mentale, nous souhaitions examiner un domaine moins visible, mais pourtant présent sur le territoire : celui des événements de vie. L’Inventaire des groupes d’entraide et de soutien en Fédération Wallonie-Bruxelles, édité par Solidaris – Mutualité Socialiste (2017), a contribué à orienter la recherche en ce sens, en proposant dans son répertoire la catégorie « situation sociale et événement personnel ou familial ». Nous avons ciblé les dispositifs pouvant correspondre à cette catégorie, en prenant en compte différents types d’organisateurs : mutuelles[1], services publics, professionnels indépendants, associations sans but lucratif (ASBL).

Il est aussi apparu que certains groupes s’adressent aux individus aux prises avec des difficultés multiples quand d’autres privilégient l’entourage (ou encore les soignants). Étant donné que les écrits scientifiques renseignent que les groupes d’entraide peuvent être distingués selon leur public cible (Dayan, Picon, Scelles, & Bouteyre, 2006; Kelly & Yeterian, 2008; Pistrang, Barker, & Humphreys, 2010), la recherche s’est orientée vers le champ spécifique des groupes de parole pour proches. Recommandée par l’OMS en tant que moyen pour réduire le fossé entre informations théoriques et pratiques de terrain (Godrie, 2014), la participation des usagers se présente actuellement comme incontournable dans les politiques sociales et de santé. Toutefois, l’implication des individus et de leurs proches demeure difficile à mettre en oeuvre concrètement (Bee, Brooks, Fraser, & Lovell, 2015). De plus, si les aidants proches – aussi appelés aidants naturels – acquièrent une reconnaissance progressive en Belgique, notamment grâce à l’introduction d’une définition juridique[2], leur rôle est encore peu valorisé (Cès et al., 2017). D’après une étude de Kenigsberg et ses collaborateurs (2013), une partie d’entre eux auraient besoin de répit, sans oser le réclamer. Le vécu des aidants proches reste mal connu, essentiellement appréhendé en tant que « fardeau » (Caradec, 2009). Qu’en est-il du vécu des autres membres de l’entourage n’ayant pas accès à ce statut? Quelles raisons poussent les proches à faire appel à un groupe de parole? Quelles sont leurs attentes envers le dispositif? La recherche, débutée en janvier 2017, s’enracine dans ces questions.

1.2 Objectifs de l’étude

En psychiatrie, les approches fondées sur les preuves connaissent un succès croissant depuis les années 1990 (Godrie, 2014). Il en découle un intérêt pour l’évaluation de l’efficacité des programmes de soutien par les pairs, comparativement à d’autres procédés. L’équipe de Pistrang (2010) a réalisé une recension systématique des études ciblant les groupes d’entraide et met en évidence qu’il est difficile d’établir des preuves solides quant à leur efficacité. Outre qu’il est délicat d’identifier des critères objectifs permettant d’évaluer l’efficacité de tels dispositifs – de multiples facteurs pouvant entrer en jeu dans un processus de rétablissement –, il paraît réducteur de considérer les groupes sous l’angle de leur « réussite ». La psychologie s’intéresse à la compréhension des expériences subjectives humaines. Accéder à celles-ci semble autrement plus riche pour appréhender les différents aspects des dispositifs pour proches. Aussi, l’objectif principal de notre étude est d’explorer les vécus des acteurs de groupes de parole non thérapeutiques pour proches animés par des professionnels et ciblant des thématiques excluant les cas de santé mentale au profit des événements de vie ayant un impact personnel, familial et/ou social.

La gestion professionnelle étant l’élément central permettant de distinguer les groupes d’entraide et de soutien (Brown & Wituk, 2010), il semblait évident que la recherche allait tenir compte du vécu des animateurs comme de celui des participants. Nous avons présupposé qu’animer un groupe de parole ne pouvait être sans impact sur le professionnel. La question des rôles adoptés par les intervenants et celle de la manière dont les participants les considèrent se posaient également. Les études se penchant sur le vécu des professionnels sont, à notre connaissance, limitées. Qui sont les animateurs de ces groupes de parole? Pourquoi se sont-ils engagés dans l’animation? Comment concilient-ils leurs savoirs spécialisés avec les savoirs des participants? Un des intérêts de la recherche réside dans le fait qu’elle met en évidence des pratiques alternatives valorisant le recours aux savoirs expérientiels des individus. La parole des individus est également mise au premier plan.

2. Cadre conceptuel

S’intéresser aux vécus subjectifs des acteurs faisant partie d’un groupe de parole implique de clarifier au préalable les notions de groupes d’entraide et de groupes de soutien. En effet, les groupes de parole renvoient à des pratiques pouvant aussi bien se situer dans le champ du soutien par les pairs que celui des interventions professionnelles collectives.

2.1 Groupes d’entraide (self-help groups)

Étymologiquement, le mot pair vient du latin et fait référence à « l’égal » (Dennis, 2003). Dans le domaine de la santé mentale, il désigne ceux qui partagent un diagnostic commun et sont, de ce fait, plus enclins à partager leurs difficultés et se fournir un soutien mutuel (Chinman et al., 2014). Autosupport, autoassistance, (entr)aide mutuelle/autogérée : les termes ne manquent pas pour désigner les pratiques et les dispositifs variés faisant intervenir les pairs. Y sont également associées de multiples définitions, faisant état de la complexité du phénomène (Cloutier & Maugiron, 2016). Toutefois, tous font référence au soutien apporté par et pour les individus partageant une condition commune (Daniels et al., 2010).

Le soutien par les pairs comprend deux principes essentiels : le peer principle et le helper principle. Selon le premier, chaque individu est considéré comme un « expert d’expérience » (Adame, 2014), ce qui encourage des relations égalitaires et la proximité entre les membres (Bellot & Rivard, 2007). Pour ce qui est du helper principle, Riessman a postulé en 1965 qu’apporter son aide est également bénéfique pour l’aidant. Recourir à sa propre expérience et endosser un nouveau rôle génère des sentiments d’utilité et de compétence qui ont un effet thérapeutique sur les individus (Roberts et al., 1999). D’autres principes sont également à l’oeuvre, comme la spontanéité (Kornhaber, Wilson, Abu-Qamar, & McLean, 2011), l’autodivulgation (Vandewalle, Debyser, Beeckman, Vandecasteele, & Van Hecke, 2016) et la responsabilité partagée (Jones, Jomeen, & Hayter, 2014). Étant donné sa large portée dans le domaine de la santé mentale, il n’est pas surprenant de constater que le soutien par les pairs est également lié aux concepts d’empowerment (Basset, Faulkner, Repper, & Stamou, 2010) et de rétablissement (Hendry, Hill, & Rosenthal, 2014).

Plusieurs modèles de classification des initiatives de soutien par les pairs existent. On oppose notamment, d’une part, les pratiques formelles renvoyant à l’aide fournie de manière intentionnelle par des services ou des institutions et, d’autre part, les pratiques dites informelles désignant l’aide spontanée et réciproque fournie par les groupes et les programmes mis en place par les usagers (Bassuk, Hanson, Greene, Richard, & Laudet, 2016). Solomon (2004) considère que les groupes d’entraide représentent une des catégories du soutien par les pairs.

De taille réduite, les groupes d’entraide se développent en tant qu’alternatives aux initiatives proposées par les institutions traditionnelles (Jauffret-Roustide, 2010) et reposent sur l’idée que « seuls peuvent se comprendre véritablement ceux qui ont vécu la même expérience » (Gagnon, 1999, p. 61). Cette condition partagée rassemble les pairs autour d’un problème cible et favorise la confidentialité, l’empathie et l’absence de jugement (Chinman et al., 2014). Le partage d’expériences constitue ainsi une spécificité des groupes d’entraide (Davidson, Pennebaker, & Dickerson, 2000). Générant peu ou pas de coûts pour les participants, ils impliquent souvent du travail bénévole (Kelly & Yeterian, 2008).

Très diversifiés, ils présentent des thématiques (Dennis, 2003), des types d’affiliations (Powell & Perron, 2010), des conceptions concernant le recours aux professionnels (Solomon, 2004) et/ou des modalités de communication (Pistrang et al., 2010) variés.

2.2 Groupes de soutien (support groups)

Face aux aléas de l’existence, chacun est susceptible de faire appel à une des nombreuses formes d’interventions professionnelles. On distingue notamment l’accompagnement individuel et l’accompagnement collectif.

Les groupes de soutien représentent une forme d’organisation des services des domaines de la santé, de la santé mentale ou du social. Il s’agit de dispositifs « alliant partage entre participants et présence du professionnel » (Lavoie, 2001, p. 160). Ainsi, ils se caractérisent, d’une part, par leur gestion professionnelle, mettant l’accent sur les savoirs professionnels, et d’autre part, par la présence de principes propres au soutien par les pairs, comme le partage d’expériences, le soutien social et émotionnel des pairs, l’accès à des modèles de rôles, la visée participative, la valorisation des savoirs expérientiels et la critique du système traditionnel (Lavoie, 2001; Mason, Clare, & Pistrang, 2005; Shepherd et al., 1999; Stevinson, Lydon, & Amir, 2010).

La différence fondamentale entre groupes d’entraide et groupes de soutien réside dans leur gestion : les premiers sont contrôlés par leurs membres, ce qui permet une forte autonomie vis-à-vis des professionnels (Brown & Wituk, 2010), tandis que les seconds sont gérés par les intervenants psycho-médico-sociaux. Il en découle des divergences concernant la structure, le mode de décision, les préoccupations, le niveau de langage et le degré de permanence du groupe, ce qui amène parfois à considérer les deux types de dispositifs comme deux mondes différents (Wilson, 1994, cité par Wann, 1995). Néanmoins, des opportunités d’incorporer les groupes d’entraide dans le système existent (Meissen, Wituk, Warren, & Shepherd, 1999) et les professionnels peuvent intervenir dans les services fournis par et pour les pairs (Kelly & Yeterian, 2008).

2.3 Groupes de parole (talking groups)

Les écrits abondent en termes ayant trait aux dispositifs de groupe. L’appellation générique groupes de parole renvoie à des pratiques de terrain extrêmement diversifiées (Sellenet, 2004). Aux États-Unis, les groupes d’entraide désignent aussi bien une catégorie de soutien par les pairs que des groupes contrôlés par des intervenants professionnels, ce qui ajoute à la confusion (Scelles et al., 2006).

Qu’ils soient dirigés par des professionnels ou des usagers, ces groupes visent à offrir un « espace d’écoute et d’échanges » (Minary & Perrin, 2004, p. 23) à des individus partageant une condition similaire. Les objectifs spécifiques poursuivis peuvent concerner les possibilités d’expression, les pistes de solution (Galiano & Portalier, 2012), le mieux-être (Scelles et al., 2006) ou le changement (Minary & Perrin, 2004). Par définition, la parole est au coeur du processus : l’aide réside dans les échanges entre les individus (Beetlestone, Loubières, & Caria, 2011).

La thérapie de groupe qui s’est développée au XXe siècle est désormais institutionnalisée. Les groupes de parole thérapeutiques renvoient à des formes spécifiques de thérapie – en ou de groupe (Marc & Bonnal, 2014). Ces dispositifs représentent un levier pour la transformation (Scelles et al., 2006); ils visent le changement, la clarification d’une difficulté ou le mieux-être d’une personne par le recours à un groupe. Un travail individuel est généralement à l’origine de l’entrée dans un groupe, ce qui implique l’engagement du participant à se rendre aux séances (Ducrocq, 2004). Les groupes suivent des règles explicites communes, celles-ci étant néanmoins modulables selon le cadre institutionnel dans lequel ils s’insèrent. Il s’agit des règles de discrétion (confidentialité), de parole libre (absence de censure) et d’abstinence (interdiction des comportements agressifs ou limitation des relations en dehors des séances). Étant donné leurs ressources professionnelles, les groupes de parole thérapeutiques sont assimilés aux groupes de soutien. Néanmoins, au-delà de la psychothérapie de groupe, on retrouve aussi des groupes de parole non thérapeutiques animés par des intervenants professionnels.

Les difficultés sociales, médicales ou psychiatriques qui affectent les individus touchent également leurs proches, qu’il s’agisse des enfants, des conjoints, des fratries, des parents ou des grands-parents (Cès et al., 2016; Giraud & Moro, 2014; Scelles et al., 2006; Timko et al., 2013; Trondsen & Tjora, 2014). Il n’est ainsi pas surprenant qu’on distingue les groupes ayant pour public cible les usagers confrontés à une problématique, leur entourage et les aidants (Dayan et al., 2006; Kelly & Yeterian, 2008; Pistrang et al., 2010).

3. Méthodologie

Au point de départ de la recherche se trouve un intérêt pour le vécu des acteurs de groupes de parole. En allant à la rencontre des individus, les études empiriques sont plus à même d’approcher la complexité de leurs expériences. La recherche qualitative est également adaptée pour explorer une situation sans hypothèse formulée a priori. Ainsi, la démarche inductive apparaît comme la plus pertinente pour répondre à cet objectif de compréhension des phénomènes. En particulier, la méthodologie de la théorisation enracinée convient pour les recherches portant sur les terrains peu explorés, comme c’est le cas des groupes de parole non thérapeutiques pour proches animés par des intervenants professionnels en Belgique francophone. Cela rejoint l’objet (le phénomène ou la situation sociale) et l’objectif (le développement d’une théorie) propres aux recherches ayant recours à la MTE (Guillemette, 2006b). Comme le soulignent d’Arripe et ses confrères (d’Arripe, Oboeuf, & Routier, 2014), cette théorie est au service de la compréhension des réalités de terrain – et non l’inverse.

Nous estimons a posteriori qu’une approche inductive est également cohérente avec les logiques à l’oeuvre dans les groupes de parole, lesquelles sont axées sur les échanges de savoirs expérientiels entre les participants. En effet, dans notre échantillon, l’animateur Claude[3] souligne l’absence de « recette toute faite » pour régler les difficultés au sein du groupe. En tant que participant, Anaël considère que ce n’est pas tant la réussite qui importe que le fait d’avoir tenté quelque chose de nouveau, les conséquences étant aléatoires. Les membres fonctionnent ainsi par « essai-erreur » selon Maxime.

La MTE est une méthodologie de recherche issue de la Grounded Theory élaborée par Glaser et Strauss dans les années 1960. Il s’agit d’une stratégie générale de recherche empirique – « enracinée » dans les données – dont le but est d’élaborer une théorie visant à comprendre un phénomène, sous la forme d’une exploration. Elle a donné lieu à différents courants méthodologiques et à des traductions françaises multiples. Citons par exemple la « théorisation ancrée » issue des travaux de Paillé dans les années 1990, qui représente une adaptation à la portée réduite (Méliani, 2013). Il existe de multiples voies de la MTE (Guillemette & Luckerhoff, 2015). La recherche présentée dans cet article s’appuie sur les principes méthodologiques présentés par François Guillemette lors d’ateliers en recherche qualitative organisés en avril 2017, à Bruxelles, et par Christophe Lejeune dans son Manuel d’analyse qualitative (Lejeune, 2014) – qui lui préfère la traduction « méthode de théorisation ancrée » (MTA) mais suit des principes de base similaires. Il s’agit de l’exploration, l’inspection, l’emergent-fit, l’échantillonnage théorique, le recours aux écrits scientifiques après l’analyse, la sensibilité théorique et la circularité de la démarche.

4. Principes d’analyse

Cette section présente les principes fondamentaux de la MTE et leur application concrète dans le cadre de cette recherche exploratoire.

4.1 Circularité

La MTE prévoit un retour permanent aux différentes phases de la recherche et aux données de terrain. Ainsi, les activités de problématisation, de collecte, d’analyse et de rédaction se réalisent en parallèle et en interaction (Guillemette, 2006a, 2006b). « Chaque nouvel élément empirique est analysé dès qu’il est disponible » (Lejeune, 2014, p. 29). Cela génère des questions qui vont orienter les collectes et se préciser au fur et à mesure.

Par exemple, l’animateur d’un groupe de parole pour aidants proches que nous avons sollicité en début de recherche nous indique que le projet a été abandonné, faute d’un nombre suffisant d’inscriptions. Il constate une différence entre les besoins que les intervenants identifient et l’adhésion concrète du public cible. Cela soulève des questions : qu’est-ce qui explique ce décalage? Que se joue-t-il en amont de la démarche? Ainsi, lors des entretiens suivants, nous avons interrogé les participants sur la manière dont ils ont entendu parler du dispositif. Ont-ils éprouvé des réticences? Qu’est-ce qui les a décidés à franchir le cap? L’idée qu’il existe des conditions associées tantôt à des obstacles et tantôt à des incitants à l’adhésion émerge au fur et à mesure des entretiens.

La collecte des données ne représente pas une étape en tant que telle, mais un processus au cours de la recherche. Les allers-retours entre la collecte, l’analyse et le recours à la recension des écrits font évoluer la problématique et émerger la catégorie centrale. C’est uniquement pour rendre compte du cheminement aux lecteurs que la recherche est découpée en différentes phases, présentées de manière linéaire, lors de la rédaction finale. Ce découpage en différentes phases constitue une approximation de la réalité, puisqu’elles se superposent la plupart du temps.

Il est essentiel d’écrire tout au long du processus et de conserver les traces écrites. « Le journal de bord est donc dépositaire à la fois du matériau (constitué de descriptions ou d’impressions) et du processus d’analyse » (Lejeune, 2014, p. 35). Les notes sont structurées autour de plusieurs types de comptes-rendus et de schématisations visant l’articulation des propriétés et des catégories. Au cours des activités de codage, le chercheur rédige également des mémos rendant compte de ses processus de pensée. Le rapport final est produit grâce à ces écrits, rédigés tout au long de la recherche.

4.2 Récolte des données

La recherche en MTE a recours à des échantillons de situations plutôt que de sujets pour comprendre les phénomènes. « Contrairement à l’échantillonnage statistique, l’échantillonnage théorique ne permet pas d’anticiper, au départ, les personnes à rencontrer, les lieux d’observation ou leur nombre » (Lejeune, 2014, p. 29). Un ajustement constant a lieu durant la recherche, selon les données et les questionnements. En effet, la représentativité n’a que peu de sens pour les recherches qualitatives. Donégani, Michelat et Simon lui opposent le principe de diversification de l’échantillon : « c’est l’individu qui est “représentatif” des groupes sociaux auxquels il appartient, de la ou des cultures dans lesquelles il a baigné » (Duchesne, 2000, p. 3). La saturation théorique correspond au moment où les nouvelles données ne changent plus de manière significative la théorie produite.

4.2.1 Instrumentation

L’entretien auprès de personnes-ressources – désignées comme informateurs (Lejeune, 2014) – a semblé l’instrument de collecte le plus pertinent pour accéder aux vécus des acteurs de groupes de parole. Nous avons pris en compte les participants et les animateurs, considérant que ces derniers étaient aussi susceptibles d’enrichir notre compréhension. L’entretien de type semi-directif ou semi-dirigé a été privilégié : le chercheur se réfère à un guide d’entretien souple, comprenant des thématiques ou des questions principales à aborder, celles-ci pouvant être adaptées selon le discours de l’individu (Deprez, 2007; Duchesne, 2000). En accord avec la circularité propre à la méthodologie, un nombre d’entretiens n’a pas été arrêté en début de recherche. Le canevas comprend deux parties; l’une, plus descriptive, porte sur les caractéristiques du groupe et permet de saisir le contexte général, l’autre, plus compréhensive, se compose de questions ouvertes sur le vécu des acteurs. Il est remanié à la fin de chaque rencontre; il évolue au fur et à mesure du mouvement circulaire entre collecte et analyse des données.

Par exemple, une question posée lors des premiers entretiens portait sur les expectatives des acteurs envers le dispositif. Alex ayant souligné que les participants viennent souvent dans une perspective individualiste avant de prendre conscience des bénéfices du soutien mutuel et Claude ayant estimé que les attentes évoluent avec le temps, nous avons par la suite demandé aux informateurs si leurs attentes avaient changé après leur première séance de groupe.

La recherche de cas infirmatoires permet de nuancer la théorie en construction. Par exemple, il apparaît que les hommes sont peu représentés dans les groupes de parole comme dans l’échantillon. D’après Alex, qui anime un groupe depuis plus de dix ans, « 95 % c’est des femmes. Les hommes, je dirais que je peux les compter sur les doigts d’une main ». Pourquoi cette différence? Leurs attentes sont-elles distinctes? La rencontre de candidats masculins peut apporter un éclairage intéressant.

Le modus operandi peut être résumé comme suit : collecte de données lors de l’entretien, rédaction d’un compte-rendu de terrain portant sur l’entretien, retranscription de l’entretien, rédaction d’une synthèse de l’entretien, envoi d’un retour individuel à l’informateur, relectures, activités de codage, rédaction de mémos et de comptes-rendus à ce sujet.

Le recours aux sources de données suivantes a également contribué à enrichir l’analyse : observation d’une séance de groupe avec des aidants proches, contacts téléphoniques et écrits avec des professionnels, recueil de témoignages oraux et écrits de participants lors de conférences.

4.2.2 Échantillonnage théorique

La rencontre des informateurs a débuté en janvier 2017 et se poursuit à ce jour. Chaque entretien, d’une durée de 30 à 120 minutes est, avec accord préalable, enregistré au moyen d’un dictaphone et donne lieu à une retranscription minutieuse afin de procéder aux analyses à l’aide du logiciel QSR NVIVO.

L’échantillon visant à rendre compte de la diversité des facettes du phénomène, les 27 individus qui le composent provisoirement sont aussi bien des animateurs que des participants. Il s’agit d’hommes (3) et de femmes (24) qui ont entre 27 et 78 ans. Ils font partie d’un ou de plusieurs groupes de parole depuis quelques mois à plusieurs années. Certains ont plusieurs expériences à leur actif. Pour d’autres, c’est la première fois qu’ils fréquentent un groupe de parole.

Le statut de proche des participants renvoie au fait d’être identifié comme un parent ou un conjoint : on retrouve trois parents d’enfants présentant un trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H), un aidant proche d’une personne atteinte d’une maladie neurodégénérative, quatre individus concernés par l’aphasie de leur proche et le parent d’un jeune adulte autiste.

Les animateurs présentent des professions (psychologue, animateur socioculturel, hypnothérapeute, pédagogue, assistant en psychologie, conseiller conjugal et familial, médiateur) et des statuts (salarié dans la structure organisatrice, vacataire, indépendant, bénévole) variés. Dominique et Gaby peuvent être qualifiés d’animateurs-pairs : ils n’ont pas de formation professionnelle liée à l’accompagnement, mais animent des groupes en raison de leurs savoirs expérientiels.

Les informateurs sont issus de 20 groupes de parole distincts. Ces derniers s’adressent à un public spécifique ou visent l’entourage de manière indéfinie (voir le Tableau 1). Ils ciblent : les aidants proches; l’entourage de résidents en maison de repos; les parents d’enfants (parfois élargis aux beaux- et grands-parents) avec autisme, TDA/H, hauts potentiels, maladie grave, déficience auditive ou intellectuelle; les proches d’adultes atteints d’une aphasie, d’une maladie grave, d’un handicap physique ou mental; les fratries (adultes et enfants) de personnes avec une déficience intellectuelle.

Tableau 1

Public cible des groupes de l’échantillon

Public cible des groupes de l’échantillon

-> Voir la liste des tableaux

Les dispositifs sont mis en place par des intervenants professionnels et/ou des organismes variés (ASBL, antenne régionale/nationale liée à une mutualité, centre public d’action sociale (CPAS[4]), commune, association de parents) ou sont le fruit d’une collaboration. Quatre groupes se situent au stade de projet au moment de l’entretien et trois ont été arrêtés. Les groupes sont gratuits ou payants. Ils sont animés par un, deux ou trois animateurs. Enfin, il s’agit de groupes ouverts (non limités dans le temps et accueillant de nouveaux participants à tout moment), à l’exception de deux groupes fermés ciblant les fratries et circonscrits à six séances.

4.2.3 Normes éthiques

Le consentement des individus fait partie des principes éthiques à suivre pour mener adéquatement une recherche qualitative (Deprez, 2007). Dans cette optique, l’entretien débute par une explication de la recherche et la possibilité de poser des questions. Cette volonté est rappelée dans le formulaire de consentement signé à cette occasion. Des précautions sont également prises pour préserver l’anonymat des informateurs et la confidentialité des données. Les enregistrements audio sont strictement réservés à notre usage en tant que chercheuse. Nous avons eu recours à des prénoms d’emprunt et avons supprimé les renseignements susceptibles de permettre l’identification du groupe ou de la personne.

Des retours individuels offrent l’opportunité aux informateurs d’apporter des clarifications ou de réagir aux ébauches de la théorie enracinée. Ils favorisent ainsi le processus d’ajustement de la théorisation aux données (emergent-fit), envisagé comme l’un des principes du développement de l’analyse qualitative par Guillemette (2006b). Il s’agit de retourner sur le terrain pour ajuster les résultats aux données empiriques. Cet aller-retour est constant en MTE (notamment par les relectures des transcriptions, les mémos et les comptes-rendus), mais dans ces cas-ci, il implique directement les informateurs en recueillant leurs réflexions sur les résultats provisoires obtenus. Dans la même optique, un second entretien peut également être envisagé pour approfondir certains points.

4.3 Activités de codage

Les activités de codage consistent à comparer les données empiriques pour les regrouper en codes, ce qui permet de faire émerger des énoncés. La MTE comprend trois types d’activités principales non linéaires pour Lejeune (2014). Le codage ouvert a pour but d’identifier les caractéristiques du phénomène, il porte sur le vécu. Le chercheur réalise alors un étiquetage du matériau en écrivant des mots dans les marges. Les propriétés correspondent aux attributs des catégories, qui elles renvoient aux phénomènes. Le codage axial ensuite vise à approfondir le codage ouvert. Il consiste à articuler deux propriétés et voir l’influence de l’une sur l’autre. Des liens sont également réalisés entre les comptes-rendus et les premières schématisations.

Le chercheur, lors de l’analyse, alterne entre le codage ouvert et le codage axial. Ce procédé s’effectue par le recours à un ensemble de questions visant à mettre en lumière des conditions, des conséquences, un contexte, des stratégies d’action ou d’interaction permettant de décrire le phénomène étudié

Duchesne & Savoie-Zajc, 2005, p. 79

Enfin, le codage sélectif consiste à intégrer les articulations issues du codage axial. Il permet de systématiser, produire et restituer la théorie. Dans la pratique, on observe des allers-retours fréquents entre les différents types de codage. Ces activités de codage font émerger la catégorie centrale ainsi que des catégories provisoires, comprenant chacune différentes sous-catégories, leurs propriétés et leurs dimensions respectives. Une schématisation globale met en évidence les articulations existantes entre celles-ci et évolue au fur et à mesure de la récolte des données auprès de nouveaux informateurs.

Par exemple, après une première série d’entretiens, la relecture des verbatims a donné lieu à une réorganisation des codes. La souffrance constituait l’un des codes que nous avions dans un premier temps liés à l’implication dans un groupe de parole en tant que cause et condition. Dans un second temps, nous avons déterminé deux processus distincts, l’un portant sur le parcours ayant trait à cette implication, l’autre sur le parcours en amont de l’engagement. La souffrance psychique est devenue une catégorie conceptuelle à part entière, avec ses propriétés et dimensions. Lors de phases de codage axial, le recours aux écrits scientifiques a permis de préciser et de définir plusieurs termes retenus en lien avec nos catégories, notamment celui de souffrance.

4.4 Suspension temporaire du recours aux écrits

Le chercheur ne sait jamais totalement faire abstraction de ses connaissances – il dispose d’une « sensibilité théorique » – mais il doit faire l’effort de les mettre de côté pour laisser émerger une théorisation. Il s’agit de se méfier de la soumission à la théorie, autrement dit de privilégier l’ouverture aux données (Guillemette, 2006b). Ainsi, avec la MTE, « la lecture ne précède pas le terrain et l’analyse, mais elle les accompagne » (Lejeune, 2014, p. 23). Étant donné la logique circulaire à l’oeuvre, le chercheur ne sait déterminer à l’avance les théories qui lui seront utiles. La recension des écrits scientifiques est jugée nécessaire pour qu’il puisse développer sa théorie enracinée, mais elle intervient en aval de la récolte des données. Des lectures sur d’autres sujets que celui de la recherche lui permettent par ailleurs de développer sa capacité de conceptualisation.

Par exemple, pour Dominique, il manque de lieux adaptés pour exprimer son angoisse. Dany identifie son groupe comme le seul endroit où il peut parler de la maladie de son conjoint, le dialogue étant ardu avec ses enfants. Les informateurs considèrent leur groupe de parole comme un lieu où il est possible de dire ce qu’ils ne peuvent ou n’osent pas formuler ailleurs. Nos lectures nous ont permis d’établir aposteriori un parallèle entre leur discours et le « silence de la souffrance » évoqué par Fassin (2004).

5. Résultats préliminaires

En accord avec les principes de la MTE, la problématique se précise au cours du processus de recherche (d’Arripe et al., 2014; Guillemette, 2006a). Les activités de codage font apparaître des catégories conceptuelles, leurs propriétés et leurs dimensions, articulées autour de deux processus distincts : le cheminement à l’origine de l’adhésion des acteurs, d’une part, et leur implication dans un groupe de parole et les formes que prennent ces trajectoires d’engagement, d’autre part.

Étant donné le caractère provisoire de nos résultats, nous avons choisi d’en développer un fil particulier dans cette section à titre illustratif de la démarche inductive mise en oeuvre. Il s’agit de celui ayant trait à la souffrance des proches. En effet, à notre demande initiale d’évoquer le dispositif dont ils faisaient partie, des informateurs ont souhaité exposer le cheminement qui les a incités à s’engager dans un groupe de parole. La formulation de Dany est particulièrement explicite : « Moi, je n’avais pas l’intention de vous en parler directement; j’avais plutôt l’intention de vous parler de pourquoi je suis allé à ça ». Le parcours, tantôt personnel, tantôt professionnel, tient une place importante pour les informateurs. Ceci nous a amenée à interroger les données : pourquoi faire partie d’un groupe de parole? Quelles sont les attentes des participants envers le dispositif? En amont, les origines de l’engagement s’articulent autour de la notion centrale de souffrance identitaire et sociale. Pointée comme cause principale de l’adhésion des participants, elle apparaît également comme l’une de ses conditions.

5.1 Souffrance psychique

« C’est un monde qui est plein de souffrances », affirme l’animateur Camille pour évoquer la situation des aidants proches. Sans souffrance, point d’engagement : « sinon on ne vient pas », explique Alix, animateur et ancien participant d’un groupe de parole pour parents d’enfants avec TDA/H.

Le concept de souffrance est un code qui a été conservé comme catégorie conceptuelle. Il comprend plusieurs propriétés et dimensions articulées. Le recours aux écrits scientifiques a permis de définir la douleur psychique en tant qu’« expérience durable, désagréable ou insoutenable résultant de l’évaluation négative d’une incapacité ou déficience du soi » (Jollant & Olié, 2017, p. 2), qu’elle porte sur la réalisation de ses attentes, la perception idéale de soi ou de la satisfaction de ses besoins essentiels. Dans le concept de souffrance, l’accent porte sur le vécu psychique des individus confrontés aux difficultés que rencontrent leurs proches. Il a donc été privilégié à celui de douleur, la douleur étant localisée physiquement dans le corps selon Ricoeur (Fassin, 2004). La souffrance survient à la suite d’émotions négatives, comme la solitude, la honte, la culpabilité, la peur ou encore la tristesse. Elle n’est pas étrangère aux questions sociales, la « douleur sociale » pouvant être considérée comme une forme spécifique de souffrance psychique, liée à l’insatisfaction des besoins sociaux.

Les participants éprouvent des affects négatifs (épuisement, culpabilité, honte, solitude, faible estime de soi, etc.) liés aux impacts matériels, physiques, relationnels, sociaux et institutionnels résultant de la condition du ou des proches dont ils prennent soin[5]. La souffrance peut être considérée sous l’angle du rapport à soi ou sous l’angle du rapport aux autres. Dans son versant social, la souffrance fait apparaître le besoin de reconnaissance des participants.

Les gens sont mal à l’aise, ils ne savent pas comment faire, ils ne comprennent pas. Parfois les gens nient les soucis parce que ça ne se voit pas nécessairement, ça ne se voit pas physiquement chez les enfants […]

Gaby, animateur-pair

Le poids du regard social est lourd à porter pour les (aidants) proches et peut entamer leur confiance en eux, voire générer le découragement, comme chez Maxime : « Quoi que je fasse finalement ça n’ira pas, donc autant ne rien faire, ne pas bouger. » Notre inscription dans le champ disciplinaire de la psychologie – qui constitue une part de notre sensibilité théorique – nous incite ici à établir un parallèle avec le why try effect (Corrigan, Larson, & Rüsch, 2009). Il s’agit d’un processus d’autostigmatisation où les individus n’osent plus tenter quoi que ce soit parce qu’ils ont internalisé les stéréotypes à leur égard.

Pour les animateurs, la souffrance psychique et sociale qu’ils identifient chez le participant typique est liée à la question du sens. Cette souffrance induit un besoin, auquel ils souhaitent apporter une réponse : « Ces gens ont besoin de venir déposer leur détresse, leur colère, leurs questions, là où ils ne sont pas jugés, là où l’information ne va pas sortir » (Camille). Leur sensibilité sur la question est liée à des connaissances théoriques ou est le fruit de constats de terrain : « C’est un sujet avec lequel je travaille tous les jours » (Eden); « Il y a une demande. Ça, on le sent » (Sacha).

Le désir d’animer un groupe de parole peut également résulter de l’expérience personnelle des intervenants. Les animateurs disposent alors d’une « double casquette » de pair et de professionnel, qu’ils peuvent choisir de dévoiler ou non aux participants. Par exemple, le vécu de parent d’Andrea n’est pas étranger à son souhait de développer des dispositifs s’adressant à des parents d’enfants avec un TDA/H ou avec une déficience auditive. Toutefois, l’animateur hésite à se dévoiler auprès des futurs participants :

Il se fait qu’en effet je suis « pair » et, si j’ai fait la formation que j’ai faite [de] conseiller conjugal et familial, c’est avec l’idée que les familles, elles ont aussi besoin d’un soutien, mais qui est autre que celui des experts, qui peut parfois être un petit peu pesant et oppressant.

Pour Alix, l’animation s’apparente à du « militantisme ». Cela lui permet de témoigner de son parcours : « C’est vraiment une cause pour moi. C’est une souffrance qui est intolérable, chez les enfants et dans les familles »; « Je me dis : en essaimant comme ça sur tous les niveaux, on fait avancer les choses! »

Quant à Camille et Claude, ils sont devenus aidants proches bien après leur engagement dans l’animation de groupes de parole sur cette thématique. Cependant, ce savoir expérientiel nouvellement acquis colore le regard qu’ils portent sur le vécu des participants.

5.2 Obstacles et incitants

La souffrance des proches varie en intensité. Selon Maxime, il faut que la douleur psychique atteigne une intensité suffisante pour s’engager dans un groupe de parole. C’est ce « trop-plein » – la crise pour Alix – qui permet aux participants de dépasser leurs éventuelles réticences.

Je pense que si on est dans un groupe de parole c’est parce qu’on a des choses à dire et donc, à mon avis, on arrive tous avec une difficulté, une souffrance, on a besoin d’écoute, de compréhension

Anaël, participant

Les informateurs s’accordent sur le fait que s’engager dans un groupe de parole n’est pas une démarche aisée. Maxime souligne que cela implique de reconnaître son impuissance. Les participants peuvent éprouver des craintes, comme Alix : « J’avais beaucoup d’espoir et aussi l’inquiétude de voir un petit peu qui serait là, comment ça va se passer […] » Parfois, la souffrance représente un frein à leur engagement.

Se mettre dans un groupe de parole, ça n’est pas une démarche très confortable : il faut venir avec ce qu’on est, ce qu’on vit, il y en a qui ne sont pas très fiers de ce qui se passe chez eux

Alix, animateur

De plus, souffrir ne suffit pas toujours pour que les participants se décident à franchir la porte d’un groupe de parole; d’autres variables interviennent également pour expliquer le décalage que des animateurs comme Morgane ont parfois observé : « C’étaient vraiment des sujets sur lesquels ils pouvaient se sentir concernés. Mais on n’a pas du tout eu le nombre de participants attendu. » Parmi ces variables, notons l’accessibilité et la visibilité du dispositif, ainsi que la disponibilité des participants potentiels. Par ailleurs, les animateurs sont également confrontés à des obstacles dans leur engagement : Dominique avait besoin d’être épaulé dans l’animation, Eden était freiné par le manque de temps, et Andrea a fait appel à une association pour bénéficier de locaux.

Des pistes peuvent être mises en oeuvre pour faciliter la démarche, comme le fait d’entendre parler du groupe via différents canaux ou d’être accompagné par un proche – comme l’ont été Alix et Anaël par leurs conjoints. Il n’en demeure pas moins que tous ces éléments suggèrent l’existence d’obstacles et d’incitants liés à l’engagement dans un groupe de parole, la souffrance pouvant constituer l’un et l’autre.

5.3 Souffrance et engagement

Comme l’illustre Anaël, les problèmes des proches génèrent différents types d’attentes pouvant coexister chez un même participant : « Une écoute. Une compréhension. De l’aide. Des trucs. Savoir qu’on n’est pas les seuls ». Pour Maxime, l’essentiel est de trouver une écoute : « Le but, c’est pas forcément d’avoir des réponses. Parfois, c’est simplement de se sentir écouté. » Pour Lou, l’engagement dans un groupe traduit « une façon de s’ouvrir, de sortir de l’isolement ». Si Charlie a souhaité créer un groupe de parole, c’est pour se retrouver en présence de pairs : « pour avoir des personnes comme moi ». Qu’elle soit perçue ou vécue par les acteurs, la souffrance génère des attentes et des positionnements spécifiques en termes d’engagement dans un groupe de parole.

La question des modes d’implication des acteurs dans le groupe émerge au fur et à mesure de la récolte des données et de leur analyse. Quelles sont les motivations sous-jacentes des acteurs? Quelles formes peuvent prendre les trajectoires? La recherche s’est tournée vers la compréhension et la modélisation du parcours des informateurs de groupe. L’analyse des données permet en effet l’exploration de sous-catégories conceptuelles liées à ce processus central afin d’illustrer la diversité des cheminements possibles en lien avec les vécus subjectifs des individus. Nous ne nous attardons pas sur les modalités d’engagement dans cette contribution, les analyses étant encore en cours. Précisons néanmoins qu’il apparaît que les justifications fournies par les acteurs sont (en partie) liées à leurs attentes initiales. Celles-ci influencent également la fréquentation du groupe, ce qui peut à son tour avoir une incidence sur les impacts du dispositif – tout ceci de manière enchevêtrée.

Conclusion

Au travers de cette contribution, nous avons illustré les démarches réalisées dans le cadre d’une recherche inspirée par la MTE et entr’aperçu les résultats qui peuvent en émerger.

Cette étude permet d’explorer le vécu des (aidants) proches participant à un groupe de parole. Sans pouvoir statuer sur les résultats définitifs de la recherche, les entretiens identifient la souffrance comme étant au coeur du phénomène d’implication dans le dispositif. Les questionnements qui demeurent – notamment par rapport au processus d’engagement (et de désengagement) des acteurs ainsi qu’aux liens entretenus avec la souffrance psychique – permettent d’envisager la suite du processus de recherche, illustrant le caractère non linéaire de l’analyse en MTE. Nous nous sommes ici principalement attardée au vécu des participants, mais la recherche vise également à mieux comprendre l’expérience singulière des membres moins visibles des groupes de parole dans les écrits scientifiques : les animateurs.

L’échange de paroles constitue un processus commun entre les dispositifs de groupe étudiés et le champ disciplinaire de la psychologie dans lequel s’inscrit notre recherche. En proposant des résultats empiriquement enracinés, celle-ci témoigne de la place prépondérante accordée au discours des individus dans les études s’appuyant sur la MTE.