Corps de l’article

Introduction

Annuellement, au Canada, environ 4000 personnes décèdent par suicide (Statistique Canada, 2017). Au Québec, ce sont 845 hommes et 280 femmes qui ont mis fin à leurs jours[2] en 2014 (Thibodeau et Perron, 2017). L’importance de cet enjeu public est telle que, pour l’Organisation mondiale de la santé (2014), le suicide devient une problématique prioritaire à travers le monde. Pour chaque suicide, plusieurs personnes peuvent être touchées et vivre une période de crise et de deuil. Alors qu’antérieurement les études mentionnaient que pour chaque mort volontaire six personnes endeuillées étaient affectées (Shneidman, 1972), les recherches les plus récentes montrent qu’un suicide peut toucher davantage de personnes à des degrés différents (Cerel et al., 2016). Ainsi, afin de mieux représenter l’ampleur du phénomène, des chercheurs reconnus dans le domaine de la postvention du suicide ont développé un continuum de l’« endeuillement », appelé continuum of survivorship (Cerel, McIntosh, Neimeyer, Maple et Marshall, 2014). Sur ce continuum on retrouve les personnes témoins du suicide comme les premiers répondants, les personnes affectées par le suicide comme les collègues de travail ainsi que les endeuillés à court et à long terme. On précise même que ce ne sont pas uniquement les membres de la famille et les proches qu’on peut considérer comme de potentiels endeuillés par suicide. Cette conception de l’endeuillement, plutôt théorique à la base, est corroborée par les résultats d’un sondage mené auprès de 1736 Américains (Cerel et al., 2016). Ce dernier sondage a d’ailleurs permis de constater que près de 48 % des participants avaient déjà été exposés à un suicide dans le passé. On ajoute aussi que, même si la personne décédée n’était pas un membre de la famille, les risques de présenter des symptômes, tels que la dépression et l’anxiété, demeuraient plus élevés.

Ainsi, il est important de s’intéresser à cette population, puisqu’en raison des particularités de la mort par suicide (violente, auto-infligée, non naturelle et soudaine), les endeuillés par suicide sont une population vulnérable et particulière. En effet, malgré le manque d’unanimité des écrits à affirmer que le deuil à la suite d’un suicide est différent des autres types de deuils, il n’en demeure pas moins que ce type de deuil comprend certaines particularités. Tout d’abord, la culpabilité peut être davantage présente puisque les endeuillés peuvent se blâmer de ne pas avoir su reconnaître la souffrance de l’autre, de ne pas avoir pu prévenir le geste (Andriessen, Krysinska et Grad, 2017 ; Potsuvan, 2017). Il arrive même que des personnes se culpabilisent de ressentir un certain soulagement à la suite du suicide. En effet, il est possible qu’en raison de la nature de la relation avec la personne qui s’est suicidée, ce décès puisse diminuer les tensions ou les inquiétudes, ce qui devient un soulagement (Andriessen et al., 2017 ; Potsuvan, 2017). Une autre émotion pouvant être vécue à la suite d’un suicide est la colère. Cette dernière peut être dirigée vers la personne décédée qui les abandonne et les laisse avec une grande souffrance. De plus, la colère peut être dirigée vers les professionnels de la santé qui n’ont pas su prévenir le geste suicidaire (Andriessen et al., 2017 ; Jordan et McIntosh, 2011 ; Potsuvan, 2017). Le suicide d’un proche peut également faire en sorte que les endeuillés vivent un sentiment de rejet ou d’abandon (Andriessen et al., 2017). En effet, comme la personne s’est elle-même enlevé la vie, les proches peuvent se sentir abandonnés par celle-ci. De plus, malgré les efforts pour diminuer le tabou entourant le suicide, il n’en demeure pas moins que le suicide d’un proche peut engendrer stigmatisation et honte (Andriessen et al., 2017 ; Jordan et McIntosh, 2011). Ce sentiment de honte peut amener les proches à s’autostigmatiser et à s’isoler, ce qui rend difficiles la recherche d’aide et le recours au soutien social. Une autre particularité du deuil à la suite d’un suicide est la recherche de ses causes. En effet, même lorsque le suicide pouvait être prévisible, les proches peuvent chercher à comprendre les raisons qui ont poussé l’autre à s’enlever la vie. Cette recherche du pourquoi est d’autant plus difficile que plusieurs réponses demeurent impossibles à trouver, et ce, même lorsqu’il y a présence de lettres de suicide (Andriessen et al., 2017 ; Potsuvan, 2017). Ainsi, les endeuillés par suicide doivent composer avec diverses émotions, la stigmatisation ainsi que le tabou entourant le suicide, en plus de chercher à comprendre la raison d’un tel geste, si elle est inconnue.

Ces différents éléments font en sorte que les endeuillés par suicide demeurent plus à risque d’avoir des problèmes de santé physique et mentale à plus ou moins long terme. Plus spécifiquement, ils sont plus à risque de présenter des signes de dépression et d’anxiété à la suite d’un suicide (Andriessen et al., 2017 ; Erlangsen et Pitman, 2017). Ils sont également plus susceptibles de présenter un état de stress post-traumatique compte tenu du stress engendré par le suicide et, dans certains cas, la découverte du corps (Erlangsen et Pitman, 2017). Une autre conséquence que peut avoir le suicide chez les proches est la présence d’idéations suicidaires. En effet, il semble que les endeuillés par suicide soient plus à risque non seulement de présenter des idées suicidaires, mais aussi de faire des gestes suicidaires allant jusqu’au suicide complété (Andriessen et al., 2017 ; Erlangsen et Pitman, 2017). Malgré la possibilité de vivre ces conséquences négatives, il appert que certaines familles parviennent à survivre et même à se transformer positivement à travers cette expérience de deuil. Le concept de résilience familiale, qui comprend la capacité des familles à rebondir et à se transformer positivement à travers les traumatismes, pourrait expliquer ce vécu positif des familles (Delage, 2008 ; Genest et Gratton, 2009 ; Walsh, 2016).

Les premiers répondants, qu’ils soient policiers, pompiers ou ambulanciers, sont souvent les premiers intervenants auprès des endeuillés au moment de l’annonce du suicide. En effet, ils sont les premiers à arriver sur les lieux, à intervenir auprès de la personne décédée, à sécuriser les lieux, à déterminer la cause du décès et à récupérer les preuves (Aguirre et Slater, 2010). Ils occupent donc une place privilégiée pour amorcer une intervention auprès de ces endeuillés. De plus, comme le suicide est un stresseur psychologique important (Erlangsen et Pitman, 2017), la découverte du suicide d’un proche ou l’annonce du décès de celui-ci peut engendrer une période de crise significative pour les familles (Mowll, Smith et Fitzpatrick, 2017). Selon Séguin, Brunet et LeBlanc (2012), malgré les différentes théories expliquant la crise, l’évènement déclencheur demeure le point commun. Dans ce cas-ci, il s’agit du suicide. Ainsi, les familles vivant un tel deuil font face à un décès subit engendrant de grands changements pour lesquels elles ne possèdent pas toujours les ressources nécessaires pour y faire face.

Durant cette première phase de la crise, les premiers contacts et les premières interventions ont beaucoup d’importance, car les endeuillés sont généralement dans une période de grands bouleversements, ce qui les rend très sensibles à tous les gestes et paroles qui leur sont adressés et qui sont empreints de diverses émotions (Mowll et al., 2017). En effet, un regroupement stratégique de la National Action Alliance for Suicide Prevention, aux États-Unis, a publié un guide des meilleures pratiques pour les endeuillés par suicide dans lequel on souligne l’impact positif ou négatif que peuvent avoir les premiers répondants sur les endeuillés selon la façon dont le contact est établi (Survivors of Suicide Loss Task Force, 2015). De plus, une étude australienne de Peters, Cunningham, Murphy et Jackson (2016), menée auprès de membres de familles (n = 10) endeuillés par le suicide d’un proche et s’intéressant à ce qui est aidant ou non pour les endeuillés par suicide, souligne que l’attitude des premiers répondants peut avoir un impact sur le processus de deuil. En effet, une attitude empreinte de compassion peut favoriser le processus alors qu’une attitude dénotant de l’insensibilité peut, à l’inverse, nuire au processus (Peters et al., 2016). Il devient alors pertinent de s’intéresser aux endeuillés québécois afin de savoir s’ils perçoivent un tel impact ainsi que la façon dont le contact avec les premiers répondants influence leur processus de résilience familiale, c’est-à-dire leur transformation positive. C’est donc dans ce contexte qu’une analyse de contenu secondaire a été menée quant au rôle des premiers répondants dans le processus de résilience des familles à la suite du suicide d’un ou d’une adolescente.

Méthodologie

La présente étude s’inscrit dans le cadre d’une recherche en théorisation ancrée plus large s’intéressant au processus de résilience des familles endeuillées par le suicide d’un ou d’une adolescente. Le but de cette recherche était de comprendre comment les familles endeuillées parvenaient à se transformer positivement à la suite du suicide d’un jeune. Au cours d’entrevues semi-structurées (13) individuelles ou familiales, les membres (n = 17) de sept familles ont abordé leur cheminement familial avant le suicide, au moment de celui-ci et après.

Ainsi, dans la recherche primaire, les participants étaient invités à s’exprimer sur la façon dont la découverte du suicide, son annonce et les premiers instants s’étaient déroulés. Dans leur discours, il est apparu que les premiers répondants avaient pu jouer un rôle significatif, que ce soit de façon positive ou négative. À la lumière de ces résultats et afin de mieux comprendre le rôle que pouvaient avoir les premiers répondants sur le processus de résilience, une attention particulière a été portée aux comptes rendus intégraux associés à ces intervenants. C’est donc cette analyse secondaire, inspirée de l’analyse thématique, qui est présentée dans le cadre de cet article. La recherche principale a obtenu le certificat d’éthique de l’Université de Montréal et du CSSS[3] de Laval. Le consentement libre et éclairé de tous les participants majeurs a été obtenu, tout comme l’assentiment des participants mineurs. Pour participer à l’étude, les participants devaient avoir vécu le suicide d’un adolescent au sein de leur famille depuis au moins un an. Ils devaient connaître la cause du décès et ne pas présenter de problème de santé mentale pouvant être nuisible lors de l’entrevue. De plus, comme le sujet de recherche pouvait faire ressurgir des souvenirs difficiles et bouleversants, une liste de ressources disponibles dans la région était remise après chaque entrevue et une relance téléphonique avait lieu pour tous les participants dans les 72 heures suivant l’entrevue. La majorité des participants ont mentionné apprécier pouvoir parler de leur expérience et échanger entre eux, lorsqu’il s’agissait d’entrevue de groupe, sur leur expérience familiale.

Les données ont été analysées, à l’aide du logiciel QDA Miner. L’étude principale utilisait la méthode d’analyse préconisée par Strauss et Corbin (1998), soit la triple codification et le modèle paradigmatique pour analyser les données. De cette analyse a émergé la catégorie portant sur le contact avec les premiers répondants. Dans le cadre de ce projet, ce sont les textes transcrits intégralement faisant partie de cette catégorie qui ont été analysés afin de déterminer le rôle (aspects positifs et négatifs ainsi que les attentes des familles) que pouvaient avoir les premiers répondants dans le cheminement des familles.

Les participants

Afin de dresser un portrait assez général du processus de résilience familiale, un échantillon hétérogène a été créé. Le Tableau 1 présente les caractéristiques des familles qui ont participé à la recherche. Ainsi, des sept familles qui ont participé à l’étude, deux étaient nucléaires, trois étaient recomposées et deux étaient séparées. L’écart entre le moment de l’entrevue et le suicide variait de 4 à 12 ans. Pour ce qui est des entrevues, individuelles ou familiales, celles-ci ont duré entre 50 minutes et 4 heures. Tous les participants résidaient au Québec, mais provenaient de différentes régions, la majorité en milieu urbain, mais certaines familles en milieu rural.

Tableau 1

Description succincte des famillesFamilles

Description succincte des famillesFamilles

Durée totale des entrevues : 22 h 20.

  • 1 Afin d’assurer la confidentialité des participants, les initiales des familles et des participants sont fictives (Tableaux 1 et 2).

  • a Type de famille : N = nucléaire, R = reconstituée, M = monoparentale, S = séparée/divorcée.

  • b Composition de la fratrie. Information sur les membres, y compris leur âge au moment du suicide et leur présence au domicile familial (DF) lors du suicide : S = soeur, F = frère, ½F = demi-frère, ½S = demi-soeur.

  • c Délai entre le suicide et l’entrevue (en années).

  • d Personnes rencontrées (celles qui étaient ensemble lors de l’entrevue sont inscrites sur la même ligne) : P = père, M = mère, B-M = belle-mère, S = soeur, F = frère, ½S = demi-soeur.

  • e Durée de chaque entrevue (en minutes et en heures).

  • f Documents personnels remis par les familles.

  • * Ent. = entrevue.

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Pour ce qui est des caractéristiques du jeune et du suicide, le Tableau 2 présente les principales informations. Ainsi, les jeunes, quatre garçons et quatre filles, avaient entre 13 et 19 ans au moment du suicide. Certains d’entre eux, trois, avaient un diagnostic de santé mentale au moment du suicide. Pour ce qui est du lieu du suicide, dans la très grande majorité des cas il est survenu au domicile familial, par pendaison. Les parents ont été généralement la personne ayant découvert le corps de leur enfant.

Tableau 2

Description succincte des adolescents et de leur suicide

Description succincte des adolescents et de leur suicide
  • a Âge de l’adolescent au moment du suicide (en années).

  • b Sexe de l’adolescent : M = masculin, F = féminin.

  • c Diagnostic de santé mentale connu au moment du suicide.

  • d Tensions au sein de la famille au moment du suicide.

  • e Lieu du suicide : DF = domicile familial, DM = domicile maternel.

  • f Moyen utilisé pour mettre fin à ses jours.

  • g Personne de la famille qui a découvert le corps.

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Résultats

Le processus de résilience familiale à la suite du suicide d’un(e) adolescent(e)

Le processus de résilience familiale vécu à la suite du suicide d’un adolescent est décrit par les familles comme la capacité à émerger, apprendre et grandir à travers l’expérience, et ce, malgré une blessure indélébile. C’est d’ailleurs ce qui a inspiré le titre du modèle présenté à la Figure 1.

Ainsi, lorsque le suicide survient, la famille fait face à ce que les participants décrivent comme étant un cataclysme. En effet, comme une mère le mentionne, « c’est comme une bombe pour moi là ». L’ampleur de ce cataclysme est influencée par le contexte familial antérieur au suicide, le contexte social entourant le suicide, les émotions vécues et le suicide lui-même. Le contexte familial antérieur fait référence aux rapports qu’entretenait le jeune avec les membres de sa famille et à la présence simultanée d’autres évènements stressants. Notamment, comme le mentionne un père, lorsque les comportements de l’adolescent avant le décès pouvaient laisser craindre un geste suicidaire, l’ampleur du choc occasionné par le suicide peut s’avérer un peu moins importante : « même si… sa mort nous a fait quelque chose, on s’y… attendait ». De plus, le fait de vivre d’autres évènements stressants comme une séparation, des problèmes financiers ou d’autres deuils au sein de la famille pouvait également augmenter la fragilité de celle-ci et donc amplifier l’impact du suicide. Pour ce qui est du contexte social entourant le suicide, cela réfère aux tabous et à la stigmatisation entourant, encore aujourd’hui, le suicide. À cet égard, certaines familles ont dû davantage faire face à cette réalité, comme le rapporte un père provenant d’un milieu rural : « je me sentais comme un criminel un moment donné. Je [me] sentais… comme responsable… coupable. » Les nombreuses émotions vécues par l’ensemble des membres de la famille vont aussi influencer l’ampleur que prendra le cataclysme. Dans le cadre de cette recherche, les émotions vécues par les participants sont la surprise, la tristesse, la culpabilité, la colère et la peur. La plupart de ces émotions ont été décrites dans la littérature scientifique ; toutefois, la peur s’est avérée une émotion importante pour les membres de famille qui ont participé à l’étude. Ceux-ci mentionnaient avoir peur de vivre de nouvelles pertes et d’établir de nouvelles relations, comme le rapporte un père : « Ben de me réattacher encore à quelqu’un… si je l’aime pis y part, j’vais vivre deux fois la même chose… [s’il] fallait [qu’il] arrive de quoi… on est plus craintif, c’est sûr. » Finalement, le suicide lui-même, soit les caractéristiques contextuelles (lieu, moment, découverte) et le contact avec les premiers répondants, va aussi influencer l’ampleur du cataclysme. Par exemple, lorsque le suicide survient au domicile familial, les proches se trouvent constamment en présence du souvenir du geste, comme le rapporte cette mère : « j’y… ai pensé longtemps, des fois j’y pense encore en rentrant dans le garage ». Aussi, se questionner sur l’intentionnalité du jeune, en raison du moment du suicide, peut complexifier le cheminement de la famille. Une mère s’est d’ailleurs longtemps questionnée à savoir si sa fille avait réellement l’intention de mourir étant donné que le geste n’avait été fait que quelques minutes avant le retour prévu à la maison de sa mère : « Pourquoi c’te journée-là j’suis arrivée 15 minutes [de retard]… je suis convaincue qu’elle l’a faite [son suicide] à peu près, entre 15… et 30 minutes avant que j’arrive… pour moi ma fille, c’est un cri à l’aide. » Pour ce qui est de la découverte, il est apparu que la personne ayant découvert le corps se heurtait davantage aux souvenirs et aux images, ce qui amplifie le choc et le cataclysme. Un autre élément lié au suicide lui-même et ayant un impact sur l’ampleur du cataclysme est le contact avec les premiers répondants. Nous aborderons plus en détail cet élément plus loin dans les résultats.

Figure 1

Émerger malgré la blessure indélébile

Émerger malgré la blessure indélébile

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Une fois la période du cataclysme ou de crise passée, s’ensuit une période semblable à un naufrage ou comme le décrit une mère, à une « descente aux enfers ». Cette période sera plus ou moins intense et plus ou moins longue selon que la famille bénéficie ou non de ressources internes ou externes, aussi appelées bouées de sauvetage intra ou extrafamiliales. Les bouées de sauvetage intrafamiliales font référence à la cohésion familiale, aux expériences antérieures qui sont source d’apprentissage et aux forces individuelles des membres de la famille. Ainsi, la cohésion au sein de la famille passe par la solidarité et par le respect entre les membres quant à leur façon de faire face à la situation. Les expériences antérieures et le fait d’avoir surmonté des coups durs par le passé permettent entre autres de comprendre la souffrance du jeune qui s’est suicidé et de croire en ses capacités à surmonter cette épreuve. À cet égard, une mère mentionne : « j’ai passé au feu quand j’avais 16 ans, on a tout perdu, on a rebâti, donc j’suis habituée de me battre ». Les forces individuelles de chacun des membres de la famille vont aussi aider à rebondir et à freiner le naufrage. D’ailleurs, un père a rapporté que c’est principalement grâce au caractère de sa conjointe et à la force de celle-ci que la famille a réussi à survivre à cette épreuve : « c’est son caractère… tête forte… parce que [notre fille] a… tombé, moi j’ai tombé pis elle [ma femme] a tenu la famille par les cheveux ». Pour ce qui est des bouées de sauvetage extrafamiliales, il y a le soutien formel et informel disponible autour de la famille à la suite du suicide ainsi que le temps. En effet, le facteur temps est un élément important dans le cheminement des familles à la suite du suicide, comme le mentionne un père : « Moi je me surprends au volant de mon auto tout seul à pleurer… mais ça m’arrive… une fois par deux semaines… avant c’était tout le temps… on y pense moins, c’est moins présent. »

Pour faire suite à cette période de naufrage, vient un moment où la famille reprend pied et s’ensuit un rebondissement. Durant cette période, la famille entreprend des actions intra ou extrafamiliales qui lui permettent d’émerger éventuellement. Les actions intrafamiliales peuvent être de maintenir vivant le souvenir de l’adolescent, de retrouver l’homéostasie du système familial et de chercher un sens au suicide. Pour ce qui est des actions extrafamiliales, il peut s’agir de partager son expérience avec d’autres personnes endeuillées ou non et accepter que la vie reprenne son cours et qu’ils soient toujours vivants. Pour certaines familles, les actions vont s’entreprendre sans l’aide de professionnels alors que, pour d’autres, le soutien de professionnels sera nécessaire.

Ces différentes actions entreprises par la famille lui permettront éventuellement d’émerger en réponse à cette épreuve. L’émergence fait référence aux apprentissages et à la transformation positive de la famille. En effet, le fait de vivre une telle expérience amène les membres de la famille à apprendre sur soi individuellement, sur la famille ainsi que sur la vie en général : « C’est sûr qu’on a beaucoup, beaucoup appris [à la suite du suicide]… on a appris aussi… [qu’]on a des capacités… des grandes capacités » (père). Pour ce qui est de la transformation positive, il peut s’agir d’une transformation individuelle comme le développement d’une nouvelle capacité à communiquer ou une sensibilité plus aiguisée : « Disons que j’aurais pas parlé comme ça… y a trois ans [avant le suicide et les thérapies]… y a beaucoup de choses qui ont… évolué » (père) ; ou d’une transformation familiale comme le resserrement des liens entre les membres : « cette épreuve-là… nous a rapprochées là… on en était rendus où moi je voulais quasiment pu voir mon père… pour la première fois de ma vie, je passe du temps toute seule avec mon père » (soeur).

Ainsi, même si les participants auraient souhaité ne pas vivre cette expérience bouleversante, ils ont pu bénéficier d’une certaine transformation positive à la suite de cette perte, et ce, grâce aux bouées de sauvetage qui leur sont disponibles ainsi qu’aux actions entreprises par la famille. Par contre, un cataclysme d’une moindre ampleur et la présence de bouées de sauvetage dans les jours suivant le suicide permettent d’amoindrir la période de naufrage. Il devient donc important de s’intéresser à la façon de soutenir les familles en diminuant, dans la mesure du possible, l’ampleur du cataclysme et en offrant les bouées de sauvetage nécessaires. À cet égard, le contact avec les premiers répondants peut être un élément qui influence positivement ou négativement l’ampleur du cataclysme vécu par la famille à la suite du suicide d’un adolescent, et ultérieurement, leur cheminement et leur processus de résilience.

Le contact avec les premiers répondants

L’impact du contact avec les premiers répondants peut être soit positif ou négatif, selon la manière dont il est vécu par les familles et l’approche qu’auront les premiers répondants lors de ce contact. Dans le cadre de l’étude principale, toutes les familles ont été interrogées sur la façon dont se sont déroulés les premiers moments qui ont suivi la découverte du suicide ou de son annonce. Automatiquement, la majorité des participants nous ont alors parlé de leur contact avec les premiers répondants. L’impact de ce contact était influencé par deux éléments, soit le contexte de l’intervention et l’attitude des intervenants.

Tout d’abord, pour les familles dont le suicide est survenu au domicile familial, l’arrivée des premiers répondants, que ce soit les policiers ou les ambulanciers, était perçue comme un envahissement. En effet, comme le mentionne une mère, cette arrivée est perçue comme une intrusion dans leur intimité : « tous les policiers qui sont rentrés chez nous… je me souviens de tous ces policiers-là… qui se promenaient partout, pis qui regardaient partout » (mère). De plus, comme le suicide est une mort violente, les policiers recherchent des indices ou des écrits permettant d’être utiles à leur enquête. Ces pièces à conviction seront ensuite gardées en leur possession et ne pourront être remises aux parents qu’après un certain temps. Un père a d’ailleurs été très choqué que les policiers prennent les lettres d’adieu écrites par son fils, avant que sa femme soit de retour et puisse en prendre connaissance : « y avait laissé des lettres… sont partis avec tout ça là… Elle [sa conjointe] les a même jamais vues… Heureusement, j’avais un fax à la maison » (père). Par ailleurs, les familles ont également mentionné s’être senties dépossédées de leur enfant puisque son corps appartenait désormais au coroner qui allait procéder à l’autopsie et enquêter sur la cause du décès : « Savez-vous ce qu’y nous ont dit ? Qu’à partir du moment… que ça se passait [le suicide], que le corps de notre enfant appartenait au gouvernement du Québec… Au coroner. Pis on avait p[l]us un mot à dire » (père). Donc, en plus d’avoir à vivre avec le sentiment d’abandon de leur enfant et la culpabilité de ne pas avoir pu prévenir le geste, ces parents se sentent exclus de la mort de leur enfant. Enfin, comme la cause du décès doit faire l’objet d’une enquête, les parents, étant souvent ceux qui ont découvert le corps, doivent répondre aux questions des policiers, ce qui les empêche d’accompagner leur enfant à l’hôpital. Une mère mentionne d’ailleurs qu’au moment du départ de sa fille de la maison, elle ne savait pas si elle était toujours en vie et, malgré tout, elle ne pouvait l’accompagner dans l’ambulance. Elle a donc dû laisser partir sa fille seule alors que c’était ses derniers moments : « je suis leur première suspecte… Faque ma fille est partie toute seule… Tu la laisses partir toute seule. Tu sais pas encore si elle est vivante [ou] si elle ne l’est pas » (mère).

Les parents sont toutefois conscients que cela fait partie du rôle des policiers que de mener une enquête et faire un rapport. C’est davantage l’attitude de ces derniers qui influencera leur perception de ce premier contact. Ainsi, comme le mentionne un père : « Ben, c’est sûr qu’y avait leur rapport à faire pis tout… Mais je veux dire y ont été patients… Le temps d’aller fumer », le fait que les policiers aient respecté leur rythme et leurs besoins a facilité leur tolérance au contexte d’enquête. Pour sa part, une mère mentionne s’être sentie comprise et entourée par un des policiers présents : « Y a pris le temps de venir me voir dans [cette] salle-là pis y m’a dit « Cherche pas à comprendre. Ne te tue pas à chercher à comprendre, accepte-le… Et continue à vivre. » » Pour elle, cette présence et ce non-jugement ont favorisé une diminution de son sentiment de culpabilité. À l’inverse, certaines familles se sont senties brusquées et incomprises par l’attitude des policiers. Ainsi, les parents d’un adolescent mentionnent que, selon eux, le manque de compréhension des policiers et leur manque d’empathie ont fait en sorte qu’ils n’ont pu accompagner leur fils à l’hôpital. En effet, ils n’étaient pas en état de conduire à cause du choc qu’ils vivaient mais les policiers ont refusé de les conduire auprès de leur fils : « Mais je voulais le voir… nous n’étions pas dans un état pour nous rendre de nous-mêmes… jamais les policiers ont accepté de nous conduire à l’hôpital » (père). Cette situation a fait en sorte de nourrir leur colère envers les institutions, ce qui a pu par la suite influencer leur cheminement et leur demande d’aide.

À travers leurs propos, certaines familles ont également fait état de ce qu’ils auraient souhaité de la part des premiers répondants afin de les aider dans leur cheminement. Ainsi, une mère mentionne qu’elle aurait apprécié que les policiers prennent l’initiative de lui proposer de l’accompagner à l’hôpital alors qu’une personne aurait pu attendre son autre fille à la maison : « y a un policier qui reste ici pour attendre votre fille. Vous là, allez à l’hôpital… on va vous ramener après… L’enquête pouvait attendre là. » Selon elle, cette attitude de la part des policiers aurait démontré leur empathie et leur compréhension de ses besoins. Une autre mère, lorsque interrogée sur ce qui aurait pu faciliter le processus de résilience des familles, souligne l’importance pour les premiers répondants d’avoir une attitude humaine et d’aider à établir les contacts avec les ressources disponibles : « Humain, pis donner tout de suite le contact, faire le premier lien. »

Ainsi, les familles se disent conscientes du rôle que doivent jouer les premiers répondants au moment de la découverte du corps et de l’annonce du suicide. Par contre, il n’en demeure pas moins qu’elles souhaiteraient être mieux soutenues et comprises dans ces moments de crise.

Discussion

En raison du moment de leur arrivée dans la vie des endeuillés, les premiers répondants, qu’ils soient policiers, ambulanciers ou pompiers, auront un impact majeur dans la vie et le cheminement des gens. En effet, ce sont eux qui seront pour toujours associés à la découverte et à l’annonce du suicide. Comme le mentionne Potsuvan (2017), compte tenu de la charge émotive vécue lors de l’annonce du décès, il n’est pas rare que les endeuillés se souviennent intégralement des paroles des premiers répondants, et ce, même plusieurs années après l’évènement. Dans ce contexte, ce n’est donc pas surprenant de constater que toutes les familles ont automatiquement parlé de leur expérience avec les premiers répondants lorsqu’elles étaient questionnées sur la façon dont s’était passé le suicide de leur adolescent. Certains parents pouvaient décrire d’ailleurs avec beaucoup de détails la façon dont l’intervention des policiers et des ambulanciers s’était déroulée, et ce, même si le suicide s’était produit il y a plusieurs années. C’est d’ailleurs l’attitude de ces intervenants qui influençait le plus la façon dont les membres de la famille percevaient ce premier contact.

Bien entendu, les familles sont conscientes qu’en raison de la cause du décès, un processus d’enquête est nécessaire. Il n’en demeure pas moins qu’elles aimeraient que leur expérience et leurs besoins soient reconnus. En ce sens, il serait pertinent de mieux former les premiers répondants afin qu’ils soient plus en mesure de connaître ce que vivent et ressentent les endeuillés par suicide afin de minimiser l’impact négatif qu’ils pourraient avoir sur l’ampleur du cataclysme et sur le processus de résilience familiale. C’est d’ailleurs l’une des recommandations du guide américain des meilleures pratiques dans le domaine de la postvention (Survivors of Suicide Loss Task Force, 2015). Il existe de plus en plus de partenariats entre les centres de prévention du suicide et les services policiers au Québec. Par conséquent, les policiers peuvent être formés et accompagnés afin de mieux intervenir lors d’un suicide. Toutefois, ce type de partenariat n’est pas généralisé à l’ensemble de la province et n’est pas uniforme partout. Il serait donc important de recenser et d’effectuer une analyse descriptive des différents types de partenariats existants et de déterminer l’impact de ceux-ci auprès des endeuillés et des policiers.

Toujours en lien avec la formation des policiers, de plus en plus de cours sont offerts durant la formation initiale des policiers quant à l’intervention en situation de crise. Par exemple, à l’École nationale de police du Québec (2017), il existe des cours pour outiller les policiers à intervenir efficacement auprès d’une personne en crise. Toutefois, il semblerait que ce type d’intervention soit principalement destiné aux personnes présentant des problèmes de santé mentale. Il ne s’agit pas du même type de crise ni même du même type d’intervention recommandée dans des situations de deuil à la suite d’un suicide. En effet, Séguin et al. (2012) suggèrent de regrouper les différentes crises en trois grandes classes : les crises psychosociales, les crises psychotraumatiques et les crises psychopathologiques. Cette classification est importante puisque l’étiologie, les interventions de crise et les traitements vont différer selon le type de crise vécu (Séguin et al., 2012). Ainsi, actuellement, la formation des policiers se concentre surtout sur l’intervention en contexte de crise psychopathologique, mais il serait pertinent d’ajouter un volet sur les crises psychosociales et psychotraumatiques qui incluent le deuil par suicide. En effet, selon la façon dont les proches envisageront le suicide, celui-ci peut conduire à une crise psychosociale ou à une crise psychotraumatique (Séguin et al., 2012). Cette formation pourrait alors leur permettre d’être plus à l’aise à intervenir dans ce type de situation.

Dans d’autres pays, comme les États-Unis et l’Australie, des partenariats se sont également développés, dans certaines communautés, entre les services policiers, le coroner et les services sociaux afin d’offrir rapidement du soutien aux endeuillés. De tels partenariats permettent à une équipe d’intervenants sociaux de rencontrer les familles dès que le coroner est avisé du suicide. De cette façon, les endeuillés sont accompagnés au cours des premiers moments de la crise et le suivi peut être prolongé au besoin (Mowll et al., 2017). De plus, lorsque les intervenants sociaux le jugent nécessaire, ils peuvent diriger les endeuillés vers des groupes d’entraide ou d’autres services plus spécialisés. Ce programme est fort apprécié par les endeuillés par suicide qui se sentent compris et accompagnés en fonction de leurs besoins et de leur réalité. Des endeuillés sont d’ailleurs eux-mêmes impliqués dans l’organisation de ces services offerts (Mowll et al., 2017). Il pourrait être intéressant de s’inspirer de tels programmes au Québec.

Outre les avantages pour les endeuillés, une meilleure formation et un meilleur partenariat avec les services de postvention pourraient être bénéfiques aussi pour les policiers et les premiers répondants eux-mêmes. En effet, être témoin d’un suicide et de la souffrance humaine peut être très perturbant. Dans le cadre de leur emploi, les policiers peuvent souvent vivre de telles situations et c’est l’accumulation de ces situations qui peut s’avérer difficile à gérer pour ces professionnels. D’ailleurs, le concept de traumatisme vicariant décrit bien le phénomène voulant que l’exposition répétée aux traumatismes d’autrui puisse « contaminer » une personne (Bouvier et Delluci, 2017). Ainsi, le fait de voir à répétition des scènes traumatiques et d’entendre le récit détaillé de celles-ci par une clientèle traumatisée peut faire en sorte que les images troublantes deviennent siennes (Brillon, 2013). Un tel traumatisme peut amener les intervenants à augmenter leur consommation d’alcool et à éviter certaines situations ou certaines clientèles dans le cadre du travail (Brillon, 2013). Une façon de prévenir une telle forme de traumatisme est d’en sensibiliser les intervenants et de s’assurer qu’ils ont un espace de discussion leur permettant de ne pas rester seuls avec cette souffrance (Bouvier et Delluci, 2017). Il est donc possible de se demander si en formant mieux les premiers répondants à cette réalité et en leur offrant le soutien d’intervenants sociaux, il serait envisageable de minimiser l’impact négatif et parfois même traumatique que pourrait avoir l’exposition à de telles situations.

Conjointement à la formation des premiers répondants, il serait nécessaire de mener une étude afin de répertorier, d’analyser et d’évaluer les impacts des différents types de partenariats entre les services policiers (premiers répondants) et les intervenants sociaux. On pourrait évaluer l’impact de ces partenariats sur le cheminement des endeuillés afin de cibler, par la suite, les meilleures pratiques. Il pourrait également s’avérer bénéfique d’impliquer des endeuillés dans le développement de tels programmes, comme ils sont les mieux placés pour déterminer les besoins et les périodes charnières dans le processus de résilience. De plus, une telle participation des endeuillés peut leur être bénéfique, car, comme nous l’avons vu, le fait de partager son expérience avec d’autres fait partie des actions permettant le rebondissement et l’émergence. Par ailleurs, cette étude a une certaine limite compte tenu qu’il s’agit d’une analyse secondaire issue des résultats d’une recherche portant sur le processus de résilience des familles endeuillées par le suicide d’un adolescent. Il pourrait être intéressant, dans le futur, de mener une recherche spécifiquement sur la perception qu’ont les endeuillés des premiers répondants afin de mieux repérer les barrières et les facilitateurs à l’intervention.

En conclusion, le suicide d’un proche est un évènement très stressant qui augmente les risques de dépression, d’anxiété, de stress post-traumatique et d’idéation suicidaire. Les premiers répondants, policiers, pompiers ou ambulanciers, peuvent avoir un impact sur les endeuillés. En effet, si les endeuillés se sentent écoutés, respectés et validés dans leur expérience par les premiers répondants, cela peut diminuer l’ampleur du cataclysme vécu et donc faciliter leur résilience. À l’inverse, le processus d’enquête, le manque de considération et l’attitude peu empathique de certains intervenants peuvent entraver ce cheminement. Ainsi, afin de minimiser l’impact que peuvent avoir les premiers répondants lors de cette période charnière qu’est la découverte et l’annonce du suicide, il s’avère important de mieux les former et de développer des partenariats à travers la province entre les services policiers et les services sociaux. De tels partenariats pourraient s’avérer bénéfiques autant pour les endeuillés que pour les premiers répondants qui doivent composer à répétition avec la souffrance humaine.